Sommaire
Contexte
Dans
cet article
C. Doctorow se base sur son expérience personnelle parallèle à celle des anti-vax pour identifier une origine originale du phénomène complotiste et en proposer une analyse singulière. Les complotisme en tout genre produisant régulièrement des résurgences sur Linuxfr, il m'a semblé intéressant d'en proposer une traduction ici.
Traduction
Conspirationnisme et crise de la connaissance
L’an passé, Ed Pierson devait prendre un vol Alaska Airlines de Seattle au New Jersey. Il embarqua, puis il s’est empressé de discuter avec le personnel de bord, expliquant qu’en tant qu’ancien ingénieur senior chez Boeing, il avait soigneusement sélectionné ce vol afin d’éviter de voler en 737 Max :
https://www.cnn.com/travel/boeing-737-max-passenger-boycott/index.html
Mais pour des raisons techniques, Alaska Airlines avait changé d’appareil, et il se trouvait justement à bord d’un 737 Max, sur le point de traverser un continent, et ne se sentant absolument en sécurité pour ce faire. Il demanda à débarquer. Ses bagages furent déchargés et il rebroussa chemin par le pont d’embarquement en déclarant à un personnel de bord effrayé, « impossible de vous expliquer précisément à l’instant, mais je ne prévoyais pas de voler à bord d’un Max, et je veux descendre de cet avion. »
Le désastre volant qu’est Boeing ne s’est bien entendu pas construit en un jour. Leurs avions ont commencé à pleuvoir depuis 2019. Un tsunami de lanceurs d’alertes a déferlé pour dénoncer ces avions dangereux. Pierson est loin d’être l’unique employé à affirmer — tant ouvertement qu’en privé — qu’il ne volerait pas sur tel ou tel modèle, voire pour certains, sur aucun Boeing récent :
https://pluralistic.net/2024/01/22/anything-that-cant-go-on-forever/#will-eventually-stop
Et pourtant, des années durant, les autorités de régulation de Boeing ont autorisé cette compagnie à lancer des appareils qui s’avéraient des cailloux. Guère rassurant, à tout le moins. Je ne suis ni ingénieur aérospatial, ni inspecteur de la sécurité aérienne, mais chaque fois que je réserve un vol, je dois décider si je peux faire confiance à Boeing pour ne pas mourir d’avoir embarqué sur l’un de leurs engins.
Dans un monde parfait, je n’aurais même pas à m’en préoccuper. Les agences de surveillance gouvernementale, responsables de la sécurité publiques s’en chargeraient, assurant que les avions soient fiables en vol. «
Caveat emptor
» (NdT : craint acquéreur, fameuse locution latine décrivant l’état d’esprit des acheteurs dans un marché anomique) n’est en aucun cas la bonne manière de gérer l’aviation civile.
Quoique n’ayant nullement l’expertise pour décider de la fiabilité des boeings, je possède celle bien plus générique qui permet de se prononcer sur la fiabilité de la régulation de l’aviation civile. La FAA (administration de l’aviation fédérale) n’est qu’obséquieuses courbettes devant Boeing depuis belle lurette, au point de les autoriser à auto-certifier que leurs avions sont sûrs. Et elle persévéra dans cette pratique de laisser Boeing évaluer ses propres productions, quand bien même les assertions de Boeing eurent-elles coûté des centaines de vies.
https://www.youtube.com/watch?v=Q8oCilY4szc
De surcroît, le patron de la FAA qui a présidé à ces centaines de décès est un ancien lobbyiste de Boeing, nommé par Trump pour les superviser. Ce n’est pas le seul ancien de la maison à finir en régulateur, et inversement nombre d’anciens officiels sont désormais des employés de la maison :
https://therevolvingdoorproject.org/boeing-debacle-shows-need-to-investigate-trump-era-corruption/
Inutile d’être un expert en aviation pour comprendre qu’une compagnie est face à un conflit d’intérêt quand il s’agit de certifier ses propres produits. Les « forces du marché » n’empêcheront pas Boeing de fourguer des produits défectueux, car les huiles de la compagnie sont bien plus préoccupées de profiter des rachats massifs d’actions saisonniers qu’elles ne s’intéressent à la capacité de leurs successeurs à gérer les tempêtes médiatiques ou les audiences au Congrès qui découleront des centaines et centaines de morts provoquées par leur cupidité.
Pareillement inutile d’être un expert pour comprendre que ces conflits persistent quand un employé de Boeing quitte la compagnie pour travailler à sa supervision ou inversement. Un superviseur qui anticipe un mega bonus de la part de Boeing une fois son service achevé, ou un ancien directeur de Boeing qui détient des millions en actions font face à un insoluble conflit d’intérêt qui leur rendra extrêmement délicat — voire impossible — de tenir la compagnie responsable de ces bénéfices réalisés aux détriments de la sécurité.
De manière tout à fait justifiée, les clients de Boeing ne sont pas les seuls à devoir s’inquiéter d’un système avec de tels conflits d’intérêt : Les propres cadres, lobbyistes, et avocats de Boeing refuseraient également de participer à un système de résolution des conflits du même acabit, c’est-à-dire complètement biaisé par les conflits d’intérêts. Si Boeing était poursuivi par ses actionnaires et que le juge soit l’un d’eux, ils demanderaient sa récusation. Si Boeing recherchait un avocat pour une audience de responsabilité dans des poursuites portées par la famille de l’une de leurs victimes assassinées, ils ne recruteraient assurément pas le cabinet qui les poursuit — même si ce dernier promet d’être équitable. Si l’épouse d’un dirigeant de Boeing demande le divorce devant la justice, ce dirigeant choisira-t-il le même avocat que sa future ex-épouse ?
Évidemment qu’il faut des connaissances et une formation appropriée pour être avocat, juge, ou inspecteur de la sécurité aérienne. En revanche, n’importe qui peut se rendre compte des plus criants défauts d’organisation du système dans lequel travaillent ces gens. Autrement dit, alors qu’acquérir de l’expertise est difficile, il est bien plus aisé de remarquer les déficiences des systèmes par lesquels ces expertises affectent le monde qui nous entoure.
Et c’est là que se trouve le problème : l’aérien est loin d’être l’unique secteur, techniquement complexe, potentiellement fatal, profondément et évidemment indigne de confiance qu’il nous faille pratiquer. Qu’en est-il des codes et règlements de la construction qui régissent le bâtiment dans lequel vous vous trouvez ? Beaucoup ont présumé allègrement que des ingénieurs en génie civil avaient soigneusement conçu ces standards, et que ces derniers ont été rigoureusement mis en œuvre, pour découvrir tragiquement et de la manière la plus atroce qu’il n’en était rien.
https://www.bbc.com/news/64568826
Quotidiennement, il faut résoudre des douzaines — des centaines mêmes ! — de questions de vie ou de mort hautement techniques. Devez-vous faire confiance au logiciel de l’ABS (système antiblocage lors du freinage) de votre voiture ? Qu’en est-il des règlementations sanitaires dans les usines qui produisent l’alimentation dans votre chariot de supermarché ? ou dans la pizzeria qui vient de vous livrer ? L’école de vos enfants leur enseigne-t-elle correctement, ou grandiront-ils ignorant pour devenir des laissés pour compte ?
Bon sang, même si je ne devais plus jamais prendre un Boeing, j’habite sous le couloir d’approche de l’aéroport de Burbank, où Southwest fait atterrir plus de 50 Boeing quotidiennement. Comment être certain que le prochain 737 Max qui décrochera n’atterrira pas sur mon toit ?
C’est la crise épistémologique de notre temps. L’épistémologie est au fondement de notre connaissance. (NdT : « [ …C]’est […] l’épistémologie qui est seule compétente pour décider si les cadres de référence du vrai correspondent, oui ou non, aux cadres du réel… » (TILF)) Le but ultime de processus transparents et démocratiques pour les délibérations techniques est de résoudre ce défi épistémologique qui conduit à faire les bons choix pour toutes ces questions quotidiennes de vie ou de mort. Même les plus brillants parmi nous ne peuvent acquérir l’expertise pour l’ensemble de ces questions ; mais nous sommes tous à même de comprendre les processus qui les traitent ces et d’en juger la pertinence.
Le processus est-il public ? Les responsables en sont-ils honnêtes ? Ont-ils des conflits d’intérêts, et si oui participent-ils à quelque décision d’une manière qui semble inappropriée ? Si de nouveaux éléments apparaissent — disons un drame horrible — y a-t-il moyen de réviser le processus et d’adapter les règles ?
Le détail précis peut parfaitement être opaque et indéchiffrable, une boîte noire pour nous tous. Mais la boîte noire elle-même peut être observée : est-elle résistante ? a-t-elle des sommets pointus ? des arêtes nettes ? où est-elle bancale, irrégulière, et bordée de bavures ? Inutile de connaître le contenu de la boîte pour décider de la confiance à lui accorder.
Par exemple, nous ne sommes pas tous experts en chimie et potabilité, mais nous sommes à même de savoir si une agence de régulation est sur de bon railles ou non en la matière. En 2019, la direction de la protection environnementale de l’ouest viriginien (WV) a lancé une consultation publique. Dow Chemical — la plus grosse compagnie de l’industrie la plus massive de l’état — a répondu, argumentant que la WV devrait abaisser ses standards quant à la contamination des eaux potables.
Soit, je suis parfaitement prêt à croire qu’un certain niveau de résidus chimiques est acceptable dans l’eau courante. Il y a beaucoup d’eau, et « c’est la dose qui fait le poison. » Comme en plus, je me trouve être l’un des usagers des produits dont la production aboutit à ces déchets… Je souhaite qu’ils soient produits, de manière sûre certe, mais je tiens surtout à ce qu’ils le soient — juste un exemple, la prochaine fois que je passe sur le billard, rien qu’au tout début, je préfère vraiment que l’anesthésiste travail avec une perfusion neuve aux tubulures stériles.
Et je ne suis pas un chimiste, encore moins un spécialiste de la chimie de l’eau ; pas plus qu’un toxicologue. Certains aspects du débat me sont parfaitement étrangers. Nonobstant, je ne peux m’empêcher de penser que la méthodologie employer par la WV est bancale, en voici la raison.
https://www.wvma.com/press/wvma-news/4244-wvma-statement-on-human-health-criteria-development
Il s’agit du mémoire de Dow adressé à son agence de régulation (tel que proféré par sa marionnette, l’association des industriels de WV). Dans ce commentaire, Dow argumente que les citoyens de l’Ouest de la Virginie peuvent absorber en toute sécurité plus de poison que les autres Américains, parce qu’ils sont plus gras que les autres, qu’ils ont donc plus de tissus corporels, et qu’ils supportent donc de plus grandes doses de poison par personne que l’Américain moyen. Mais Dow ne s’arrête pas là. Ils affirment aussi que les habitants de l’ouest de la Virginie boivent moins d’eau que leurs voisins des autres états, lui préférant de la bière, et qu’ainsi, même si leur eau est plus toxique, comme ils en boivent moins…
https://washingtonmonthly.com/2019/03/14/the-real-elitists-looking-down-on-trump-voters/
Même sans aucune expertise en toxicologie ou en chimie des solutions, je peux affirmer que cette argumentation est de la bouse. Le seul fait que les autorités de WV acceptent un tel memorandum démontre qu’elles ne font pas correctement leur travail.
Même sans aucune expertise, il est parfaitement raisonnable de rejeter les conclusions des experts si le processus d’expertise est parfaitement corrompu et biaisé au-delà de toute possibilité de rédemption. Mais certains rejets coûtent cher — aussi bien pour celui qui refuse que pour son entourage — plus que de choisir de l’eau de bouteille à Charleston.
Prenez les antivax (ou les « hésitants » à se faire vacciner). De nombreuses personnes ont accueillie l’avènement extrêmement rapide d’un vaccin anti-covid ultra moderne avec crainte et défiance. Ils affirmaient que l’industrie pharmaceutique était dominée par des corrompus, composée de corporations avides privilégiant usuellement leur profit au bien public, et que les autorités de supervision étaient dans leur poche au point de les blanchir d’éventuels meurtres de masse.
En fait… tout ça est on ne peut plus véridique. Pourtant j’ai reçu cinq doses de vaccin anti-covid, mais en aucun cas parce que je ferais confiance aux industries pharmaceutiques. J’ai personnellement expérimenté leur manière d’immoler la sécurité sur l’autel de la cupidité, et échappé d’un cheveu à des dégâts pour ma santé. Toute ma vie j’ai souffert de douleurs chroniques empirant d’année en année. Quand mon épouse était enceinte de notre fille, il m’a semblé que ces douleurs m’empêcheraient d’être un bon père — je souhaitais pouvoir la porter longtemps ! — j’ai donc repris activement la quête, longuement délaissée, d’un traitement.
Ça m’a mené chez une foule de spécialistes — physiologistes, diététiciens, addictologues, neurologues, chirurgiens — et j’ai essayé des tas et des tas de traitements. Heureusement, mon épouse avait une mutuelle personnelle — nous étions alors au Royaume-Uni — et je pouvais essayer n’importe quel traitement d’apparence prometteuse. C’est ainsi que je me suis retrouvé dans les bureaux d’un charlatan d’Harley Street (NdT : fameuse rue des médecins à Londres), un f[au]meux spécialiste de la douleur, qui avait de grandes nouvelles pour moi : il s’avérait que les opioïdes étaient bien plus sains qu’on ne l’avait cru jusque-là, et il m’était recommandé d’en prendre jours et nuits jusqu’à la fin de mes jours ; aucun risque d’addiction ; tout planerait !
Ces sornettes ne sonnaient pas honnêtes à mes oreilles. Plusieurs de mes amis sont morts d’overdoses, et j’en ai vu d’autres déchoir dans la spirale de la misère au fur de leur lutte contre l’addiction. J’ai donc fait mes propres recherches. N’ayant aucune formation en biologie, chimie, neurologie, ou pharmacologie, je me suis battu avec des monceaux d’articles et autres commentaires pour arriver à la conclusion que les opioïdes étaient tout sauf sûres. Tout au contraire, des milliardaires corrompues comme la famille Sackler avaient fait collusion avec les autorités pour risquer les vies de millions de gens en promouvant des recherches falsifiées dans les meilleures revues scientifiques à comité de lecture.
Voici comment je suis devenu un anti-opioïde.
J’ai décidé, en me basant sur mes propres recherches, que les experts avaient torts, et ce pour cause de corruption, et que je ne pouvais leur faire confiance.
Quand les anti-vax ont décrié les vaccins contre le covid, ils disaient des choses qui — au moins sur la forme — étaient indistinguables de mes propres propos quinze ans plus tôt lorsque je décidais d’ignorer les recommandations de mon médecin et de balancer mes médocs en pensant que ça me ferait probablement du mal.
Pour moi, la foi dans les vaccins ne provient pas de la découverte d’une immense et nouvelle confiance dans l’industrie pharmaceutique. Plutôt, j’ai considéré que la focalisation du public sur le sujet était telle qu’elle terrasserait jusqu’à la corruption bien ancrée de dealers des produits qu’en secret les industrielles savent néfastes :
https://www.npr.org/2007/11/10/5470430/timeline-the-rise-and-fall-of-vioxx
Mais nombres de mes pairs avaient une appréciation fort différente des anti-vax. Pour ces amis et collègues, ils étaient juste insensés. Étrangement, ces gens avec qui je me sentais largement en accord ont commencé à défendre le système pharmaceutique et ses autorités. Dès qu’ils ont vu les anti-vax comme l’avant-garde des lobotomisés anti-culture de droite, ils ont basculé de pro-vax à pro-pharma !
Ce phénomène a un nom : la
schizogenèse
(NdT : dans ce sens, il s’agit d’un néologisme emprunté à l’Anglais, j’ai conservé la graphie française dans cette traduction.). Ce terme décrit la manière de choisir son camp par rapport à un problème en considérant les parties prenantes. Pensez par exemple aux progressistes américains auto-proclamés qui sont devenus les fervents supporters de l’impitoyable, sans foi ni loi, police spéciale quand elle collait aux basques de Trump :
https://pluralistic.net/2021/12/18/schizmogenesis/
Le fait que le FBI n’aime pas Trump n’en fait aucunement un allié des causes progressistes. C’était, et ça reste l’entité qui (parmi d’autres choses) à tentée de pousser au suicide Martin Luther King :
https://en.wikipedia.org/wiki/FBI%E2%80%93King_suicide_letter
Mais la schizogenèse ne peut être considérée uniquement comme une manière très hasardeuse de choisir son camp en se basant sur des inimitées communes. Bien plutôt il s’agit d’une tactique épistémologiquement raisonnable : Dans un monde où vous vous trouvez cernés par bien plus de problèmes à résoudre que vous ne le pouvez réellement, des raccourcis de raisonnement sont indispensables. L’un d’eux — un de ceux qui vous conduisent invariablement dans une impasse — serait de dire, « je prêterais foi à tout ce que les experts officiels affirmeront. » Un autre raccourcit serait « désormais je ne croirais plus rien de ce qu’affirment les gens dont je sais qu’ils agissent de mauvaise foi. » Voilà ce qu’est la schizogenèse.
La schizogenèse n’est pas une tactique optimale. Il serait infiniment préférable de disposer d’institutions de confiance ; soit, que les boîtes noires des débats d’experts soient parfaitement fiables.
Mais elles sont loin de l’être. Nos autorités déconnent. La concentration du capital est telle qu’il est trivial pour les cartels de piéger les institutions, de les orienter vers des conclusions qui bénéficient aux actionnaires même si cela doit coûter énormément — même des masses de décès — au public.
https://pluralistic.net/2022/06/05/regulatory-capture/
Personne n’exècre les géants de la tech plus que moi, mais nombre de mes cobelligérants dans la guerre contre ces puissances croient que la montée du conspirationnisme est de leur ressort. Ils notent les fanfaronnades de la tech quant à sa capacité à manipuler nos opinions, et attribuent la multiplication des qanons, platistes, et autres zinzins adeptes de quelque conspirationnisme au mésusage de ces algorithmes.
« Nous disposons du rayon qui contrôle les esprits » est l’une de ces affirmations extraordinaires qui nécessitent des preuves extraordinaires. Mais les indices de la capacité des géants de la tech à manipuler les esprits sont on ne peut plus légers : essentiellement, il ne s’agit que de leurs propres prétentions à destination de leurs investisseurs et de leurs clients pour fourguer leurs produits. « Nous pouvons orienter les esprits, » vieille rengaine de publicitaire. Et clairement ils le peuvent en ce qui concerne l’avis des consommateurs sur la publicité.
Considérez le magnat de la grande distribution John Wanamaker, resté dans les mémoires pour avoir déclaré « la moitié de l’argent que je dépense en publicité est perdu ; le problème est que j’ignore laquelle. » Aujourd’hui, grâce à la surveillance commerciale, nous savons que la vraie proportion du gâchis publicitaire est plutôt proche de 99,9%. On peut probablement argumenter que grâce à d’intense et prolongées campagnes personnalisées, les agences de publicités sont effectivement capables de toucher John Wannamaker et ses successeurs ; mais cela ne signifie nullement qu’elles arrivent à atteindre le reste d’entre nous avec leur bombardement de bannières publicitaires et de spam :
http://pluralistic.net/HowToDestroySurveillanceCapitalism
Autrement dit, ce n’est pas parce que Facebook se prétend très convaincant qu’il l’est. À l’instar des compagnies d’intelligence artificielle qui prétendent que leurs modèles de langages peuvent faire votre travail : elles sont bien meilleures à convaincre votre patron (obsédé par l’idée de virer des travailleurs) qu’elles ne sont réellement capables de produire un algorithme qui puisse vous remplacer. Ce qui est logique car leur rentabilité dépend infiniment plus de leur capacité à convaincre des nababs crédules dotés d’un fort pouvoir décisionnaire que de la mise au point d’une technologie productive.
Pour en revenir à notre sujet, je crois que Facebook et consorts jouent un rôle crucial dans la montée des conspirationnismes. Nonobstant, ce rôle n’implique pas d’algorithmes à persuader les gens de se défier des institutions. Plutôt, les géants de la tech — comme tout cartel — corrompent tant les institutions qu’il en devient irrationnel d’accorder de la confiance à ces dernières !
Prenons l’exemple des lois sur la vie privée. Le dernier texte fédéral aux USA sur ce sujet remonte à 1988, lorsque le Congrès a passé le
Video Privacy Protection Act,
une loi interdisant aux vidéostores de déballer l’historique de vos locations :
https://www.eff.org/deeplinks/2008/07/why-vppa-protects-youtube-and-viacom-employees
C’était très ponctuel. En lien avec les géants de la tech, d’évidents soucis pour la vie privée hantent les Américains ; et malgré tout le mieux que pourrait faire le Congrès en la matière serait de tenter de forcer la vente du seul géant Chinois ayant une emprise aux USA à une entreprise nationale, afin de s’assurer que ses violations systémiques de la vie privée soient dirigées par nos concitoyens, et de forcer les espions chinois à acheter leurs données de surveillance concernant des millions d’Américains, dans la gabegie anomique et nauséabonde des grossistes en données Américains.
https://www.npr.org/2024/03/14/1238435508/tiktok-ban-bill-congress-china
Pour des millions d’Américains — particulièrement les jeunes — l’échec à voter (et même à seulement proposer !) une réglementation fédérale sur la vie privée démontre la versatilité de nos institutions. Ils ne se trompent pas :
https://www.tiktok.com/@pearlmania500/video/7345961470548512043
Le principe du rasoir d’Ocam nous enjoint de chercher l’explication la plus simple pour les événements de notre environnement. Il y a justement une explication bien plus simple des raisons qui poussent les gens à croire dans des théories du complot qu’ils trouvent en ligne que d’inférer que l’unique occurrence où Facebook dirait la vérité serait justement quand ils fanfaronnent sur l’efficacité de leurs produits.
Peut-être que si les gens croient dans les théories complotistes c’est parce qu’ils ont au quotidien des centaines de questions de vie ou de mort à trancher, et que les institutions censées rendre cela possible persiste à se démontrer versatiles. Ces décisions doivent néanmoins être prises, quelque chose doit donc venir remplir le vide épistémologique créé par la boîte noire manifestement bancale où les décisions devraient être prises.
Pour beaucoup — des millions — ce qui rempli ce vide, ce sont des fantasmes complotistes. La technologie les rend plus faciles à fréquenter que jamais, et facilite également les contacts entre crédules. Mais la vulnérabilité aux conspirationnismes que les algorithmes identifient et sur la base de laquelle ils ciblent les gens n’est pas produite par le Big Data. C’est le produit de la corruption — de la vie dans un monde dans lequel les véritables conspirations (pour détourner vos salaires, ou laisser les riches échapper aux conséquences de leurs crimes, ou sacrifier votre sécurité pour protéger les profits de grandes firmes) sont omniprésentes.
Les progressistes — soit la coalition des libéraux et des gauchistes (NdT en termes français les socialistes et l’extrême gauche), dans laquelle les gauchistes font figures de perpétuels mineurs quand leurs partenaires contrôlent la
fenêtre du discours
— étaient coutumiers d’identifier et de dénoncer ces conspirations. Mais quand les trumpistes, soi-disant populistes, s’y sont déclarés opposés — quand Trump a maudit le marché libre et les médias grands publics en tant qu’outils de domination de l’élite — les progressistes ont glissé dans la schizogenèse et déclaré bruyamment leur soutien à ces vieux ennemis du progrès.
C’est le point crucial du brillant roman de Naomi Klein
Doppelganger
: comme la coalition progressiste commence à soutenir ces institutions indignes et défaillantes, la droite retourne leur critique en miroir, en formant une image déformée qui s’évertue à transformer en boucs émissaires les groupes les plus vulnérables au lieu de combattre les institutions dépravées :
https://pluralistic.net/2023/09/05/not-that-naomi/#if-the-naomi-be-klein-youre-doing-just-fine
C’est un schéma récurrent en politique. Aux siècles derniers, des gauchistes ont étiqueté l’antisémitisme comme un « socialisme des nigauds. » Au lieu de condamner l’emprise des milieux financiers sur le système et ceux qui en profitaient, les antisémites blâment un groupe défavorisé — des gens tout aussi susceptibles que les autres de souffrir du système :
https://en.wikipedia.org/wiki/Antisemitism_is_the_socialism_of_fools
Il s’agit d’une version puérile, ignoble et superficielle, de l’analyse complète et mesurée proposée par le socialisme des relations de classes et de leurs dérives si néfastes pour tous sauf une élite mesquine. Puérile et caricaturale, voici vraiment ce qu’est cette image déformée du socialisme qui entérine une iconographie simpliste de la lutte des classes. Et la schizogenèse — « si la droite l’apprécie, pas moi » — envoi alors les progressistes houspiller quiconque critique le rôle crucial de la finance dans les problèmes de notre monde en les traitant « d’antisémites ridicules. »
C’est le problème de la « théorie du fer à cheval » — l’idée que les extrêmes politiques se rejoignent :
https://pluralistic.net/2024/02/26/horsehoe-crab/#substantive-disagreement
Quand la droite critique l’industrie pharmaceutique, ils nous disent « faites vos propres recherches » (autrement dit, ignorez les problèmes systémiques, comme ceux de gens forcés à travailler dans les conditions dangereuses d’une pandémie tout en dénouant le vrai du faux sur la sécurité vaccinale, idéalement en concluant qu’il leur faut les compléments alimentaires d’un escroc). Quand la gauche critique les mêmes, c’est pour l’accès universel aux soins, et une surveillance publique efficace des industriels du secteur. Ça diffère un brin :
https://pluralistic.net/2021/05/25/the-other-shoe-drops/#quid-pro-quo
Bien avant que des politiciens de droite réalisent qu’ils pourraient faire carrière en décriant l’effroyable crise épistémologique de devoir faire de bons choix à l’ère des institutions versatiles, la gauche sonnait le tocsin. Le conspirationnisme — une fracture de notre réalité commune — est un problème sérieux, obérant notre capacité à réagir à la litanie des désastres d’une crise multifactorielle.
Mais en blâmant la crédulité des conspirationnistes (plutôt que la perte de crédibilité méritée des institutions auxquelles ils ne prêtent plus foi) nous adoptons la logique de la droite : une insistance schizogène que les institutions sont saines et fiables et l’affirmation que « le conspirationnisme est un problème individuel de gens crédules » alors qu’il procède « d’un système qui rend crédible des explications ridicules. »
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