Malgré les affaires et sa tentative de putsch en 2020, Trump a triomphé à la primaire de l’Iowa le 16 janvier dernier, devançant son plus proche adversaire de 30 points. Archi-favori pour représenter le camp républicain, l’ancien Président devrait vraisemblablement affronter de nouveau Joe Biden à la fin de l’année, candidat par défaut du camp démocrate. Compter sur les affaires de Trump, une mobilisation de dernière minute pour « défendre la démocratie » ou un bilan macro-économique positif, comme semble le faire l’actuel locataire de la Maison Blanche, paraît risqué. La ferveur de la base trumpiste tranche en effet avec le manque d’enthousiasme des électeurs démocrates.
Du fait du poids des États-Unis dans le monde, la présidentielle américaine nous concerne tous. Celle de 2024 aura lieu dans un peu moins de dix mois et devrait logiquement voir s’affronter les mêmes candidats qu’en 2020 : le vieillissant Joe Biden côté démocrate, le multi-inculpé Donald Trump côté républicain. Ce dernier vient de triompher dans l’Iowa, première étape des primaires républicaines. Archi-favori pour remporter la nomination de son parti, il semble disposer de sérieuses chances de revenir au pouvoir. Pourquoi l’Amérique semble condamnée à rejouer le match de 2020, alors que trois électeurs sur quatre rejettent cette affiche opposant un criminel putschiste à un octogénaire au charisme d’huître ? Un troisième candidat pourrait-il créer la surprise ?
Ceux qui pensaient que Joe Biden ne briguerait pas de second mandat ne connaissent sans doute pas bien le personnage ni son rapport au pouvoir. Lorsqu’il annonce son souhait de se représenter à l’hiver 2023, le Président sortant dispose de solides arguments. Son bilan législatif est largement supérieur à celui d’Obama, avec quatre lois majeures votées en deux ans : le plan de relance Covid, le plan d’investissement dans l’économie (« Build Back Better »), le plan d’investissement dans le secteur électronique (« Chips Act ») et le plan pour la transition énergétique (« Inflation Reduction Act »). En outre, le Parti démocrate a réalisé une performance inespérée lors des élections de mi-mandat, habituellement synonyme de déroute pour le parti au pouvoir : les démocrates ont gagné un siège au Sénat et de nombreux postes de gouverneurs et ont manqué de peu de conserver leur majorité à la Chambre des représentants.
Le bilan législatif de Biden est largement supérieur à celui d’Obama, avec quatre lois majeures votées en deux ans.
Par ailleurs, Biden a profité de sa mainmise sur le Parti démocrate pour redessiner le calendrier des primaires. En plaçant l’État de Caroline du Sud en tête des scrutins, il s’assure un démarrage optimal en cas de challenger sérieux. Si cet État vote largement républicain à l’élection générale, Biden y avait triomphé lors des primaires démocrates de 2020, grâce aux électeurs afro-américains qui lui sont durablement acquis . C’était justement en Caroline du Sud qu’il était parvenu à inverser la tendance dans sa bataille contre Bernie Sanders il y a quatre ans, alors que son concurrent de gauche avait remporté les premiers scrutins dans l’Iowa et le New Hampshire.
Etant donné le bilan honorable de Biden, la difficulté objective à le battre dans des primaires biaisées en sa faveur et le risque de diviser leur camp, les grands argentiers du Parti démocrate n’ont pas jugé utile de convaincre un autre candidat de défier le président sortant. Autrement dit, Biden représente le choix des élites du parti contre celui de ses électeurs, qui préféraient très majoritairement qu’il ne se représente pas.
Le Parti démocrate ne manque certes pas de talents. Des gouverneurs très en vue et biens financés comme Gavin Newsom (Californie) et Gretchen Whitmer (Michigan) ont préféré patienter. Les gouverneurs Josh Shapiro (Pennsylvanie) et Andy Beshear (Kentucky) avaient également de solides arguments : le premier a remporté l’État clé de l’élection 2020, le second s’était fait élire en terre ultra-trumpiste. Mais l’un comme l’autre doivent d’abord faire leurs preuves au pouvoir dans leur État. Restaient les anciens poids lourds de la primaire 2020, à commencer par l’ambitieux ministre des Transports Pete Buttigieg. L’option logique aurait été la vice-présidente Kamala Harris, mais du fait de son inaptitude politique, elle n’a pas été en mesure de se construire une stature nationale. Moins populaire que Joe Biden, elle aurait eu toutes les peines du monde à justifier de le défier. Tous ces candidats potentiels issus de l’ establishment démocrate n’ont donc pas envie de s’opposer à leur chef et préfèrent attendre 2028 pour laisser libre cours à leurs ambitions.
Biden représente le choix des élites du parti contre celui de ses électeurs, qui préféraient très majoritairement qu’il ne se représente pas.
Et à gauche ? Bernie Sanders a un an de plus que Joe Biden et aurait fait face à des difficultés structurelles plus importantes qu’en 2020 pour le battre dans des primaires. Il a donc préféré poursuivre sa stratégie d’entrisme en misant sur la réélection de Biden. Dans cette logique, il a rapidement soutenu la candidature du président sortant, coupant l’herbe sous le pied d’un potentiel challenger issu de l’aile gauche.
Alexandria Occasio-Cortez est quant à elle trop jeune et isolée pour se sentir capable de défier Joe Biden. D’autres progressistes comme la présidente du Progressive Caucus Pramala Jayapal ou l’élu californien Ro Khanna restent davantage liés à l’appareil du parti. Du reste, Biden avait pris soin de décourager tous les candidats potentiels mentionnés plus haut en leur réservant une place dans son administration (Harris, Buttigieg) ou en les intégrant dans son dispositif de campagne (les gouverneurs, Ro Khanna…). Quant aux petits candidats qui lui disputeront la primaire démocrate, ils n’ont pas d’envergure nationale.
Sauf accident de santé ou retournement de dernière minute des cadres du parti, Biden sera donc investi candidat démocrate cet été. Il aurait probablement été plus responsable de sa part de laisser la place, mais Biden a toujours été attiré par le pouvoir. Il est, par bien des aspects, le stéréotype d’un politicien ayant passé toute sa vie à Washington.
Si Donald Trump porte mieux son âge (77 ans) que Joe Biden, sa candidature n’était pas nécessairement évidente. En premier lieu, les sondages suggèrent que n’importe quel autre républicain ferait mieux. Cette impression est renforcée par ses performances électorales : en 2018, il perd largement les élections de mi-mandat. En 2020, il rejoint le club très fermé des présidents sortants battus, ce qui n’était pas arrivé depuis 1992, lorsque la droite conservatrice avait aligné deux candidats. En 2021, les républicains perdent le contrôle du Sénat par sa faute lors d’élections spéciales en Géorgie. En 2022, les candidats qu’il avait appuyés aux élections de mi-mandat se sont fait écraser. En cause, sa formidable capacité à mobiliser l’électorat démocrate et indépendant contre lui.
Deuxièmement, Donald Trump a essayé de renverser le résultat des élections lors d’une tentative de putsch ayant abouti à la mise à sac du Capitole le 6 janvier 2021. Il est d’ailleurs inculpé dans deux procès liés à son rôle dans cette insurrection. Lui-même passe son temps à proclamer qu’une fois réélu, il mettra tout en œuvre pour expédier ses adversaires politiques en prison. Si cette rhétorique mobilise sa base, elle constitue un handicap évident pour l’élection générale. De plus, ses procès risquent de mobiliser une partie de son temps et de ses ressources pendant les derniers mois de la campagne, en plus de présenter le risque d’aboutir sur des condamnations politiquement désastreuses et de générer une couverture médiatique défavorable.
Pour toutes ses raisons, les cadres du Parti républicain auraient pu tenter d’imposer un autre candidat. Seulement, Trump reste de loin la personnalité la plus populaire auprès de la base qui vote aux primaires et se déplace régulièrement aux élections intermédiaires. Les poids lourds républicains n’ont pas osé défier leur base électorale en prenant des mesures pour stopper Trump en amont. Ils ont ainsi refusé de le destituer après sa tentative de putsch, puis de coopérer avec les démocrates lors de la Commission parlementaire chargée d’enquêter sur le sac du Capitole.
Trump reste de loin la personnalité la plus populaire auprès de la base qui vote aux primaires et se déplace régulièrement aux élections intermédiaires.
Aidé par un écosystème médiatique conservateur extrêmement puissant, Trump a réussi à convaincre une majorité d’électeurs républicains que Joe Biden avait volé l’élection de 2020 et que les violences du 6 janvier 2021 avaient été commises par des agents du FBI infiltrés et des militants antifas venus polluer une « manifestation patriotique ». Un pan entier de l’électorat et de nombreux élus républicains vivent ainsi dans une réalité alternative.
Pour rappel, les tribunaux et la Cour suprême ont tranché plus de 40 fois et de manière unanime contre Trump dans toutes ses plaintes. Trump lui-même a admis dans des conversations enregistrées qu’il cherchait à renverser le résultat sans preuve, de nombreux témoignages de ses équipes et de sa famille attestent qu’il a reconnu en privé avoir perdu l’élection et fabriqué les allégations. Et de multiples gouverneurs républicains et membres de son administration ont rejeté en public et en privé ses allégations de fraudes.
Si des candidats a priori sérieux le défient dans les primaires républicaines, Trump s’est placé au-dessus du lot en refusant de participer aux débats télévisés. Ses adversaires ont majoritairement refusé de l’attaquer de front et promis de le soutenir s’il obtenait la nomination, reconnaissant implicitement leur impuissance.
Parmi les outsiders figurait son ancien vice-président Mike Pence, considéré comme un traître à la cause par la base trumpiste pour avoir osé s’opposer à leur chef. Il a jeté l’éponge avant le scrutin de l’Iowa. Un temps pressenti comme adversaire sérieux, le gouverneur de Floride Ron DeSantis a fait de la lutte contre le wokisme sa marque de fabrique. Sa candidature s’est rapidement effondrée, alors qu’il s’est révélé être dénué de charisme et de capacité à toucher les électeurs. Ses soutiens financiers ont déchanté en observant sa dégringolade dans les sondages, confirmée par une seconde place dans l’Iowa très loin derrière Trump (21%, contre 51 %).
L’ancienne gouverneur de Caroline du Sud et ambassadrice de l’administration Trump aux Nations-Unies Nikki Haley incarnait, avant la victoire de Trump en 2016, une des étoiles montantes du parti. Cataloguée comme « modérée », elle a su soutenir Trump lorsque cela comptait sans pour autant apparaître comme une extrémiste. Pour autant, ses positions bellicistes (elle avait appelé à bombarder préventivement l’Iran le lendemain de l’attaque du Hamas du 7 octobre) et sa fidélité à la ligne du parti en matière programmatique (baisse des impôts sur les riches, dérégulations de l’industrie, privatisations du secteur public et de la Sécurité sociale, climato-scepticisme…) en font une politicienne extrémiste à tous égards. Mais contrairement à Trump, elle respecte les codes des institutions. Sur les questions internationales, elle est une digne héritière de l’ère Bush, ce qui en faisait le nouvel espoir des grands donateurs du parti républicain. Elle a néanmoins échoué à détrôner DeSantis en Iowa, finissant 3e avec 19 % des voix. L’entrepreneur Vivek Ramaswamy, enfin, avait fait parler de lui comme plus trumpiste que Trump. Après son échec en Iowa, il a mis un terme à sa campagne et apporté son soutien à l’ancien Président.
Au vu des scores réalisés par les différents candidats dans l’Iowa et des faiblesses des concurrents de Trump, ce dernier est donc déjà quasi-assuré de remporter la nomination de son parti. Pour le bloquer, certains placent leurs espoirs dans les procédures judiciaires, mais ce pari semble hasardeux. Certes, lorsque vous tentez un coup d’État, vous n’avez généralement pas le droit à l’erreur ni de seconde chance. Trump ayant maladroitement tenté un coup d’État, le fait qu’il puisse se représenter à une élection paraît incongru. Pourtant, si certains procès devraient déboucher sur une condamnation, la plupart risquent d’avoir du mal à arriver à un verdict avant les élections de 2024. Et Trump pourra, dans presque tous les cas, faire appel. Appel qui sera suspensif, sauf décision contraire du juge.
Parmi les innombrables affaires de l’ancien Président, l’une sera tranchée par la Cour Suprême. Elle fait suite à une condamnation de Trump dans l’Etat du Colorado, qui le rend inéligible dans cet État, en s’appuyant sur la section 3 du 14ème amendement de la Constitution , qui interdit à quelqu’un ayant participé ou soutenu des actes insurrectionnels d’exercer des postes à responsabilité. Dominée par le camp républicain – à 6 juges contre 3, dont 3 nommés par Trump – la Cour Suprême reste critique du trumpisme. Cette élite ultra-conservatrice préfère des candidats tout aussi radicaux sur le fond mais moins instables, comme Ron DeSantis ou Nikki Haley. Toutefois, là encore, s’opposer à une figure aussi populaire dans la base républicaine délégitimerait fortement les juges républicains et le Cour suprême. Ainsi, compter sur la justice américaine pour bloquer Trump paraît illusoire.
Si l’affiche de l’élection 2024 devrait donc être la même que celle de 2020, cette élection ressemble par bien des aspects davantage à celle de 2016. Trump est vu comme un dangereux personnage, mais fascine les médias. Le candidat démocrate est choisi par défaut, incarne la continuité et n’a pas de grand projet politique à proposer à l’Amérique mis à part la sauvegarde des institutions contre la menace incarnée par le milliardaire. Enfin, l’électorat est tout sauf emballé par l’affiche qu’on lui propose et risque de bouder les urnes. Une recette qui avait permis à Trump de l’emporter il y a bientôt huit ans.
Les sondages sont historiquement et objectivement mauvais pour Joe Biden.
Au mieux, les sondages à dix mois de l’élection livrent une photographie de l’état de l’opinion. Aux États-Unis plus qu’en France, ils sont connus pour leur marge d’erreur importante, autour de 4 points aux présidentielles de 2016 et 2020. Et les intentions de vote à l’échelle nationale ne valent pas grand-chose puisque l’élection se joue au niveau des États via le système de Collège électoral. Cela étant, les sondages sont historiquement et objectivement mauvais pour Joe Biden. Si on ne considère que les moyennes compilées par les agrégateurs, sa côte de popularité (38 %) est désastreuse pour un président sortant qui vise un second mandat. Seul Harry Truman, en 1948, était aussi bas. Dans l’hypothèse d’un duel avec Trump, Biden est donné à 1,5% en dessous de son adversaire.
Surtout, des signaux préoccupants inquiètent les stratèges démocrates, à commencer par l’effondrement de Biden auprès des jeunes électeurs. Les sondeurs ont différentes théories pour expliquer ce constat, mais on peut l’expliquer par un mécontement assez général de cette tranche d’âge du fait du manque d’action climatique de Biden, sa complicité avec Netanyahou dans sa guerre atroce à Gaza et des conditions économiques dégradées pour les jeunes actifs et les étudiants. L’annulation de montants considérables de dette étudiante , malgré une tentative de blocage par la Cour Suprême , n’aura visiblement pas suffi à convaincre cette génération qui doit faire face à un coût de la vie de plus en plus élevé.
Une tendance similaire s’observe pour d’autres sous-groupes d’électeurs votant traditionnellement démocrate. Le soutien à Biden chez les Américains musulmans serait par exemple passé de 70 % à 18 % à cause de sa gestion des questions au Moyen-Orient. De même, Biden reculerait auprès des Hispaniques et Afro-Américains. Or l’issue de nombreux États clés dépend fortement du vote de ces minorités.
Ces sondages confirment donc un manque d’enthousiasme de la base militante démocrate pour son candidat. Or, contrairement à 2020, Joe Biden va devoir faire campagne sans se cacher derrière le Covid pour éviter les déplacements. Et il porte son âge d’une manière embarrassante. Au-delà des multiples gaffes, lapsus, il suffit de l’entendre s’exprimer et de comparer sa diction avec ses performances de 2008, lorsqu’il faisait campagne pour Obama, pour réaliser à quel point il est diminué.
Si Biden part à priori avec plusieurs handicaps majeurs, l’élection est encore loin. D’ici à novembre, de multiples facteurs vont s’inviter dans la campagne et peuvent inverser la tendance. Sauf crise majeure, comme une guerre étendue au Moyen-Orient, la situation économique et les prix à la pompe devraient jouer un rôle majeur. Sur ce plan, Joe Biden a du souci à se faire.
Pour l’américain moyen, Biden est le Président qui leur a sucré divers aides tout en causant une inflation galopante.
Malgré ses victoires législatives indéniables, Biden a présidé pendant une période de forte inflation. Les arguments attribuant celle-ci à ses plans de relance et d’investissement sont peu convaincants : l’Europe a connu une inflation plus forte et persistante sans bénéficier de ce type de politique. Quoi qu’il en soit, la présidence Biden a également coïncidé avec l’expiration de certaines dispositions sociales mises en place par Trump et Biden pour faire face au Covid. En particulier, le moratoire sur le remboursement des prêts étudiants, celui sur les expulsions de logements, la fin du programme d’allocations familiales mis en place entre 2021 et 2023, la fin des subventions publiques pour l’assurance maladie Obamacare et des subventions supplémentaires à l’aide alimentaire.
Autrement dit, pour l’américain moyen, Biden est le Président qui leur a sucré divers aides tout en causant une inflation galopante. Si la réalité est bien plus nuancée, et que le projet du parti républicain est de faire pire, le retour de l’inflation à des niveaux « normaux » n’efface pas le fait que les prix restent élevés. En particulier, l’accès au logement est devenu très difficile, entre les loyers qui explosent et les taux d’intérêt qui ont flambé suite à la politique monétaire de la FED.
Certes, les chiffres de l’emploi et de la croissance feraient pâlir d’envie un dirigeant européen. Sous Biden, l’économie américaine a créé de l’emploi à un rythme sans précédent. Les salaires ont également augmenté, en partie sous son impulsion et celle des syndicats qu’il soutient ouvertement. Mais ces excellents résultats macroéconomiques cachent des perspectives plus difficiles pour l’américain moyen, celui qui ne vote qu’à la présidentielle et se souvient avant tout du mandat Trump comme d’une période – crise de Covid exceptée – où l’économie se portait plutôt bien.
Si l’état ressenti de l’économie est un signal négatif pour les Démocrates, ceux-ci espèrent néanmoins inverser la tendance en rejouant le match des élections de mi-mandat de 2022. Dans d’autres scrutins à l’échelle locale ou au niveau des Etats (référendums locaux, élections de gouverneurs ou autres mandats locaux), les Démocrates ont également réalisé des scores en moyenne supérieur de dix points aux sondages ou résultats de 2020. La suppression du droit à l’avortement à l’échelle fédérale et l’extrémisme du parti républicain ont notamment joué pour mobiliser les électeurs contre ce dernier. Biden aurait ainsi de quoi se rassurer. Mais ces scrutins intermédiaires sont marqués par une faible participation et une surreprésentation d’électeurs aisés ou politisés. Un socle insuffisant pour remporter une présidentielle.
Inversement, on se souvient de la performance remarquable de Donald Trump en 2020, lui qui avait gagné 12 millions d’électeurs par rapport à 2016 et fait quatre points de mieux que les sondages à l’échelle nationale. Il avait aisément remporté des États qu’on disait disputés comme la Floride, l’Ohio voire le Texas, tout en perdant sur le fil les États qui décidèrent l’élection (de 40.000 voix au total). De nombreux experts estiment ainsi que la portion de l’électorat qui ne se déplace qu’aux présidentielles va favoriser Trump.
Enfin, reste l’inconnu des candidatures tierces. En 2016, la candidate du Green Party Jill Stein avait potentiellement coûté quelques États à Hillary Clinton. En 2020, c’est le candidat du parti libertarien qui avait peut-être fait perdre Trump. Mais on parle alors de scores marginaux (entre 0.5 et 2 %) et d’électeurs qui n’auraient pas nécessairement voté pour un autre candidat. En 2024 la candidature indépendante de l’excentrique et réactionnaire Robert F. Kennedy est, pour le moment, créditée de 16 points dans les sondages. Reste à savoir comment ce score évoluera, à qui Kennedy prendra le plus de voix et s’il sera capable de figurer sur les listes électorales d’un nombre suffisant d’États clés. Sans le soutien d’un parti institué, il est en effet difficile de figurer sur les bulletins de vote.
Tout pronostic reste donc à cette heure encore incertain. Mais l’hypothèse d’un remake du match de 2020 se profile et la ferveur de la base républicaine en faveur de Trump tranche par rapport au peu d’enthousiasme que suscite Biden dans son camp.
Le 15 Novembre 2023, la Cour constitutionnelle de Karlsruhe a plongé le gouvernement allemand dans une nouvelle crise. Elle a contesté la légalité de l’utilisation de 60 milliards d’euros appartenant à un fonds créé lors de la crise du Covid-19, eu égard à la limite d’endettement fixée à 0,35 % du PIB par la Loi fondamentale allemande depuis 2009. Saisie par le parti chrétien démocrate d’opposition (CDU/CSU), la Cour a statué que cette somme ne pouvait échapper aux règles budgétaires. Une décision lourde de conséquences pour l’Allemagne, contrainte à un tour de vis austéritaire alors que son excédent commercial chute et que le nombre de pauvres atteint des records. En toile de fond, ce sont les contradictions du modèle allemand – qui recourait à des subventions aux exportations – qui s’accroissent. Le parti d’extrême droite Alternative für Deutschland (AFD) apparaît comme le grand gagnant de cette séquence.
Si le gouvernement actuel, composé du Parti social-démocrate d’Allemagne (SPD), des « Verts » allemands (Die Grünen) et du Parti libéral-démocrate (FDP, droite libérale), est appelé à revoir son budget fédéral, ce sont également tous les responsables des régions où figurent tous les partis politiques – hormis l’AFD – qui vont devoir réécrire leur copie. Ce ne sont pas moins de vingt-neuf fonds fédéraux qui représentent 869 milliards d’euros qui ont été utilisés, et qui ont permis à l’Allemagne de maintenir son économie à flots. En 2023, l’utilisation de ces fonds représente 28% du budget ; ainsi, si on les intègre à la dette fédérale, celle-ci passe subitement de 40,5 à 78,5 milliards d’euros pour cette année… Autant dire que si l’Allemagne a pu afficher un taux d’endettement si faible, c’est au prix d’un maquillage comptable.
Derrière la « première économie d’Europe », une crise en gestation ? Longtemps, l’hégémonie allemande sur le continent a reposé sur deux piliers : un excédent commercial permis par le marché commun et une énergie à bas prix, qu’autorisaient notamment les importations de gaz russe. Depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie, ce second pilier a été brutalement renversé.
Le surplus commercial allemand est quant à lui le produit d’une longue histoire politique et institutionnelle. C’est à la fin du XIXe siècle que l’Allemagne développe son industrie lourde, grâce au protectionnisme et au volontarisme bismarckien. Les avantages comparatifs ainsi acquis, l’Allemagne devait les garder pour les décennies à venir. Avec la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’Allemagne conserve ce statut de puissance exportatrice – notamment dans le domaine chimique, automobile et logistique. La réunification (1990) et l’adhésion à la monnaie unique (2002), qui interdit aux pays concurrents de dévaluer – et de se protéger ainsi des exportations allemandes -, ne font que renforcer la domination allemande sur le continent.
Ce cadre institutionnel induit une contrepartie douloureuse pour ses salariés. Libre-échange et concurrence internationale obligent, l’Allemagne est conduite à une politique de compression salariale et de dérégulation du droit du travail. De même, elle se tient longtemps à une restriction budgétaire qui lui permet de respecter les critères de Maastricht. Dans la Loi fondamentale allemande, amendée par un vote de 2009, ce n’est pas la règle des 3% qui prévaut mais celle des… 0,35 %. En d’autres termes, le déficit budgétaire primaire annuel du pays ne doit pas dépasser l’équivalent de 0,35% de son PIB. Pour l’année 2022, cela représenterait un montant maximal de 13,5 milliards d’euros…
La situation allemande n’était guère reluisante avant même l’arrêt de la Cour de Karlsruhe. Que l’AFD arrive en première position dans toutes les circonscriptions de l’ancienne RDA ne doit rien au hasard.
Le « modèle allemand » connaît ainsi un premier choc avec la crise de 2008. Devant les risques de faillites en chaîne des entreprises, les restrictions budgétaires semblent de moins en moins tenables. L’article 115 de la Loi fondamentale est alors activé : il permet l’utilisation de « fonds spéciaux ». Le Sonderfonds Finanmarktstabilisierung – fonds spécial de stabilisation des marchés financiers – met ainsi à disposition, de 2008 à 2010, une somme de 400 milliards d’euro afin de sauver le système bancaire européen et l’économie allemande, permettant aux exportations de repartir à la hausse. L’article stipule qu’en cas « de catastrophe naturelle ou de situation d’urgence exceptionnelle qui échappent au contrôle de l’État et compromettent considérablement les finances publiques, ces limites supérieures de l’emprunt peuvent être dépassées sur décision de la majorité des membres du Bundestag ».
Cependant, dès 2016, la règle dite de « frein à l’endettement » est respectée, entraînant un sous-investissement chronique dans de nombreux domaines ; sanitaire, scolaire, militaire… Les conséquences sociales ne se font pas attendre. En 2021, ce sont 13,8 millions d’Allemands qui vivent dans la pauvreté. Un triste record depuis la réunification, que les excédents considérables de l’Allemagne ne l’ont pas empêchée d’atteindre.
La pandémie n’épargne pas davantage l’Allemagne que les autres : manque de masques, de personnel hospitalier, de médicaments, etc. La dépendance à l’égard de la Chine la met dans une position inconfortable, tandis que la Chine elle-même s’émancipe peu à peu de l’industrie allemande grâce à la montée en gamme de son secteur industriel. Pour répondre à cette situation, l’article 115 est de nouveau utilisé. Olaf Scholz, ministre social-démocrate des Finances sous le dernier mandat d’Angela Merkel, met à disposition du budget fédéral un fonds de 200 milliards d’euros. Un geste unilatéral, perçu comme une subvention directe aux exportations, qui ne manque pas de faire grand bruit dans les capitales européennes, régulièrement sermonnées par Berlin pour leur manquement à la rigueur budgétaire…
L’arrivée de Donald Trump modifie également la donne dans le domaine commercial et militaire. Tandis qu’il met en oeuvre des mesures protectionnistes, il demande au gouvernement allemand de revoir son budget militaire à la hausse. Celui-ci s’engage alors à l’accroître à hauteur de 2% du PIB – soit 80 milliards d’euros. Un vœu qui entre en contradiction frontale avec le respect de la « règle des 0,35% ». La défaite de Donald Trump et l’intronisation de Joe Biden ne changent pas la donne. Bien au contraire : le prélèvement de nouveaux droits de douane sur les produits européens est mis à l’ordre du jour. Dans le même temps, l’engagement de l’OTAN auprès de l’Ukraine ne fait qu’accroître la pression mise sur Berlin quant au respect de ses objectifs budgétaires dans le domaine militaire.
Nouvelle crise, même solution. Face à l’urgence, le nouveau chancelier Olaf Scholz recourt au même artifice : un nouveau « fonds spécial » de 100 milliards d’euros est mis à disposition d’une Bundeswehr pourtant soumise à la plus stricte austérité dans la période pré-Covid. Lorsque Moscou lance ses chars sur Kiev, c’est toute la politique énergétique de Berlin qui est mise en cause. C’est aussi son modèle commercial : la capacité productive de l’Allemagne reposait en effet sur une énergie peu chère. Olaf Scholz est bientôt contraint de créer un nouveau fonds, de 150 milliards d’euros, surnommé le « double vroumvroum »…
Rarement un chancelier allemand avait dû faire face à de tels défis. Un temps, Olaf Scholz avait entretenu l’illusion qu’à la tête du SPD, il allait rompre avec les fragilités évidentes du « modèle allemand » et remettre en question les fameuses « lois Hartz IV » de dérégulation salariale. La décision de la Cour met un coup d’arrêt définitif à ces velléités. À présent, tous les budgets des ministères sont revus à la baisse. Seul celui de la Défense est épargné, et l’aide apportée à l’Ukraine a même doublé, passant à 8 milliards d’euros… Dans la perspective d’un nouvel accroissement, Olaf Scholz n’a pas exclu d’utiliser à nouveau l’article 115. Et de créer, ex-nihilo, un énième « fonds »…
Cette fois, les louanges de la presse européenne et des milieux bancaires n’auront pas raison de la réalité. Les réussites en termes d’excédents commerciaux ne parviennent plus à masquer les sacrifices exorbitants imposés à toute une frange de la population. L’arrivée au parlement fédéral du parti d’extrême droite AFD (Alternative für Deutschland) avec 94 députés en 2017 – premier groupe parlementaire d’opposition – a bien provoqué un électrochoc dans la société allemande. Aucune réponse politique n’y a cependant été apportée. La présence du parti libéral FDP dans la coalition actuelle, le plus grand défenseur des politiques austéritaires et de la règle des 0,35%, est la garantie qu’aucun changement d’ampleur ne surviendra – si tant est que le SPD ait une quelconque velléité d’en impulser…
La situation allemande n’était guère reluisante avant même l’arrêt de la Cour de Karlsruhe. Que l’AFD arrive en première position dans toutes les circonscriptions de l’ancienne RDA ne doit rien au hasard. Elle aura donc vraisemblablement le mandat pour former des coalitions au niveau des régions dans toute l’Allemagne de l’est lors des prochaines élections régionales. On voit mal comment l’arrêt de la Cour pourrait ne pas radicaliser cette dynamique.
Les géants de la tech se lancent dans une course aux applications et services qui proposent des soins médico-psychologiques. Si l’utilité de tels produits est loin d’être avérée, ils promettent néanmoins à ces entreprises de nouvelles sources lucratives de données hautement personnelles… Un « colonialisme des données » qui ouvre la voie à une gestion individuelle des problèmes de santé et masque la privatisation rampante de ce domaine. Par Anna-Verena Nosthoff, Nick Couldry et Felix Maschewski, traduit par Jean-Yves Cotté [1] .
Se piquant de philosophie lors d’une interview en 2019, Tim Cook, PDG d’Apple, avait abordé la question de « la plus grande contribution d’Apple à l’humanité ». Sa réponse était sans équivoque : elle concernerait « le domaine de la santé ».
Depuis, la promesse de Cook s’est concrétisée sous la forme de plusieurs produits « innovants », censés « démocratiser » les soins médicaux et donner à chacun les moyens de « gérer sa santé ». Ces dernières années, Amazon, Méta et Alphabet ont également tenté de chambouler le marché de la santé. Dernièrement, on a même appris que la société de surveillance Palantir avait remporté un contrat de 330 millions de livres pour créer une nouvelle plateforme de données destinée au British National Health Service (NHS)…
La pandémie de COVID-19 a accéléré cette tendance , laissant dans son sillage divers réseaux de recherches, services de santé en ligne, cliniques et autres entreprises qui ont pour objectif affiché de « repenser l’avenir de la santé » (pour reprendre l’expression de Verily, filiale d’Alphabet) à l’aide de « montres connectées » et autres outils numériques. Si cette ambition n’est pas neuve, ses modalités varient : les incursions des plus grandes entreprises dans le domaine de la santé ne sont plus uniquement axées sur le corps. Non contentes de cartographier membres et poumons, elles ciblent à présent l’esprit.
Ce nouvel intérêt des GAFAM pour le bien-être psychologique, dans le cadre de leur projet de « cartographier la santé humaine », est loin d’être une coïncidence . Les gros titres relatifs à une « crise de la santé mentale » ont récemment envahi la presse américaine : le taux de suicide a atteint un niveau record aux États-Unis et, comme l’a souligné Bernie Sanders , selon un récent sondage du Center for Disease Control and Prevention (CDC), près d’un adolescent américain sur trois a déclaré que son état de santé mentale laissait à désirer…
Les conglomérats technologiques ne sont que trop heureux de lancer des campagnes autour de ces faits alarmants, mettant l’accent sur les efforts qu’ils déploient pour lutter contre ces tendances délétères. Selon les propres mots, ils souhaitent « résoudre la crise de la santé mentale ». Les GAFAM se fient à une maxime longuement éprouvée : en eaux troubles, bonne pêche.
Les premières initiatives d’Apple visant à pénétrer le marché de la santé ont connu une accélération marquée. Après avoir affiné son outil de signature concocté en 2019, l’entreprise a depuis collaboré activement avec plusieurs instituts de recherche. Son but : prouver que sa « montre connectée », bien plus qu’un coach sportif, peut être un « sauveur de vie » capable de détecter une fibrillation auriculaire, voire une infection de COVID-19 1 .
Dans le cadre de sa mission consistant à offrir à ses utilisateurs un « tableau complet » de leur état de santé, il est logique qu’Apple ait annoncé récemment son intention d’ajouter une évaluation médico-psychologique à son Apple Watch… La nouvelle fonction « état d’esprit » ( state of mind ) de l’application « pleine conscience » d’Apple demande à l’utilisateur d’évaluer ce qu’il ressent sur une échelle de « très agréable » à « très désagréable », d’indiquer les aspects de sa vie qui l’affectent le plus (comme la famille ou le stress au travail) et de décrire son humeur par des adjectifs comme « heureux » ou « inquiet ». La promesse, semble-t-il, est qu’une utilisation quotidienne évitera de consulter un psychologue…
Au printemps 2023, on apprenait que le National Health System britannique avait partagé sur Facebook des données intimes relatives à la santé de ses patients
L’application « pleine conscience » utilise ces données pour déterminer le niveau de risque de dépression. Hasard de calendrier : une étude récente sur la « santé mentale numérique » menée par des chercheurs de l’UCLA (et sponsorisée par Apple) a démontré que l’utilisation de cette application sur l’Apple Watch développait la « conscience émotionnelle » de 80 % des utilisateurs, tandis que 50 % d’entre eux affirmaient qu’elle avait un effet positif sur leur bien-être général – des résultats que l’entreprise ne manque pas de mettre en avant .
Au cours des prochains mois, Apple va vraisemblablement lancer d’autres logiciels liés à la santé mentale. Selon de récents rapports, l’entreprise travaille actuellement à une application censée non seulement traquer les « émotions » des utilisateurs, mais aussi leur donner des conseils médicaux : il s’agit de Quartz, un coach sportif alimenté par une intelligence artificielle.
Qu’il y ait bel et bien une crise de la santé mentale aux États-Unis est indéniable. Entre 2007 et 2020, le nombre de passages aux urgences pour des troubles d’ordre médicopsychologique a presque doublé, les jeunes étant les plus affectés…
Cependant, même si l’on admet que les outils « intelligents » puissent modestement bénéficier à certains patients, l’utilisation de wearables peut aussi générer stress et anxiété, comme d’autres études récentes l’ont démontré. [NDLR : Les wearables constituent une catégorie d’objets informatiques et électronique, destinés à être portés sur soi. Vêtements ou accessoires, ils ont la particularité d’être connectés à un appareil, comme un téléphone, pour recueillir des données relatives à la personne qui les porte et à son environnement ]. De plus, l’accent mis sur des solutions technologiques de court terme fait courir le risque de détourner certaines maladies psychologiques des causes sociales et politiques qui les sous-tendent : exploitation au travail, instabilité financière, atomisation croissante , accès limité aux soins, alimentation et logement de mauvaise qualité…
Les applications de santé transfèrent également la responsabilité principale de la gestion des troubles médico-psychologiques aux individus eux-mêmes. Sumbul Desai, vice-présidente en charge de la santé chez Apple, a récemment affirmé que l’objectif de son entreprise « est de donner aux gens les moyens de prendre en charge leur propre parcours de santé ». Un mantra néolibéral ancien.
Apple n’est pas le seul géant de la tech à s’être penché sur la santé mentale de ses clients. Si le géant de Cupertino ne manifeste guère davantage qu’un intérêt purement formel à la question de la confidentialité des données, bien d’autres ne prennent même pas cette peine.
Au printemps 2023, on apprenait que le NHS avait partagé sur Facebook des données intimes relatives à la santé de ses patients. Pendant des années, le NHS avait fourni au réseau social et à sa maison-mère Méta, par l’intermédiaire de l’outil de collecte de données Meta Pixel, des renseignements comprenant des recherches sur l’automutilation et des rendez-vous de consultation pris par les utilisateurs de son site internet…
Outre les données des utilisateurs qui avaient visité les pages de son site internet relatives aux variations du développement sexuel, aux troubles alimentaires et aux services médicopsychologiques en cas de crise, l’Alder Hay Children’s Hospital de Liverpool a également transmis à Facebook et Méta des renseignements sur les prescriptions de médicaments. La clinique londonienne de santé mentale Tavistock and Portman a aussi fourni aux GAFAM les données d’utilisateurs ayant consulté sa rubrique sur le développement de l’identité de genre, spécialement conçue comme support éducatif pour les enfants et les adolescents…
Tandis que des experts en confidentialité comme Carissa Véliz conseillent aux institutions et professionnels de la santé de « recueillir le strict minimum de renseignements nécessaires pour soigner les patients, rien de plus », cette violation des données du NHS par Facebook illustre la tendance inverse. Dans ce cas précis, les données personnelles ont été obtenues sans que les patients y consentent ou en soient informés, afin de leur adresser des publicités ciblées – le cœur du modèle économique de Méta.
Ce scandale est simplement le dernier d’une longue liste de catastrophes récentes en matière de relations publiques pour l’entreprise, juste après le fiasco du lancement de son métavers (ce n’est pas une coïncidence si l’avenir immersif d’internet proposé par Zuckerberg a lui-même été salué comme une « solution prometteuse pour la santé mentale »…). Il ne s’agit pas là d’un incident isolé : en mars 2023, on apprenait que la start-up de télé-santé Cerebral avait partagé avec Méta et Google , entre autres, des données médicales privées comprenant des renseignements relatifs à la santé mentale…
La maison-mère de Google, Alphabet, est un autre explorateur des données de santé qui a pénétré le marché des wearables . Depuis la finalisation de son achat du fabricant de « montres connectées » Fitbit en 2021, la société s’est jointe à Apple pour vanter leurs mérites.
Si Jeff Bezos semble accaparé par ses rêves d’entrepreneuriat spatial et d’industrie lunaire, il n’en garde pas moins les pieds sur terre lorsqu’on en vient à ce domaine.
Dans la foulée d’une étude menée par Verily (filiale d’Alphabet spécialisée dans la recherche sur les sciences de la vie) pour savoir s’il était possible de détecter les symptômes de dépression avec un smartphone, Fitbit a récemment lancé une application « conçue pour vous donner une vision globale de votre santé et de votre bien-être en mettant l’accent sur les indicateurs qui vous tiennent à cœur ». Semblable à l’application « pleine conscience » d’Apple, elle comporte une fonctionnalité « humeur » qui permet à l’utilisateur de décrire et d’enregistrer ce qu’il ressent.
Une équipe de la Washington University à St Louis a utilisé les données Fitbit et un modèle d’intelligence artificielle pour concrétiser « la promesse d’utiliser des wearables pour détecter des troubles mentaux au sein d’une communauté large et diverse. » Selon Chenyang Lu, professeur à la McKelvey School of Engineering et l’un des concepteurs de cette étude, cette recherche est pertinente dans le monde réel puisque « aller chez un psychiatre et remplir des questionnaires chronophages explique que certains puissent avoir des réticences à consulter un psychiatre ». En d’autres termes, l’intelligence artificielle peut offrir un outil peu onéreux et peu contraignant pour gérer sa propre santé mentale.
Loin de prouver que les wearables peuvent diagnostiquer la dépression, l’étude a simplement relevé plusieurs corrélations potentielles entre une tendance à la dépression et les biomarqueurs connectés. Cela n’a pas empêché Lu de s’enthousiasmer : « Ce modèle d’IA est capable de vous dire que vous souffrez de dépression ou de troubles de l’anxiété. Voyez ce modèle d’IA comme un outil de dépistage automatisé. »
Cette exagération de la preuve empirique perpétue l’idée que la technologie est à même de résoudre les troubles médico-psychologiques – pour le moins douteuse. Une chose l’est moins : c’est extrêmement lucratif pour Alphabet.
Fitbit n’est cependant pas la seule incursion de l’entreprise dans le domaine de la santé mentale. En plus des informations sur la prévention du suicide que Google Search affiche depuis des années au-dessus des résultats des recherches liées à la santé mentale, l’entreprise a récemment annoncé que les utilisateurs qui entrent des termes en relation avec le suicide verront apparaître une invite avec des démarreurs de conversation pré-écrits qu’ils pourront envoyer par SMS à la 988 Suicide & Crisis Lifeline.
Bien qu’un tel outil puisse s’avérer très utile en cas d’urgence, l’inquiétude est réelle de voir Google instrumentaliser les données sensibles ainsi recueillies en les transmettant à des annonceurs qui les exploiteront et les monétiseront de la même façon que les autres. Il convient de mentionner que ces nouvelles mesures de prévention du suicide n’ont été dévoilées par Google que quelques semaines après le suicide de trois de ses employés , ce qui a donné lieu à des spéculations quant à la santé mentale de son propre personnel. Dans ce contexte, ces nouvelles fonctionnalités peuvent être vues comme un coup médiatique pour détourner l’attention des problèmes urgents qui se posent à l’entreprise elle-même – et le modèle qu’elle encourage.
Amazon s’achète également une image de prestataire de soins médico-psychologiques. Si Jeff Bezos semble accaparé par ses rêves d’entrepreneuriat spatial et d’industrie lunaire, il n’en garde pas moins les pieds sur terre lorsqu’on en vient à ce domaine.
Il a ainsi annoncé dès 2018 son intention de résoudre la crise de la santé mentale qui touche les États-Unis en « démocratisant » l’accès aux soins médicaux. Il a donc procédé au rachat de la pharmacie en ligne PillPack, puis a développé Amazon Pharmacy.
En 2019, il a lancé Amazon Care, une plateforme en ligne qui propose un suivi médical complet aux employés d’Amazon, 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7 par messagerie et chat vidéo. Pour cela, il a dû collaborer avec Ginger , un service internet de psychothérapie fourni par une application qui se présente comme « une solution globale à la santé mentale » avec « des soins médicopsychologiques à tout moment ».
En 2021, Amazon a fermé Amazon Care et lancé Amazon Clinic, une plateforme virtuelle de soins médicaux plus ambitieuses que la précédente – il a déjà été annoncé qu’il était prévu de la déployer sur tout le territoire américain . Contrairement à Amazon Care, Amazon Clinic est ouvert à tous. Pour l’utiliser, il convient simplement d’accepter « l’utilisation et la divulgation d’informations protégées relatives à la santé » – en d’autres termes, renoncer à son droit à la protection de la vie privée aux termes de la loi fédérale sur la portabilité et la responsabilité en matière d’assurance maladie (Health Insurance Portability and Accountability Act ou HIPAA). Une telle démarche permet à Amazon d’accéder aux données les plus intimes des utilisateurs (la légalité du procédé est en cours d’examen par la Commission fédérale du commerce (Federal Trade Commission ou FTC).
En février 2023, Amazon a enrichi son offre de soins médicaux en rachetant One Medical , une entreprise qui propose des soins de santé primaires en ligne et en personne via une application, dans plus de vingt villes et régions métropolitaines américaines. Mindset, l’une de ses gammes de services spécialisée dans la santé mentale, propose son aide virtuelle avec des séances collectives ou un coaching individuel en cas de stress, d’anxiété, de dépression, de THADA ou d’insomnie.
Outre Amazon Clinic et One Medical, Amazon a récemment élargi son offre de soins médicaux à destination de ses employés en collaborant avec Maven Clinic , la plus grande clinique virtuelle du monde pour les femmes et les familles. Ce partenariat permettra à Amazon, dont le but est de se développer dans cinquante pays en plus des États-Unis et du Canada, d’avoir un accès lucratif à certains des ensembles de données les plus privés et sensibles de Maven Clinic.
Les risques de voir de telles données tomber entre les mains d’entreprises commerciales qui, dans certains cas, les transmettront sans coup férir à des autorités locales ou nationales sont évidents : comme, par exemple, le cas de cette adolescente du Nebraska qui, après que Facebook et Google ont fourni à la police ses messages privés et ses données de navigation, a été condamnée en 2021 pour avoir violé la loi sur l’avortement de l’État…
La course effrénée d’Amazon, Méta, Apple et Alphabet pour s’implanter dans le domaine de la santé mentale va bien au-delà d’une simple rupture. L’ampleur de ce bouleversement doit être appréhendée dans le cadre d’une volonté d’annexer des ressources jusqu’alors inexploitées.
Sous le couvert d’entreprises visant à soulager l’instabilité mentale, une forme fondamentale d’appropriation des biens est en cours. Après tout, jusqu’à récemment, l’idée même que notre santé mentale (et l’ensemble des données qui y est associée) puisse être un actif commercial dans un bilan aurait paru étrange. Aujourd’hui, une telle réalité est presque banale. C’est un des aspects de ce que Nick Couldry et Ulises Mejias ont nommé le « colonialisme des données ».
Les quatre entreprises font partie d‘un secteur commercial plus vaste axé sur l’exploitation de nouvelles définitions de la connaissance et de la rationalité destinées à l’extraction de données. À travers l’accaparement habituel de données sensibles et de nombreux autres domaines sociaux (la santé, l’éducation, la loi, entre autres), nous nous dirigeons vers « la capitalisation sans limites de la vie », pour reprendre l’expression de Couldry et Mejias.
La normalisation des wearables comme outils destinés à l’individu, sous couvert de gérer sa santé (tant physique que mentale), fait partie du processus, en convertissant la vie quotidienne en un flux de données que l’on peut s’approprier à des fins lucratives. L’application « pleine conscience » d’Apple et « Log Mood » de Fitbit ne sont que deux exemples de la façon dont les GAFAM, après avoir colonisé le territoire du corps, jette leur dévolu sur la psyché.
À l’instar des précédentes étapes du colonialisme, la colonisation des données affecte de façon disproportionnée ceux qui sont déjà marginalisés. D’une part, les intelligences artificielles impliquées, qui reflètent les stéréotypes dominants, ont un parti-pris défavorable à l’égard des groupes marginalisés, comme l’a souligné un récent procès intenté à Apple pour « biais racistes » de l’oxymètre sanguin de son Apple Watch.
D’autre part, l’idée selon laquelle la santé mentale comme la santé physique relèvent avant tout de la responsabilité individuelle et de la gestion personnalisée assistée par la technologie ne tient aucun compte du fait que les problèmes de santé sont souvent liés à des questions systémiques – conditions de travail abusives ou malsaines, manque de temps et de ressources financières, etc. Le colonialisme des données masque ces facteurs en faveur de la course au profit, alors qu’il est plus que jamais nécessaire d’avoir un débat sur les facteurs socioéconomiques à l’origine de la crise de la santé mentale.
Alors même que ce changement structurel dans la gestion de notre corps et de notre esprit est en cours, il peut sembler paradoxal qu’une vision rigoureusement déterministe, asociale et individualisante quant à la manière dont peut être gérée la santé mentale soit mise en avant par les principaux extracteurs de données. Plus qu’un paradoxe, c’est peut-être l’alibi parfait pour détourner l’attention du pillage nos données.
Notes :
[1] Article originellement publié par notre partenaire Jacobin sous le titre « Big Tech Is Exploiting the Mental Health Crisis to Monetize Your Data ».
À gauche, le décès de Jacques Delors a donné lieu à une série d’hommages embarrassés. On tentait d’opérer une distinction entre la réalité (néolibérale) des institutions européennes et les intentions (sociales) de leur père fondateur. On répétait que l’œuvre de Delors, cet « infatigable européen » , était « inachevée ». On avait libéralisé les capitaux, créé un grand marché couronné par une monnaie unique : il fallait à présent redistribuer, réguler, investir en faveur des plus pauvres. Bien sûr, de très nombreux travaux d’économie suggèrent précisément le caractère intrinsèquement inégalitaire, libéral et austéritaire d’un espace de libre-échange avec un taux de change unique. La zone euro est loin d’être la première qui correspond à ces caractéristiques. Dans les années 1920, un autre cadre institutionnel a produit des effets similaires : l’étalon-or. Un récent ouvrage incite à se pencher sur les parallèles entre ces deux systèmes. Et à garder en mémoire les effets désastreux du premier pour tirer des leçons du second.
Dans The Capital Order. How Economists Invented Austerity and Paved the Way to Fascism, (University of Chicago Press, 2022) , l’historienne Clara Mattei analyse les politiques économiques mises en place dans l’Italie et la Grande-Bretagne des années 1920. Baisse des salaires, coupes budgétaires, accroissement des taux d’intérêts : elle rappelle l’ampleur de « l’austérité » (loin d’être contemporain, le mot apparaît dans la bouche du ministre italien de l’économie Alberto de’ Stefani) imposée aux populations 1 . Celle-ci est peu controversée. Elle est même volontiers mise en avant par l’historiographie dominante, qui reconnaît la catastrophe qu’elle a constituée à partir de la crise financière de 1929 : montée en flèche du chômage et de la pauvreté, effondrement des investissements, etc.
L’entêtement à poursuivre ces politiques austéritaires est généralement expliqué par le « dogmatisme » de la classe politique, « l’aveuglement » des conseillers, les « erreurs » de la science économique dominante, etc. Dans sa Théorie générale , Keynes ne dit pas autre chose : il appelle les dirigeants (économiques et politiques) à se ressaisir ; et à consentir des dépenses d’investissements, afin que consommation et emploi repartent à la hausse. L’arrimage des monnaies européennes à l’étalon-or (empêchant toute dévaluation et générant une compression des salaires, à la manière de l’euro aujourd’hui), qu’il qualifie de « relique barbare », serait le produit d’un mauvais diagnostic économique ou de lubies idéologiques 2 .
Aujourd’hui, de nombreux économistes portent un jugement similaire sur la zone euro : une construction dysfonctionnelle, contraire aux règles d’une saine économie, qui ne pouvait mener qu’à une catastrophe sociale – et qui ne doit son existence qu’au fanatisme idéologique de ses pères fondateurs. C’est par exemple ce qu’affirme d’Ashoka Modi, ex-représentant en chef du FMI. Dans un livre à succès , il narre la construction européenne à la manière d’une tragédie grecque : le terrible dénouement est connu d’avance, mais les protagonistes s’y précipitent les yeux bandés.
Un simple aveuglement, en somme ? La grande force du livre de Clara Mattei est de refuser cette grille de lecture. La fonction de l’austérité dans l’Europe des années 1920, soutient-elle, est de stopper nette la progression du socialisme et de briser le pouvoir des travailleurs. Ceux-ci sont alors en position de force. Galvanisés par la révolution soviétique, ils sont peu soucieux d’abandonner l’interventionnisme économique induit par la Première guerre mondiale. Au contraire : celui-ci semble ouvrir la voie à une étatisation croissante. L’inflation monte en flèche ; mais dans le contexte d’une combativité ouvrière sans précédent, la hausse des salaires parvient à l’excéder.
Une monnaie chère impliquait « des temps difficiles et du chômage ». Elle allait transformer l’un des mots d’ordre de la conférence de Gênes (1922) en réalité : « consommer moins, produire plus ».
Ce sont les rentiers et les détenteurs de capitaux qui sortent perdants de cette séquence. Alors que l’État met en place les investissements qu’ils peinent à consentir, leur inutilité apparaît au grand jour. Pour eux, le cercle vicieux semble infini : plus les salaires augmentent, plus la prépondérance du capital dans l’organisation économique se restreint, et plus c’est la puissance publique que l’on appelle à la rescousse pour investir.
Imposer « l’austérité » devient le mot d’ordre de la classe dominante. À cet égard, Clara Mattei effectue une analyse éclairante des conférences de Bruxelles (1920) et de Gênes (1922). Celle-ci signe le retour de l’étalon-or. Et c’est à Gênes que l’on fait généralement remonter « l’aveuglement » de la classe dirigeante : en arrimant les monnaies nationales à l’or, celle-ci se serait liée les mains, se condamnant à une spirale déflationniste, dont les les terribles effets sociaux auraient été décuplés par la crise financière de 1929. Si l’on en croit un article récent du Figaro , Winston Churchill commit « sa plus grande erreur » avec cette décision, qui devait « aggraver » la crise économique et sociale ». Un choix effectué « avec la meilleure foi du monde », peut-on lire.
Clara Mattei met en évidence la dimension de classe de ces conférences internationales. The Economist rend ainsi compte de leur enjeu pour les organisateurs : « sécuriser, contre de puissantes oppositions, l’acceptation d’une politique de déflation contre une politique de dévaluation, et également celle d’une monnaie chère, par opposition à la doctrine continentale d’une monnaie abordable » (p. 137).
Le choix est simple : dans une économie semi-ouverte, un défaut de compétitivité (salaires et prix plus élevés, conférant un avantage aux marchandises importées) peut être combattu ou bien par un ajustement sur la monnaie (dévaluation, qui renchérit les importations), ou bien par un ajustement sur les salaires, à la baisse (déflation). La dévaluation, défendue par ceux qui souhaitaient une hausse continue des salaires, était destinée à protéger l’industrie nationale contre les marchandises étrangères.
C’est l’option de la déflation qui fut entérinée par ces conférences. L’arrimage des monnaies à la valeur de l’or, induisant l’impossibilité de les déprécier, allait l’institutionnaliser. Aussi le système étalon-or apparaissait-il comme un moyen de restreindre le champ des possibles en termes de politiques économiques ; de maintenir le statu quo contre « la communauté, dans sa capacité collective », ainsi qu’on peut le lire dans un document conclusif de la conférence de Bruxelles 3 .
De la même manière, la « monnaie abordable », qui favorisait consommation et investissement, favorisait un état de plein emploi favorable aux travailleurs lors des négociations salariales. La « monnaie chère », au contraire, était synonyme de « temps difficiles et de chômage », ainsi que l’exprime le représentant sud-africain. Elle constituait un levier pour transformer l’un des mots d’ordre de la conférence en réalité : « consommer moins, produire plus ».
On pourrait reprocher à Clara Mattei l’ampleur de la définition qu’elle donne à « l’austérité ». Celle-ci recouvre, selon elle, trois aspects : fiscal (fiscalité régressive, coupes budgétaires – soit la manière dont on la comprend le plus intuitivement), monétaire (restriction du crédit, hausse des taux, monnaie forte), industriel (bas salaires et chômage). En réalité, on voit vite que ces trois dimensions sont étroitement liées.
L’austérité fiscale, qui réduit la demande en bridant la consommation (par une hausse des impôts indirects ou une coupe dans les aides sociales), freine l’inflation et les échanges, et génère une réévaluation de la monnaie et une hausse des taux 4 . Une monnaie forte a pour effet de diminuer le coût des produits importés, nuisant à l’industrie nationale et favorisant l’accroissement du chômage, tandis que des taux élevés (qui contribuent à maintenir une monnaie forte) produisent le même effet. Le chômage restreint le pouvoir de négociation des syndicats et leurs moyens de pression sur l’appareil d’État… enclin, par conséquent, à davantage d’austérité fiscale.
Et ainsi de suite. Difficile de distinguer la cause de l’effet dans cet ensemble circulaire. De fait, c’est conjointement que les classes dirigeantes concevaient ces facettes cumulatives de l’austérité.
En Italie comme en Angleterre, ces politiques ont des effets catastrophiques sur le taux de croissance ou les exportations. « L’austérité monétaire a infligé des dégâts importants au commerce britannique, spécifiquement dans le domaine du charbon : la hausse de la livre renchérissait les biens britanniques par rapport à ceux du reste du monde », note Clara Mattei (p. 91). Tout comme aujourd’hui, la surévaluation de l’euro pour une bonne partie des pays de la zone nuit à leur balance commerciale, serait-on tenté d’ajouter…
C’est l’Europe qui devait réconcilier la gauche et le patronat. Et c’est Jacques Delors, à la tête du ministère français de l’Économie et des Finances d’abord, de la Commission européenne ensuite, qui en serait l’architecte.
Pourquoi la classe dominante britannique a-t-elle imposé une austérité si peu favorable à son industrie ? « De mauvaises ventes impliquaient une hausse du chômage, qui a contribué à écraser les syndicats et plus spécialement leur pouvoir d’imposer un changement social », répond-elle 5 . L’arrimage de la livre à l’étalon-or, la surévaluation de la monnaie britannique qui s’en est suivie, ont effectivement contribué à déprimer l’activité nationale – les produits britanniques étant confrontés à une concurrence étrangère déloyale. Cette dépression a conduit à une multiplication par quatre de la quantité de chômeurs : une nouvelle donne qui devait être fatale au pouvoir de négociation des salariés. Aussi ne s’étonnera-t-on pas de la corrélation entre accroissement du taux de chômage et du taux d’exploitation (32 % au cours de la phase « austéritaire » des années 1920) que relève Clara Mattei pour la Grande-Bretagne.
En Italie, la répression directe des syndicats a joué un rôle plus important. En 1927, avec la Charte du travail, l’État (sous l’impulsion du patronat) se substitue au marché dans la fixation des salaires. Une « austérité industrielle » d’une ampleur inouïe est imposée : les salaires diminuent de 26 % en trois ans 6 … Mais il n’est pas interdit de supposer que l’arrimage de la lire à l’or avait pour motivation de pérenniser cet état des rapports de force. Dans un discours prononcé en 1927, Mussolini lui-même estime que le respect des règles de l’étalon-or permettra de favoriser « la discipline de fer et le dur labeur pour les Italiens ».
Ajustement sur la monnaie ou ajustement sur les salaires. Dévaluation ou déflation : le dilemme des organisateurs de la conférence de Gênes était aussi celui des « pères fondateurs » de la construction européenne. Peut-on réellement postuler qu’ils ignoraient ces mécanismes fondamentaux ? Que le caractère néolibéral de l’Union européenne est apparu comme une surprise 7 ?
Il serait stérile de spéculer sur les intentions des uns et des autres. Il est peut-être plus utile de se reporter à leurs déclarations publiques. Avant le tournant de 1983, de nombreux dirigeants du Parti socialiste ne faisaient pas mystère de la contradiction frontale entre le cadre européen et les aspirations égalitaires de leur électorat. On citera François Mitterrand lui-même, qui écrivait dans une tribune datant de 1968 : « Une France socialiste dans une Europe libérale : cette question est d’actualité brûlante pour la gauche […] La gauche devra‐t‐elle opter pour l’Europe contre le socialisme, ou pour le socialisme contre l’Europe 8 ? »
Le tournant néolibéral de 1983 achevé, c’est l’Europe qui devait réconcilier la gauche et le patronat. Et c’est Jacques Delors (à la tête du ministère de l’Économie et des Finances d’abord, de la Commission européenne ensuite) qui en serait l’architecte. Le « rapport Delors sur l’union économique et monétaire », préparé par la Commission et adopté par les États en 1989, donne le ton 9 . Il se félicité de la « nette tendance au ralentissement du rythme moyen de hausse des prix et des salaires » permise par l’approfondissement de la construction européenne ; et ajoute qu’il faut « s’employer à convaincre les chefs d’entreprise et les travailleurs des avantages de politiques salariales fortement axées sur les améliorations de la productivité ».
On y lit que « la flexibilité salariale est nécessaire pour éliminer les différences de compétitivité entre les pays et régions de la communauté ». Et on y découvre un hommage à « l’effet de discipline » exercé par « les forces du marché » : une fois l’union économique et monétaire achevée, « les marchés financiers […] sanctionneraient les écarts par rapport aux orientations budgétaires arrêtées en commun ou aux accords salariaux, et exerceraient donc une pression en faveur de politiques plus saines ».
La suite est connue. La voie de la dévaluation, déjà abandonnée en 1983, fut rendue impossible par l’adoption de l’euro. Et c’est la « dévaluation interne », sous la forme de la compression des salaires, que l’on allait systématiser.
À cette lueur, on comprend mal (ou on ne comprend que trop bien) l’hommage appuyé d’une partie de la gauche à la vision européenne de Jacques Delors. On comprend en revanche parfaitement les mots élogieux d’Emmanuel Macron, adressés à l’homme de la « réconciliation du socialisme de gouvernement avec l’économie sociale de marché » – par le truchement de la construction européenne.
Notes :
1 « Je dois placer au cœur des priorités nationales la renonciation consciente des droits obtenus par les estropiés, les invalides, les soldats. Ces renonciations, qui constituent un sacrifice sacré consenti pour l’âme de notre pays, ont un nom : austérité » (p. 244).
2 Ainsi, Serge Berstein et Pierre Milza, historiens de référence de la période fasciste, estiment que si Mussolini a tenu à maintenir l’arrimage de la livre à l’étalon-or – aux implications déflationnistes terribles pour la population – c’est à cause… d’un attachement idéologique au principe d’une monnaie forte ! ( Le Fascisme italien 1919-1945 , Points, 2018).
3 Cité p. 152.
4 Les taxes à la consommation comme facteur de réduction de la demande est ouvertement théorisé par Ralph George Hawtrey, l’économiste du Trésor britannique : « La taxation [à la consommation], en réduisant les ressources disponibles pour les citoyens, les induit à réduire leur consommation des marchandises » (cité p. 180).
5 Elle rejoint ainsi les analyses de l’économiste Michal Kalecki sur « les aspects politiques du plein-emploi ». « Sous un régime de plein-emploi permanent, la menace du chômage cesserait de jouer son rôle de mesure disciplinaire. La position sociale des chefs d’entreprise serait ébranlée, tandis que l’assurance et la conscience de classe de la classe ouvrière s’accroîtraient » (« The Political Aspects of Full Employment », Political Quarterly , 14, 1943).
6 Les économistes italiens qui conseillaient Mussolini étaient souvent d’obédience néoclassique, attachés à l’idée d’un marché du travail parfaitement concurrentiel, sur lequel le salaire s’équilibrerait en fonction de l’offre de travailleurs et de la demande de travail. Ils estimaient que le marché du travail était distordu par le pouvoir des syndicats. Ironie de l’histoire, c’est seulement avec l’appui des matraques fascistes qu’ils ont pu faire advenir un marché du travail (supposément) concurrentiel.
7 Il est difficile de dater le « point de bascule » à partir duquel les institutions européennes sont devenues fondamentalement néolibérales. Voir Aurélie Dianara, « Europe sociale : aux origines de l’échec », Le vent se lève , avril 2023.
8 Voir William Bouchardon, « La construction européenne s’est faite contre le peuple français – entretien avec Aquilino Morelle », Le vent se lève, 22 novembre 2021.
9 Rapport sur l’Union économique et monétaire dans la Communauté européenne , Commission européenne, 12 avril 1989. Consultable en ligne : https://www.cvce.eu/content/publication/2001/11/22/725f74fb-841b-4452-a428-39e7a703f35f/publishable_fr.pdf
À Dubaï, siège de la dernière « Cop » ( Conference of parties ), le lobby des énergies fossiles se trouvait en position confortable. Pas moins de 2.456 participants à l’événement entretenaient des liens avec le secteur du gaz et du pétrole. Tout indique qu’il en sera de même pour la suivante. La Cop 28 avait été organisée par Sultan al-Jaber, président de la principale compagnie pétrolière des Émirats arabes unis. La Cop 29 le sera par Mukhtar Babayev, qui cumule seize années de direction à SOCAR , le géant pétro-gazier d’Azerbaïdjan . L’omniprésence des intérêts fossiles aux dernières « Cop » fait ressortir le souvenir des premiers « sommets de la Terre », convoqués avec une certaine nostalgie . Pourtant, dès la conférence de Stockholm (1972), le secteur de l’or est présent. Il bénéficie d’un allié de taille : Maurice Strong , pétrolier et sous-secrétaire général de l’ONU. Naviguant entre le Club de Rome et les énergies fossiles, il allait avoir une influence considérable dans la configuration des sommets à venir.
Le premier « sommet de la Terre » se tient en 1972 à Stockholm. Un événement d’ampleur : douze jours de débats, cent quatre-vingt pays et deux cent cinquante ONG évoquent pour la première fois ensemble l’avenir de la planète.
Signe des temps. Ce début de décennie est marqué par des préoccupations environnementales croissantes. Le sommet précède de peu la publication du « rapport Meadows » The Limits to Growth ( Halte à la croissance ? ). Dans ce best-seller , Donnella Meadows et son équipe cherchent à mettre en évidence l’incompatibilité entre les ressources finies de la planète et un essor économique et démographique infini. Les interactions entre diverses variables sont étudiées : accroissement démographique, niveau d’industrialisation, niveaux de pollution, choix politiques, etc, et une douzaine de scénarios futurs sont élaborés. La plupart présentent des résultats peu enviables : chute de la population provoquée par des pics de pollution, pénurie extrême de ressources 1 .
À Stockholm donc, ONG et militants sont conviés à participer aux négociations de ce qui apparaît comme la première chance pour une diplomatie climatique multilatérale de voir le jour. Aujourd’hui encore, on s’en souvient comme un laboratoire d’idées, que l’on convoque avec enthousiasme. Dans une archive de l’INA, le journaliste scientifique François de Closets ne tarit pas d’éloges sur l’organisation de ce sommet : « Très rarement a-t-on vu tous les pays du monde aborder un sujet aussi nouveau aussi rapidement » se réjouit-il 2 .
La réalité est toute autre. Aurélien Bernier, dans un article pour le Monde diplomatique, rappelle le cadre étroit dans lequel s’est tenu le sommet. En amont, vingt-sept intellectuels s’étaient réunis pour préparer ce grand rendez-vous, et avaient accouché du « rapport Founex », du nom de la ville où ils s’étaient retrouvés. Celui-ci pose que le libre-échange doit être préserve coûte que coûte : « Le principal danger, tant pour les pays développés qu’en développement, est d’éviter que l’argument environnemental ne se transforme en argument pour d’avantage de protections. Quand le sujet devient les conditions de production et plus seulement la qualité environnementale d’un produit, il faut tirer la sonnette d’alarme dans le monde entier, car ce pourrait être le début de la pire forme du protectionnisme ». 3
Membre du Club de Rome, responsable onusien des événements climatiques, Maurice Strong est actionnaire de multiples géants fossiles et siège au comité exécutif de la fondation Rockefeller.
Alors que la mise en place de barrières commerciales aurait pu constituer un levier pour lutter contre la dévastation environnementale, celle-ci est jugée non conforme au cadre économique dominant. Les principaux points du « rapport Founex » sont repris sous forme de « recommandations » et présentées aux participants du sommet de Stockholm.
La recommandation 103, qui fera consensus parmi l’assemblée, assène un principe fort : « tous les États à la Conférence acceptent de ne pas invoquer leur souci de protéger l’environnement comme prétexte pour appliquer une politique commerciale discriminatoire ou réduire l’accès à leur marché ». D’emblée, la voie protectionniste était écartée ; le premier « Sommet de la Terre » pouvait-il être autre chose qu’une belle série de déclarations d’intention ?
Derrière cette adhésion au cadre économique dominant, on trouve de puissants intérêts.
Dans son livre, Le Grand Sabotage Climatique (Les liens qui libèrent, 2023), le journaliste Fabrice Nicolino analyse le rôle du sous-secrétaire général de l’ONU Maurice Strong dans l’orientation néolibérale de nombreux sommets internationaux. Ayant analysé les questions environnementales durant trois décennies, Nicolino ne cesse d’être stupéfait de l’influence de Strong sur la diplomatie climatique. Des années 1970 à la fin des années 2000, on ne peut évoquer un événement mondial sur le climat sans que Strong soit impliqué. Il est partout.
Avant de rejoindre le Club de Rome et de devenir le responsable onusien des événements climatiques, Strong est un businessman . Vice-président du pétrolier privé Dome Corporation à seulement vingt-cinq ans, il devient par la suite actionnaire d’un nombre croissant de géants fossiles (dont Petro Canada), et siège au comité exécutif de la fondation Rockefeller. En 1972, ses multiples liens avec le secteur pétrolier sont multiples et il n’a témoigné aucun intérêt pour les questions environnementales. Et pourtant, c’est à lui que l’on confie la lourde tâche de présider le « sommet de la terre » de 1972 à Stockholm.
C’est Strong qui est à l’origine du Programme des Nations-unies pour l’environnement (PNUE) et de Organisation météorologique mondiale (OMM) pour le compte de l’ONU. Il participe également à la création du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC). Il demeure l’un des organisateur du Sommet de la Terre de Rio en 1992.
Où l’on voit que, dès les années 1970, la diplomatie climatique était entre de bonnes mains…
Si le « rapport Meadows » était au contre des discussions lors des sommets des années 1970, le « rapport Brundtland » sera le centre d’attention du troisième sommet de la Terre à Rio en 1992.
Du nom de l’ancienne première ministre norvégienne Gro Harlem Brundtland, c’est ce document qui consacrera le terme de sustainable development – traduit en français par « développement durable ». La définition donnée dans le « rapport Brundtland » est la suivante :
« Le développement durable est un développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la possibilité, pour les générations à venir, de pouvoir répondre à leurs propres besoins. »
La conférence de Kyoto (1997) visant à faire reculer l’émission de gaz à effets de serre, est saluée comme une réussite. En 2014, loin d’avoir diminué, elles avaient connu une augmentation de 6,4%
Formulation vague et floue, que l’on trouve à chaque page du « rapport », sans danger, on le devine, pour les intérêts dominants. Fabrice Nicolino rappelle que la traduction française devait encore édulcorer la charge politique du terme : s ustainable a d’abord été traduit par « soutenable », puis « durable ». Ce glissement n’est pas anodin : un écosystème est soutenable quand « il maintient, sur le long cours, malgré tous les aléas, ses équilibres et ses fonctions ». Le terme « durable », quant à lui, ne renvoie à aucun mot d’ordre écologique concret.
Quant au « développement », il devait rencontrer l’opposition d’une partie du sud du monde. Aminata D. Traoré, ancienne ministre de la Culture et du Tourisme malienne, en rappelle la teneur dans un article du Monde Diplomatique de 2002 :
« [Le concept] de développement (antinomique avec la notion de durabilité) et celui de mondialisation libérale procèdent de la même logique déshumanisante. Il s’agit, pour l’Afrique, de leur opposer des principes de vie, ainsi que des valeurs qui privilégient l’humain : l’humilité contre l’arrogance. » 4
Pour Aminata Traoré, cette conception toute occidentale du « développement » était destinée à pérenniser son hégémonie.
« Toutes les précautions étaient prises pour que jamais le feu ne s’éteigne. L’alliance avec la nature, les différentes formes de solidarité étaient les garantes de cette pérennité, plus forte que la durabilité. […] Mais le développement — même durable — n’est qu’un mot-clé et un mot d’ordre de plus. Il est d’autant plus redoutable qu’il permet la poursuite de la mission « civilisatrice » des puissances coloniales. »
Le « développement durable » allait pourtant devenir l’étendard de la diplomatie climatique ultérieure.
Lors de la dernière COP, quatre jours sur les treize de l’événement ont été accaparé par des discours de chefs d’État, se relayant à la tribune pour y prêcher leur détermination à sauver la planète. C’est le lieu privilégié des déclarations destinées à marquer l’histoire oratoire – on pense à Jacques Chirac déclamant « Notre maison brûle et nous regardons ailleurs » à Johannesburg en 2002. À Johannesbourg comme ailleurs, l’inflation rhétorique semble étroitement corrélée à l’inaction climatique.
La COP 3 à Kyoto, en 1997, reste aujourd’hui citée comme une référence. Elle avait pour but de contenir la hausse des émissions carbone, notamment par des mécanismes de marché. L’enjeu était de parvenir à une baisse des émissions de gaz à effet de serre de 5 % en 2014 par rapport aux niveaux 1990. Les plus grands pollueurs mondiaux n’ont pas daigné se joindre à l’effort. L’Amérique d’Al Gore (que l’on devait célébrer plus tard pour ses documentaires sur le climat) a refusé de ratifier l’accord ; son voisin canadien a jeté l’éponge dès 2011 pour des raisons économiques. En 2014, loin d’avoir diminué, les gaz à effet de serre avaient connu une nette augmentation de 6,4% 5 !
Si l’on ne peut rien attendre de ces événements réunissant le gratin de l’oligarchie pétrolière, la prise stratégique qu’ils offrent pour faire avancer la prise de conscience écologique est-elle négligeable ?
Dix-huit ans plus tard, à Paris, une nouvelle COP fortement médiatisée prenait place. Les hérauts du climat Laurent Fabius, Ségolène Royal et François Hollande allaient ébranler le statu quo. Une limite, destinée à faire référence, était fixée : en aucun cas la température moyenne globale ne devrait dépasser les 2°C. Et les gouvernements proclamaient leur attachement à ce principe.
Bien sûr, ces accords n’étaient nullement contraignants pour les États, peu disposés à accepter une autorité transnationale qui menacerait leur souveraineté. La structure organisationnelle des COP favorise l’immobilisme : les décisions étant prises non pas à la majorité mais au consensus, les propositions les plus ambitieuses sont systématiquement rejetées.
Et c’est ainsi qu’à Dubaï, le terme « sortie ( phase out ) des énergies fossiles » a été remplacé par une vague formule qui évoque les plus grandes heures du « rapport Brundtland » « Processus de transition hors ( transitioning away from ) des énergies fossiles ».
L’histoire des sommets de la Terre commence avec un pétrolier, et les COP sont fidèles à cette tradition : le président de la prochaine n’est autre que Mukhtar Babayev, qui a travaillé pendant vingt ans pour le compte de la compagnie pétrolière nationale d’Azerbaïdjan – avant, rassurons-nous, de devenir ministre de l’Environnement.
Une mascarade de plus ? Si les plus pessimistes vont jusqu’à jeter le principe même des COP, il faut relever que c’est lors de ces réunions mondiales que les questions environnementales sont mises en avant. Ils peuvent servir de catalyseurs à une prise de conscience plus globale – et de repères pour prendre les États en défaut dans leur manquement aux objectifs climatiques.
Les COP sont également des tribunes pour les pays du Sud, ainsi que le note Thomas Wagner « Les pays du Sud y viennent avec l’espoir d’y obtenir quelque chose. Ils ont bien plus de poids aux COP qu’à Davos ou à l’OMC. Oui, il faut attendre plus des COP, mais en attendre un miracle, c’est ne pas comprendre la complexité des négociations climatiques. » 6
Si l’on ne peut rien attendre de ces événements réunissant le gratin de l’oligarchie pétrolière, la prise stratégique qu’ils offrent pour évoquer les questions climatiques et faire avancer la prise de conscience écologique est-elle négligeable ?
Notes :
1 On ne s’étendra pas ici sur la méthodologie de ce rapport. Fortement critiqué à sa sortie par divers économistes néolibéraux (dont Friedrich Hayek, qui mentionne Halte à la croissance ? lors de sa remise du prix de la Banque de Suède en 1974), les marxistes ne lui ont pas réservé une meilleur réception, pointant du doigt son caractère (ouvertement) malthusien.
2 Conférence de Stockholm, JT 13h, ORTF, 19/06/1972 : https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/video/caf94072876/conference-de-stockholm .
3 Aurélien Bernier, « La face cachée des sommets de la Terre », Le Monde diplomatique , Juin 2022.
4 Aminata Traoré, « L’oppression du développement », Le Monde diplomatique , septembre 2002.
5 « Kyoto ou tard », Datagueule , décembre 2015.12/2015.
6 Thibault Wagner, « COP 28 : Qui aurait pu prédire une telle issue ? », BonPote , décembre 2023.
« Nous avons réussi à trouver un équilibre vital entre la compétitivité de notre industrie, la stabilité pour les ménages et le développement d’EDF ». A la mi-novembre 2023, après deux ans de crise sur le marché de l’électricité, Bruno Le Maire était fier d’annoncer un accord entre l’Etat et EDF . A l’entendre, tous les problèmes constatés ces dernières années ont été résolus. Le tout en restant pourtant dans le cadre de marché imposé par l’Union européenne. En somme, la France aurait réussi l’impossible : garantir des prix stables tout en permettant une concurrence… qui implique une fluctuation des prix.
Alors que la crise énergétique n’est toujours pas vraiment derrière nous et que les investissements pour la maintenance et le renouvellement des centrales électriques dans les années à venir sont considérables, cet accord mérite une attention particulière. Devant la technicité du sujet, la plupart des médias ont pourtant renoncé à se plonger dans les détails de la réforme et se sont contentés de reprendre les déclarations officielles. Cet accord comporte pourtant de grandes zones d’ombre, qui invitent à relativiser les propos optimistes du ministre de l’Économie. Alors qu’en est-il vraiment ?
D’abord, il faut rappeler à quel point une réforme des prix de l’électricité était urgente. Depuis l’ouverture à la concurrence du secteur imposée par l’Union Européenne (UE) à la fin des années 90, le système est devenu de plus en plus complexe, EDF s’est retrouvée de plus en plus fragilisée et les prix pour les consommateurs ont explosé, contrairement aux promesses des apôtres du marché. En transformant l’électricité d’un bien public au tarif garanti en un bien de marché échangé sur les places boursières, son prix a été largement corrélé à celui du gaz, correspondant au coût marginal de production, c’est-à-dire au coût pour produire un MWh supplémentaire. Une absurdité alors que nos électrons proviennent largement du nucléaire et des renouvelables, notamment l’hydroélectricité.
Complexification du système électrique français depuis la libéralisation européenne. © ElucidDès la fin 2021, l’envolée des prix du gaz entraîne de fortes hausses des prix de marché de l’électricité, qui se répercutent ensuite sur les consommateurs. Pour la plupart des entreprises et les collectivités, qui ne bénéficient pas du tarif réglementé, l’augmentation a été brutale : +21% en 2022 et +84% en 2023 en moyenne selon l’INSEE ., soit un doublement des factures en à peine deux ans ! Et cette moyenne cache de fortes disparités : les exemples d’entreprises ou communes ayant vu leur facture tripler ou quadrupler, voire multipliée par 10, sont légion . Les conséquences de telles hausses sont catastrophiques : faillites, délocalisations, gel des investissements, dégradation des services publics, hausse de l’inflation… Pour les particuliers, la hausse a été moins brutale, mais tout de même historique : après +4% en 2022, le tarif réglementé a connu une hausse de 15% en février 2023 et une autre de 10% en août. Soit presque +30% en deux ans, avant une nouvelle hausse de 10% prévue pour cette année.
Face aux effets dévastateurs de cette envolée des prix, l’Etat a bricolé un « bouclier tarifaire» pour les particuliers et divers amortisseurs et aides ciblées pour les collectivités et les entreprises. Un empilement de dispositifs considéré comme une « usine à gaz » par un rapport sénatorial et qui aura coûté 50 milliards d’euros entre 2021 et 2023 rien que pour l’électricité. L’Etat français a ainsi préféré payer une part des factures lui-même pour acheter la paix sociale plutôt que de taxer les superprofits des spéculateurs ou de reprendre le contrôle sur l’énergie. Privatisation des profits et socialisation des pertes.
Le bilan des deux dernières années est accablant : les factures des ménages et des entreprises ont flambé, l’Etat a dépensé sans compter pour les aider et l’endettement d’EDF a explosé. Les seuls bénéficiaires de cette période sont les spéculateurs du marché, qui ont engrangé des profits indécents.
De manière absurde, alors que les prix étaient au plus haut, EDF a enregistré des pertes historiques en 2022 (18 milliards d’euros). Une situation qui s’explique par des erreurs stratégiques et une faible disponibilité du parc nucléaire, qui l’a obligée à racheter à ses concurrents les volumes vendus dans le cadre de l’Accès Régulé à l’Énergie Nucléaire Historique (ARENH). Concession de la France aux fanatiques européens de la concurrence, ce système force EDF à vendre 120 TWh par an, soit environ un tiers de sa production nucléaire, à ses concurrents à un prix trop faible de 42€/MWh. Si la situation de l’énergéticien s’est depuis améliorée , le bilan des deux dernières années est accablant : les factures des ménages et des entreprises ont flambé, l’Etat a dépensé sans compter pour les aider et l’endettement d’EDF a explosé. Les seuls bénéficiaires de cette période sont les spéculateurs du marché, qui ont engrangé des profits indécents.
Après un tel échec du marché et alors que le mécanisme de l’ARENH doit prendre fin au 1er janvier 2026, une réforme devenait indispensable. Suite à des mois de négociations, un accord a finalement été trouvé entre l’Etat et EDF pour la période 2026-2040 pour « garantir un niveau de prix autour de 70€ le MWh pour l’électricité nucléaire » selon Bruno Le Maire. Si certains ont jugé la hausse trop forte par rapport aux 42€/MWh de l’ARENH, il convient de relativiser. D’une part, l’ARENH ne concernait qu’une part de la production nucléaire, le reste étant vendu bien plus cher. D’autre part, le tarif de l’ARENH était devenu trop faible par rapport aux coûts de production du nucléaire, estimés autour de 60€/MWh dans les années à venir , et aux besoins d’investissement d’EDF. Une hausse conséquente était donc inéluctable.
Le nouveau tarif paraît donc élevé, mais pas délirant. Mais voilà : ces 70€/MWh ne sont en fait pas un tarif garanti mais un « tarif cible » que se fixe le gouvernement, « en moyenne sur 15 ans et sur l’ensemble des consommateurs ». Cette cible repose sur des prévisions d’évolution des prix de marché absolument impossibles à valider et sur un mécanisme de taxation progressive des prix de vente d’EDF aux fournisseurs, qui démarre à 78 €/MWh. A partir de ce seuil, les gains supplémentaires seront taxés à 50%, puis à 90% au-delà de 110€/MWh. Rien qui permette de garantir un prix de 70 €/MWh aux fournisseurs… et encore moins aux consommateurs puisque la marge des fournisseurs n’est pas encadrée. Si l’Etat promet que les recettes de ces taxes seront ensuite reversées aux consommateurs, le mécanisme envisagé n’est pas encore connu. S’agira-t-il d’un crédit d’impôt ? D’une remise sur les factures suivantes ? Sans doute les cabinets de conseil se penchent-ils déjà sur la question pour concevoir un nouveau système bureaucratique.
Ce système bricolé reste vulnérable aux injonctions européennes.
En attendant, une chose est sûre : les factures vont continuer à osciller fortement, pénalisant fortement les ménages, les entreprises et les communes, à l’image de la situation actuelle. On est donc loin de la « stabilité » vantée par le gouvernement. Enfin, ce système bricolé reste vulnérable aux injonctions européennes : si les tarifs français sont plus attractifs que ceux d’autres pays européens – par exemple, ceux d’une Allemagne désormais largement dépendante du gaz américain particulièrement cher – rien ne garantit que ceux-ci ne portent pas plainte auprès de l’UE pour distorsion de concurrence. Quelle nouvelle concession la France fera-t-elle alors aux gourous du marché ?
En revanche, le fait que les fournisseurs et producteurs privés continuent à engranger des superprofits sur le dos des usagers ne semble gêner personne. Imaginons par exemple une nouvelle période de flambée des prix durant laquelle TotalEnergies, Eni, Engie ou d’autres vendent de l’électricité à 100 ou 150€/MWh : si les consommateurs ne percevront pas la différence – le mécanisme de taxation prévoyant une redistribution indépendamment de leur fournisseur – les profits supplémentaires n’iront pas dans les mêmes poches suivant qui les réalisent. Chez EDF, d’éventuels dividendes iront directement dans les caisses de l’Etat, désormais actionnaire à 100%. Chez ses concurrents, ces profits sur un bien public enrichiront des investisseurs privés.
Pour l’opérateur historique, la réforme ouvre donc une nouvelle ère incertaine. Certes, en apparence, EDF semble plutôt sortir gagnante des négociations. Son PDG Luc Rémont n’a d’ailleurs pas hésité à menacer de démissionner s’il n’obtenait pas un tarif cible suffisant. Une fermeté qui doit moins à son attachement au service public qu’à sa volonté de gouverner EDF comme une multinationale privée, en vendant l’électricité à des prix plus hauts. Or, EDF doit faire face à des défis immenses dans les prochaines décennies : il faut non seulement assurer le prolongement du parc existant, notamment le « grand carénage » des centrales nucléaires vieillissantes, mais également investir pour répondre à une demande amenée à augmenter fortement avec l’électrification de nouveaux usages (procédés industriels et véhicules notamment). Le tout en essayant de rembourser une dette de 65 milliards d’euros, directement causée par les décisions désastreuses prises depuis 20 ans et en essayant de se développer à l’international.
A première vue, le tarif cible de 70€/MWh devrait permettre de remplir ces différents objectifs. D’après la Commission de Régulation de l’Énergie , le coût de production du nucléaire sur la période 2026-2030 devrait être de 60,7€/MWh. La dizaine d’euros supplémentaires ponctionnés sur chaque MWh devrait servir à financer la « politique d’investissement d’EDF, notamment dans le nouveau nucléaire français et à l’export », indique le gouvernement. Selon les calculs d’ Alternatives Economiques , cette différence par rapport aux coûts de production permettrait de financer un réacteur EPR tous les deux ans. Que l’on soit pour ou contre la relance du programme nucléaire, cet apport financier supplémentaire pour EDF reste une bonne nouvelle, les énergies renouvelables nécessitant elles aussi de gros investissements.
Les factures d’électricité des Français serviront-elles à payer les réacteurs EPR britanniques ?
Cependant, l’usage exact de ces milliards par EDF reste entouré d’un grand flou. L’entreprise est en effet le bras armé de la France pour exporter son nucléaire dans le reste du monde. Or, les coûts des centrales atomiques construites à l’étranger ont eu tendance à exploser. C’est notamment le cas au Royaume-Uni, où EDF construit la centrale d’Hinkley Point C. Un projet dont le coût est passé de 18 milliards de livres au début de sa construction en 2016 à presque 33 milliards de livres aujourd’hui . Des surcoûts que le partenaire chinois d’EDF sur ce projet, China General Nuclear Power Group (CGN), refuse d’assumer. EDF risque donc de devoir assumer seule cette facture extrêmement salée, ainsi que celle de la future centrale de Sizewell C , également en « partenariat » avec CGN. Les factures d’électricité des Français serviront-elles à payer les réacteurs EPR britanniques ? Si rien n’est encore décidé, le risque existe bel et bien.
Enfin, EDF fait toujours figure d’ennemi à abattre pour la Commission Européenne. Étant donné la position ultra-dominante de l’opérateur national, les technocrates bruxellois cherchent depuis longtemps des moyens d’affaiblir ses parts de marché. Le nucléaire intéresse peu le secteur privé : il pose de trop grands enjeux de sécurité et est trop peu rentable. Les concurrents d’EDF espèrent donc surtout mettre la main sur le reste des activités du groupe, c’est-à-dire les énergies renouvelables et les barrages hydroélectriques, amortis depuis longtemps et qui garantissent une rente confortable. Si un pays européen venait à se plaindre de la concurrence « déloyale » d’EDF, la Commission européenne pourrait alors ressortir des cartons le « projet Hercule », qui prévoit le démembrement de l’entreprise et la vente de ses activités non-nucléaires. Bien qu’ils disent le contraire, les macronistes ne semblent pas avoir renoncé à ce scénario. En témoignent la réorganisation actuelle du groupe EDF, qui ressemble fortement aux plans prévus par Hercule, et leur opposition intense à la proposition de loi du député Philippe Brun (PS) qui vise, entre autres, à garantir l’incessibilité des actifs d’EDF.
EDF fait toujours figure d’ennemi à abattre pour la Commission Européenne.
Etant donné la docilité habituelle de Paris face aux injonctions européennes, le retour de ce « projet Hercule » est donc une possibilité réelle. La France pourrait pourtant faire d’autres choix et désobéir à Bruxelles pour pouvoir appliquer sa propre politique énergétique. L’exemple de l’Espagne et du Portugal montre que des alternatives existent : en dérogeant temporairement aux règles européennes pour plafonner le prix du gaz utilisé pour la production électrique, les deux pays ibériques ont divisé par deux les factures des consommateurs bénéficiant de tarifs réglementés . Quand le Parti Communiste Français et la France Insoumise, inspirés par le travail du syndicat Sud Energie , ont proposé que la France revienne à une gestion publique de l’électricité, les macronistes ont agité la peur d’un « Frexit énergétique », estimant que la sortie de la concurrence reviendrait à cesser tout échange énergétique avec les pays voisins. Un mensonge qui témoigne soit de leur mauvaise foi, soit de leur méconnaissance complète du sujet, les échanges d’électricité ne nécessitant ni la privatisation des centrales, ni la mise en concurrence d’EDF avec des fournisseurs nuisibles.
Si cette réforme s’apparente donc à un vaste bricolage pour faire perdurer l’hérésie du marché, l’insistance sur la « stabilité » des prix dans le discours de Bruno Le Maire s’apparente à une reconnaissance implicite du fait que le marché n’est pas la solution. Les consommateurs, qu’il s’agisse des particuliers, des entreprises ou des collectivités et organismes publics, souhaitent tous de la visibilité sur leurs factures pour ne pas tomber dans le rouge. De l’autre côté, les investissements menés sur le système électrique, tant pour la production que pour le réseau, ne sont amortis que sur le temps long. Ainsi, tout le monde a intérêt à des tarifs réglementés, fixés sur le long terme. Un objectif qui ne peut être atteint que par un retour à un monopole public et une forte planification. Exactement l’inverse du chaos et de la voracité des marchés.
Note : L’auteur remercie la syndicaliste Anne Debrégeas (Sud Energie) pour ses retours précis et ses analyses sur la réforme en cours.
Le conflit ukrainien aura-t-il raison du Haut-Karabagh, cette enclave arménophone en Azerbaïdjan qui réclame l’indépendance ? Depuis quelques mois, les visées expansionnistes du chef d’État azéri Ilham Aliev sont arrivées à leur terme. Le Haut-Karabagh est occupé, et ses habitants sont privés du corridor qui les reliaient à l’Arménie. Avec le soutien implicite de l’Union européenne et des États-Unis, mais aussi – fait nouveau – de la Russie. Le gouvernement arménien avait en effet tenté de se rapprocher du bloc occidental ces derniers mois ; sans succès, mais suffisamment pour s’aliéner les bonnes grâces de la Russie. Quant à Emmanuel Macron, qui critique régulièrement le chef d’État azéri, il a décrété suite à l’annexion du Haut-Karabagh que « l’heure n’était pas aux sanctions »…
Pour comprendre le Haut-Karabagh, cette enclave arménophone en Azerbaïdjan, il faut remonter à l’année 1923. Et à la volonté du pouvoir soviétique, représenté par Joseph Staline, d’anéantir l’autonomie décisionnelle des autorités d’Azerbaïdjan et d’Arménie. Pour ce faire, de nouvelles frontières ont été tracées, faisant volontairement fi des facteurs ethniques et linguistiques. Le pouvoir soviétique a parié sur une dilution des sentiments nationalistes, afin de forcer l’identification à l’Union des Républiques socialistes soviétiques (URSS).
C’est ainsi que le Haut-Karabagh, peuplé à plus de 90 % d’Arméniens, est intégré comme oblast au sein de la République socialiste soviétique d’Azerbaïdjan. Si celle-ci se voit confier la région majoritairement azérie du Nakhitchevan, conformément à ses voeux, on lui refuse celle du Syunik, à l’Est, pourtant azérie elle aussi . Le Nakhitchevan se retrouve ainsi enclavé en Arménie, tout comme le Haut-Karabagh en Azerbaïdjan. C’est en vertu de la même logique que l’Ossétie est scindée en une entité russe et une autre géorgienne.
Auparavant, Arméniens et Azéris s’étaient proclamés indépendants en 1918, et de nombreux États les avaient reconnus comme tels, malgré les conflits qui demeuraient quant à leurs frontières. Pendant les années qui ont précédé l’invasion de l’Armée rouge dans le Caucase, les Arméniens et Azéris s’étaient livrés à de violents combats dans Haut-Karabagh.
Le mastodonte gazier SOCAR, qui accueille des capitaux du monde entier, permet le réveil militaire de l’Azerbaïdjan. Celle-ci peut rapidement écouler ses hydrocarbures vers les pays riches
Les Arméniens, déjà victime du génocide auquel participèrent de nombreux Azéris, eurent à essuyer de nouveaux massacres, notamment dans le Karabagh (jusqu’à 20,000 civils assassinés à Chouchi en 1920). À Bakou, c’est sous l’autorité des communistes russes et avec la participation active de la Fédération révolutionnaire arménienne que des milliers de musulmans sont massacrés pour endiguer les aspirations à l’autodétermination de 1918.
Avec la chute de l’URSS, les sentiments nationalistes, que les autorités soviétiques avaient tenté d’éteindre, se réveillent. Rapidement, des pogroms arménophobes sont perpétrés dans les faubourgs de Bakou ; en réaction, les Arméniens de l’ oblast du Haut-Karabagh décident de s’auto-proclamer indépendant par le biais d’un referendum. Le pouvoir azéri envoie l’armée ; les craintes d’un nettoyage ethnique se propagent.
Mais la supériorité militaire du Haut-Karabagh, soutenu par l’Arménie, a raison des armées azéries. Une fois cette victoire remportée, les troupes arméniennes se lancent à leur tour dans une guerre d’annexion à l’égard des districts azéris qui entourent le Haut-Karabagh. Sur les routes de l’exil, des centaines de milliers de civils azéris viennent alors rejoindre le cortège de réfugiés arméniens qui avaient dû fuir l’Azerbaïdjan… Le pouvoir de Bakou est contraint à la signature d’un accord de cessez-le-feu.
Le chef d’État azéri Heydar Aliev, connu pour son incitation aux pogroms arménophobes durant la période soviétique, n’était pourtant pas homme à se laisser défaire. Les années suivantes, il met en place une politique économique visant à créer les conditions de la reprise en main de l’ensemble des territoires convoités. Le mastodonte gazier SOCAR, dirigé par son fils Ilham Aliev, accueille des capitaux du monde entier. Prospère, l’industrie est rapidement capable d’exporter des hydrocarbures vers les pays riches – tout en laissant une grande partie de la population locale dans le marasme économique.
Cette politique énergétique permet au pays de connaître un réarmement fulgurant. Les dépenses militaires du pays explosent, et des armes notamment israéliennes et turques fournissent à l’armée azérie une technologie de pointe.
C’est ainsi que l’on comprend les succès militaires fulgurants de l’Azerbaïdjan lors de la période récente. Lorsque la guerre commence au Haut-Karabagh en septembre 2020, il n’a fallu que quelques semaines à Bakou pour sceller le sort des Arméniens.
Le conflit ukrainien allait générer un rapprochement mécanique du camp occidental avec l’Azerbaïdjan, tandis que les sanctions contre le gaz russe allaient encore isoler l’Arménie
L’accord signé le 10 novembre entraîne le retrait de l’armée arménienne. Il permet le maintien d’une certaine continuité territoriale entre le territoire du Haut-Karabagh et l’Arménie grâce au corridor de Latchine (qui traverse l’Azerbaïdjan sur près de 65 kilomètres jusqu’en Arménie), surveillé par des forces russes.
L’invasion de l’Ukraine par la Russie devait fragiliser ce statu quo, et affaiblit par ricochet la situation des Arméniens du Haut-Karabagh. L’aide massive apportée par les Occidentaux à l’Ukraine n’est pas sans conséquence sur la géopolitique locale : celle-ci est une allié de l’Azerbaïdjan, membre comme lui du GUAM (Organisation pour la démocratie et le développement, le sigle renvoyant à ses États-membres). Ses quatre membres, la Géorgie, l’Ukraine, l’Azerbaïdjan et la Moldavie ont pour point commun d’avoir perdu le contrôle de leur territoire suite à des mouvements séparatistes hérités de l’époque soviétique ; de regarder avec méfiance les visées régionales russes ; et de vouloir se rapprocher des institutions occidentales, Union européenne et OTAN en tête.
Outre ce rapprochement mécanique du camp occidental avec l’Azerbaïdjan, les sanctions à l’égard du gaz russe allaient encore isoler l’Arménie. Un accord énergétique est conclus entre Ilham Aliev et la Commission européenne, dirigée par Ursula Von der Leyen, dès août 2022. Ironiquement, de nombreux observateurs constataient alors que l’Azerbaïdjan n’avait pas la capacité d’honorer le montant de ses commandes, et devrait se tourner vers… Gazprom. Ce tour de passe-passe permettait à la Russie d’exporter son gaz vers l’Union européenne, permettant au passage à SOCAR, en situation d’intermédiaire, d’empocher une confortable commission.
Ayant lié la stabilité énergétique de l’Union européenne à l’Azerbaïdjan, Bakou n’avait plus qu’à préparer l’assaut final sur le Haut-Karabagh. Et à multiplier les opérations de lobbying à l’international et les déclarations emphatiques à la presse étrangère déclarant vouloir la paix avec Erevan. En Azerbaïdjan même, l’atmosphère était toute autre.
La victoire militaire sur l’Arménie n’avait aucunement apaisé le climat arménophobe qui prédominait. Les appels publics à la haine continuaient de s’épanouir : « j’avais dit que l’on chasserait les Arméniens de nos terres comme des chiens », avait ainsi déclaré Ilham Aliev. Un temps, la capitale azérie contenait un « musée de la victoire » dans lequel des statuettes d’Arméniens vaincus étaient représentés avec des visages déformés, en fonction de stéréotypes qui évoquaient de manière troublante un tout autre imaginaire.
Moscou, en violation de ses engagements, a entériné l’invasion du Haut-Karabagh par Bakou. Espérait-elle fragiliser ainsi le pouvoir arménien, qui manifestait sa volonté de se libérer de l’orbite russe ?
De toutes les déclarations, ce sont sans doute les appels au retour des Azéris dans le Sud de l’Arménie qu’il faut retenir. Il semble de plus en plus évident que l’armée azerbaïdjanaise ne s’arrêtera pas à la frontière, mais que Bakou poussera tôt ou tard l’aventure militaire jusque dans les frontières actuelles de l’Arménie. En agissant de la sorte, l’État azéri pourrait établir la continuité territoriale entre la République autonome du Nakhichevan et l’actuelle Azerbaïdjan. Une telle configuration ouvrirait la voie à de nouvelles routes énergétiques vers l’Europe, et faciliterait le projet turc d’expansion vers l’Asie.
En décembre 2022, l’assaut était lancé. Organisant une opération sous faux drapeaux, Bakou avait mobilisé de supposés manifestants écologistes (prétextant le non-respect de normes azéries dans une mine du Haut-Karabagh) pour bloquer le corridor de Latchine. En quelques jours, les pions du chef d’État azéri sont démasqués par de nombreux internautes … mais il n’en faut pas davantage pour remplacer les faux militants par de vrais soldats azéris.
Dès lors, ceux-ci décident de fermer progressivement la seule route qui liait encore l’Arménie au monde extérieur. En violation ouverte de l’article 6 de l’accord signé avec l’Arménie , qui dispose que « La république d’Azerbaïdjan garantit la sécurité de la circulation des citoyens, des véhicules et des marchandises dans les deux sens le long du couloir de Latchine ».
Peu à peu, de jour en jour, le destin déjà fragile de cette population se couvre de brume. Sans nourriture, sans médicaments, subissant de nombreuses coupures de gaz et électricité, Bakou lance son opération finale quelques jours après les échanges musclés entre Erevan et Moscou à la suite d’exercices militaires entre l’Arménie et les États-Unis. À l’évidence, la Russie, en violation de ses engagements, a approuvé l’opération actuelle. Espérait-elle fragiliser ainsi le pouvoir arménien, qui manifestait sa volonté de se libérer de l’orbite russe et de se rapprocher de l’Union européenne et des États-Unis ?
L’avantage militaire et stratégique de l’Azerbaïdjan est conséquent. Il peut notamment compter sur le soutien de la Turquie. Toute incursion azérie dans le territoire actuel de l’Arménie provoquerait cependant immanquablement l’entrée en guerre de l’Iran, qui a annoncé qu’il n’acceptera aucun changement de frontières dans la région susceptible de provoquer la fermeture des routes terrestres entre la Russie et l’Iran. La Russie elle-même serait alors incitée à soutenir l’axe Erevan-Téhéran contre l’alliance Bakou-Ankara ; mais sa focalisation sur le front ukrainien limiterait sa capacité d’action.
Les Arméniens se retrouvent, une nouvelle fois, dans une situation d’extrême fragilité. Encerclés par des régimes hostiles, alliée indocile d’une Russie qui se révèle erratique, les Arméniens ne peuvent compter sur aucun soutien occidental. L’appui de facto de l’Union européenne et de l’OTAN à Bakou s’est révélé constant.
La création de l’enclave arménienne en Azerbaïdjan en 1923 découle d’une décision soviétique visant à affaiblir le pouvoir central de la République socialiste soviétique d’Azerbaïdjan. L’offensive lancée le 19 septembre par Bakou a entraîné le départ des derniers Arméniens sous le regard des forces russes. L’incapacité de la République d’Arménie à défendre sa population s’explique par divers facteurs, dont le soutien de l’Union européenne et des États-Unis à la GUAM (Organisation pour la démocratie et le développement), dont font partie l’Azerbaïdjan et l’Ukraine.
À plusieurs reprises, Emmanuel Macron s’était démarqué de ses homologues en critiquant les menées annexionniste d’Ilham Aliev . Dernièrement, il a pourtant entériné l’invasion du Haut-Karabagh . « L’heure n’est pas aux sanctions » contre l’Azerbaïdjan, a-t-il décrété, alors que celles qui frappent la Russie sont toujours actives. Il a ainsi rejoint la position, plus consensuelle, de la majorité des membres de l’Union européenne et des États-Unis. Et rallié l’indignation borgne de la diplomatie occidentale, qui risque de creuser plus encore le gouffre entre l’OTAN et le reste du monde sur la question palestinienne ….
Si la transition écologique traîne, c’est à cause de « biais » cognitifs, qu’il faudrait corriger. Si notre système de santé est menacé, c’est parce que les citoyens ne possèdent pas les incitations nécessaires pour prévenir les maladies évitables. Telle était la vision portée par l’administration Obama : en « incitant » ( to nudge ) les agents à effectuer des modifications insensibles de leur comportement, on produirait des changements structurels. La tâche des politiques publiques serait donc de mettre en place des nudges destinés à corriger les biais des agents. L’administration Obama s’appuyait sur « l’économie comportementale », une discipline dont deux des principaux promoteurs médiatiques ont récemment été pointés du doigt pour la falsification de leurs travaux… Par Liza Featherstone, traduction et édition par Albane le Cabec [1].
C’est le nouveau scandale qui secoue le monde universitaire : les célèbres spécialistes de l’économie comportementale Francesca Gino et Dan Ariely auraient falsifié de nombreuses données au cours de leurs travaux. La première a été renvoyée de la Harvard Business School, tandis que le second a vu la dépublication de l’un de ses articles universitaires.
Dans un article paru dans le New Yorker , et intitulé « Ils ont étudié la malhonnêteté. Leur travail était-il un mensonge ? » , Gideon Lewis-Kraus retrace, de manière convaincante, la chute des deux chercheurs. Au-delà des potins universitaires, les implications de cette affaire sont importantes. Selon les travaux de Data Colada, un blog tenu par plusieurs spécialistes du comportement renégats préoccupés par les arnaques généralisées dans ce domaine, bon nombre des études les plus connues s’appuient en réalité sur des données erronées, exagérées ou fausses. La légitimité même du domaine est donc en chute libre. Et beaucoup sont même prêts à reconnaître que le domaine n’a jamais été autre chose qu’une absurdité néolibérale.
Ariely était devenu célèbre avec des livres et des conférences aux titres accrocheurs ; en témoigne le titre de son livre phare Predictably Irrational , traduit en français par C’est (vraiment ?) moi qui décide : Les raisons derrière nos choix . L’économie comportementale, le domaine sur lequel repose la théorie du nudge , soutient simplement que les individus n’agissent souvent pas de manière rationnelle, ni dans leurs intérêts, contredisant ainsi les hypothèses de l’économie néoclassique.
[NDLR : L’économie comportementale étudie le comportement des individus en mobilisant des études psychologiques et neuroscientifiques. Elle se développe en réaction aux limites de la théorie néoclassique, qui repose notamment sur le postulat d’un agent rationnel, c’est-à-dire poursuivant ses intérêts. L’économie comportementale suppose au contraire qu’un certain nombre de facteurs psychologiques et cognitifs nous empêchent de prendre des choix rationnels. Elle se fonde sur des études empiriques du comportement des individus en situation de choix, et tâche d’identifier les « biais cognitifs » à l’origine de choix jugés « irrationnels ». Pour les corriger, elle prône la mise en place des nudges , légères incitations destinées à modifier les choix individuels. Si l’économie comportementale remet donc en cause les hypothèses de la théorie néoclassique, le jugement qu’elle porte sur le comportement dit « irrationnel » suppose pourtant que l’ homo economicus demeure l’horizon. D’un point de vue normatif, la théorie néoclassique reste donc valide . Pour une analyse plus détaillée, lire l’intervention d’Audrey Woillet, Eugène Favier-Baron et Simon Woillet , responsables éditoriaux au Vent Se Lève : « L’ingénierie comportementale au service de l’action publique » ]
Pour le public de la classe moyenne supérieure, cette idée a constitué une révélation : l’exploitation n’était plus le principal problème de la vie économique. Celui-ci résidait dans les choix effectués par les agents, ou plutôt dans ceux qu’ils n’étaient pas capables de faire. Cette théorie présuppose en effet leur irrationalité. Elle était à la fois désespérante et source d’un grand. Désespérante, parce que la faillibilité humaine était érigée au rang d’invariant ; pleine d’espoir, parce qu’il existait des solutions simples pour pallier cet état de fait.
Au lieu d’instaurer un système de santé gratuit et accessible pour tous, la théorie du nudge proposait ainsi de corriger les mauvaises habitudes de la population en influençant leurs choix en matière alimentaire, sportifs ou sanitaires.
Pour rendre le monde meilleur, plus besoin de redistribuer à grande échelle les richesses : il suffit d’influencer la population grâce à des nudges de façon à ce qu’ils fassent – enfin – les bons choix. Le nudge est censé permettre une modification de l’architecture des choix tels qu’ils sont présentés aux gens et, selon cette théorie, cette légère inflexion des décisions individuelles, rapportée à l’ensemble de la population, produit des effets majeurs.
Dans l’une des découvertes célèbres – et fortement médiatisées – d’Ariely (qui se révèle à présent fausse), il était avancé que la signature d’un contrat en haut de la feuille plutôt qu’en bas favorisait « l’honnêteté » de l’échange. Dans le cadre d’une autre recherche aujourd’hui discréditée, il a été supposément constaté que le changement du terme opt-out pour celui d’ opt-in sur le permis de conduire [NDLR : les États-Unis ont un système de donation d’organe dit opt-in ] conduisait à un accroissement des dons d’organes. Le soubassement théorique qui soutient l’argument est le suivant : même si la majorité des gens consent au don de ses organes, peu d’entre nous prendront la peine d’entamer une démarche afin de changer l’option par défaut – un phénomène que les sciences cognitives nomment le « biais de statu quo ».
L’économie comportementale constituait l’un des fondements intellectuels de l’administration Obama (bien qu’il puisse être audacieux d’utiliser le mot « intellectuel » pour un domaine dont les promoteurs ont davantage brillé par leurs conférences rémunérées, best-sellers et prêches plutôt que par des procédures académiques…). Les spécialistes du comportement comme Cass Sunstein ont séduit la classe politique par le supposé « pouvoir du nudge » , présentant une solution confortable à une administration composée de profils à la fois progressistes et issus des classes supérieures.
Au lieu d’instaurer un système de santé gratuit et accessible pour tous, la théorie du nudge proposait ainsi de corriger les mauvaises habitudes de la population en influençant leurs choix en matière alimentaire, sportifs ou sanitaires. De la même manière, il ne s’agirait plus de renforcer la sécurité sociale et les retraites publiques, mais d’inciter à mieux épargner. L’économie comportementale nourrissait donc l’espoir qu’un gouvernement progressiste soucieux de l’équilibre budgétaire puisse encore améliorer la vie des gens, si bien qu’Obama lui-même a signé un décret en 2015 ordonnant à toutes les branches du gouvernement d’exploiter les connaissances de l’économie comportementale…
Les implications politiques d’une science aujourd’hui remise en cause par la communauté universitaire sont nombreuses. Avec elles, l’ère des solutions politiques modestes et courageuses est probablement révolue. Alors qu’en 2008 le New Yorker faisait l’éloge d’Ariely , Lewis-Kraus observe désormais, dans un article paru dans ce même journal, que cette théorie maintenant célèbre a été élaborée dans un laboratoire financé par BlackRock et MetLife, le Center for Advanced Hindsight. Lewis-Kraus ne se contente pas de dénoncer Ariely et les nombreux autres escrocs du secteur : ses reportages remettent aussi en question toute l’idéologie qui sous-tend l’administration Obama.
Il écrit qu’« au cours des dernières années, d’éminents spécialistes du comportement en sont venus à regretter leur participation au fantasme selon lequel des modifications du comportement humain répareraient le monde ». Il note le prisme de compréhension individuel plutôt que systémique et cite un économiste de l’Université de Chicago qui a déclaré : « C’est ce que les PDG adorent, n’est-ce pas ? C’est mièvre, cela ne touche pas vraiment à leur pouvoir tout en prétendant faire ce qu’il faut. »
Ce n’est pas la première fois que les médias confèrent une ample couverture à des recherches frauduleuses, dénoncées par les universitaires. Mais si l’on se souvient de l’enthousiasme suscité par ces théories à l’époque d’Obama, il est surprenant de voir tant de figures médiatiques critiquer la politique des « coups de pouce » et réclamer des changements plus structurels. À cet égard, il est encourageant de constater que même une partie du consensus démocrate s’éloigne de solutions qui n’impliquent pas une redistribuent des richesses. L’élection de Shawn Fain à la présidence des Travailleurs unis de l’automobile, l’apparition de Joe Biden sur un piquet de grève, les milliards investis dans les emplois et les infrastructures verts, et la présence au gouvernement d’Alexandria Ocasio-Cortez constituent autant de signes qu’un abandon du dogme antérieur.
L’enthousiasme généré par les sciences du comportement semble désormais révolu. L’idée que les enjeux politiques se résument à bien autre chose que des prises de décision individuelles fait son chemin. Qui peut encore défendre que des problèmes comme l’inflation, la crise climatique ou les bas salaires requièrent des nudge pour conduire les agents à se comporter autrement ?
Notes :
[1] Article originellement publié par notre partenaire Jacobin sous le titre « The “Nudge” of the Obama Era Was Always Neoliberal Nonsense ».
À plus de 50 ans de la mort du Général et de 100 ans de la fondation du PCF, le « gaullo-communisme » inspire les espaces militants les plus divers. Tout se passe comme si cette étiquette avait fini par subir la métamorphose qu’ont bien connue, avant elle, celles d’« impressionniste », de « décadent » ou de « romantique » en littérature : le retournement d’un stigmate discréditant en fierté définitoire. Il suffit de lire certaines professions de foi « souverainistes » aux élections, d’interpréter le « gaullisme social » revendiqué par certains candidats à la présidentielle ou de suivre, sur les réseaux sociaux, d’improbables débats en « fraternité gaullo-communiste » qui mythifient de façon souvent abusive l’ambiance « cordiale » censée avoir régné entre les deux camps durant les années 1960. C’est l’occasion de revenir sur une notion, peut-être sur un espoir ; sur ses apories, et peut-être sur sa part de vérité.
Le lundi 1er mars 2021, la Chaîne parlementaire française (LCP) diffusait Une révolution politique, 1969-1983 . Ce documentaire iconoclaste, en examinant à contre-progrès les « destins croisés des gaullistes et des communistes », dépeint les mélancolies parallèles des deux camps qui se sont partagé la France des années 1960. Deux camps entre lesquels « pas une feuille à cigarette » n’était censée pouvoir s’intercaler, selon le mot célèbre de Malraux, mais dont l’antagonisme à tout de même fini par disparaître au profit de remplaçants libéraux de droite et de gauche (pour faire simple : Giscard, d’un côté, Delors bientôt de l’autre). À quelques mois de cela reparaissait, chez Perrin, une édition enrichie du copieux De Gaulle et les communistes (1988, puis 2020) du bien moins nostalgique Henri-Christian Giraud. L’ancien directeur éditorial du Figaro y documente les tractations qu’engagea De Gaulle dès 1940 auprès des Soviétiques afin d’enrichir le jeu diplomatique français.
Dans ces deux productions fait retour la notion controversée du gaullo-communisme, caractérisant l’entente tacite, la division des tâches, voire les pactes ponctuels de non-agression qui ont uni, périodiquement, les deux principales forces politiques de l’après-guerre. Que « l’année De Gaulle » que fut 2020 coïncidât avec le centenaire du Congrès de Tours n’explique pas tout. Au-delà de l’occasion de commémorer, le documentaire de LCP et le livre réédité de Giraud doivent aussi être lus comme les signaux faibles – parmi d’autres – d’un très palpable remords historique, forcément aimanté par un ressenti très actuel sur l’état de la France : spleen de la souveraineté, perte d’influence dans le monde, grignotage néolibéral de la Sécurité sociale, primat des droits individuels sur le pacte social, liquéfaction de la lutte de classes dans les identitarismes, etc.
Réalisé par Florent Leone, le documentaire de LCP a le mérite d’examiner les bouleversements politiques des années 1970 dans une perspective quelque peu inhabituelle, puisqu’elle évite pour une fois le présupposé médiatique rituel d’un progrès irrésistible vers l’Europe, l’antitotalitarisme ou la mondialisation. Ce qui est montré ici d’irrésistible, c’est, au contraire, l’histoire d’un reflux plus que celui d’une échappée progressiste. Reflux d’un certain antagonisme fondateur du consensus français, à mesure qu’apparaissent, précisément, une droite et une gauche bien plus conformes, et rendues mieux conformes encore par leurs choix européens : droite et gauche « classiques » qui n’avaient existé jusque-là qu’à titre supplétif, dans l’ombre de la bataille hégémonique (hégémonique jusque dans son antagonisme) que se livrèrent les deux autres camps dont les adhérents s’appelaient respectivement compagnons et camarades : le gaullisme et le mouvement ouvrier.
Admettons donc que l’anti-gaullo-communisme constitua un front sans doute plus solide que le gaullo-communisme lui-même ; autrement dit, ce sont ceux qui déploraient le gaullo-communisme qui étaient les plus convaincus de son existence dans la politique française.
Transparaissant de l’histoire parallèle des deux camps, le « gaullo-communisme » se montre, dans ce documentaire au creux de la vague, quand il commence à manquer, au moment même où s’impose tout ce qui bientôt le remplacera : après l’échec de Chaban à la présidentielle de 1974 gouvernera, côté gaulliste, ce giscardisme euro-libéral qui avait répudié De Gaulle en 1969. Pour lui porter la contradiction, un camp uni de la « gauche » refait son apparition, porté par un Mitterrand roublard et résolu, depuis le Programme commun, à faire le siège de l’électorat communiste – ce qui aboutira en 1981, et transformera la « gauche » de la même façon que Giscard venait de transformer la « droite ».
Le livre du petit-fils du général Giraud situe son intervention à l’autre bout de l’histoire. Le gaullo-communisme y fermente au cœur même de la Seconde Guerre mondiale, à partir d’une série de démarches effectuées dès 1941 auprès du PCF clandestin comme de l’URSS par un De Gaulle fragilisé, résolu à ne pas mettre tous ses œufs dans le panier atlantiste pour maximiser les chances d’indépendance de la France libérée. Richement documenté, l’ouvrage n’en transforme pas moins sa thèse en soupçon complaisant, jusqu’à l’étendre sur toute l’histoire de l’après-guerre : en concédant trop aux communistes (français et étrangers), De Gaulle se serait lié les mains, aurait excessivement renforcé ces derniers, leur aurait laissé un crédit et un pouvoir qu’il aurait pu ou dû contenir en agissant autrement.
D’autres essayistes de droite moins rigoureux et moins scrupuleux que Giraud se sont fait plus explicites : à les entendre, De Gaulle aurait carrément consenti à un pacte avec le diable pour se maintenir au pouvoir après la guerre. C’est un grief que des post-vichystes comme Jacques Laurent seront les premiers à formuler après-guerre ( Mauriac sous De Gaulle , 1964), en parfaite cohérence avec la propagande de Radio Paris contre le « Général Micro » : faux militaire, De Gaulle serait aussi un faux patriote, disposé qu’il fut à livrer le pays aux Alliés, et surtout aux communistes, pour conserver les rênes du pouvoir. La notion de gaullo-communisme n’a, au départ, pas d’autre origine que ce grief fait au militaire politisé De Gaulle de s’être associé à l’Union soviétique pour conforter sa place de leader de la France libre et de la Résistance.
À partir des années 1960, les tenants de cette thèse seront rejoints par des déçus de l’Algérie française, puis ce seront d’autres acteurs qui cotiseront à cette rhétorique, ces centristes libéraux, ces radicaux, ces socialistes issus du centre du spectre politique et qui avaient fait vivre la IVe République en boutant gaullistes et communistes dans l’opposition. Cette rhétorique, surtout, sera fortement réactivée au retour du général au pouvoir, alors même que la SFIO se marginalisera dans l’ombre du PCF. Inventé pour dénoncer son objet, le concept de « gaullo-communisme » doit ainsi son existence à un mélange de notabilité de gauche et de ressentiment de droite.
C’est Henri-Christian Giraud, donc, qui a conféré à ce concept son scénario historiographique le plus élaboré et néanmoins contestable. Dans l’entière production de l’écrivain, le « gaullo-communisme » (formule qu’il attribue à Raymond Aron, sans qu’on ait pu en trouver trace) a fini par fonctionner comme une sorte de grille de lecture filée. Son De Gaulle et les communistes (1ère édition : 1988) ouvrait le bal avec des arguments qui, autrement interprétés, auraient pu apporter une contribution intéressante. Même s’il s’abandonne à l’autorité d’anticommunistes virulents (Stéphane Courtois, maître d’œuvre du Livre noir du communisme , est cité des dizaines de fois) et parfois de francs collaborateurs (comme Alfred Fabre-Luce), et qu’il relaie quelques hypothèses calomnieuses (Jean Moulin est ainsi fait « agent de l’URSS » sur la foi d’un « faisceau de preuves » dépourvu d’un seul document tangible), l’essai expose certaines sources pertinentes, qu’il croise efficacement en renfort de sa thèse principale.
Mais la lourdeur démystificatrice du discours fait ressembler l’opération, au final, à un déboulonnage de statue opéré au tournevis. De Gaulle a engagé avec Staline des tractations parallèles aux actes diplomatiques officiels que l’on connaissait déjà : c’est un fait. Mais Giraud souhaite un peu trop ostensiblement que ce fait scandalise son lecteur, au point de représenter un Général qui, de la main qu’il n’employait pas à sauver la France, la trahissait déjà pour l’après-guerre. Des conclusions aussi borgnes et relativistes peinent à convaincre. Elles n’ont d’ailleurs pas sensiblement modifié la mémoire du gaullisme dans le débat public. Les ouvertures de De Gaulle à l’URSS, aussi diligentes fussent-elles, n’avaient aucune chance de placer la France libérée devant un danger et une humiliation comparables à ceux qu’avait constitué quatre ans d’occupation allemande.
Avec L’Accord secret de Baden-Baden (2018), Giraud a plus récemment recyclé le même genre de scénario pour la période conclusive de la carrière du Général. Sa nouvelle hypothèse – pour le coup, polémique et contestable de bout en bout – considère que le fameux « repli stratégique » du président, au cœur de mai 68, fut une manœuvre pour s’assurer du soutien des Soviétiques et circonvenir le Parti communiste français. Rien d’autre cette fois que des conjectures orientées qui en vaudraient d’autres. La démonstration est appuyée par un chapelet de petits faits péniblement égrenés, mais qui trahissent partout l’épaisseur de la ficelle du « grand dessein » supposé. Difficile aussi de ne pas en arriver à questionner les intentions du petit-fils du général Giraud, qui, de livre en livre, mobilise décidément ses forces pour montrer que De Gaulle s’imaginait devenir un « Tito français » (l’auteur dixit), fondateur d’une république socialiste soutenue par le PCF. Une thèse qui, cette fois, désespère la vérité et espère tout du scandale.
Reste qu’il ne fait pas bon ignorer la généalogie dépréciative d’une étiquette, surtout si l’on souhaite la réactualiser ou la reprendre à son compte. Ce gaullo-communisme à quoi Giraud finira par donner une forme de scénario historiographique correspondait bel et bien à un reproche adressé à De Gaulle par l’OAS et les néo-pétainistes. Des pamphlets d’extrême droite comme La Droite cocufiée (1968) d’Abel Clarté (voir illustration) définissent le gaullisme comme un « nationalisme au service du communisme ». Toute la plaquette prétend, elle aussi, significativement dévoiler la trame d’une « combinazione gaullo-communiste » inaugurée avec le retour au pouvoir de De Gaulle et les accords d’Évian, puis concrétisée avec la réélection complice du Général au suffrage universel en 1965.
Mais cette rhétorique du crypté-à-déconstruire associant le gaullo-communisme à un arrangement explicite a régulièrement dépassé les espaces politiques qui l’ont vu naître. Ce sont en fait tous les usages militants du désignant « gaullo-communisme » qui se heurtent, en général, à la contradiction interne. La revue Front populaire , patronnée par Michel Onfray et Stéphane Simon, compte ainsi parmi ses rédacteurs beaucoup d’ex-communistes, de gaullistes affirmés et quelques « gaullo-communistes » déclarés (tous fédérés sous l’enseigne « souverainiste » de la publication). Or, les membres de cette alliance par trop enthousiaste sont peut-être oublieux des origines de l’appellation, eux qui ont laissé écrire à leur philosophe-directeur, dans sa récente Théorie de la dictature (2019), cette analyse ricaneuse, stéréotypée et grossière, pastiche aussi impeccable qu’involontaire du pamphlet anti-gaullo-communiste d’extrême droite :
« Tant que de Gaulle est resté au pouvoir, autrement dit jusqu’en 1969, un pouvoir gaullo-communiste s’est partagé le gâteau français. À la gauche communiste, la culture ; à la droite gaulliste, l’économie et le régalien. C’est l’époque où le PCF parvient à faire oublier ses deux années collaborationnistes en créant sa mythologie du PC résistant, du Parti des soixante-quinze mille fusillés et du Parti des héros prétendument antinazis du genre Guy Môquet. »
Il n’est pas nécessaire de banaliser un antagonisme qui a marqué tant d’acteurs gaullistes et communistes pour en même temps reconnaître que ce dissensus n’a jamais remis en cause un certain cadre discursif, associé à de solides acquis, qu’aucune des deux forces ne paraissait vouloir entamer.
Avant de l’envisager sur d’autres bases, admettons donc que l’anti-gaullo-communisme constitua un front sans doute plus solide que le gaullo-communisme lui-même ; autrement dit, ce sont ceux qui déploraient le gaullo-communisme qui étaient les plus convaincus de son existence dans la politique française. Encore aujourd’hui, c’est dans le regard de ses contempteurs apeurés qu’on discerne le mieux ce spectre gaullo-communiste. Une horresco referens qui hante régulièrement l’actualité, à chaque fois que le peuple français oppose ou impose à ses élites un geste de souveraineté. Chez Daniel Cohn-Bendit dénonçant la « République gaullo-communiste » ( Libération , 16 mai 2005) lors de la campagne référendaire de 2005 ; chez l’éditorialiste poujado-libéral Éric Brunet redoutant la tournure populiste prise par la présidentielle de 2017 (« Le Gaullo-communisme, une tragédie française… qui perdure », Revue des Deux Mondes , avril 2017) ; ou, dans un style plus étayé, chez le politiste Gaël Brustier constatant, avec le mouvement des Gilets jaunes, que « le gaullo-communisme contre-attaque » ( Slate , 23 janvier 2019). Même si Daniel Lindenberg, lui, avait vu dans l’accession de Le Pen au deuxième tour de la présidentielle de 2002 l’indice de « la fin du gaullo-communisme » ( Esprit , juin 2002), la notion semble bel et bien cristalliser tout ce que les élites politiques contemporaines ont pu assimiler à des « débordements » de la souveraineté française (… qui déborderaient de la droite comme de la gauche).
Si un « gaullo-communisme » a jamais existé, on a donc peu de chances de le trouver dans ces complots polémiques et ces démonstrations sinueuses qui cèdent sans pudeur à la rhétorique de l’histoire secrète ou de la révélation taboue : démonstrations orientées a priori pour éreinter politiquement, produit si caractéristique d’une « déconstruction discursive » où la droite ressentimenteuse d’après-guerre a très tôt excellé (avant qu’une « gauche critique » s’y convertisse à son tour depuis une quarantaine d’années). Pour délimiter la zone de pertinence d’un certain gaullo-communisme, il est sans doute plus prudent de nous intéresser aux dynamiques hégémoniques à l’œuvre dans la vie politique et démocratique française des années 1960.
Une analyse de l’évolution des forces attentive à l’antagonisme des discours, allant de Gramsci à Marc Angenot, peut permettre de voir, dans les débuts de la Ve République, un moment – éphémère, transitoire, toujours relatif, parfois contredit et souvent contrarié – de partage d’hégémonie entre pouvoir gaulliste et opposition communiste autour de mots d’ordre, d’acquis, d’intérêts ou d’adversaires bien définis. Toutes choses égales par ailleurs : De Gaulle continuera d’organiser l’infréquentabilité des « séparatistes » communistes, et ceux-ci ne cesseront pas de contester la politique gaulliste – notamment économique – ni d’accompagner contre elle le mouvement social – jusqu’à la grève historique des mineurs de 1963.
Ainsi, il n’est pas nécessaire de nier l’existence d’un dissensus politique, économique, philosophique, ni de banaliser un antagonisme qui, sur le terrain, a marqué tant d’acteurs sincères de part et d’autre, pour en même temps reconnaître que ce dissensus, malgré maintes secousses (guerre d’Algérie, luttes sociales, Mai 68), n’a jamais remis en cause un certain cadre discursif, associé à de solides acquis, qu’aucune des deux forces ne paraissait vouloir entamer. Si l’hégémonie d’un moment historique donné, comme l’écrit Marc Angenot, peut voir s’entrecroiser des discours contradictoires et mêmes opposés, alors l’hégémonie des années 1960 (des référendums de 1958 jusqu’à, mettons, la mort de Pompidou) fut, tendanciellement, gaullo-communiste, en ceci que l’espace politique et culturel s’y organisa autour de deux camps résolus à rester, dans leur affrontement, hégémoniques, c’est-à-dire co-propriétaires exclusifs de leur théâtre de lutte. Disons, par parenthèse, que c’est aussi ce mélange d’intense conflictualité et d’insensible statu quo – auquel il faut ajouter l’émergence d’une nouvelle culture populaire, d’une nouvelle littérature, d’un nouveau cinéma – qui ont conféré sa base objective à la nostalgie dont font encore l’objet les sixties français. En témoigne la triade De Gaulle-L’Huma-Brigitte Bardot, si bien évoquée dans La France d’hier de J.-P. Le Goff.
Plutôt qu’une intrigue voulue, continue et impunie qui, de juin 1940 à Mai 1968, aurait attendu dans l’ombre qu’un Giraud de passage vienne nous la révéler, on préfèrera regarder cette « connivence » gaullo-communiste comme, essentiellement, une hégémonie faite d’exclusions partagées ; une hégémonie qui reposait donc, avant tout, sur un minimum de refus communs, plus ou moins conscients selon les cas. Il s’agissait d’abord de maintenir certains acteurs, lobbys, demandes et positions aux marges des institutions ou de la société civile – aux plans national et, dans une certaine mesure, international. Bien sûr, cette définition en creux, priorisant l’adversaire (mais la désignation des adversaires n’est-elle pas le fond constitutif de la décision politique ?), n’empêchait pas qu’existassent certains parallélismes « objectifs » entre les deux forces, en particulier au plan des symboles : le « joli nom » de camarade par exemple, qui désignait le lien d’entente unissant les communistes, ne trouvait pas sans raison son correspondant symétrique, parmi les gaullistes, dans celui de compagnon, cette dualité s’abreuvant tout entière à la source de souvenirs et de fraternités historiques sur lesquelles il nous faudra revenir.
Représentons-nous donc la vie politique française des Trente Glorieuses comme un champ magnétique dont gaullistes et communistes auraient constitué les deux pôles conflictuels, et que chacune des deux parties s’entend à entretenir en marginalisant peu à peu d’autres acteurs sociaux et d’autres offres politiques. Peu importe, dès lors, que les deux camps aient multiplié l’un contre l’autre les procès en « fascisme » ou en « séparatisme » : dans un tel système, les dénonciations réciproques sont aussi des brevets d’exclusivité donnés à l’autre, renforçant le champ de forces commun. Latentes à l’époque de la IVe République où, pour ainsi dire, tout le monde gouverne sauf le PCF et le RPF gaullien, cette hégémonie ne s’actualisera vraiment qu’à l’arrivée des institutions de 1958, que complètera l’élection du président de la République au suffrage universel.
Tandis que De Gaulle se taille son espace d’hégémonie sur la France comme entité symbolique et sur le pilotage (politique et géopolitique) de la nouvelle République, le PCF règne quant à lui presque sans partage sur l’hégémonie populaire et culturelle. Le parti se maintient toute la décennie à un haut niveau électoral, conserve ses bastions historiques tout en s’implantant plus largement dans le pays, des municipalités aux institutions de la vie intellectuelle, parfois même au détriment des cellules d’entreprise. De Gaulle avait donc tout pouvoir au plan régalien, mais presque aucun relais et peu de prise – malgré des alliés tempérés comme Raymond Aron – sur tout ce qui se réputait avancé dans la vie intellectuelle de son temps. Régis Debray le résume avec éloquence : « Servan-Schreiber, Gagarine et Frantz Fanon n’étaient d’accord sur rien, sauf sur ceci que de Gaulle était un fétiche poussiéreux et qu’une humanité régénérée nous attendait au coin de la prochaine décennie ». Ainsi, s’il est devenu banal de ricaner de la télévision publique (ORTF) vouée à être la voix du pouvoir gaullien, celle-ci était déjà gaullo-communiste dans son économie interne ; car outre l’information poinçonnée par le gouvernement, la production culturelle (téléfilms, documentaires) était prise en charge par de nombreux sympathisants du PCF.
Les oppositions discursives croisées qui ont pu faire consensus en politique intérieure ne sont pas difficiles à comprendre : après 1945, De Gaulle impose sa légitimité comme incarnation d’une France libre, restaurée en sa souveraineté et ayant rétabli les libertés sur le territoire. Quant au PCF, il est parvenu – par l’héroïsme de militants, mais aussi par habileté politique – à conforter sa mutation, déjà engagée sous le Front populaire, en parti national de la classe ouvrière, résolu (et encouragé par l’URSS) à assumer le pouvoir pour reconstruire le pays. À cette charge de légitimité historique s’ajoute la conception objectivement convergente que se fait chacun des deux camps des institutions politiques : là où De Gaulle tire ses conclusions personnelles de la débâcle parlementaire de 1940 en vilipendant la IVe République et son « régime des partis », les communistes opposent à ces mêmes partis leur vieux procès idéologique de la « démocratie formelle », censée dissimuler la conflictualité structurelle de la lutte des classes.
La relativisation, sinon le dédain de la vie parlementaire est donc partagé : ici au nom d’une conception de la décision, là au nom d’une critique de la représentation. Cela explique qu’au plan intérieur, les deux forces se soient glissées dans le nouveau régime et en aient cueilli des fruits différenciés. Tandis que De Gaulle, avec l’élection à deux tours, barre la route aux majorités mosaïques soumises à tous les chantages d’assemblée, le PCF profite de la relative neutralisation parlementaire des autres forces politiques (de gauche) auxquelles il dame le pion, puisque sa force à lui continue de s’exercer sur des espaces où il règne sans partage.
La rationalisation du parlementarisme n’eut d’ailleurs pas pour effet immédiat de fédérer tous les opposants du Général contre lui, dans la mesure où certains partis, même sans se l’avouer, disposaient de plus d’espace de prospérité dans le nouvel état institutionnel. On peut en donner une bonne illustration en comparant les élections présidentielles de 1965 et 1974, situées de part et d’autre – si l’on peut dire – de l’hégémonie gaullo-communiste. À deux reprises, l’on y voit le PCF soutenir une candidature Mitterrand, mais dans des perspectives significativement différentes. En 1965, les communistes, qui ont engagé un rapprochement – au niveau local, notamment – avec le PS, conservent une attitude et des mécanismes qui ressortissent encore à l’ère gaullo-communiste. Tout à son hégémonie intellectuelle et dans la société civile, l’élection présidentielle intéresse encore peu le PCF. C’est sans conditions particulières, presque comme pour « passer son tour », que le parti soutient Mitterrand aux élections de décembre.
Les éventuels aspects gaullo-communistes de la politique extérieure, bien que celle-ci s’entremêle souvent aux dynamiques intérieures, répondent plus volontiers à de vrais croisements d’intérêts, qu’ils soient liés à la doctrine ou aux circonstances du moment.
En 1974 en revanche, la nouvelle candidature Mitterrand acquiert la densité d’un long aboutissement programmatique, deux ans après qu’a été adopté le Programme commun de la gauche. À partir de là, ce désignant de « gauche » restera prioritaire jusque récemment pour restructurer un camp dans le débat politique – d’autant plus que le camp adversaire, lui aussi, se normalise en tant que « droite » à la faveur du tournant giscardien. Non seulement De Gaulle a disparu, mais le PCF – depuis 1968 symboliquement – commence à souffrir de la concurrence sur ses bases sociale et intellectuelle. Le Parti, ne profitant plus de la tenaille gaullo-communiste, fait son deuil de cette hégémonie de fait et se met à rechercher, avec plus ou moins de fortune, d’autres espaces et articulations politiques.
Envisager le gaullo-communisme sous l’angle de l’hégémonie partagée permet non seulement de situer celui-ci comme structure (partage discursif et institutionnel de l’espace politique) plutôt que comme conspiration (accords secrets et trahisons latentes). Cela permet aussi, semble-t-il, de mesurer raisonnablement le phénomène sous l’angle de ses contenus politiques. Tâche encore ici essentielle, tant sont polarisées les opinions à ce sujet dans le discours social.
À gauche, on voyait à l’époque (et parfois récemment) en De Gaulle un dirigeant conservateur, colonialiste ou réactionnaire comme les autres : le président du 17 octobre 1961, le premier « liquidateur » de la Sécu en 1967. Pour certaines droites, il fut, selon les cas, un décolonisateur soumis au FLN (l’OAS et les tenants de l’« Algérie française »), un président adepte de coups d’éclat stériles, hostile aux « Anglo-Saxons », improvisateur en économie, animé par d’anachroniques utopies redistributrices (les libéraux et giscardiens, voire les pompidoliens). Il serait facile de renvoyer ces deux faisceaux de discours à leurs contradictions mutuelles, qui dénotent forcément des aveuglements respectifs. Chez les « souverainistes » les plus épris, on exalte au contraire une sorte de programme commun qui aurait uni tacitement gaullistes et communistes – scénario pas davantage convaincant. Tentons donc de contourner ces trois impasses militantes pour circonvenir ce « socle » gaullo-communiste sans idéalisation ni polémique.
D’abord au plan de l’économie de de la politique intérieures : après 1945 (mais déjà, en réalité, depuis le milieu des années 1930), le PCF fait mouvement vers la nation, se pensant moins comme la section d’une internationale que comme un parti français dépositaire de la cause ouvrière – ce en quoi Moscou, cœur vibrant du Komintern, l’aura paradoxalement aidé ! À cet effort correspond celui du militaire Charles de Gaulle qui, depuis sa culture chrétienne attachée à de vagues idées sur l’harmonie sociale , consentira toutefois, conscient qu’il est du rapport des forces, à la refondation d’une Sécurité sociale – même s’il ne l’aurait sans doute pas souhaitée aussi extensive, notamment dans la gestion paraétatique qu’a mis en place en 1946 le ministre communiste Ambroise Croizat. Pour autant, des économistes comme Bernard Friot, en niant que De Gaulle y ait été pour quoi que ce fût, cèdent à un affect aussi partial que la droite qui vocifère contre le « bolchévisme d’État ». Sans sa relégitimation par le gaullisme (Thorez, autorisé à revenir d’URSS, appelle d’emblée à reconstruire le pays plutôt qu’à faire la révolution), le PCF n’aurait jamais obtenu ni le consensus, ni les manettes institutionnelles indispensables à la construction de ce « déjà-là communiste » que fut la Sécurité Sociale.
Les éventuels aspects gaullo-communistes de la politique extérieure, bien que celle-ci s’entremêle souvent aux dynamiques intérieures, répondent plus volontiers à de vrais croisements d’intérêts, qu’ils soient liés à la doctrine ou aux circonstances du moment. Un premier moment – quoique complexe – de l’histoire de ces croisements intervient avec la crise algérienne. La droite pro-Algérie française reprochait à De Gaulle de faire la politique décolonisatrice du PCF : c’était minimiser la politique du Général entre 1958 et 1961, qui fut en réalité tâtonnante, avança au coup par coup, et devait d’ailleurs, à son dénouement, frustrer tous les bords de l’échiquier politique. Mais c’était aussi prêter aux communistes une détermination plus univoque qu’elle ne l’était en réalité : en effet, les figures de proue de l’activisme indépendantiste algérien (du PSU à L’Observateur ) reprocheront souvent à la direction communiste sa modération durant toute la période. Entre porteurs de valises et attentistes prudents, le PCF n’agit pas comme un seul homme, sachant conserver sa part stratégique d’ambiguïté sur la question algérienne. Sans doute par indécision entre son âme nationale et son âme internationaliste, mais aussi parce que le Parti avait pris conscience que De Gaulle, tout à sa propre logique, s’était finalement converti à l’autodétermination.
Pourtant les « événements » algériens, torrent quasi-fratricide vécu au fil de l’eau par nombre d’acteurs, ne sont pas la meilleure illustration des croisements gaullo-communistes en matière de politique extérieure. Le plus significatif, en la matière, reste le rapport à « l’ami américain », selon la formule d’Éric Branca. Il n’est plus à prouver que De Gaulle, sa volonté de dialoguer et de se défendre « tous azimuts », a souvent pu donner des satisfactions au PCF : tantôt pour conforter directement le crédit international de l’URSS, tantôt pour saper indirectement les arguments de la droite et de la gauche atlantistes. Des décisions comme la reconnaissance de la Chine populaire ou la sortie du commandement intégré de l’OTAN ont ainsi été explicitement saluées par les communistes français (à titre de comparaison : Mitterrand, lui, avait contesté le retrait gaullien de l’OTAN à l’Assemblée nationale). D’autres fois, le Général devait tout bonnement couper l’herbe sous le pied à l’ensemble des forces anti-impérialistes. Dans l’histoire des peuples à disposer d’eux-mêmes, peut-être un jour conviendra-t-on qu’il faut placer très haut son discours prononcé à Phnom Pen le 1er septembre 1966 – presque à l’avant-garde, et a minima au même rang que l’activisme étudiant de Californie. Un discours que Castro et Guevara, qui s’y trompaient moins qu’un Cohn-Bendit, devaient d’ailleurs immédiatement saluer.
Il n’y eut donc pas de politique gaullo-communiste ; plutôt, un esprit tacite de conservation, et parfois pour des raisons opposées, d’une assise minimale de contenus et de principes – relative indépendance face aux blocs, conservation (elle aussi relative) du programme social du CNR, maintien opportuniste de la stabilité des institutions – qui assuraient leur champ hégémonique commun aux deux forces. « Car leur vraie force, à ces deux mémoires, a été de constituer un système, de se nourrir mutuellement l’une de l’autre, de se rendre un service réciproque », écrit Pierre Nora. « C’est le génie, en effet, du général de Gaulle d’avoir su ériger le parti communiste en interlocuteur privilégié, en adversaire le plus favorisé, en solution de rechange impossible. […] Il a pu obtenir parfois des voix de communistes, en 1958, il a pu obtenir leur neutralité toujours, il a pu même, en 1968, obtenir leur aide ».
À l’issue de notre raisonnement, il nous faut néanmoins encore faire un pas de plus pour éviter de nous leurrer sur le phénomène : si gaullistes et communistes ont pu structurer autour d’eux un champ de forces assez exclusif des autres formations politiques, s’ils ont pu s’accorder ou s’approuver autour de quelques principes refondateurs du pacte social et de l’indépendance française, ce n’était guère par l’effet automoteur des jeux de discours et des rapprochements objectifs. Au-delà du constat stratégique, il convient donc aussi d’envisager les motivations profondes. Qu’est-ce qui a vraiment fini de convaincre les communistes que la France en tant que nation était une chose « très valable », selon le mot célèbre de De Gaulle? Symétriquement, comment, depuis sa « conception héroïque de la vie » (pour parler comme Christopher Lasch) et son imperméabilité aux affects marchands, De Gaulle a-t-il évolué, jusqu’à se heurter à l’opposition de son camp politique, vers une prise en compte aussi pragmatique qu’énergique de la question des classes populaires et, plus largement, de l’homme dans l’économie et la société (au point de le conduire ce militaire impassible à formuler dans la participation sa propre réponse à la question de la justice sociale) ? Le moteur de ces deux mises en mouvement ne saurait être seulement d’ordre politique. Il y entrait une dose non-négligeable de mystique, réactivée par la tragédie que venaient de vivre les générations actives du milieu du siècle.
L’expérience ne pouvait bien sûr pas durer plus longtemps que ce laps d’une génération, qui court de 1945 à 1970. Comme pour Valmy, comme pour la Commune, cette mémoire devait vite devenir celle de regrets, regrets bien plus durables que l’euphorie de l’événement lui-même.
Les mesures sociologiques, discursives, stratégiques sont explicatives sans être fondatrices, surtout quand elles font l’abstraction du liant qui seul, nous semble-t-il, explique qu’on espéra ou qu’on espère encore au gaullo-communisme. Au cas où l’on redouterait le langage littéraire de Charles Péguy, on peut s’en remettre à l’historien François Azouvi, qui propose d’envisager comme une « expérience métahistorique » ce qui reste, à ce jour, le dernier grand moment mystique de l’histoire de France : cette parenthèse capitale de la Résistance et de la France libre, avec sa poignée d’années de clandestinité, d’espionnage, de sabotages, de désobéissance, de lutte armée contre l’Occupant, dans et hors de la France.
Pour Azouvi, la France de la Libération ne fut pas aveuglément « résistancialiste » comme un discours paresseux se plaît à le prétendre depuis plusieurs décennies. L’auteur rappelle a contrario toute la diversité des discours, des œuvres, romans et métrages qui ont diffusé une vision subversive, désenchantée, cynique ou humiliante du conflit dès ses lendemains, c’est-à-dire bien avant l’ère de démythification supposée qu’on fait traditionnellement débuter en 1971, avec la sortie du Chagrin et la Pitié de Marcel Ophüls. Ce qu’on nomme « résistancialisme » correspondait en réalité à un affect tout sauf insincère et opportuniste qui sut étreindre une grande partie des acteurs de la refondation de la France d’après-guerre. Parce qu’il était intimement lié à un vécu d’exception, cet affect était fragile, et forcément éphémère à l’échelle historique. Azouvi tient pourtant à distinguer le résistentialisme temporel, affect affecté, voire guidé, et finalement moins prégnant qu’on ne l’a dit, de l’intensité bien réelle d’une Résistance ressentie « comme événement métahistorique, mystique », qui suscite une mémoire sacrée » ; or, bien que périssable, « cette mémoire est étrangère au temps, elle est anhistorique ».
Il faut considérer que quelque chose dans le phénomène résistant restait insécable, « résilient », comme on dit de nos jours, aussi bien aux dissections cyniques qu’aux déconstructions cliniques, et que ce quelque chose garantit l’alliage gaullo-communiste. La rencontre, même ponctuelle, entre des nationaux-légitimistes dépouillés du ressentiment stagnant de la droite et des communistes gagnés à la nation avec le peuple qu’ils représentaient, était fonction de la mémoire du moment mystique qui venait matériellement d’être vécu. Si ces deux forces sont parvenues à s’arroger le quasi-monopole mémoriel de la Résistance, c’est parce qu’elles seules (à la différence des radicaux, de la SFIO, de la droite libérale et patronale) n’apparaissaient pas comptables des erreurs d’une IIIe République avilie par un régime d’occupation, puis remisée, après-guerre, par deux nouvelles Constitutions.
Interdit dès l’été 1939 par Daladier, et donc écarté du vote des pleins pouvoirs à Pétain, le PCF profite de sa disgrâce se mettre relativement hors de cause dans la débâcle républicaine. Après 1941, son organisation efficace de la lutte intérieure, couplée au poids stratégique de l’URSS qui combat à l’Est, achèveront aussi de faire oublier les atermoiements du pacte germano-soviétique. Quant au gaullisme, au moins sur le plan de la symbolique, il naissait tout armé de l’événement politico-médiatique du 18 juin 1940. Le sous-secrétaire d’État De Gaulle, comptable de rien d’autre que de son audace et, par-là même, en rupture de ban, devait incarner cette renaissance chevaleresque de la nation dans sa propre personne. Ainsi, dans la Résistance, les communistes trouvent une fontaine de jouvence et la France libre, son bain baptismal.
Après la Libération, l’ensemble des débats politiques et stratégiques resteront durablement lestés par une expérience aussi transcendante, au point que Gaël Brustier n’hésite pas à qualifier d’« inconscient FTP » (Reconstruire, 4 mars 2019) l’imaginaire sous-tendant tout le débat public des Trente Glorieuses. Au fur et à mesure qu’il se déréalise en mémoire historique, le gaullo-communiste devient un argument politique. Ainsi, pour rallier à l’Union de la gauche certains groupes de gaullistes sociaux déroutés par la candidature de Valéry Giscard d’Estaing, Georges Marchais, secrétaire général du PCF, entonnera entre les lignes un vibrant appel à l’histoire commune : « Entre les communistes et les gaullistes, il y a des choses qui ne sont pas liées à des circonstances électorales mais qui sont autrement plus profondes. Il s’agit de l’attachement à la nation et à sa grandeur, de l’aspiration à voir notre peuple rassemblé pour faire une société plus juste, plus fraternelle, au progrès de laquelle participent réellement tous les Français ».
Bien sûr, en 1974, le temps effectif du gaullo-communisme était passé : l’affrontement entre Giscard et Mitterrand rétablissait un axe électoral beaucoup plus structuré par l’opposition gauche-droite. Mais sous la couverture du souvenir, le pacte entre les deux mémoires pouvait, justement, d’autant plus être rappelé que les deux camps autrefois hégémoniques se marginalisaient. Dans l’apaisement d’un retour mémoriel, on verra s’élever des analyses différentes du phénomène, comme celle de Pierre Nora. Dans son article célèbre, l’historien consacrera le gaullisme et le communisme comme « deux mémoires qui, historiquement, se rapprochent en sœurs ennemies, parce qu’elles avaient en commun d’être toutes les deux imaginaires, syncrétiques et complémentaires ».
Pour un lecteur de Régis Debray, de René Girard ou de Carl Schmitt, il n’y a pas de paradoxe à ce qu’une hégémonie discursive se réenchante dans une grande intensité mémorielle, voire en théologie politique. C’est que la prise en compte de la Résistance comme expérience métahistorique requiert précisément de conserver la sagesse de l’imprévisible, ou au moins de prendre en compte la part de spontanéité incalculable dans la conviction des acteurs. A fortiori lorsque ces derniers vont au sacrifice : on peut par exemple s’étonner qu’une sociologie du sacrifice pour ses idées ne soit plus pensable au-delà des seuls paradigmes de la « position » et de la « domination ». Que faire du préfet Jean Moulin refusant aux Allemands la part d’autorité dont il est dépositaire au point de tenter de se trancher la gorge ? Ou de Pierre Brossolette se jetant de la fenêtre de la Komandantur de peur de se trahir sous la torture ? La question du sacrifice tangente aussi celle de l’héroïsme : quid d’une pensée de l’héroïsme qui fasse sa part à l’exemplum d’exception, sans ramener toute forme de bravoure à un malentendu ?
Gilbert Durand l’a bien montré : les épistémès d’une époque changent en même temps que ses grands affects. Or, il est évident que la mémoire historique des cinquante dernières années a lentement installé la figure de la victime à la place qu’occupait naguère celle du héros. Comme l’écrit François Azouvi pour le cas de la Seconde Guerre, « tandis que le temps travaille pour la mémoire du génocide, il travaille contre celle de la Résistance ». Le même parallèle serait d’ailleurs à faire, mutatis mutandis , pour le mouvement ouvrier, puisque les nouveaux imaginaires militants commençaient eux aussi, durant la même période, à conférer aux groupes de marginalisés de la société le statut de « sujets révolutionnaires » privilégiés, statut auparavant associé une classe de travailleurs constituée en sa masse, et définie par son rapport au travail. Il n’en va pas autrement des imaginaires scientifiques, à plus forte raison ceux des sciences dites « humaines et sociales ». Toute conception hégémonique se définit avant tout par la dimension qu’elle ignore ou escamote, et qui marque les limites de sa « scientificité ». Ce qu’un esprit sociologique diffus parmi les savoirs universitaires croit avoir remisé à l’enseigne de l’une ou l’autre forme d’« objectivation » correspond, en réalité, à l’élément précis que le dit esprit se choisit plus ou moins consciemment comme angle mort.
C’est aussi ou (peut-être) avant tout l’effet de ce double reflux affectif et épistémique qui fait voir à certains le gaullo-communisme comme périmé, obsolète, fantasmé ou tout bonnement impensable. Sans nier que des instrumentalisations parasitaires se soient greffées sur son affect métahistorique, il faudrait pourtant pouvoir le repenser en ré-imaginant que la Résistance se pensa elle-même comme une intensité sacrificielle vécue à l’enseigne de la nation envahie et, par-là même, comme un insécable sociologique et psychologique. Moins méthodique que nos sociologues, Maurice Merleau-Ponty avait perçu dès 1945 ce qui, dans l’expérience collective à peine achevée, échappe encore à ses objectivateurs d’aujourd’hui : « Les résistants ne sont ni des fous ni des sages, ce sont des héros, c’est-à-dire des hommes en qui la passion et la raison ont été identiques, qui ont fait, dans l’obscurité du désir, ce que l’histoire attendait et qui devait ensuite apparaître comme la vérité du temps ».
Que l’affect de sacrifice pour la nation soit venu habiter cette « obscurité du désir » explique qu’autant de frères ennemis se soient rejoints au diapason de la patrie déshonorée. Qu’on y voie ou pas l’horizon d’un programme anthropologique, ce phénomène requiert, au moins pour qu’il soit compris, de pouvoir admettre qu’honneur et sacrifice aient pu apparaître comme des idées valables, des idées que certains citoyens ont pu juger déshonorées, au point parfois de se sacrifier au nom de l’attachement qu’ils leur portaient, dans un geste aussi sincère qu’éclairé.
Tout à la fois beaucoup moins et beaucoup plus que ce que peuvent en dire, respectivement, ses mythologues et ses démythificateurs, le gaullo-communisme n’est saisissable qu’à la condition d’alterner entre différents registres dans la réflexion qu’on lui consacre. Comme doctrine ou comme « programme » éventuel, il demeure introuvable si on n’y reconnaît pas avant tout une polarité, dans la tension qu’elle installe, fondatrice d’une hégémonie, et d’où peuvent émaner quelques principes sur lesquels gaullistes et communistes purent s’entendre plus ou moins tacitement, surtout entre 1958 et 1969. Mais surtout, souterrainement à ces articulations politiques de discours, le phénomène est impensable si l’on ne fait pas crédit à la Résistance d’avoir été aussi un engagement mystique. À tort ou à raison, De Gaulle et le PCF ont pu récolter l’essentiel du prestige de cet événement métahistorique : ce prestige, les deux camps ne l’ont capté que marginalement sous la forme d’un « capital » objectivable et exploitable dans la vie publique de l’après-guerre, mais beaucoup plus sérieusement comme une expérience qui oblige ses parties prenantes – d’où qu’il vinssent au départ – et qui a pu réellement les voir se réunir, en dernière instance, en vertu de ce lien qui n’est pas réductible à un calcul cynique de position.
L’expérience ne pouvait bien sûr pas durer plus longtemps que ce laps d’une génération, qui court de 1945 à 1970. Comme pour Valmy, comme pour la Commune, cette mémoire devait vite devenir celle de regrets, regrets bien plus durables que l’euphorie de l’événement lui-même. Nihil novum sub soli , donc. Mais quittes à être rendus à la seule mémoire déceptive du gaullo-communisme, autant en travailler la qualité, conscient de ses limites, pour dégager, pour les occasions des temps qui viennent, les principes politiques et mystiques d’une inspiration qui n’est peut-être pas tout à fait desséchée.
L’histoire de l’entre-deux guerres est généralement réduite à un affrontement, plus ou moins ouvert, entre « démocraties libérales » et régimes « totalitaires ». Cette grille de lecture oblitère la véritable lune de miel entre les élites libérales européennes et le Duce Benito Mussolini durant la première décennie de son règne. Dans The Capital Order . How Economists Invented Austerity and Paved the Way to Fascism (University of Chicago Press, 2022), la chercheuse Clara Mattei analyse la similitude entre les politiques économiques de la Grande-Bretagne libérale et de l’Italie fasciste durant les années 1920. Dans ces deux pays, elles avaient pour fonction de réprimer les protestations des travailleurs – qui, suite à la Première guerre mondiale, menaçaient d’ébranler l’ordre capitaliste. Aux côtés des matraques, une arme redoutable fut déployée, en Angleterre comme en Italie : « l’austérité ». Traduction par Alexandra Knez [1].
Lorsqu’on évoque la dimension « totalitaire » ou « corporatiste » du fascisme, c’est généralement pour souligner une rupture supposée avec la société libérale qui l’a précédée. Mais si l’on s’intéresse aux politiques économiques du fascisme italien, on constate que certaines configurations emblématiques du siècle dernier – et du nôtre – ont été expérimentées dès les premières années du règne de Benito Mussolini.
À cet égard, l’alliage entre austérité – réduction des dépenses sociales, fiscalité régressive, déflation monétaire, répression salariale – et technocratie – gouvernement « des experts » par lequel ces politiques sont imposées – est révélateur. Mussolini a été l’un des partisans les plus acharnés de l’austérité sous sa forme contemporaine. Quiconque s’intéresse à ses conseillers ne s’en étonnera pas : il a su s’entourer d’économistes faisant autorité, ainsi que de chantres du modèle émergent d’« économie appliquée » qui constitue encore aujourd’hui le fondement du paradigme néoclassique.
Un peu plus d’un mois après la marche des fascistes italiens sur Rome en octobre 1922, les votes du Parti national fasciste, du Parti libéral et du Parti populaire (prédécesseur de la Démocratie chrétienne) ont inauguré la période dite « des pleins pouvoirs ». Ils confèrent ainsi des prérogatives sans précédent au ministre des Finances de Mussolini, l’économiste Alberto de’ Stefani, et à ses collaborateurs et conseillers techniques, en particulier Maffeo Pantaleoni et Umberto Ricci (de sensibilité libérale).
Réduction drastique des dépenses sociales, augmentation des taxes régressives et élimination de l’impôt progressif, augmentation du taux d’intérêt, une vague de privatisations que l’économiste Germà Bel a qualifiée de première privatisation à grande échelle dans une économie capitaliste…
Mussolini offre à ces experts l’opportunité d’une vie : façonner la société à l’image de leurs modèles. Dans les pages de The Economist , Luigi Einaudi – célébré comme un champion de l’antifascisme libéral et, en 1948, comme le premier président de la République démocratique italienne d’après-guerre – accueillit avec enthousiasme ce tournant autoritaire. « Jamais un parlement n’avait confié un pouvoir aussi absolu à l’Exécutif […] La renonciation du parlement à tous ses pouvoirs pour une période aussi longue a été acclamée par l’opinion publique. Les Italiens en avaient assez des bavards et des exécutifs faibles », écrit-il le 2 décembre 1922. Le 28 octobre, à la veille de la Marche sur Rome, il avait déclaré : « Il faut à la tête de l’Italie un homme capable de dire non à toutes les demandes de nouvelles dépenses ».
Les espoirs d’Einaudi et de ses collègues se sont concrétisés. Le régime de Mussolini a mis en œuvre des réformes radicales favorisant une austérité fiscale, monétaire et industrielle [NDLR : les trois visage de l’austérité selon Clara E. Mattei, complémentaires et cumulatifs. L’austérité fiscale consiste dans une fiscalité régressive, l’austérité monétaire dans une contraction forcée de l’émission et une hausse des taux d’intérêt, l’austérité industrielle dans une compression salariale ]. Elles ont permis d’assujettir la classe ouvrière à une discipline d’airain et lui imposer des sacrifices douloureux, pérennisant ainsi l’ordre capitaliste qui avait été remis en question suite à la Première guerre mondiale. Le biennio rosso , ces deux années de conflit social précédant l’arrivée des fascistes au pouvoir, avait vu une vague de grèves et de soulèvements populaires sans précédent en Italie, ainsi que l’éclosion d’une multitude d’expériences d’organisations post-capitalistes.
Parmi les réformes qui ont contribué à étouffer toute velléité de changement politique, on peut citer la réduction drastique des dépenses sociales, les licenciements de fonctionnaires (plus de soixante-cinq mille pour la seule année 1923) et l’augmentation des taxes à la consommation (régressives, car payées principalement par les pauvres). À ces mesures s’ajoutent l’élimination de l’impôt progressif sur les successions, l’augmentation du taux d’intérêt (de 3 à 7 % à partir de 1925), ainsi qu’une vague de privatisations que l’économiste Germà Bel a qualifiée de première privatisation à grande échelle dans une économie capitaliste.
En outre, l’État fasciste a multiplié les lois coercitives qui réduisaient considérablement les salaires et prohibaient les syndicats. Mais le coup d’arrêt définitif aux revendications des travailleurs fut donné par la Charte du travail de 1927, qui a supprimé toute possibilité de conflit de classe. La Charte codifie l’esprit du corporatisme dont le but, selon Mussolini, est de protéger la propriété privée et « d’unir dans l’État souverain le dualisme ruineux des forces du capital et du travail », considérées « à présent non plus comme systématiquement antagonistes, mais comme des éléments qui aspirent à un horizon commun, l’intérêt supérieur de la production ».
Le ministre des Finances de’ Stefani a salué la Charte comme une « révolution institutionnelle », tandis que l’économiste libéral Einaudi a justifié sa définition « corporatiste » des salaires comme étant le seul moyen d’imposer les résultats optimaux d’un marché concurrentiel du travail tel qu’il est à l’œuvre dans le modèle néoclassique. La contradiction est ici flagrante : les économistes, si intransigeants dans la protection du libre marché, ne voient guère d’inconvénients à l’intervention répressive de l’État sur le marché du travail pour lui imposer une configuration qu’il ne prend pas spontanément. L’Italie a ainsi connu une baisse ininterrompue des salaires réels pendant toute la période de l’entre-deux-guerres – un fait unique dans les pays industrialisés.
L’accroissement du taux d’exploitation garantissait une hausse du taux de profit. En 1924, le Times de Londres commentait le succès de l’austérité fasciste : « l’évolution des deux dernières années a vu l’absorption d’une plus grande proportion des profits par le capital, ce qui, en stimulant les entreprises, a très certainement été avantageux pour le pays dans son ensemble ».
À une époque où la grande majorité des Italiens réclamait des changements sociaux majeurs, les partisans de l’austérité se sont appuyés sur le fascisme, son gouvernement fort et sa rhétorique nationaliste, tout comme les tenants du fascisme avaient besoin de l’austérité pour consolider leur pouvoir. C’est cette adhésion à l’austérité qui a conduit les milieux libéraux à soutenir le gouvernement de Mussolini, même après les l eggi l ascistissime (« lois fascistissimes ») de 1925 et 1926, qui ont officiellement érigé Mussolini au rang de dictateur du pays.
La couverture médiatique de l’Italie fasciste, en Grande-Bretagne, n’a en effet pas connu d’évolution majeure au cours de la décennie. The Economist , le 4 novembre 1922, approuvait l’objectif affiché par Mussolini, celui d’imposer une « réduction drastique des dépenses publiques » au nom du « besoin criant d’une finance saine en Europe ». En mars 1924, il se réjouissait encore en ces termes : « Signor Mussolini a rétabli l’ordre et éliminé les principaux facteurs d’instabilité ». Ces facteurs d’instabilité avaient de quoi faire frémir : « les salaires atteignaient leurs limites supérieures, les grèves se multipliaient », et « aucun gouvernement n’était assez fort pour y remédier ».
En juin 1924, le Times , pour lequel le fascisme était un gouvernement « anti-gaspillage », l’érigeait en solution face à la « paysannerie bolchévique » de « Novara, Montara et Alessandria » et à « la stupidité brute de ces populations », séduites par « les expériences de gestions soi-disant collectives ».
Le message était sans équivoque : les préoccupations relatives aux abus politiques du fascisme disparaissaient face aux succès de l’austérité
L’ambassade britannique et la presse libérale internationale continuent par la suite à applaudir les triomphes de Mussolini. Le Duce avait réussi à confondre l’ordre politique et l’ordre économique – ce qui constitue l’essence même de l’austérité. Comme le montrent les archives, à la fin de l’année 1923, l’ambassadeur britannique en Italie rassure les observateurs de son pays : « le capital étranger a surmonté la défiance, qui n’était pas injustifiée, qu’il éprouvait par le passé ; il vient à nouveau en Italie avec confiance ».
Le diplomate s’attachait à souligner le contraste entre l’ineptie de la démocratie parlementaire italienne de l’après-guerre, instable et corrompue, et l’efficacité de la gestion économique du ministre de’ Stefani : « Il y a dix-huit mois, tout observateur averti estimait que l’Italie était sur la pente du déclin […] Il est à présent généralement admis, même par ceux qui n’aiment pas le fascisme et déplorent ses méthodes, que l’ensemble de la situation a changé […] Un progrès impressionnant vers la stabilisation des finances de l’État […] Les grévistes [ont été réduits] de 90 %, tandis que les journées de travail perdues [ont été réduites] de plus de 97 %, avec une augmentation de l’épargne nationale de 4.000 [millions de lires] par rapport à l’année précédente ; de fait, celle-ci dépasse pour la première fois le niveau d’avant-guerre de près de 2.000 millions de lires ».
Les succès de l’austérité en Italie – en termes de compression salariale, de profits élevés et de bonnes affaires pour la Grande-Bretagne – avaient une dimension répressive évidente, qui allait au-delà d’un exécutif fort et du contournement du parlement. L’ambassade elle-même faisait état de nombreuses actions brutales : agressions permanentes contre les opposants politiques, incendies de permanences socialistes et de conseils syndicaux, révocations de nombreux maires socialistes, arrestations de communistes ainsi que des meurtres politiques notoires, dont le plus célèbre fut l’assassinat du parlementaire socialiste Giacomo Matteotti.
Mais le message était sans équivoque : les préoccupations relatives aux abus politiques du fascisme disparaissaient face aux succès de l’austérité. Même le champion du libéralisme et gouverneur de la Banque d’Angleterre Montagu Norman, après avoir exprimé sa défiance à l’égard de l’État fasciste, sous lequel « l’opposition, sous toutes ses formes, avait disparu », ajoutait : « cet état de choses convient actuellement, et peut fournir, pour le moment, l’administration la mieux adaptée à l’Italie ». De même, Winston Churchill, à l’époque chef du Trésor britannique, expliquait : « différentes nations ont différentes façons de tendre vers le même but […] Si j’avais été Italien, je suis sûr que j’aurais été avec vous du début à la fin de votre lutte victorieuse contre le léninisme. »
Montagu Norman et Winston Churchill ont tous deux souligné, dans leurs propos privés comme dans leurs déclarations publiques, combien des solutions illibérales inconcevables dans leur propre pays pouvaient s’appliquer à un peuple « différent » et moins acclimaté à la démocratie.
Lorsque les observateurs libéraux émettent des doutes, ils ne concernaient pas la santé démocratique du pays mais ce qu’il adviendrait sans Mussolini. En juin 1928, Einaudi écrivait dans The Economist qu’il craignait un vide de représentation politique, mais plus encore un effondrement de l’ordre capitaliste. Il évoque les « très graves interrogations » qui viennent à l’esprit des Britanniques :
« Lorsque, par le cours inévitable de la nature, la poigne du grand Duce sera retirée de la barre, l’Italie retrouvera-t-elle un homme de sa trempe ? Une même époque peut-elle produire deux Mussolini ? Si ce n’est pas le cas, quelle sera la prochaine étape ? Sous un contrôle plus faible et moins avisé, ne risque-t-on pas d’assister à une révolte chaotique ? Et avec quelles conséquences, non seulement pour l’Italie, mais aussi pour l’Europe ? ».
Les élites financières internationales appréciaient tellement l’austérité à l’italienne qu’elles ont remercié Mussolini en lui accordant toutes les ressources dont il avait besoin pour consolider son leadership , notamment en réglant la dette de guerre et en stabilisant la lire – comme le relate Gian Giacomo Migone dans son classique The United States and Fascist Italy .
Le soutien idéologique et matériel que l’ establishment libéral, national et international, a garanti au régime de Mussolini, ne constitue aucunement une exception. Cet alliage d’autoritarisme, de gouvernement par les experts et d’austérité inauguré par le premier fascisme « libéral » a fait école : du recrutement des Chicago Boys par le régime d’Augusto Pinochet au soutien apporté par les Berkeley Boys à celui de Soeharto en Indonésie (1967-1998), en passant par l’expérience dramatique de la dissolution de l’URSS.
Lors de ce dernier événement, le gouvernement de Boris Eltsine avait effectivement déclaré la guerre aux législateurs russes qui s’opposaient au programme d’austérité soutenu par le FMI. Son assaut contre la démocratie devait atteindre son paroxysme en octobre 1993, lorsque le président a fait appel à des chars, des hélicoptères et 5 000 soldats pour assiéger le Parlement russe. L’attaque devait se conclure par 500 morts et de nombreux blessés. Une fois les cendres retombées, la Russie s’est retrouvée sous un régime dictatorial incontrôlé : Eltsine avait dissous le Parlement « récalcitrant », suspendu la Constitution, fermé des journaux et emprisonné ses opposants.
Comme pour la dictature de Mussolini dans les années 1920, The Economist n’a eu aucune hésitation à justifier les actions musclées d’Eltsine, présentées comme la seule voie susceptible de garantir l’ordre du capital. Le célèbre économiste Larry Summers, fonctionnaire du Trésor sous l’administration Clinton, était catégorique sur le fait que, pour la Russie, « les trois ations – privatisation, stabilisation et libéralisation – doivent toutes être achevées le plus rapidement possible. Maintenir l’élan de la réforme est un problème politique crucial ».
Aujourd’hui, ces mêmes économistes libéraux ne font aucune concession à leurs propres compatriotes. Larry Summers est en première ligne pour prôner l’austérité monétaire aux États-Unis, où il prescrit une dose de chômage pour guérir l’inflation. Comme toujours, la solution des économistes mainstream consiste à exiger des travailleurs qu’ils absorbent la plus grande partie des difficultés à travers une baisse des salaires, un allongement des journées de travail et une réduction des aides sociales.
Notes :
[1] Article originellement publié par notre partenaire Jacobin sous le titre : « When Liberals Fell in Love With Benito Mussolini ».
Malgré des réformes de l’institution monétaire impulsées par Emmanuel Macron et le chef d’État ivoirien Alassane Ouattara, le franc CFA est toujours en place. Il demeure critiqué par ses opposants pour l’ascendant qu’elle confère au gouvernement français sur les États africains de la zone franc. Plusieurs épisodes ont démontré qu’elle pouvait se transformer en arme au service de l’Élysée. En 2011, lors de la crise politique ivoirienne, Nicolas Sarkozy avait activé ce levier pour forcer le président Laurent Gbagbo à la démission et le remplacer par son opposant, Alassane Ouattara. Justin Koné Katinan, ministre du Budget, avait alors déclaré : « J’ai vu qu’un seul fonctionnaire en France peut bloquer tout un pays ». Cette séquence est analysée par la journaliste Fanny Pigeaud et le chercheur N’Dongo Samba Sylla dans L’arme invisible de la Françafrique : une histoire du Franc CFA (La découverte, 2018), dont cet article est issu.
Le franc CFA procure à Paris des moyens de pression, de répression et de contrôle qui lui permettent, au besoin, d’aller au-delà de la sphère économique et d’orienter la trajectoire politique des quinze États africains de la zone franc. L’histoire récente de la Côte d’Ivoire en offre un exemple particulièrement frappant.
Ce cas date de la crise politico-militaire qui a suivi le second tour de l’élection présidentielle de novembre 2010 en Côte d’Ivoire. Les résultats de ce scrutin, qui s’était tenu sous haute tension, avaient donné lieu à une forte controverse. Cette crise post-électorale avait abouti à une situation inédite : le pays s’était retrouvé avec deux présidents. Le premier, Laurent Gbagbo, président sortant, avait été reconnu réélu par le Conseil constitutionnel ivoirien et conservait donc l’effectivité du pouvoir et le contrôle de l’administration.
Le second, Alassane Ouattara, était considéré comme le gagnant par la « communauté internationale », mais ne régnait que sur l’hôtel d’Abidjan dans lequel il s’était installé. Souhaitant voir Alassane Ouattara accéder à la tête du pays, le président français Nicolas Sarkozy, son ami et principal soutien, actionna divers mécanismes et tout particulièrement ceux des institutions de la zone franc. L’idée des autorités françaises était de paralyser l’administration ivoirienne afin de pousser Laurent Gbagbo vers la sortie.
Cela se fit en plusieurs étapes. Suivant les instructions de Paris, le siège de la BCEAO, dont Alassane Ouattara avait été le gouverneur entre 1988 et 1990, commença par empêcher l’État ivoirien d’accéder aux ressources de son compte logé à la BCEAO. Il fit aussi fermer les agences ivoiriennes de la BCEAO. Abidjan ayant réussi à les faire réouvrir grâce à une mesure de réquisition du personnel, la BCEAO supprima alors une application informatique afin de bloquer leur fonctionnement. Les administrateurs de la banque obligèrent par ailleurs son gouverneur, Henri Philippe Dacoury-Tabley, à démissionner, l’accusant d’être trop complaisant avec les autorités d’Abidjan.
En avril 2011, l’arme monétaire ayant échoué à faire tomber Laurent Gbagbo « comme un fruit pourri », selon l’expression d’Alassane Ouattara, la France se résolut à utiliser son armée
Laurent Gbagbo n’ayant toujours pas quitté le pouvoir, le ministère français de l’Économie et des Finances demanda, en février 2011, aux banques françaises opérant dans le pays, soit la BICICI, filiale de BNP Paribas, et la SGBCI, filiale de la Société générale, de cesser leurs activités. Ces deux établissements obéirent. Dans le même temps, la BCEAO menaçait de sanctions les autres banques si elles persistaient à vouloir travailler avec le gouvernement de Laurent Gbagbo 1 . Comme elle ne pouvait ordonner aux établissements financiers non français qu’elle ne contrôlait pas de cesser toute opération extérieure, la France passa à une étape supérieure.
Elle mobilisa son arme invisible : le compte d’opérations. Avec le concours de la BCEAO, le ministère français des Finances suspendit les opérations de paiement et de change de la Côte d’Ivoire qui devaient transiter par le compte d’opérations de la BCEAO. De cette manière, les transactions commerciales et financières entre la Côte d’Ivoire et l’extérieur furent bloquées. Les entreprises ivoiriennes se trouvèrent dans l’impossibilité d’exporter et d’importer. Ce sabotage empêcha aussi les représentations diplomatiques ivoiriennes de recevoir leurs dotations budgétaires.
En procédant ainsi, les autorités françaises ont prouvé que le système du compte d’opérations peut se transformer en un redoutable instrument répressif : la France peut, à travers lui, organiser un embargo financier terriblement efficace. Justin Koné Katinan, le ministre du Budget de Laurent Gbagbo pendant cette crise, racontera en 2013 : « J’ai vu la Françafrique de mes yeux. […] J’ai vu comment nos systèmes financiers restent totalement sous domination de la France, dans l’intérêt exclusif de la France. J’ai vu qu’un seul fonctionnaire en France peut bloquer tout un pays 2 . » […]
En avril 2011, l’arme monétaire ayant échoué à faire tomber Laurent Gbagbo « comme un fruit pourri », selon l’expression d’Alassane Ouattara, la France se résolut à utiliser son armée 3 . Elle l’a fait alors que l’administration ivoirienne était en train de s’organiser en vue de créer une monnaie nationale et de faire sortir la Côte d’Ivoire de la zone franc, seule solution à même de contourner le dernier piège de la BCEAO, consistant à ne plus approvisionner ses agences ivoiriennes en billets de banque.
Un haut cadre de l’administration de cette époque nous a expliqué en 2018 les mesures prises afin de faire face à ce qu’il appelle le « boa constricteur du gouvernement français ». « Les coupures, la présentation physique de notre future monnaie étaient achevées, rapporte-t-il. Nous avions décidé de garder la même valeur nominale que le franc CFA pour ne pas perturber les populations. Les billets et les pièces devaient être produits par une puissance étrangère. Nous étions en négociation avec un pays africain ami, qui avait donné son accord de principe pour garder notre compte de devises en attendant que notre banque centrale soit fonctionnelle. Nous en étions au niveau des modalités pratiques de cette coopération monétaire quand la France, certainement consciente qu’elle risquait de perdre la Côte d’Ivoire, lança son assaut final.
Alors que nous étions en train de la battre sur son propre terrain, elle a utilisé, pour éviter une défaite, ce qu’elle avait de plus que nous : les armes 4 . » Après avoir bombardé pendant plusieurs jours des casernes militaires ainsi que le palais présidentiel et la résidence officielle du chef de l’État de la Côte d’Ivoire, les militaires de la base française d’Abidjan lancèrent en effet, le 11 avril 2011, une attaque de grande envergure contre l’armée ivoirienne. Cette opération s’acheva le jour même par l’arrestation de Laurent Gbagbo 5 .
Notes :
1 « Côte d’Ivoire : la BCEAO menace de sanctions les banques collaborant avec Gbagbo », Jeune Afrique , 11 février 2011.
2 « Koné Katinan fait des révélations sur le rôle de la France et de Christine Lagarde dans la crise des banques en Côte d’Ivoire », Le Nouveau Courrier , 23 juin 2013.
3 Sabine Cessou, « Comme un fruit pourri », Libération , 7 janvier 2011.
4 Entretien réalisé par écrit en avril 2018.
5 Fanny Pigeaud, France Côte d’Ivoire, une histoire tronquée , Vents d’ailleurs, La Roque d’Anthéron, 2015.
La place prise par la question écologique et environnementale n’arrête pas de grandir dans le débat public. Au point que, face à la centralité de cet enjeu, même un parti historiquement éloigné de la question climatique et écologique comme le Rassemblement national commence à étoffer ses prises de positions. De l’autre côté de l’échiquier politique, les mouvements aux programmes écologiques fournis (EELV, La France insoumise) peinent cependant à défendre ces sujets auprès des classes populaires, alors qu’elles sont les premières concernées par les conséquences du dérèglement climatique et le saccage de la nature. Le diagnostic est limpide : l’écologie politique est dans une impasse au sein de la France populaire. Le naufrage du dernier meeting de lancement de la campagne des Européennes des Verts, entre séance de « booty-therapy » et intervention du chantre du libéralisme Gaspard Koenig, n’en est que la dernière illustration. Quel bilan dresser du rapport entre écologie politique et classes populaires ? Quelles pourraient être les lignes de force d’un discours écologique de gauche apte à convaincre les classes populaires ?
Pour de nombreux Français, l’écologie politique est loin de leur préoccupations, de leur quotidien et on observe un réel fossé entre les classes populaires et le discours écologique dominant. Cette distance peut avant tout être interprétée comme la conséquence d’une distance forte entre une bonne partie des Français et la forme du discours écologiste. La perception souvent négative du discours écologiste dominant peut s’expliquer par plusieurs facteurs. Par discours écologiste dominant, il semble pertinent de considérer un ensemble de prises de positions et de politiques publiques qui dépassent largement EELV et englobent aussi une partie du discours libéral sur l’écologie du gouvernement ainsi que les discours professés dans de nombreuses sphères intellectuelles, que ce soit sur LinkedIn ou Twitter.
Premièrement, le discours écologiste dominant est souvent perçu comme moralisateur, donneur de leçons et individualisant, à l’image des diverses polémiques qui ont rythmé ces derniers mois (l’affaire du barbecue synonyme de virilité selon la députée EELV Sandrine Rousseau, la suppression du sapin de Noël par la mairie écologiste de Bordeaux, l’appel à la sobriété individuelle sur le chauffage de la première ministre Elisabeth Borne). La dimension individualiste du discours écologiste, invitant le citoyen à ne plus prendre l’avion, à changer sa voiture et sa chaudière, méconnaît complètement la réalité du rapport des classes populaires à l’écologie. Celles-ci subissent depuis plusieurs décennies une très forte pression à l’écologisation de leurs modes de vie, symbolisée par l’omniprésence des éco-gestes dans les campagnes de sensibilisation, dont s’est emparée entre temps la droite libérale. S’il ne faut pas mettre de côté le rôle joué par les médias dans cette perception individualisante du discours écologiste, le sentiment d’ensemble reste présent. Cette individualisation génère une dimension moralisante, faisant reposer sur les épaules des individus le destin de la société.
La dimension individualiste du discours écologiste, invitant le citoyen à ne plus prendre l’avion, à changer sa voiture et sa chaudière, méconnaît complètement la réalité du rapport des classes populaires à l’écologie.
Deuxièmement, le discours écologiste dominant peut paraître profondément déconnecté des conditions matérielles d’existence concrètes des classes populaires. Les changements promus par l’écologie dominante sont avant tout des appels à des gestes personnels : rénover sa maison, changer sa chaudière et sa voiture, manger moins de viande. Si ces gestes représentent effectivement à l’échelle macro-économique les principaux leviers de décarbonation, ils sont présentés comme dérivant de démarches isolées, incitant par-là même à une prise en charge individuelle du problème collectif que représente le changement climatique. Concrètement, les incitations à l’écologisation des modes de vie sont perçues comme hors-sol, en décalage complet avec la vraie vie, celle « du travail et des dettes » et au goût pour le « raisonnable, le concret, l’intelligible » des classes populaires. Les trajectoires concrètes de transformation ne sont pas claires, faute d’un discours suffisamment ancré dans la réalité des contraintes temporelles et économiques des ménages populaires.
Troisièmement, le discours écologiste dominant se caractérise par la très forte versatilité de la critique qu’il porte et des clivages qu’il mobilise. Autrement dit, il est difficile de comprendre ce que dénonce clairement l’écologie en vigueur et quels sont ses ennemis. Pour les écologistes libéraux du gouvernement, l’ennemi ce sont les habitudes de consommation des gens et l’être humain dans son ensemble. Pour les Verts, l’ennemi porte de nombreux noms : capitalisme, patriarcat, société de consommation, parfois l’idée de progrès, parfois même le prolétaire qui désire acheter un pavillon et une voiture. Si ce discours de dénonciation globale s’appuie souvent sur des travaux fondés (par exemple le lien entre argent, masculinité et consommation de viande ), il ne semble pas du tout opérationnel pour convaincre la majorité, entraînant une forme de confusion. À la fin, l’adversaire de l’écologie politique n’a pas de nom, pas de visage. Et l’invitation d’intellectuels comme Gaspard Koenig, essayiste libéral s’il en est, au dernier meeting de lancement de la campagne des Européennes, finit définitivement de brouiller les pistes.
Quatrièmement, alors même que les classes populaires sont en moyenne déjà bien plus sobres et économes que les classes supérieures (le décile le plus modeste émet près de 3 fois moins de Co2 que le décile le plus riche), elles tirent bien moins de gains symboliques de l’écologisation de ses modes de vie. Ce qui est valorisé par la sphère écologique, ce sont les start-ups écologiques de diplômés sortis de grandes écoles, les bobos mangeant bio et allant au vélo au travail ou bien les courageux vacanciers ayant choisi de prendre le TGV à la place de l’avion, ou au mieux, les « bifurqueurs » partant faire de l’agriculture de leurs mains. Des actions éloignées pour la plupart de la réalité des classes populaires. Au contraire, l’application de gestes écologiques au quotidien en milieu populaire (réduire sa consommation d’eau, d’électricité, prendre les transports en commun) n’apporte que peu de gloire supplémentaire et constitue en réalité le quotidien d’une partie conséquente de ses membres.
Le tableau électoral est également sans équivoque. La scission avec les classes populaires y apparaît clairement. Le vote le plus représentatif de l’écologie politique reste le vote pour les Verts. Pour les élections européennes de 2019, 94% des électeurs écolos indiquaient que la question environnementale avait été déterminante dans leur choix. Ce constat est beaucoup moins tranché pour les autres partis de gauche, ce qui nous invite à analyser ce choix quasi-pur. Aux Européennes, si la liste menée par Yannick Jadot recueille 13,5%, elle plafonne à 7% chez les ouvriers, 10% dans l’ensemble des classes populaires, 5% chez les sans-diplômes, 18% chez les diplômés du supérieur. Son score relativement élevé de 15% chez les personnes au niveau de vie pauvre s’explique principalement par un fort vote étudiant (23% chez les 18-24 ans). Lors de la dernière présidentielle, le résultat est sensiblement similaire. Alors que la liste EELV obtient globalement près de 5%, ce score tombe à 1% chez les ouvriers, 4% chez les employés, 1% chez ceux se déclarant comme défavorisés. Par ailleurs, d’après un sondage IPSOS , seuls 25% des CSP- avaient (parmi trois autres critères) choisis leur vote pour des questions environnementales contre 31% chez les CSP+.
La rupture est aussi géographique avec une transformation écologique à deux vitesses. Si les grandes villes et métropoles sont gagnées par une vague verte (Lyon, Bordeaux, Strasbourg, Marseille ont basculé) et que l’écologisation des villes se poursuit au moyen de de pistes cyclables, de ressourceries, de magasins bio et de transports en commun, la France périphérique et rurale voit les services publics de proximité s’éloigner, les grandes surfaces détruire le commerce local et les lignes de chemin de fer se fermer au fur et à mesure. Pour les classes populaires rurales, l’écologie reste souvent une incantation venue des villes et des ministères sans aucun lien direct avec leur quotidien. Cela se traduit dans les élections locales, qui voient les partis aux programmes écologiques renforcés patauger dans la France des bourgs.
Les incantations écologistes moralisatrices et individualisantes coulent à sens unique depuis les plateaux-télés et les think-tank parisiens en direction du reste du pays.
Le tableau des disparités électorales du vote écologiste n’est que l’émanation d’une véritable scission sociologique, géographique et discursive dans l’imaginaire collectif entre une classe écologiste urbaine et bourgeoise et les classes populaires et intermédiaires. Les incantations écologistes moralisatrices et individualisantes coulent à sens unique depuis les plateaux-télés et les think-tank parisiens en direction du reste du pays. Si la transition écologique est plus que souhaitable, sous une forme planifiée et égalitaire, elle ne saurait être confiée aux lois du marché et à l’absence de cap et d’objectifs clairs, qui ne viennent qu’ajouter de l’incertitude au quotidien déjà chahuté de nombreux citoyens.
Si l’écologie politique peine tant à séduire les classes populaires, c’est aussi que ces dernières perçoivent de manière claire que le grand plan de bifurcation dont on leur parle n’est pas clairement ficelé et présente encore des zones d’ombres à éclaircir. Le discours d’écologie politique actuel repose principalement sur deux idées-phares : d’une part la dénonciation du saccage de la nature opéré par les ultra-riches, qui seraient en conséquence les responsables quasi-uniques du dérèglement climatique, et d’autre part une projection naïve dans un monde futur « désirable », avec une « harmonie entre les êtres vivants et la nature », de « réconciliation entre les êtres vivants et la nature ». Ce qui fait cruellement défaut, c’est une passerelle fiable et compréhensible à emprunter pour aller d’un monde à l’autre. Intuitivement, la plupart des gens savent que la bifurcation écologique va bousculer leur mode de vie, probablement bien plus que pour ce qui concerne les ultra-riches. C’est tout du moins clair pour deux sujets-clés.
La réponse à la crise du logement en situation d’effort écologique est loin d’être évidente. Par exemple, la priorité écologique nécessite de diminuer nettement le rythme d’artificialisation des sols, ce qui se heurte à la dynamique globale de développement de l’habitat pavillonnaire et de préférence collective pour l’individuel au détriment du logement collectif. Dans un sondage Cluster 17 de juillet 2023, 77% des Français ne souhaitaient pas renoncer à un logement individuel. Le ZAN s’ajoute aux interdictions de location de passoires thermiques qui réduisent mécaniquement la part de logements louables, renforçant la tension sur le marché de la location. Sur ce sujet-là, le discours d’une écologie de rupture doit s’affiner, affronter la complexité et proposer une différenciation territoriale dans la mise en œuvre de ces politiques. Cela nécessite aussi d’identifier clairement sur qui l’effort va porter pour résoudre cette équation à première vue insoluble, par exemple en ciblant clairement les 3% de ménages possédant 25% du parc de logements, les 8,3% de logements vacants et les 9,5% de résidences secondaires sous-occupées pendant que 8,7% des logements sont en suroccupation.
Deuxième thématique sur lequel le discours de gauche doit se clarifier : celui des transports et du positionnement face à la voiture individuelle. À l’heure actuelle, 83% des kilomètres sont parcourus en voiture individuelle, roulant ultra-majoritairement au pétrole. La gauche axe alors systématiquement son discours sur le développement massif des transports en commun (trains du quotidien, RER métropolitains, bus à haut niveau de service etc.). Or, cette focalisation ne résiste pas à l’analyse scientifique. En 2050, même dans les scénarios de report modal vers les mobilités douces et les transports en commun les plus optimistes, la part de la voiture individuelle restera au minimum à 50% dans l’état actuel de l’aménagement du territoire et de la répartition de la population française. Une préoccupation centrale est celle de l’acquisition de voitures électriques, plus susceptibles de correspondre aux attentes des classes populaires.
Pourtant, plusieurs partis de gauche ont encore une forme d’embarras avec la voiture électrique, en raison notamment des autres risques écologiques liés à son développement (matériaux critiques, pollution due au freinage, etc.). S’il faut planifier la sobriété dans l’usage de la voiture (baisse du poids, des kms, développement du covoiturage), il importe également d’envisager des politiques publiques ambitieuses, qui permettront à chaque ménage en ayant besoin d’accéder à une voiture électrique à prix raisonnable, adaptée, car chaque voiture thermique devra être remplacée. Autrement dit, il ne faut pas que le message en matière de transports se résume à des politiques au cœur des centres-villes de métropoles qui ne s’appliquent pas partout, et paraîtront à la fois déconnectées et inadaptées à de nombreux territoires.
Pour sortir de l’impasse, il semble indispensable de partir du déjà-là écologique des classes populaires, des pratiques individuelles et collectives vertueuses existante et d’opérer nécessite une remise à plat complète, claire et précise. En rejetant à la fois l’écologie moralisante et minoritaire à la Rousseau et l’écologie individualisante et soumise aux lois du marché à la Macron, il doit être possible de tracer les lignes de force de l’écologie de rupture populaire de demain. Plusieurs principes peuvent structurer ce renouveau programmatique et discursif.
Il convient tout d’abord de se mettre d’accord sur les objectifs d’un discours sur l’écologie porté par la gauche de rupture. Première évidence, ce discours doit répondre aux préoccupations environnementales des Français et avoir comme objectif principal d’imposer à l’agenda politique et médiatique un programme de bifurcation écologique ambitieux, liant la question écologique à la question sociale. Mais ce discours devra s’inscrire dans le contexte qui est celui décrit depuis le début de l’article et attacher une attention particulière à contrer le discours supposé écologique mais immobilisateur de la droite et de l’extrême-droite. Et surtout, le guide principal doit être de bâtir un discours qui ne constitue pas un repoussoir pour les classes populaires. Non qu’il s’agisse de pure rhétorique pour dire ce que l’on pense que les classes populaires aimeraient entendre, mais bien au contraire, de démontrer qu’une réponse à la hauteur de la crise écologique leur sera structurellement favorable, et de partir de leurs réalités quotidiennes pour décrire le chemin de la transformation. La profitabilité de la transition écologique pour les plus modestes n’est plus à démontrer, car ce sont.
Deuxièmement, afin échapper à l’image d’une écologie urbaine, moralisatrice et déconnectée, les propositions programmatiques et le discours attenant doivent se réancrer au plus proche des réalités matérielles des classes populaires. Cela implique dans le discours explicatif de partir systématiquement de la question du pourvoi des besoins fondamentaux : se loger et se chauffer, se nourrir, se déplacer, et se faire plaisir. Plus précisément, la méthode doit être la suivante :
1) expliquer en quoi la crise écologique et sa gestion capitaliste et néolibérale génèrent les crises à l’origine de la difficulté à pourvoir chaque besoin fondamental ;
2) en partant des réalités matérielles vécues par les gens, préciser la manière dont la bifurcation écologique contribue à sécuriser et à sortir de l’aléa le pourvoi de ces besoins fondamentaux ;
3) Privilégier systématiquement le concret, le tangible, le raisonnable et l’intelligible.
Ainsi, il convient de proposer un horizon liant écologie, pouvoir d’achat et sortie des besoins essentiels de la sphère marchande. Mais cela ne doit pas être assimilé à la démarche discursive choisie par exemple par le PCF de Fabien Roussel qui méconnaît la diversité des classes populaires et les essentialise en les assignant à des comportements spécifiques (aimer la « bonne viande et manger gras », boire un pastis au camping). Le politique n’a pas uniquement vocation à se faire le porte-voix des revendications des électeurs mais il contribue, comme disait Jaurès, à « élever une société supérieure ».
Il convient de proposer un horizon liant écologie, pouvoir d’achat et sortie des besoins essentiels de la sphère marchande.
L’exemple du réseau de chaleur en réponse à la crise énergétique illustre avec clarté cette logique. Les logique impérialistes et la dépendance du capitalisme aux énergies fossiles déstabilisent en permanence l’accès à l’énergie fossile. La gestion néolibérale des marchés de l’énergie renforce la crise et soumettent des millions de personnes, et tout d’abord les classes populaires, aux aléas du marché, notamment pour se chauffer au gaz chaque hiver. Avec un réseau de chaleur alimenté par des énergies renouvelables locales (géothermie de surface ou profonde, chaleur fatale, biomasse), une chaleur renouvelable est proposée, au prix maîtrisé chaque année et on diminue structurellement les émissions de CO2 du territoire. Cette logique est encore plus vertueuse lorsque l’exploitation du chauffage est confiée à un opérateur public, sous l’égide d’une gestion citoyenne ou confiée aux pouvoirs locaux. En résumé, il s’agit de sortir de la logique du marché un besoin fondamental – se chauffer – pour en faire un commun et de rendre au citoyen la maîtrise de la reproduction de ses conditions d’existence.
Troisièmement, il est nécessaire de mobiliser les clivages favorables à un programme de rupture écologique. En matière écologique, l’évidence consiste à renforcer le clivage entre un « nous », « le peuple qui par sens des responsabilités fait déjà ce qu’il peut et fera collectivement sa part du travail » contre un “eux”, le 1-5% qui vit au-dessus des moyens de notre planète. La notion de responsabilité du « peuple et des classes populaires » semble déterminante à mettre en avant pour justifier d’une part l’effort collectif indispensable en matière de sobriété et d’évolution des modes de vie (manger moins de viande, diminuer les distances parcourues, consommer moins) et d’autre part mettre la pression sur les classes aisées oisives, au mode de vie particulièrement destructeur pour la planète. Ce premier clivage se laisse compléter par un clivage dont essaie aussi de se servir d’une autre manière une partie de l’extrême-droite entre un « nous, le peuple souverain » et un « eux » assimilé au capitalisme néolibéral et à l’Union européenne avec le triptyque concurrence-croissance-mondialisation qui saccage la planète, qui est déjà historiquement régulièrement mobilisé par la gauche.
Quatrièmement, et c’est une suite du point précédent, un discours de rupture écologique doit aussi identifier précisément dans l’espace socio-politique qui sont ses alliés et ses ennemis. Il faut élargir l’alliance écologique au-delà des associations et réseaux traditionnels, assumer de prendre ses distances par moments avec certains mouvements qui défendent des intérêts écologiques locaux contre des intérêts écologiques globaux (exemple des mines, de l’opposition à certaines infrastructures ferroviaires). Il faut bâtir des passerelles fortes avec un monde syndical qui se structure pour l’insertion des questions écologiques, comme l’initiative du « Radar travail et environnement » de la CGT.
Cinquièmement, il faut construire un discours sur l’écologie qui assure autant de gains symboliques aux classes populaires qu’aux classes supérieures. Cela nécessite tout d’abord de bâtir un « grand récit mobilisateur », un « appel aux armes » apte à mettre en mouvement toutes les forces vives du pays pour répondre à l’urgence écologique. En d’autres termes, construire une économie de guerre face à la crise écologique , comme le suggèrent certains scientifiques et politiques, et mettre en branle les grands chantiers de la bifurcation : rénovation thermique des logements, transformation des pratiques agricoles, réindustrialisation verte. Mais cette dynamique devra s’appuyer sur une mise en valeur permanente des pratiques écologiques des classes populaires et des métiers populaires « écologiques ». Il faut acter la réhabilitation des métiers manuels, la valorisation de la débrouille dans un contexte de renforcement de la réparation et du réemploi, promouvoir l’imaginaire de vacances en France plutôt qu’à l’étranger. Il faut mettre en valeur tout ce qui dans le quotidien populaire est déjà écologique : le « sens de l’économie », la capacité à agir sous contrainte de ressources forte.
Ainsi du réancrage de la question écologique au cœur de la question sociale : c’est bien un unique système économique, le capitalisme néolibéral, qui saccage le travail et la nature, et rend impossible le pourvoi des besoins fondamentaux. C’est le rôle du politique de s’y opposer, de tracer des priorités, des frontières, de prendre des décisions et de refuser les propositions faiblardes qui se gargarisent d’être « nuancées ». S’il est certain que construire un programme et un discours écologique constitue par nature un défi complexe et difficile, il est aussi essentiel de le relever avant que l’extrême-droite ne s’en empare, plus encline à cliver sur le sujet contre le prétendu monopole de la gauche. Ce dernier constat doit mener à une réorientation discursive forte, imperméable à l’écologie moralisatrice, et capable de construire une véritable hégémonie culturelle.
« La technologie, c’est la géopolitique par d’autres moyens » : telle serait la leçon oubliée de la présidence de Salvador Allende, et du coup d’État qui l’a renversé. C’est ce qui ressort du podcast du chercheur Evgeny Morozov The Santiago boys , fruit d’un long travail dédié au projet Cybersyn . Cet « internet chilien avant la lettre », système sophistiqué de télécommunications développé sous le gouvernement d’Allende, était destinée à asseoir la souveraineté du pays en la matière. La « voie chilienne vers le socialisme » passait par une émancipation vis-à-vis des technologies américaines, perçues comme un facteur de sous-développement. Le podcast d’Evgeny Morozov permet de prendre la mesure de l’ambition du gouvernement de Salvador Allende. En négatif, il souligne le désintérêt que porte une grande partie de la gauche contemporaine à la question de la souveraineté technologique. Recension.
Lorsque Fiona Scott Morton, ex-lobbyiste pour les GAFAM, a été nommée à un poste clef auprès de la commissaire européenne à la Concurrence, il ne s’est trouvée que la France pour protester – bien timidement. Une fois son retrait acté, une grande partie de la gauche européenne a repris son souffle : les institutions européennes étaient sauves, le système de checks and balances avait fonctionné, c’est la loi européenne qui allait s’appliquer, au bénéfice des Européens, et non des Américains.
Des Big Tech américaines, la gauche européenne critique l’opacité, le gigantisme, le coût écologique ou les liens avec l’extrême droite. Elle réclame, toujours à l’échelle européenne, une régulation plus stricte. Il y a peu encore, elle érigeait la commissaire européenne à la Concurrence Magrethe Vestager au rang d’héroïne pour avoir dénoncé les pratiques anti-concurrentielles des GAFAM. Le Digital Markets Act et le Digital Services Act, adoptés par les institutions européennes en 2022 sous son impulsion, étaient censées forcer les géants de la Silicon Valley à respecter leurs obligations auprès des consommateurs européens.
Mais rares sont, au sein de la gauche européenne, ceux qui s’en prennent à la suprématie américaine sur les géants du numérique en tant que telle. Il semble acquis que si ces derniers se plient à leurs obligations légales et offrent un service de qualité, leur nationalité américaine sur tout un continent ne soulève aucun problème particulier. Pas davantage que l’absence de souveraineté numérique des Européens.
Parmi les administrateurs de la multinationale américaine des télécommunications nationalisée par Allende, on trouve John McCone, ancien directeur de la CIA (1961-1965).
Une telle attitude entre dans la catégorie de ce qu’Evgeny Morozov nomme « solutionnisme technologique », qui consiste à analyser les questions techniques en évacuant leur dimension politique et conflictuelle 1 . Il n’est donc pas surprenant qu’il se soit intéressé au Chili des années 1970, où les infrastructures techniques – notamment celles liées à la télécommunication – font l’objet d’une intense politisation, et sont pensées sous le prisme de la souveraineté, ou de l’absence de souveraineté. Le plus important, déclarait Salvador Allende (cité par Morozov) n’était pas d’apporter une solution aux problèmes des services téléphoniques et télégraphiques que connaissait le Chili des années 1970 ; le plus important était de « trouver nous-mêmes nos propres solutions ».
Il n’était pas le seul à penser de la sorte. Une grande hétérogénéité caractérisait l’Union populaire, cette coalition qui a dirigé le Chili pendant trois ans sous sa présidence. Dans les ministères, on croisait aussi bien des socialistes bon teint que les marxistes-léninistes du MIR ( Movimiento de izquierda revolucionaria , « mouvement de la gauche révolutionnaire »). Mais s’il est un point qui faisait consensus, c’est le caractère néfaste du monopole américain sur le secteur des télécommunications au Chili.
En Amérique latine, la multinationale ITT ( International Telephone and Telegraph , basée à Washington) est honnie, d’abord pour les tarifs abusifs qu’elle pratique. C’est en les dénonçant que le jeune avocat cubain Fidel Castro obtient une première notoriété. Mais ce n’est pas la seule raison, ni la principale. Confier un secteur aussi stratégique à des capitaux étrangers et privés, estime-t-on, nuit à la souveraineté des populations latino-américaines – et les condamne à un sous-développement chronique. Une fois élu, Allende entreprend d’exproprier ITT. Une lutte souterraine s’engage.
Il ne s’agit pas seulement, on l’a vu, de permettre aux Chiliens d’avoir accès à un système téléphonique et télégraphique fonctionnel. Le problème réside moins dans la piètre qualité des services d’ITT et des multinationales analogues que dans l’asymétrie de pouvoir qu’elles entretiennent avec la population chilienne. ITT elle-même constitue un emblème vivant de la confusion entre le renseignement américain et le secteur privé.
Lorsque Salvador Allende nationalise ITT, les intérêts qu’il heurte n’ont rien d’anodin. Parmi les administrateurs de l’entreprise on trouve John McCone, ancien directeur de la CIA (1961-1965). Quelques années plus tôt, il avait supervisé le coup d’État contre le gouvernement brésilien de Joao Goulart ; il s’était alors appuyé sur cette même ITT, qui avait contribué à paralyser les télécommunications du pays. Et plus tôt encore, il avait participé à des opérations de sabotage contre le gouvernement de Fidel Castro à Cuba, dont les plus importantes concernaient… les télécommunications. Il n’était donc nul besoin d’être un marxiste particulièrement radical pour considérer que ces enjeux n’étaient pas réductibles à des questions techniques…
Ainsi, Allende tente d’attirer des ingénieurs du monde entier afin de poser les fondements d’un système de télécommunications qui permettrait au Chili de se passer des brevets et infrastructures fournis par Washington. Parmi eux, l’excentrique britannique Anthony Stafford Beer, versé dans la cybernétique. Avant les tristement célèbres Chicago boys , d’autres contingents internationaux ont cherché à bouleverser l’organisation sociale du pays : les Santiago boys .
Evgeny Morozov rappelle que ces ingénieurs radicalisés sont influencés par la « théorie de la dépendance ». Selon celle-ci, la faible souveraineté technologique du Chili cantonne le pays au statut d’exportateur de matières premières. Les pays riches, estiment les « théoriciens de la dépendance », monopolisent les savoir-faire technologiques et possèdent les conditions de leur reproduction. Les pays pauvres, de leur côté, condamnés à importer des produits à haute valeur ajoutée, ne possèdent pas les ressources nécessaires pour les concurrencer. Inertie institutionnelle aidant, cet avantage de départ pour les uns, ce handicap pour les autres, se maintiennent. Ils tendent même à s’accroître avec le commerce international tel qu’il prédomine sous le capitalisme 2 . Avec le projet Cybersyn , les Santiago boys cherchent à briser ce cercle vicieux.
C’est ainsi qu’à huis clos, ils travaillent à l’élaboration de moyens de communication révolutionnaires. Ils ébauchent un système télégraphique qui permettrait d’envoyer des messages d’un point à un autre du territoire, et des les afficher sur des téléimprimeurs. À Santiago, une salle secrète, avec un écran, centralise ces échanges. Ce système, estiment les Santiago boys , permettrait de cartographier l’ensemble du pays, et de connaître en temps réel les besoins et les capacités de tout un chacun (la demande et l’offre), de la zone australe à la frontière péruvienne du Chili.
On voit qu’il s’agit de bien autre chose que de remplacer le système téléphonique et télégraphique existant : le projet Cybersyn ouvre la voie à des modes de coordination et de communication inédits. Par bien des aspects, il anticipe les prouesses réalisées plus tard par l’internet de la Silicon Valley.
C’est lors de la grève des camionneurs que le projet Cybersyn révèle son utilité. En 1972, le pays manque d’être paralysé : sous l’impulsion du mouvement d’extrême droite Patria y libertad et de la CIA, les conducteurs routiers se livrent à une obstruction des voies publiques. En face, les militants du MIR tentent de faire échouer le mouvement, et d’assurer autant que possible la normalité des échanges.
L’outil des Santiago boys permet alors de faire état, en temps réel, de la situation des uns et des autres : les entreprises dont les routes sont bloquées, celles dont les routes sont libres, les entreprises en pénurie, celles qui sont en excédent, peuvent être mises en rapport. On espère ainsi mettre en échec l’asphyxie de l’économie souhaitée par les grévistes. Bien sûr, Cybersyn demeure encore embryonnaire.
Mais l’idée fait son chemin : ce mode de coordination, si prometteur en temps de guerre civile, ne pourrait-il pas être généralisé en temps de paix ? Si l’ensemble des entreprises du pays étaient connecteés au telex , elles pourraient faire état, en temps réel, de leurs intrants et de leurs extrants. Il serait alors possible d’agréger ces données, d’établir des régularités, et de repérer (avant même que les agents en aient conscience) les éventuels problèmes dans le processus de production.
Révolutionnaire, le projet Cybersyn ? Morozov souligne que la CIA possédait en réalité un réseau de communication similaire, avant même les années 1970.
L’ingénieur britannique Stafford Beer est féru de cybernétique, cette « science des systèmes complexes » généralement associée à une idéologie autoritaire et libérale. Il cherche à en faire un outil d’émancipation au service de la planification. Il expose sa conception « cybernétique » de l’État à Salvador Allende : comme un organe, l’État possède une partie consciente – qui prend des décisions politiques – et une autre non consciente – qui effectue au jour le jour des schémas réguliers, répétés spontanément sans réflexion.
Or, ces schémas réguliers deviennent rapidement obsolètes face à un réel en perpétuelle évolution. Pour qu’ils s’adaptent de manière incrémentale à ses changements, quoi de mieux qu’un système national de télécommunications permettant à chaque organe de connaître, en temps réel, les changement qui surviennent dans n’importe quelle sphère du gouvernement ou de l’économie ?
Morozov souligne l’hostilité encourue par Stafford Beer et les Chicago boys . Les médias conservateurs tirent à boulets rouges sur un projet décrit comme orwellien. Mais l’opposition, plus douce, vient aussi de la gauche : les marxistes-léninistes du MIR défendent le pouvoir ouvrier face à celui de quelques ingénieurs. Cette tension entre démocratie ouvrière et technocratie caractérise, plus largement, l’ensemble du mandat de Salvador Allende 3 . Couplée à l’intensification des manoeuvres de sabotage de l’opposition, elles expliquent que Cybersyn n’ait, en grande partie, jamais dépassé le stade de projet. Le 11 septembre 1973, il est définitivement enterré.
Révolutionnaire, le projet Cybersyn ? Morozov souligne que la CIA possédait en réalité un réseau de communication similaire, avant même les années 1970. Afin de coordonner la répression anticommuniste, elle avait fourni un système de telex à ses alliés latino-américains, destiné à faciliter la coopération. Plusieurs historiens, interrogés par Morozov, détaillent son fonctionnement. À Washington, un écran géant centralisait l’ensemble des informations et des conversations. Il pouvait afficher les messages échangés entre les uns et les autres, mais aussi des cartes, ou réaliser des agrégations de données.
Les Chicago boys n’ont-ils fait qu’imiter, bien maladroitement, un système de télécommunication déjà existant ? Une autre question plus lancinante traverse ce podcast : durant la présidence d’Allende, ces réseaux parallèles ont-ils continué à opérer, et à faciliter la communication entre la hiérarchie militaire et les services américains ? Des événements troublants, rapportés par Morozov, laissent entendre que les officiers putschistes, le 11 septembre 1973, se sont appuyés sur un tel système pour distiller de fausses informations, générer de la confusion et permettre au coup d’État de parvenir à son terme. Quoi qu’il en soit, ce système a perduré dans les années 1970. Il a garanti aux protagonistes de « l’Opération Condor » des moyens de répression d’une redoutable efficacité.
Le podcast de Morozov offre une plongée dans les canaux souterrains du coup d’État de 1973, avec une précision chirurgicale. Il dévoile à quel point les réseaux de communication abandonnent leur apparente neutralité sitôt que la situation politique se tend, pour devenir des armes de guerre – aux côtés de la finance ou de l’armée.
On ne peut s’empêcher d’effectuer un parallèle avec la situation présente – et de contraster le volontarisme politique de l’Union populaire chilienne avec l’atonie d’une grande partie de la gauche contemporaine. Quant l’une tentait de se débarrasser d’ITT, l’autre semble paralysée face aux GAFAM – quand elle n’y est pas totalement indifférente.
Les multiples affaires d’espionnage du gouvernement américain sur ses homologues européens, permises par leur suprématie technologique, n’ont soulevé qu’une faible indignation. L’affaire Pierucci, qui a vu un cadre français d’Alstom arrêté par le Department of Justice (DOJ) des États-Unis, puis condamné sur la base de messages échangés via Gmail (à laquelle le DOJ avait bien sûr accès), n’a jamais réellement mobilisé la gauche française. Et face au Cloud Act voté sous le mandat de Donald Trump, qui officialise le droit pour les États-Unis de violer la confidentialité des échanges si leur intérêt national le leur intime, la gauche européenne est surtout demeurée muette.
On objectera avec raison que les Big Tech américaines présentent des défis autrement plus importants que les multinationales de la télécommunication d’antan. Mais qui pourra dire que l’expérience de l’Unité populaire face à ITT n’est pas riche d’enseignements pour le présent ? Et que le dédain d’une partie de la gauche française pour toute forme de souveraineté numérique ne constitue pas un problème majeur ?
Notes :
1 Les implications du « solutionnisme technologique » vont au-delà de ce qu’il est possible de présenter dans cet article. On renverra notamment à l’ouvrage d’Evgeny Morozov Le mirage numérique. Pour une politique du Big Data (Les prairies ordinaires, 2015).
2 La « théorie de la dépendance » au sens strict met l’accent sur l’asymétrie technologique entre pays riches et pays pauvres, et l’inertie institutionnelle qui permet à cet état de fait de perdurer. Elle est souvent conjuguée au « théorème Singer-Prebisch » (du nom des deux économistes l’ayant théorisé), qui postule une « dégradation des termes de l’échange » : sur le long terme, le prix des biens à haute valeur ajoutée tendrait à augmenter plus rapidement que le prix des matières premières. Il s’agit, on s’en doute, d’un facteur supplémentaire de maintien ou de renforcement de cette asymétrie technologique…
3 Dans Chili, 1970-1973 – Mille jours qui ébranlèrent le monde (Presses universitaires de Rennes, 2017), Franck Gaudichaud détaille par le menu ces contradictions qui caractérisent l’expérience gouvernementale chilienne.
Au Chili , les commémorations du coup d’État du 11 septembre 1973 ont un goût amer. Un demi-siècle après cette matinée qui a plongé le pays dans une longue dictature néolibérale, une crise est en cours. Le président à la tête du pays, Gabriel Boric, prétend s’inscrire dans les pas de Salvador Allende, assassiné il y a cinquante ans. Pourtant, son action s’inscrit par bien des manières aux antipodes de l’ancien leader socialiste. Ayant renoncé à une confrontation avec les élites chiliennes, Boric s’aligne parfois sur elles – notamment sur les questions de politique étrangère. Dans un Chili plus fracturé que jamais, où les plaies mémorielles du coup d’État demeurent brûlantes, la rupture avec le système économique hérité de la dictature reste à entreprendre.
Le 11 septembre 1973, un coup d’État militaire renverse le gouvernement de l’Unité populaire. Salvador Allende, premier président socialiste du Chili, est assassiné. Son mandat (novembre 1970 – septembre 1973) fut l’occasion d’une expérience révolutionnaire unique.
Dès son élection, il est soumis aux manoeuvres de déstabilisation des secteurs élitaires du Chili, appuyés par les États-Unis. L’asphyxie de l’économie est organisée dans le secteur minier et routier, téléguidée par CIA, tandis qu’une propagande médiatique joue sur l’anticommunisme ambiant pour fragiliser le gouvernement. Plusieurs groupes d’extrême droite organisent des attentats terroristes pour détériorer les infrastructures ou s’en prendre à des représentants de l’Unité populaire – le chef de l’État-major chilien René Schneider est notamment assassiné. Pour le remplacer, sont nommés à ce poste Carlos Prats González, puis un certain Augusto Pinochet…
Poignées de portes du sculpteur Ricardo Mesa représentant la force du monde ouvrier, réalisées pour l’édifice de la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement à Santiago de Chile en 1972 © Jim Delémont pour LVSL, décembre 2021Alors que la menace d’une sédition militaire se confirme, Allende et ses ministres refusent jusqu’au bout d’armer leurs partisans. C’est finalement le matin du 11 septembre 1973 que l’expérience chilienne prend fin. Un assaut organisé par le général Augusto Pinochet sur le palais présidentiel la Moneda renverse le gouvernement et coûte la vie à Salvador Allende – après une ultime élocution destinée à rester dans les mémoires .
Les espoirs d’une transition démocratique en-dehors du cadre défini par le régime s’évanouissent. C’est à l’initiative de Pinochet qu’un référendum est organisé portant sur la prolongation de sa fonction à la tête du pays.
La dictature qui s’instaure règne par les méthodes les plus sanglantes. Plus de 45 000 personnes sont détenues dans les semaines suivant le putsch, tandis que 200 000 fuient le Chili entre 1973 et 1988. L’intention des putschistes soutenus par Washington se précise : établir un projet contre-révolutionnaire de long terme et éradiquer toute forme d’opposition.
« Le corps au service du capital » : collage dans les rues de Valparaíso par le collectif Pesímo servicio. © Jim Delémont pour LVSL, janvier 2022,La dictature transforme le Chili en laboratoire des politiques néolibérales. La « thérapie de choc » appliquée par Pinochet sur les conseils d’une myriade d’économistes américains – dont Milton Friedman – bouleverse les structures socio-économiques du Chili.
Les organisations de la classe ouvrière chilienne sont alors été méthodiquement démembrées, de façon à briser son pouvoir d’action sur les modes de production. Les implications économiques de cette transition libérale sont éloquents : alors que 25 % de la population chilienne vivait sous le seuil de pauvreté en 1970, ce chiffre grimpe à 45 % en 1991 1 .
Le régime tient par la répression, mais aussi par une propagande de masse via la télévision – qui se généralise jusque dans les foyers chiliens les plus éloignés des préoccupations politiques. En 1980, l’instauration de la nouvelle Constitution rédigée par Jaime Guzmán parachève d’imposer la logique néolibérale dans le cœur du pays.
L’extrême difficulté d’organiser des mobilisations sociales a pour effet de renforcer le rôle des partis politiques, autorisés ou non, notamment à gauche et dans l’opposition. Après les échecs consécutifs pour faire vaciller le pouvoir, les espoirs de voir une transition démocratique en-dehors du cadre défini par le régime s’évanouissent. C’est à l’initiative de Pinochet qu’un référendum est organisé portant sur la prolongation de sa fonction à la tête du pays. La victoire du « non » laisse place à une transition démocratique négociée entre la dictature et les partis politiques, qui pérennisent les institutions du système.
Les promesses de la transition démocratique sont rapidement déçues. Si l’obstacle de la répression militaire n’est plus, la transition a intégré les mécanismes qui maintiennent l’État captif des intérêts financiers. Au sortir de la dictature, le système chilien porte donc ainsi déjà en lui les ingrédients de la crise politique qu’il traverse aujourd’hui.
« Chili, entreprise familiale », collage dans les rues de Valparaíso par le collectif Pesímo servicio © Jim Delémont pour LVSL, janvier 2022,L’organisation des commémorations des cinquante ans du coup d’État a fait l’objet d’un intense débat – signe qu’il s’agit d’une plaie béante davantage que d’une cicatrice. Outre les 40 000 victimes de torture, la dictature a laissé derrière elle plus de 2300 morts et l’ombre de 1 102 personnes toujours portées disparues à ce jour 2 .
Pour autant, il n’y a pas de consensus sur la lecture du coup d’État. Si la dictature est condamnée – parfois timidement – par la droite, cette réprobation est systématiquement associée à un discours qui pointe la responsabilité le gouvernement de Salvador Allende. Celui-ci aurait semé un chaos dont le putsch était une issue logique. Cette stratégie discursive est amplement répandue dans tout un pan du personnel politique, et largement admise dans les médias de masse.
Cinquante ans plus tard, victimes et tortionnaires devraient donc partager un récit commun. Cette absence de consensus mémoriel rend possible la réhabilitation de la dictature par l’extrême-droite, qui s’affirme volontiers « pinochetiste ».
La présidence Boric permet bien l’émergence d’un discours officiel qui reconnaît la responsabilité de l’État chilien dans les crimes commis durant une décennie et demi. L’exécutif a mis en place un programme baptisé « cinquante ans du coup d’État : la démocratie, c’est la mémoire et le futur ». Cette série d’événements a débuté par la présentation du Plan national de recherche, de vérité et de justice qui ambitionne d’éclaircir les circonstances d’assassinat ou de disparition des opposants politiques.
« Groupement des familles d’exécutés politiques ». Manifestation à Valparaíso. © Jim Delémont pour LVSL, mai 2018Pour autant, en mettant sur le même plan « la mémoire et le futur », Boric ambitionne d’initier un apaisement, et vise l’écriture d’un récit que beaucoup à gauche jugent consensuel quant au bilan de la dictature. Une volonté difficilement tenable alors qu’une multitude de mémoires dissonantes fractionnent le pays… C’est ce qu’a souligné la Declaración del 11 , une initiative de l’exécutif qui a invité toutes les forces politiques a signer le 11 septembre une déclaration transpartisane en quatre points pour la défense de la démocratie.
Les partis de droite ont réagi en annonçant signer leur propre déclaration, parvenant ainsi a isoler une fois de plus le gouvernement tout en maintenant intactes les fractures historiques. En dernière instance, Gabriel Boric aura malgré tout remporté son pari, l’ensemble des anciens présidents ayant confirmé leur présence à l’événement.
Depuis 2019, le Chili est plongé dans une certaine incertitude politique. Après l’incroyable mobilisation sociale – estallido social – de 2019, les cartes ont été rebattues. La mise en place de plusieurs processus constituants et l’arrivée au pouvoir de Gabriel Boric en 2021 marquent un tournant majeur. Du moins en apparence.
Alors que le retour à la démocratie avait été marqué par le bipartisme entre les forces de la concertacion/ Nueva Mayoria (Parti Socialiste, Parti pour la démocratie PPD, Parti radical, Parti Démocrate-Chrétien) et celle de la droite traditionnelle, la mobilisation a changé la donne et permis à une nouvelle génération, principalement issue des luttes étudiantes des années 2010, de conquérir l’appareil d’État. Gabriel Boric en est le produit. Depuis plus d’un an, cette nouvelle génération st confrontée à la réalité du pouvoir, avec la promesse difficile « d’en finir avec le néolibéralisme là où il est né », d’après les mots de Boric.
Depuis un an, c’est surtout le ralentissement de la dynamique qui a porté Boric au pouvoir et ses multiples échecs qui sont notables. Après une première lourde défaite au référendum de 2022 pour faire approuver une nouvelle constitution (64 % pour le « non »), proposée par une majorité plutôt située à gauche, plurielle et alternative, le dernier processus constituant a vu l’élection à l’inverse d’une majorité de droite et d’extrême droite au deux tiers.
Agenda législatif modéré, et une ligne totalement à contre-courant sur les questions internationales avec ses partenaires latino-américains : Gabriel Boric cherche à éviter la confrontation
Pire encore, le Parti républicain de José Antonio Kast, située à l’extrême-droite de l’échiquier politique, s’est placé premier à ces élections constituantes et représente près de la moitié de cette nouvelle assemblée. Voilà ainsi plusieurs mois que la droite et surtout l’extrême droite, héritières du « pinochetisme », sont dans une dynamique électorale qui semble définitivement refermer la parenthèse de rupture initiée avec l’estallido social . La droite et l’extrême-droite, dans un contexte de vote obligatoire, obtiennent en cumulé un score inégalé de l’histoire politique du Chili avec plus de 5 millions de voix , laissant perplexe quant à l’avenir politique du pays.
Gabriel Boric présente le Plan national de recherche, de vérité et de justice le 30 août 2023 à Santiago.Ce contexte interroge la stratégie adoptée par le gouvernement et sa coalition politique, Apruebo Dignidad 2 . Depuis l’annonce de son dispositif gouvernemental, Gabriel Boric a assumé une ligne politique modérée , espérant s’épargner une confrontation directe avec les élites chiliennes. Cette ligne s’observe dans la composition de l’appareil gouvernemental, un agenda législatif très modéré – malgré une situation sociale incandescente – et une ligne totalement à contre-courant sur les questions internationales avec ses partenaires latino-américains. Boric s’oppose en particulier au positionnement non-aligné du président Lula sur le conflit ukrainien, et à sa volonté d’inclure le Venezuela comme un allié politique dans l’intégration régionale.
La première démonstration de cette orientation politique a résidé dans la formation de son gouvernement où des personnalités de l’ex- concertación ont été intégrées. Il faut rappeler que les forces d’ Apruebo Dignidad elles-mêmes ne détiennent pas la majorité à l’Assemblée nationale chilienne : avec seulement 37 députés, les forces de Boric sont loin du seuil des 78 permettant d’obtenir une majorité absolue. Raison pour laquelle le gouvernement de Boric regroupe une large coalition, allant des forces de l’ex-concertacion au Parti communiste chilien, permettant d’afficher un bloc de 66 députés devant manœuvrer pour obtenir une majorité sur les différents débats législatifs.
Avec cette majorité très élargie, la présidence de Boric a été marquée par de nombreux compromis pour la composition des différents gouvernements, avant et après les échecs électoraux. D’un gouvernement déjà modéré avec une forte représentation de l’ ex-concertacion , les cinglantes défaites électorales ont conduit Boric dans des remaniements qui réduisaient toujours plus le poids de sa coalition. De plus, malgré la formation de cette large coalition gouvernementale, les oppositions et polémiques entre les forces plus modérées de l’ ex-concertacion, et au delà , contre celles du Président Boric sont autant d’éléments qui ont démontré la fragilité de l’actuelle majorité gouvernementale.
Le référendum sur la proposition de Constitution de 2022 en est une illustration. Si, officiellement, la majorité gouvernementale partait unie à ce scrutin pour porter la voix de l’Apruebo , des figures de l’ex- concertación se sont prononcé en sa défaveur. Ainsi, on retrouve l’ancien président de la démocratie-chrétienne Eduardo Frei qui a appelé au rechazo (rejet), l’ancien président Ricardo Lagos qui n’a pas donné de consignes, et l’ancienne présidente socialiste Michelle Bachelet, pourtant soutien du gouvernement, qui a appelé à un apruebo (approbation) assez timide les jours précédent le scrutin. Dans le même temps, de nombreuses figures importantes de la démocrate-chrétienne ont appelé à voter rechazo , témoignant les divisions au sein du parti malgré une décision nationale des instances pour l’apruebo.
Aux nouvelles élections constituantes de mai dernier, des forces de l’ ex-concertación, avec le Parti pour la démocratie, le Parti radical et la démocratie-chrétienne, ont présenté leur propre liste en-dehors de la majorité gouvernementale pour obtenir 9 % des voix, alors que la liste de la majorité gouvernementale a obtenu 28,5 % des voix, 7 points derrière la liste d’extrême droite arrivée première…
Malgré un double jeu évident, aussi bien sur les scrutins électoraux que dans l’action gouvernementale et législative, Boric a confirmé depuis un an sa tendance à se rapprocher de l’ ex-concertacion et des forces modérées afin de maintenir une forme de consensus au prix d’un isolement toujours plus important de sa famille politique. Après la défaite au référendum sur la constituante de 2022, Izkia Siches, ancienne directrice de campagne de Gabriel Boric, est remplacée au ministère de l’intérieur lors du premier remaniement.
L’option de la « conciliation » avec l’opposition et les élites économiques semble déboucher sur une impasse
Celle-ci avait durement été critiquée par la droite et l’extrême droite notamment sur sa gestion du conflit avec les indigènes Mapuche au sud du pays, les questions migratoires et la montée de l’insécurité dans le pays. Marcela Rios, membre du parti de Boric, a dû démissionner sous pressions de la droite et de l’extrême-droite, après des prises de position de la Ministre et de Boric en faveur de la libération de prisonniers politiques de l ‘estallido social et de l’ex-guérilla du front patriotique Manuel Rodriguez . Après un bras de fer engagé par des magistrats de la de la Cours Suprême, et la menace de destitution de la Ministre par des parlementaire, celle-ci a été contraint de démissionner en janvier 2023.
Autre figure encore plus importante, Giorgio Jackson, numéro 2 du Frente Amplio et figure historique des luttes étudiantes de 2011 menée avec l’actuel Président, a démissionné de son poste au Ministère du développement social après avoir été déjà écarte du poste très stratégique de Ministre-secretariat de la présidence . Cette ultime démission a eu lieu le 11 août dernier après des accusations diverses de corruptions lorsqu’il était en poste au sein du ministère du développement social. L’extrême-droite, relayée dans la presse, a fait pression sur le ministre pour obtenir sa destitution, qui s’est finalement soldé par la démission de celui-ci. La démission de Jackson, comme les défaites successives du gouvernement aux deux derniers scrutins sur les processus constitutionnels, témoigne aussi du rôle fondamental des médias dans la diabolisation de Boric et finalement l’opposition à toutes alternatives au Chili.
Enfin, il est très important de souligner le rôle fondamental que jouent les médias dominants dans l’accroissement des tensions entre l’opposition et le gouvernement, visant à conduire celui-ci à un modérantisme croissant. Surmédiatisation des questions d’insécurité et d’immigration, traitement médiatique à sens unique des révoltes indigènes dans le sud et nombreuses fake news relayées sur le projet de constitution de 2022 : sur de nombreux sujets, les médias de masse s’alignent sur l’oligarchie chilienne.
En 1987, Pinochet éloigne le Parlement de la capitale en faisant construire le Congreso à Valparaíso. © Jim Delémont pour LVSL, juillet 2019,L’option de la « conciliation » avec l’opposition et les élites économiques semble déboucher sur une impasse. Pire encore : il conduit au renforcement du bloc conservateur, qui apparaît désormais comme la seule alternative crédible aux yeux des forces centristes et modérées. Les difficultés auxquelles sont confrontées Boric sont les mêmes que celles de Salvador Allende : obstruction des médias, de l’opposition au parlement, des grandes puissances économiques.
Cette première année d’expérience de Boric constitue une leçon quant à l’inéluctabilité d’une confrontation avec les élites économiques dans la perspective d’un agenda de transformation. Elle remet en question la perspective des alliances opportunistes avec des forces plus modérées, dont le revirement se fait sentir au premier souffle. Dans un contexte où de nombreuses forces de gauche latino-américaines, mais aussi européennes, adoptent un recentrage politique, les leçons du Chili – que l’on parle du 11 septembre 1973 ou de l’année 2023 – possèdent une actualité brûlante.
Notes :
1 P. Guillaudat et P. Mouterde, Les mouvements sociaux au Chili, 1973-1993. Paris, L’Harmattan, 1995, 304 p.
2 Coalition du Frente Amplio, regroupement de plusieurs partis politiques, et du Parti Communiste Chilien.
Mort d’une utopie ? Destruction de l’une des « plus anciennes démocraties » d’Amérique latine ? Victoire des secteurs oligarchiques et de l’impérialisme ? Éclatement des contradictions de la révolution incarnée par le président Allende, à la fois socialiste, démocratique et constitutionnelle ? Le 11 septembre 1973 est tout cela à la fois. Pour les Chiliens, il marque le reflux d’un processus continu de conquêtes sociales – et l’entrée forcée dans l’ère d’un libéralisme de type nouveau. Ce jour marque le commencement d’une série de crimes de masse perpétrés par la junte militaire du général Pinochet. Pour les cinquante ans de cette date, Le Vent Se Lève publie une série d’articles dédiés à l’analyse des « mille jours » de la coalition socialiste de Salvador Allende et au coup d’État qui y a mis fin. Ici, Franck Gaudichaud retrace ses premières heures de manière chirurgicale. Professeur d’Université en histoire et études des Amériques latines à l’Université Toulouse Jean Jaurès , il est l’auteur d’une série d’articles et d’ouvrages sur le Chili, dont Chili, 1970-1973 – Mille jours qui ébranlèrent le monde (Presses universitaires de Rennes, 2017 – les lignes qui suivent en sont issues) et plus récemment Découvrir la révolution chilienne (1970-1973) (éditions sociales, 2023).
« Si les mille jours de l’Unité populaire avaient été vertigineux, le temps a souffert une énorme accélération le 11 septembre. Ce fut un jour de définitions. Ce qui était en jeu n’était pas seulement la politique, le changement, le socialisme, ce qui était désormais au centre de tout était la vie, sans abstractions, la vie au sens propre 1 . » Début septembre, le Parti national n’hésite plus à distribuer des tracts, qui laissent deux « alternatives » à Allende : la démission immédiate ou le suicide… [NDLR : le Parti national est le plus important parti conservateur chilien ].
Affiche de propagande du Parti national invitant Allende à la « démission » ou au « suicide ». Archives BDIC – Paris – Dossier Chili – F° A 126/16 – 1973.
Chacun sait que l’affrontement est proche, que c’est une question d’heures ou, tout au plus, de quelques jours. Comme en témoigne Rigoberto Quezada, la question de l’armement revient continuellement au sein des bases ouvrières : « Le coup d’État était annoncé dans les journaux, la radio et même par le président du Sénat, E. Frei (père). On parlait beaucoup de la révolution espagnole, où les ouvriers ont pris d’assaut les régiments et se sont armés 2 . » Le golpe est sur toutes les lèvres, dans tous les esprits.
Allende en a parfaitement conscience. Il joue son dernier atout, bien tardif d’ailleurs : l’appel au plébiscite populaire, en vue d’un changement constitutionnel et, avec comme espérance, la stabilisation du gouvernement jusqu’aux élections présidentielles de 1976. Selon toute vraisemblance, si le coup d’État intervient précisément le 11 septembre, c’est que le président de la République a pour projet d’annoncer le référendum le soir même, à la radio, comme il l’a personnellement précisé au général Pinochet. Ce dernier n’en demandait pas tant pour se décider à agir au plus vite 3 .
Comme l’a par la suite expliqué Gabriel Garcia Márquez, la mort d’Allende est une parabole qui résume les contradictions de la voie chilienne : celle d’un militant socialiste, défendant une mitraillette à la main, une révolution qu’il voulait pacifique et une constitution créée par l’oligarchie chilienne
Nous ne nous attarderons pas ici sur le détail des opérations militaires, qui vont de l’intervention de la marine dans le port de Valparaíso, tôt le matin du 11 septembre, jusqu’aux déplacements de troupes dans la capitale. Il s’agit d’une guerre éclair de quelques jours, une guerre interne dotée de puissants soutiens externes (la CIA) et menée en vue du pouvoir total. Elle comprend l’utilisation d’avions de chasse et de tanks et pousse au suicide le président Allende, vers 14 heures, dans le palais présidentiel de la Moneda 4 .
Refusant l’ultimatum des officiers, Allende décide de résister quelques heures, sans vouloir quitter le palais Présidentiel comme lui demande l’appareil militaire du Parti socialiste (PS). Rejoint par quelques proches et des membres du GAP, le « camarade-président » a eu le temps d’y prononcer son dernier discours (connu comme « Le discours des grandes avenues » ), qui est aussi un testament politique laissé aux futures générations.
Comme l’a par la suite expliqué l’écrivain Gabriel Garcia Márquez, la mort d’Allende dans la Moneda en flamme est une parabole qui résume les contradictions de la voie chilienne : celle d’un militant socialiste, défendant une mitraillette à la main, une révolution qu’il voulait pacifique et une constitution créée par l’oligarchie chilienne au début du siècle 5 . Cette mort est aussi celle d’un homme politique et d’un militant intègre, fidèle jusqu’au bout à ses principes et à ses engagements.
Jusqu’au 11 septembre, 8 heures du matin, le président de la République a eu confiance dans la loyauté du général Pinochet et espère, d’une minute à l’autre, son intervention en défense du gouvernement 6 . C’est pourtant ce dernier qui prend la tête de la rébellion. Les soldats, carabiniers ou sous-officiers qui refusent ce qu’ils considèrent comme une trahison, sont immédiatement passés par les armes.
La stratégie militaire déclenchée dans la capitale suit un plan simple, mais efficace : une incursion directe à la Moneda, afin de détruire (symboliquement et physiquement) le pouvoir central et, de là, se diriger vers la périphérie, avec pour priorité le contrôle des Cordons industriels (CI) 7 . [NDLR : les « Cordons industriels » sont des organismes de démocratie ouvrière, d’inspiration socialiste, destinées à faire le lien entre les diverses sections syndicales ou les différents secteurs industriels du pays ]
Dans ses mémoires, le général Pinochet dit son étonnement face à la faible résistance rencontrée au sein des CI : « Nous avons effectué un dur labeur de nettoyage. Dans ces derniers moments, nous n’avons pas dû affronter les réactions prévues, de la part des Cordons industriels 8 . » Tout de suite après le coup d’État, de nombreuses rumeurs ont circulé de par le monde, annonçant une opposition massive des ouvriers chiliens au coup d’État. Aujourd’hui, on connaît plus précisément l’ampleur de cette réaction populaire. En fait, le principal foyer d’opposition s’est déroulé dans la zone sud de Santiago.
Guillermo Rodríguez, qui a tenu avec d’autres de ses camarades à combattre malgré tout, devait écrire : « je crois qu’à ce moment-là, nous nous sommes battus pour l’histoire, afin de laisser un petit drapeau qui dirait “nous avons tout de même fait une tentative, alors que dans d’autres endroits, rien n’a été fait” »
Elle est le fait de militants de gauche aguerris, membres des appareils militaires du PS et du Mouvement de la gauche révolutionnaire (MIR, Movimiento de izquierda revolucionaria ), qui se sont déplacés au sein des Cordons [NDLR : le MIR, d’obédience marxiste-léniniste, est l’élément le plus radical de la coalition dirigée par Salvador Allende ]. Ceci souvent, avec l’appui actif de salariés prêts à se battre. Une fois le coup démarré, l’appareil militaire du PS (avec à sa tête Arnoldo Camú) réussit à regrouper et armer une centaine d’hommes, tandis que se réunit dans l’usine FESA du CI Cerrillos, la commission politique de ce parti.
Les instructions sont d’initier un plan de défense du gouvernement, qui consisterait à libérer une zone de la ville où puissent se coordonner des actions en collaboration avec les ouvriers des CI San Joaquín, Santa Rosa y Vicuña Mackenna. Le point de ralliement fixé est l’entreprise Indumet (CI Santa Rosa), où se retrouvent des responsables de l’ensemble de l’UP, auxquels se joignent environ 200 ouvriers combatifs. À 11 heures du matin, les dirigeants nationaux de chaque organisation évaluent leur capacité politico-militaire immédiate 9 .
Comme le rapporte P. Quiroga, témoin de cette réunion, la précarité de la préparation saute aux yeux des militants. La proposition du PS (prendre d’assaut une unité militaire pour avancer sur la Moneda) est rejetée par le Parti communiste (PC), qui préfère attendre la réaction tant espérée des forces armées (pour finalement passer à la clandestinité). Quant à M. Enríquez – d’accord pour intervenir -, il annonce que la force centrale du MIR nécessite encore plusieurs heures, pour pouvoir être opérationnelle… Selon Guillermo Rodríguez, le MIR a mis en veille son appareil politico-militaire (et donc enterré les armes) depuis le 6 septembre, persuadé que le gouvernement est sur la voie de nouvelles conciliations avec la droite 10 .
Finalement, en l’absence d’une aide venue des soldats de gauche et d’une planification politico-militaire sur le long terme, le « pouvoir populaire » est incapable d’organiser une résistance armée au coup d’État [NDLR : « pouvoir populaire » désigne les formes d’organisation para-étatiques, souvent ouvrières, destinées à concrétiser le socialisme par des actions complémentaires à celles de l’État – ou, pour les plus radicaux, à le remplacer ]. Comme le dit aujourd’hui Guillermo Rodríguez, qui a tenu avec d’autres de ses camarades à combattre malgré tout, « je crois qu’à ce moment-là, nous nous sommes battus pour l’histoire, afin de laisser un petit drapeau qui dirait “nous avons tout de même fait une tentative, alors que dans d’autres endroits, rien n’a été fait 11 ” ».
La violence d’État envahit alors le pays et elle vise en priorité les militants de gauche et les dirigeants du mouvement social, dont tous ceux qui se sont lancés dans l’aventure du « pouvoir populaire ». Dans les témoignages, la dimension traumatique de ces heures de violence intense est partout présente. C’est le début de la « période noire » pour les militants, qui connaîtront la détention, la torture, la mort de proches, l’exil ou la vie en clandestinité pendant des années, etc.
En même temps que la dictature impose sa chape de plomb à l’ensemble de la société, les habitants des poblaciones , les ouvriers des Cordons, les partisans de gauche connaissent la signification concrète de ce que peut représenter la terreur d’État 12 . Un exemple pris parmi d’autres, est celui de Carlos Mújica. Salarié de l’usine métallurgique Alusa, militant MAPU et délégué du cordon Vicuña Mackenna, il tient à témoigner :
« Le jour du coup d’État il y avait des morts dans la rue, ils les apportaient même d’autres endroits et ils les jetaient ici. […] Et on ne pouvait rien faire ! Je crois que le plus dur fut à cette époque, l’année 73 – 74. Par la suite, en 1975, les services secrets viennent me chercher à Alusa. Ils me détiennent et m’emmènent à la fameuse Villa Grimaldi : là, ils passaient les gens à la parilla , c’est-à-dire sur un sommier en fer où ils appliquaient le courant électrique sur les jambes… Ils savaient que j’étais délégué du secteur… 13 »
Déploiement militaire dans les quartiers périphériques de Santiago (11 septembre 1973). Reproduit dans La Huella, Santiago, n° 12, septembre 2002.
Ils sont des centaines de milliers à passer dans les mains des services secrets de la junte et à être torturés. Plusieurs milliers d’entre-eux sont, aujourd’hui encore, des « détenus disparus ».
Il s’agit d’une victoire stratégique de l’impérialisme qui permet non seulement de revenir sur les avancées sociales conquises durant ces mille jours, mais aussi de transformer le Chili en un véritable laboratoire : celui d’un capitalisme néolibéral encore inconnu sous d’autres latitudes
L’une des premières mesures de la junte est d’écraser le mouvement syndical et d’interdire la CUT. La défaite du mouvement révolutionnaire signifie de véritables purges politiques dans les entreprises, qui – pour les plus importantes – passent sous la coupe des militaires : il y aura plus de 270 détenus à Madeco, 500 personnes immédiatement licenciées à Sumar ou encore une répression plus ciblée, comme à Yarur ou Cristalerias de Chile 14 . De nombreux patrons participent pleinement au système de délation et arrestation des militants mis en place par la junte. C’est précisément ce qui se passe à l’usine Elecmetal, rendue à ses propriétaires le 17 septembre 1973 15 .
Cette répression s’accompagne du licenciement de 100 000 salariés, inscrits sur les « listes noires » de la junte (afin qu’ils ne puissent pas être réemployés). En même temps, la dictature impose la loi martiale, ferme le Congrès, suspend la Constitution et bannit du pays l’activité des partis politiques, y compris de ceux qui ont appuyé le coup d’État. Peu à peu, Pinochet et ses acolytes donnent à la répression une dimension transnationale, en coordination avec les autres régimes militaires de la région et avec le soutien du gouvernement des États-Unis, formant ce qui est désormais connu comme « l’Opération Condor » 16 . Et c’est bien dans le cadre des rapports de forces politiques mondiaux que s’inscrit cette fin tragique de l’UP.
Il s’agit d’une victoire stratégique de l’impérialisme qui permet, non seulement de revenir sur les nombreuses avancées sociales conquises durant ces mille jours, mais aussi de transformer le Chili en un véritable laboratoire : celui d’un capitalisme néolibéral encore inconnu sous d’autres latitudes et dont ce petit pays du Sud expérimente, le premier, les recettes, sous la coupe des Chicago Boys . Les 17 années de dictature postérieures au 11 septembre 1973, sont celles de ce que Tomás Moulian ou Manuel Gárate nomment « révolution capitaliste », tant la société va être remodelée par la junte 17 .
Il s’agit, en fait, d’une contre-révolution , dans le sens le plus strict du terme. Et l’ampleur de la violence d’État, complètement disproportionnée en regard de la résistance qui lui est opposée, ne s’explique que parce qu’il s’agit, non seulement de tuer les individus les plus actifs dans le processus de l’UP, mais aussi d’arracher les traces, au plus profond de leur enracinement social, des expériences autogestionnaires qui s’étaient multipliées. Maurice Najman, qui est allé sur place observer l’UP, affirme en octobre 1973 : « En définitive les militaires sont intervenus au moment où le développement du « pouvoir populaire » posait, et même commençait à résoudre, la question de la formation d’une direction politique alternative à l’Unité populaire 18 . »
Face au coup d’État, il croit pouvoir pronostiquer une prompte résistance armée. Ce pronostic, erroné, est le fruit d’une vision surdimensionnée de la force du « pouvoir populaire ». En fait, l’opposition massive à la dictature ne renaît que bien plus tard, au début des années 1980, à l’occasion des grandes protestas . Entre-temps, l’ensemble des tentatives de « pouvoir populaire » ont complètement disparu sous le talon de fer du régime militaire. Cependant il est un trait du « pouvoir populaire » que la dictature n’a pu effacer complètement : sa mémoire, ou plutôt ses mémoires.
Notes :
1 Patricio Quiroga, « Compañeros, El GAP, la escolta de Allende », El Centro , 2002,
2 Témoignage de Rigoberto Quezada, recueilli par Miguel Silva, Los cordones industriales y el socialismo desde abajo , auto-édition, 1900.
3 Pour une description des derniers jours d’Allende : Joan Garcès, Allende y la experiencia chilena , Las armas de la política , Santiago, Siglo XXI, 2013.
4 Patricia Verdugo., Interferencia Secreta. 11 de septiembre de 1973 , Editorial Sudamericana, 1988
5 Gabriel García Márquez, « La verdadera muerte de un presidente », 1974
6 Voir les remarques à ce sujet de Luís Vega, alors conseiller du ministère de l’Intérieur, à Valparaíso ( Anatomía de un golpe de Estado. La Caída de Allende , Jerusalén, La semana publicaciones, 1983).
7 Vicente Martínez., « La estrategia militar en Santiago », La Tercera , 2003
8 Augusto Pinochet., El día decisivo , Santiago, Andrés Bello, 1979
9 Se trouvent sur place Víctor Díaz et José Oyarce du PC, Miguel Enríquez et Pascal Allende du MIR, Arnoldo Camú, Exequiel Ponce et Rolando Calderón pour le PS.
10 Entretien réalisé à Santiago, 6 août 2003.
11 Entretien réalisé à Santiago, 6 août 2003
12 Stohl M. et López G., The state as terrorist , Wesport, Greennewood Press, 1984
13 Entretien réalisé à Santiago, le 14 mai 2002
14 Peter Winn, Weavers of Revolution: The Yarur Workers and Chile’s Road to Socialism, Oxford University Press, 1989.
15 La situation d’Elecmetal est plus connue car on a pu, plusieurs années plus tard, retrouver par hasard les corps des victimes et les autopsier (« La complicidad de Elecmetal y Ricardo Claro », El Siglo, Santiago, 20 octobre 2000.
16 Franck Gaudichaud. Operación Cóndor. Notas sobre el terrorismo de Estado en el Cono sur , Madrid, Sepha, 2005.
17 Thomas Mouliant, Chile actual, anatomía de un mito , Santiago, ARCIS-LOM, col. « Sin Norte », 1997
18 Le Monde Diplomatique , Paris, octobre 1973.
« Parier contre les États-Unis n’est jamais un bon pari… et les États-Unis vont continuer à parier sur la Corée du Sud 1 ». Le 6 décembre 2013, à Séoul, le vice-président américain Joe Biden met en garde la présidente sud-coréenne Park Geun-Hye contre une éventuelle prise de distance avec son allié de toujours. Depuis sa libération du joug japonais (1905-1945), la nation est-asiatique est liée aux États-Unis par de nombreux accords de coopération, notamment en matière militaire. Une tutelle pesante pour la Corée du Sud, qui cherche à multiplier les échanges avec la Chine – que Washington veut contenir – et voit d’un mauvais oeil l’accroissement des tensions entre son voisin du Nord et l’Oncle Sam.
Sous ses airs vaguement menaçants, la formule de Joe Biden est à comprendre dans le contexte du débuts des années 2010 où l’antiaméricanisme de l’opinion sud-coréenne est prégnant et où le souvenir du mandat de Roh Moon-Hyun, placé sous le signe de l’indépendance vis-à-vis des États-Unis, est encore frais.
En approfondissant l’alliance militaire entre les deux pays, la présidence conservatrice de Lee Myung-Pak (2008-2013), puis celle de Park Geun-Hye (2013-2017) ont sans doute rassuré les États-Unis. Pourtant, l’intérêt d’une coopération si étroite avec l’allié américain s’amenuise à mesure que Pyongyang renforce ses capacités nucléaires et que la dépendance commerciale à l’égard de la Chine s’accroît.
Que la Corée du Sud ait « parié » sur les États-Unis lorsqu’elle sortait, exsangue, de trente-cinq années de colonisation japonaise peut se comprendre. Pour un pays ravagé par la guerre, l’allégeance à Washington pouvait paraitre bien peu de choses face à la perspective d’un redressement économique et aux garanties de sécurité. Aujourd’hui, la Corée du Sud dispose de la dixième armée mondiale, jouit d’une économie florissante et d’un statut de puissance régionale. Dans ces conditions, jouer la carte américaine ne semble plus aussi judicieux que par le passé.
Malgré la « déclaration de Washington », présentée le 26 avril 2023 par la Maison Blanche et réaffirmant les principes de coopération militaire entre les deux pays 2 , l’alliance américaine – toujours indispensable – n’est plus suffisante pour garantir la sécurité nationale sud-coréenne. Dans certains cas, la dépendance accrue de la Corée du Sud aux États-Unis peut même aller à l’encontre de ses intérêts économiques.
Rhee Syngman, militant indépendantiste en exil pendant l’occupation japonaise, obtient le soutien inconditionnel de l’Oncle Sam qui lui octroie les moyens nécessaires pour contrer le parti communiste et rallier l’opinion à la mouvance conservatrice
Bien que la Corée du Sud ne remette pas fondamentalement en cause le partenariat défensif avec Washington, ses dirigeants sont de plus en plus sensibles à l’idée d’une autonomie stratégique et opérationnelle rééquilibrant les rapports de force au sein de l’alliance. En reprenant le contrôle de sa défense nationale, la Corée du Sud perd le risque d’être entrainée par son allié dans un conflit qu’elle n’a pas choisi et dont elle ne maîtrise pas le déroulement. Ainsi, son autonomisation lui permettrait d’imposer ses vues aux États-Unis et de subvertir un accord de défense qui, au départ, avait été pensé comme l’intégration d’un ñtat périphérique et affaibli à la zone d’influence américaine.
L’aide militaire des États-Unis à la Corée du Sud, la coordination de leur politique extérieure et leur coopération économique ne datent pas d’hier. Pour comprendre comment s’est forgé cette alliance si pérenne, il faut remonter jusqu’en 1945. Au mois de septembre, la capitulation japonaise, suivie de l’abdication de l’empereur Hirohito, créent un vide politique dans la péninsule coréenne, soumise depuis 1905 au joug nippon.
Le sort de la Corée est alors placé entre les mains des vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale qui se répartissent le territoire en deux zones d’occupation lors de la conférence de Yalta. De part et d’autre du 38 e parallèle, Soviétiques et Américains, respectivement responsables de la zone nord et de la zone sud, sont tenus d’assurer une transition pacifique vers un État coréen démocratique et indépendant. La tâche première des Alliés consiste à épurer l’administration locale, encadrer la restructuration économique du pays et garantir sa reconstruction.
Le défi à relever est de taille pour les États-Unis. Au sortir de la guerre, plus d’un million de ressortissants coréens doivent être rapatriés, les industries nationales – dont les cadres et la main d’œuvre qualifiée étaient majoritairement japonais – sont en crise et le chômage, comme l’inflation, touchent de plein fouet les travailleurs coréens.
Surtout, l’influence de l’ancien colonisateur est encore solide et demande à être neutralisée. Pour ce faire, les troupes américaines, dirigées par le général Hodge, débarquent à Incheon le 7 septembre 1945 et procèdent immédiatement au désarmement puis au rapatriement des forces japonaises. Très vite, un gouvernement militaire en zone sud (United States Army Military Government in Korea, USAMGIK) est mis en place par l’état-major américain le temps de porter au pouvoir des dirigeants locaux compétents.
Si la présence de puissances étrangères sur la péninsule devait être provisoire, la rapide montée des tensions entre les Deux Grands figent la situation. Le processus de décolonisation impulsé conjointement par les Alliés est saisi par la Guerre froide dès 1946 et, dès lors, les relations américano-coréennes s’établissent sur le mode de la tutelle. Plus précisément, la dépendance accrue des Coréens à l’aide matérielle et financière américaine raffermit l’emprise des États-Unis sur sa zone d’occupation 3 .
Fort de leur implantation dans la péninsule, les Etats-Unis n’hésitent pas à s’immiscer dans la vie politique coréenne. Dans un contexte de Guerre froide naissante, se prémunir contre le rival soviétique est primordial et justifie amplement l’ingérence. Dès son retour, Rhee Syngman, militant indépendantiste en exil pendant l’occupation japonaise, obtient le soutien inconditionnel de l’Oncle Sam, qui lui octroie les moyens nécessaires pour contrer la menace du parti communiste coréen (PCC) et rallier l’opinion publique à la mouvance conservatrice.
C’est chose faite à l’été 1946 mais il a fallu déployer des moyens drastiques. Pour éviter les « troubles à l’ordre public », les syndicats sont interdits, les journaux de gauche sont dissous et la répression s’abat sur la branche sud du PCC. Au mois d’octobre, les efforts de la droite sont récompensés puisque les élections consacrent une majorité conservatrice. Il est toutefois peu probable que le camp de Rhee Syngman ait remporté une si grande victoire sans l’intervention de l’USAMGIK qui s’arroge le droit de désigner directement la moitié des parlementaires siégeant à la Chambre.
Quoi qu’il en soit, la partie est gagnée. La Constitution est votée fin juillet 1948 et la République de Corée – dont Rhee Syngman devient le premier président – est proclamée le 15 août de la même année. Dans la mesure où les États-Unis ont participé activement à la construction de l’État sud-coréen, il n’est pas étonnant que les deux pays aient par la suite noué des liens aussi étroits. Mais c’est la guerre de Corée qui va davantage rapprocher les deux alliés. Menée sous la bannière des Nations Unies, le conflit n’en demeure pas moins principalement américain 4 .
L’objectif des États-Unis est simple ; il s’agit de tenir à distance, voire d’éradiquer un régime qui remet en cause le mode de production capitaliste. Après l’armistice, les logiques d’endiguement s’appliquent dans la péninsule et s’y expriment par le traité de défense mutuelle signé avec la République de Corée en octobre 1953. Par ce traité, les États-Unis s’engagent à protéger la Corée du Sud d’une éventuelle attaque du Nord et celle-ci doit, en contrepartie, accepter d’aligner sa politique étrangère sur celle du bloc occidental.
Dès lors, les États-Unis se trouvent à portée des missiles de la Corée du Nord et leur engagement à défendre activement la Corée du Sud commence à être mis en doute
A première vue, l’accord semble avantageux pour le jeune État sud-coréen dans la mesure où il dispose de garanties solides contre un ennemi qui souhaite sa disparition. Dès 1954 et jusqu’au début des années 1970, environ 60 000 GI américains stationnent dans l’une des quatre bases américaines en Corée (respectivement situées à Incheon, Pyongtaek, Busan et Hosan) et le pays bénéficie de la dissuasion élargie des États-Unis ainsi que d’une aide matérielle et technologique conséquente.
En réalité, l’alliance militaire implique un très fort degré de dépendance et une certaine abdication de souveraineté. La question du commandement des armées illustre bien cette relation asymétrique. Pendant plus de quarante ans, le commandement des troupes coréennes, en temps de paix comme en temps de guerre, est confié au United Nations Command puis au Combined Forces Command (CFC) à partir de 1978, c’est-à-dire à un centre décisionnel dirigé par un général américain.
Ce n’est qu’en 1994 que le contrôle opérationnel des armées en temps de paix est confié à un officier sud-coréen. Depuis, l’échéance du transfert de compétence total n’a cessé d’être repoussé, à tel point que depuis 2014, plus aucun délai n’est fixé pour le rendre effectif 5 . En l’absence d’un état-major national, les États-Unis administrent de manière quasi-exclusive l’armée sud-coréenne. Cette situation de dépendance semble convenir aux dirigeants coréens tant que la dissuasion est efficace et permet au pays de prospérer. Mais le développement d’un programme nucléaire nord-coréen, en menaçant la crédibilité du « parapluie nucléaire » américain, change la donne au sein de l’alliance.
Le 10 janvier 2003, la République populaire démocratique de Corée (RPDC, Corée du Nord) annonce officiellement son retrait du Traité de non-prolifération ; le premier de l’histoire. Lâchée par la Russie post-soviétique et entretenant des relations compliquées avec la République populaire de Chine (RPC), le régime nord-coréen se sent entouré d’ennemis et souhaite pouvoir assurer sa sécurité par ses propres moyens. Dans ce but, Kim Jong-Il lance un programme nucléaire qui aboutit à un premier essai en octobre 2006, suivi d’un deuxième en 2009, puis d’un troisième en 2013. Le choix du nucléaire est judicieux pour la Corée du Nord puisqu’il permet de rééquilibrer quelque peu le rapport de forces avec le Sud.
Cependant, il ne parvient pas tout de suite à faire vaciller l’alliance américano-coréenne. Au contraire, les balbutiements du nucléaire nord-coréen donne un nouveau souffle au partenariat avec les États-Unis qui avait été fortement critiqué pendant la présidence de Roh Moon-Hyun (2003-2008). Tant que les capacités nucléaires de la RPDC demeurent embryonnaires, la dissuasion américaine est suffisante pour décourager toute tentative d’invasion de la Corée du Sud.
La situation change en juillet 2017 lorsque la Corée du Nord procède à l’essai d’un missile balistique intercontinental (ICBM), le Hwasong-14 . Ce premier test donne une nouvelle impulsion au développement du nucléaire nord-coréen et conduit à la mise au point du missile Hwasong-15 , testé la même année. Dès lors, les États-Unis se trouvent à portée des missiles de la RPDC et leur engagement à défendre activement la Corée du Sud commence à être mis en doute. En effet, l’éventualité d’une riposte immédiate, conventionnelle ou nucléaire, à toute agression nord-coréenne devient incertaine dès l’instant où les ogives de Pyongyang menacent l’intégrité du territoire étasunien.
Or la Corée du Sud, par son manque de profondeur stratégique – Séoul n’est qu’à cinquante kilomètres de la zone démilitarisée – n’est pas en mesure de riposter après une première frappe du Nord 6 . C’est pourquoi elle doit impérativement anticiper l’ennemi et agir de façon préventive. Dans ces conditions, il est clair que la Corée du Sud ne peut pas prendre le risque d’une défection américaine.
L’engagement américain à défendre son allié doit être inconditionnel et prendre effet immédiatement sans quoi celui-ci se trouve vulnérable. D’autre part, maintenant que les États-Unis et la RPDC sont tous deux détenteurs de l’arme nucléaire et mutuellement à portée de tir, une escalade de tensions pourrait aboutir au déclenchement d’un conflit armé dans lequel la Corée du Sud serait entrainée malgré elle et dont elle serait probablement la première victime.
Pour Pékin, le THAAD constitue une menace pour sa sécurité, renforce la présence des États-Unis sur le territoire sud-coréen et préfigure l’avènement d’une alliance militaire trilatérale Washington-Séoul-Tokyo
Face à ces incertitudes, la Corée du Sud tente tant bien que mal de s’émanciper de la tutelle américaine sans fâcher son partenaire, dont elle a toujours grand besoin. Les avancées sont timides mais significatives. Premier pas vers l’autonomie, le Korea Air and Missile Defense System est un dispositif de défense anti-aérienne qui, tout en étant indépendant dans sa mise en œuvre opérationnelle, utilise du matériel américain.
Plus récemment, le gouvernement sud-coréen a révélé son projet d’achat – voire de construction – de plusieurs sous-marins nucléaires d’attaque (SNA), jugés indispensables à la sécurité nationale 7 . Si la Corée n’est pas prête de sortir du giron américain, elle s’engage à petits pas vers une politique de défense plus autonome.
L’alliance américaine n’est pas seulement contraignante, elle est aussi très coûteuse. Depuis sa création en 1991, le Special Measure Agreement (SMA) permet de répartir les coûts de la présence militaire américaine sur le sol coréen dans des proportions qui sont renégociées chaque année. Ainsi, la Corée du Sud prend en charge une partie des frais liés à l’entretien des troupes, à la maintenance des matériels et à l’actualisation des systèmes d’armes. Depuis quelques années, les discussions américano-coréennes autour du SMA sont assez tendues.
Alors qu’entre 2014 et 2018, Séoul paie déjà annuellement 866 millions de dollars dans le cadre du SMA, Donald Trump exige une augmentation de la participation coréenne de l’ordre de 400% 8 . Le gouvernement sud-coréen propose, lui, une augmentation de 13% seulement. Naturellement, les négociations tournent court et la situation ne se débloque qu’avec l’arrivée de Joe Biden à la Maison Blanche. Ainsi, en 2021, la Corée du Sud assume un peu plus d’un milliard de dollars de frais liés à la présence américaine alors que le pays effectuent des dépenses colossales pour maintenir sa supériorité conventionnelle sur le Nord.
Sur le plan diplomatique, l’alignement sur Washington peut aussi être un poids. A plusieurs reprises, la dépendance aux États-Unis a affecté négativement les relations sino-coréennes. Or la Corée du Sud ne peut se permettre de tourner le dos à la Chine. Depuis 2004, la RPC est son premier partenaire commercial et, en 2019, les exportations vers la Chine s’élevaient à 173,6 milliards de dollars 9 . Séoul tient donc une position délicate et doit ménager son voisin tout en maintenant la coopération avec les États-Unis pour assurer sa sécurité. Les efforts coréen pour tenir sa « politique d’équilibriste » sont manifestes.
Dans la mesure où il est perçu comme un instrument américain pour limiter l’influence de la Chine, la Corée du Sud a toujours refusé d’intégrer le Quadrilateral Security Dialogue , dit Quad, réunissant les États-Unis, l’Inde, le Japon et l’Australie. Toutefois, ces démarches ne semblent pas suffisantes et les concessions faites à l’allié américain pour sa sécurité perturbent sérieusement les rapports de la Corée avec la Chine. En 2017, la Corée du Sud cède aux demandes répétées de la Maison Blanche 10 et accepte le déploiement du système de défense anti-missile américain THAAD, intensifiant ainsi la militarisation de la péninsule. La réaction chinoise ne se fait pas attendre.
Pour Pékin, le THAAD constitue une menace pour sa sécurité, renforce la présence des États-Unis sur le territoire sud-coréen et préfigure l’avènement d’une alliance militaire trilatérale Washington-Séoul-Tokyo. 11 La RPC met alors en place des sanctions économiques drastiques, qui touchent plusieurs secteurs mais affectent particulièrement le tourisme sud-coréen dans la mesure où le pays subit une baisse de fréquentation de 66% par rapport à l’année précédente.
L’impact global est estimé à 10 milliards de dollars, un montant non négligeable pour l’économie coréenne. 12 Malgré la visite officielle du président Moon en décembre 2017 et la déclaration de la ministre des Affaires Etrangères, selon laquelle le gouvernement sud-coréen « ne participera pas au système de défense antimissile américain ; et […] n’a pas l’intention de transformer la coopération tripartite États-Unis-Corée du Sud-Japon en une alliance militaire » 13 , la RPC ne fléchit pas.
L’épisode du THAAD illustre bien le choix cornélien auquel se trouve confrontée la Corée du Sud ; garantir la sécurité nationale par l’approfondissement de l’alliance américaine se fait au prix des relations commerciales avec la Chine. Séoul a donc tout intérêt à prendre ses distances vis-à-vis des États-Unis et à tendre vers une politique de défense autonome. Dans cette perspective, la mise en œuvre d’un programme nucléaire national est une solution envisageable.
Après la timide tentative du président Park Chung-Hee en 1975, les gouvernements coréens successifs ont systématiquement refusé d’engager un programme nucléaire. Jusqu’à la fin des années 2000, ce refus était justifié par l’affaiblissement des capacités militaires conventionnelles de Pyongyang – la plupart des systèmes d’armes n’ayant pas été modernisés depuis les années 1960 – et par l’état de délabrement dans lequel se trouvait alors l’économie nord-coréenne.
Yoon Suk-Yeol a réaffirmé son attachement au partenariat américano-coréen par la déclaration de Washington. Il semblerait que l’alliance avec les États-Unis ait encore de beaux jours devant elle
La menace d’une invasion par le Nord perdant de sa force, investir dans la mise au point d’une bombe atomique ne constituait plus une priorité absolue. A la suite des premiers essais nucléaires nord-coréens, la politique extérieure de Séoul s’établit sur le principe d’une dénucléarisation totale et immédiate de la péninsule, ce qui implique le démantèlement des sites de production et des centres de recherche ainsi que la mise à l’arrêt des centrales nord-coréennes.
Pour Lee Myung-Bak comme pour Park Geun-Hye, la fin du programme nucléaire nord-coréen est une condition sine qua non à la levée des sanctions internationales et à la reprise des négociations. Naturellement, cette politique empêche la Corée du Sud de se doter de l’arme atomique ; comment justifier le lancement d’un programme nucléaire quand la dénucléarisation est exigée de l’adversaire ? Si Moon Jae-In adoucit un peu la position intransigeante des dirigeants précédents en proposant une interruption graduelle du programme, il n’abandonne pas la dénucléarisation comme objectif de long terme. Pourtant, la Corée du Nord ne semble pas prête à sacrifier ses ambitions nucléaires.
Aux yeux de Kim Jong-Il et de son successeur, le nucléaire est une composante majeure, si ce n’est la clé de voute, du système défensif nord-coréen. Agressée de toutes parts, sans véritable allié, la RPDC juge primordial de pouvoir assurer sa sécurité de manière indépendante. En ce sens, le régime doit pouvoir rivaliser avec la Corée du Sud – qui le surclasse sur le plan conventionnel – et se faire respecter des grandes puissances. L’arme atomique constitue donc un moyen d’exister et de se faire entendre sur la scène internationale. Cette politique étrangère « réaliste » est alimentée par des considérations idéologiques. Alliant communisme et nationalisme, la doctrine nord-coréenne du Juche consacre les principes d’indépendance nationale et d’autosuffisance dont la dissuasion nucléaire est l’expression la plus aboutie.
En 2009, le ministère des Affaires étrangères nord-coréen déclare « ne jamais abandonner son programme nucléaire quelles que soit les circonstances » 14 et, jusqu’à présent, aucune sanction n’a été suffisamment contraignante pour le faire changer d’avis. Pour toutes ces raisons, l’arrêt complet du programme nord-coréen est un fantasme qui paralyse les relations intercoréennes et empêche la Corée du Sud d’envisager sérieusement l’option nucléaire.
Acquérir l’arme atomique est pourtant doublement avantageux pour la Corée du Sud. D’une part, dans un contexte où la dénucléarisation est impossible, une capacité de dissuasion sud-coréenne garantirait une supériorité militaire totale sur le Nord. D’autre part, en faisant basculer le rapport de force intercoréen en sa faveur, Séoul réduirait considérablement sa dépendance à Washington. Devenue puissance nucléaire, la Corée du Sud n’aurait plus à faire reposer sa sécurité nationale sur la dissuasion élargie des États-Unis, ce qui lèverait de facto les incertitudes quant à l’engagement américain et rendrait possible une politique extérieure plus souple à l’égard de ses partenaires régionaux.
Bien que les dirigeants sud-coréens rechignent à s’engager sur cette voie, la solution nucléaire n’est en aucun cas un objectif inatteignable. Comme l’a souligné le président Yoon Suk-Yeol dans son discours du 11 janvier dernier, la Corée du Sud est un État dit « du seuil », c’est-à-dire un État disposant des capacités technologiques nécessaires à la mise au point de l’arme atomique mais n’ayant pas encore franchi le pas dans cette direction. Forte de sa maîtrise civile de l’atome, la Corée du Sud serait en mesure de produire sa première arme en l’espace de six mois 15 , le temps de construire des usines de retraitement du plutonium.
De surcroît, il y a fort à parier que Séoul n’aurait pas à subir de sanctions juridiques dans l’éventualité où il développerait un programme nucléaire national. L’article X du Traité de non-prolifération précise que « chaque Partie, dans l’exercice de sa souveraineté nationale, aura le droit de se retirer du Traité si elle décide que des événements extraordinaires, en rapport avec l’objet du présent Traité, ont compromis les intérêts suprêmes de son pays ». Pour certains observateurs, la menace nucléaire nord-coréenne constitue bel et bien un « évènement extraordinaire » pouvant rendre légal et légitime le retrait sud-coréen du TNP. 16
Si l’opinion publique sud-coréenne se montre de plus en plus favorable à l’élaboration d’une capacité nucléaire nationale 17 , le débat reste entier parmi les spécialistes. Pour beaucoup, le choix du nucléaire présente des inconvénients indéniables et met en péril la prospérité économique ainsi que le statut international de la Corée du Sud, sans parler du risque de perdre le soutien américain. La production d’armements nucléaire en quantité suffisante pour constituer une dissuasion sérieuse mobiliserait des ressources humaines et financières considérables, constituant un manque à gagner non négligeable pour l’industrie d’armement conventionnel.
Ainsi, le développement d’un programme nucléaire aurait un impact négatif sur les exportations sud-coréennes d’armes et de matériel militaire 18 . Ce n’est pas tout, le nucléaire civil serait également affecté, tant sur le plan des exportations et des investissements à l’étranger – que Washington pourrait compromettre en suspendant les autorisations pour l’usage des technologies nucléaires américaines – que sur celui de la production d’électricité à destination du marché intérieur 19 .
Prenant la mesure de ses propos du 11 janvier, Yoon Suk-Yeol est rapidement revenu sur ses allégations au sujet du nucléaire militaire et a réaffirmé son attachement au partenariat américano-coréen par la déclaration de Washington. Il semblerait donc que l’alliance avec les États-Unis ait encore de beaux jours devant elle.
Notes :
1 Scott. A. Snyder, “Biden’s Bet on South Korea Squeezed on All Sides”, Council of Foreign Relations , 6 décembre 2013.
2 Emmanuelle Maitre, Antoine Bondaz, « La déclaration de Washington : un nouvel épisode pour la dissuasion américaine élargie en Corée du Sud ? », FRS , Bulletin n°109, mai 2023
3 Entre 1946 et 1948, ce sont plus de 700 000 tonnes de denrées alimentaires qui sont livrées en zone Sud par les Américains, voir Ivan Cadeau, La guerre de Corée, 1950-1953 , Perrin, 2016.
4 Entre 1950 et 1953, les États-Unis investissent 50 milliards de dollars et déploient 1,8 millions de soldats, voir Ivan Cadeau, op. cit.
5 Rémy Hémez, « L’alliance militaire entre la Corée du Sud et les États-Unis sous Moon Jae-In, 2017-2022 », Revue Défense Nationale , n°850, 2022, p. 102
6 Rémy Hémez, « Corée du Sud, une puissance militaire entravée », Monde Chinois , n°53, 2018, p. 43
7 Rémy Hémez, « La marine de la Corée du Sud : de la défense côtière aux sous-marins nucléaires ? », Revue Défense Nationale , n°805, 2017, p. 54
8 Rémy Hémez, « L’alliance militaire entre la Corée du Sud et les États-Unis sous Moon Jae-In, 2017-2022 » , Revue Défense Nationale , n°850, 2022, p. 101
9 Jianguo Huo, “Cooperation with China, Crucial to South Korean Economy”, Global Times, 4 août 2020
10 Antoine Bondaz, « La réaction chinoise au déploiement du THAAD, illustration du dilemme sud-coréen », FRS , note n°09, 2017
11 Antoine Bondaz, « Chine/Corée du Sud, une frustration réciproque », Politique Etrangère , numéro d’été, 2021, p. 32
12 Ibid, p. 32
13 Ibid, pp. 32-33
14 Cheong Seong-Chang, « Les options de la Corée du Sud face à la menace nucléaire nord-coréenne », Monde Chinois , n°53, janvier 2018, p. 53
15 Emmanuelle Maitre et Antoine Bondaz, « Tentations nucléaires en Corée du Sud », FRS , bulletin n°106, février 2023, p. 7
16 Jennifer Lind, Daryl G. Press, “Should South Korea build its own nuclear bomb ?”, Washington Post , 7 octobre 2021, mentionné par Emmanuelle Maitre dans « Le droit de retrait du TNP », FRS , bulletin n°106, février 2023
17 Selon un sondage de Gallup Korea, 76% des interrogés estiment pertinent de développer un arsenal nucléaire national pour contrer la menace nord-coréenne et 77% qualifie la dénucléarisation de la Corée du Nord d’impossible, voir « 7 of 10 South Koreans support independent development of nuclear weapons », Korea JoongAng Daily , 30 janvier 2023
18 Siegfried S. Hecker, “The Disastrous Downsides of South Korea Building Nuclear Weapons”, 38 th North , 30 janvier 2023
19 Ibid
Cet été, l’archipel d’Hawaï a été frappé par des méga-feux. Alors que les habitants tentent de reconstruire peu à peu leur vie, les appétits capitalistes s’aiguisent. A Lahaina, sur l’île de Maui, très touchée par les incendies, les braises étaient à peine retombées quand les survivants ont reçu des appels de spéculateurs fonciers espérant racheter leurs propriétés à prix cassé. Un nouvel exemple de la « théorie du choc » conceptualisée par l’essayiste altermondialiste Naomi Klein. Article de notre partenaire Jacobin , traduit par Camil Mokaddem.
A partir du 8 août 2023, des feux d’une violence extrême ont décimé la ville de Lahaina, provoquant la mort de 115 personnes, et forçant des milliers d’habitants à quitter l’ancienne capitale du royaume d’Hawaï, réduite en cendres. Aussitôt, les spéculateurs fonciers, dont la catastrophe a aiguisé l’appétit, ont alors braqué les yeux sur l’île de Maui.
Quelques jours après le début des feux, des rescapés rapportaient de nombreux coups de téléphone d’investisseurs extérieurs à l’archipel, espérant racheter les propriétés hawaïennes pour une bouchée de pain. Dans un long fil publié sur Facebook, plusieurs agents immobiliers de Maui ont expliqué avoir reçu des appels similaires. L’un d’entre eux a rapporté avoir reçu un appel le 9 août, un jour seulement après le déclenchement des feux.
Les agents immobiliers de Maui, tout comme le reste de cette communauté soudée, ont été révoltés par un tel degré d’opportunisme : « Ces appels viennent de charognards qui nous demandent quels types de terrains sont disponibles », explique-t-il. « Ce n’est pas le moment, c’est incompréhensible de se renseigner de cette manière alors que les gens font face à la mort, mais il faut croire que c’est ça l’Amérique. »
La spéculation foncière suite à une catastrophe naturelle est loin d’être un phénomène strictement nouveau. En 2018, peu après le passage de l’ouragan Michael dans le Panhandle, une région au Nord-Ouest de la Floride, les ventes immobilières ont grimpé de 15 % dans le comté le plus touché. En 2017, l’incendie de Santa Rosa en Californie a donné suite à une augmentation des ventes de 17 % . Chaque fois qu’une ville est détruite, ce réflexe d’achat à bas coût ressurgit.
Dans son livre La stratégie du choc , paru en 2007, l’essayiste altermondialiste Naomi Klein décrivait le phénomène de « capitalisme du désastre », un terme qui décrit la façon dont le secteur privé mobilise ses ressources dans des régions dévastées par une catastrophe naturelle ou économique afin d’accaparer des terres ou différents pans des services publics. En parallèle, les élus facilitent cette captation en profitant de l’inattention de l’opinion pour faire adopter des réformes néolibérales impopulaires. Selon Naomi Klein, le « capitalisme du désastre » est un phénomène cyclique, car la consolidation de l’influence du secteur privé à la suite d’une catastrophe affaiblit les infrastructures publiques et contribue au changement climatique, augmentant dès lors le risque de voir survenir d’autres désastres.
L’exemple typique de ce phénomène est celui de la Nouvelle-Orléans (Louisiane), après le passage de l’ouragan Katrina en 2005. Peu de temps après le passage de l’ouragan, un certain Milton Friedman, alors âgé de 93 ans, publie un éditorial dans le Wall Street Journal et déclare que la catastrophe constitue « l’occasion de réformer radicalement le système éducatif ». La ville suit alors la vision du pape libertarien et engage une campagne agressive de promotion des écoles privées et à charter schools (écoles privées indépendantes financées sur fonds publics, ndlr) à travers la mise en place de vouchers , des bons distribués aux parents pour placer leurs enfants dans l’enseignement privé. Rapidement, le comté devient celui avec la grande proportion d’élèves dans le privé de tout le pays et une grande vague de licenciement s’abat sur les enseignants syndiqués.
D’autres entrepreneurs profitent, eux, de la privatisation des logements sociaux et les remplacent par des condos (immeubles luxueux, ndlr) et des hôtels particuliers. Les prix du logement explosent et les habitants historiques, généralement afro-américains, sont contraints de partir. Dans les années qui suivent, les intérêts privés et le gouvernement de la Louisiane multiplient des mesures et les projets toujours plus favorables au privé, transformant une Nouvelle-Orléans meurtrie en une utopie néolibérale.
À Maui, les capitalistes du désastre se sont attiré les foudres quasi unanimes des habitants de l’île. Le think tank conservateur et libertarien American Institute for Economic Research est toutefois venu voler à la rescousse des entrepreneurs à travers un éditorial intitulé « Maui a besoin des spéculateurs ». Mais si la cupidité de ces investisseurs est massivement dénoncée, leurs pratiques n’ont rien d’illégales. Dans le cas d’Hawaï, elles s’inscrivent même dans une longue histoire d’exploitation et d’oppression des populations indigènes et de la classe ouvrière, qui s’est largement faite dans le respect de la loi. C’est là l’essence même du capitalisme : il tisse des relations économiques et des pratiques parfaitement légales, bien qu’allant à l’encontre des lois de la nature.
Les feux de Lahaina sont les plus mortels jamais enregistrés en Amérique depuis plus d’un siècle, et les responsabilités sont nombreuses. Premièrement, une sirène qui aurait pu alerter les habitants et sauver de nombreuses vies est restée désactivée, sans aucune explication. Ensuite, le feu aurait été déclenché par une étincelle venant d’une ligne électrique endommagée de la compagnie Hawaiian Electric , principal fournisseur d’électricité de l’archipel. La compagnie n’avait pas rénové ses équipements, ce qui aurait pu éviter le danger. De plus, le réseau d’eau, lui aussi en mauvais état, n’a pas pu répondre à la demande des pompiers et plusieurs bouches d’incendie cruciales se sont taries alors que les soldats du feu étaient en pleine intervention. Enfin, des incendies d’une telle ampleur n’auraient pu avoir lieu sans le changement climatique .
Toutefois, la plus grande part de responsabilité revient sans doute aux propriétaires des plantations, qui ont largement dominé l’économie, l’administration et l’écologie des îles d’Hawaï depuis l’arrivée de colons américains. Des décennies durant, des plantations comme celle de la Pioneer Mill Company , à Lahaina, ont exploité l’environnement naturel et la main-d’œuvre locale, laissant derrière eux une terre aride favorisant la propagation des flammes.
Carte de l’île de Maui. © Librairy of CongressQuand la culture de la canne à sucre et de l’ananas a émergé au milieu du 19 e siècle, son fonctionnement ressemblait à s’y méprendre à celui d’une plantation esclavagiste. Les travailleurs autochtones et ou immigrés avaient des contrats de 3 ou 5 ans, et pouvaient être incarcérés en cas de « désertion ». Les employeurs de la plantation contrôlaient l’heure du coucher des travailleurs, les conduisaient dans les plantations avec des chiens, leurs imposaient des amendes en cas de retard et leur versaient un salaire dérisoire en comparaison à celui des travailleurs des autres pays. Ces barons des plantations incarnaient le capitalisme du désastre d’alors, achetant des terres à bas prix dans le sillage de la colonisation, compressant le coût du travail par tous les moyens légaux et amassant ainsi d’immenses fortunes. Leur pouvoir croissant leur permit de renverser le royaume d’Hawaï en 1893. Les Etats-Unis annexent l’île quelques années plus tard, avec le soutien de cette oligarchie.
Cherchant à jouer sur la division entre les travailleurs de différentes origines, les propriétaires des plantations faisaient en sorte de maintenir les différents groupes ethniques séparés les uns des autres. Cela n’empêcha cependant pas ces derniers de serrer les coudes et de développer un cadre multiculturel. Héritage de cette période, la mosaïque culinaire de l’archipel est largement issue des plats que partageaient les travailleurs chinois, japonais, philippins, portoricains, portugais et hawaïens. Les travailleurs finirent par former des syndicats, d’abord divisés par groupe ethnique puis rassemblant les ouvriers sous la bannière de l ’International Longshore and Warehouse Union , un collectif puissant capable de transformer radicalement leurs conditions de travail .
Des décennies plus tard, alors que la production sucrière fut délocalisée aux Philippines et en Indonésie, où la main-d’œuvre était moins chère, les plantations comme celle de la Pioneer Mill Company commencèrent à fermer. Ce changement provoqua un déséquilibre dans l’économie locale et les emplois bénéficiant des protections sociales conquises par les syndicats furent remplacés par des emplois dérégulés dans le secteur touristique. Tandis que ce dernier prospérait, les plus grandes fortunes commencèrent à investir à Hawaï, excluant les locaux du marché foncier.
Ces transformations économiques ont eu des conséquences très visibles sur les terres. La régulation très laxiste des systèmes d’irrigation des plantations a fini par transformer des régions comme Lahaina, autrefois humides, en zones arides. Certaines plantations ont été transformées pour construire des centres touristiques, mais beaucoup ont été laissées à l’abandon, laissant la végétation envahir les champs. C’est cette végétation sèche qui a amplifié le brasier qui a fini par consumer Lahaina. Le mépris flagrant du capitalisme pour l’intérêt général a donc ravagé l’économie de l’archipel et conduit son milieu naturel au bord de l’effondrement. Le professeur d’études hawaïennes à la University of Hawaii Maui College , Kaleikoa Ka’eo, a résumé la situation lors d’un entretien pour Democracy Now! : « C’est le pillage de la terre est l’étincelle. »
Alors que Lahaina s’attelle désormais à sa reconstruction, le contexte politique local apparaît bien différent de celui qu’a connu La Nouvelle-Orléans en 2005. Les pires aspects de la frénésie libérale post-Katrina pourraient être bloqués.
En effet, les pratiques de spoliation foncières par les États-Unis sont gravées dans les consciences à Hawaï. Les habitants ont donc à cœur de protéger les terres de leurs familles et ont donc organisé des réseaux de solidarité afin de protéger les survivants de la spéculation.
Le gouverneur Josh Green a annoncé qu’il prendrait plusieurs mesures positives, telles que le rachat par l’Etat de certains terrains incendiés pour en faire un usage public, ou encore un moratoire temporaire sur les ventes des propriétés frappées par les feux.
La vigilance reste toutefois de mise : le gouverneur Green a également suspendu temporairement les règles en vigueur en matière de distribution de l’eau , ce qui pourrait bénéficier au secteur touristique, au détriment des autres usages. Les mesures promises doivent être scrutées de près, en parallèle de la reconstruction. Les ressources publiques dont disposait Lahaina, comme les logements abordables gérés par l’État, les écoles publiques, les plages, les écoles, le Department of Hawaiian Home Lands properties (chargé d’administrer les terrains publics, les terres natales hawaïennes et qui offre des baux à 1 $ par mois aux natifs Hawaïens) ou encore les précieux droits sur l’eau doivent être protégés.
Si protéger la ville de la spéculation est une nécessité, le statu quo n’est pas non plus une solution. La protection contre les catastrophes naturelles nécessite des changements de grande ampleur, qui n’ont que trop tardé. La région ouest de Maui d’où sont partis les feux était connue comme une zone propice aux incendies. Mais Hawaï alloue beaucoup moins de ressources par habitant à la prévention des incendies que les autres États vulnérables aux feux. Avec des investissements dans des solutions simples, comme le désherbage régulier, la construction de pare-feux et la création de système d’alerte plus précis, de nombreuses vies auraient pu être sauvées.
Du reste, les incendies ne sont pas le seul danger qui menace les îles d’Hawaï. Tout comme le reste des États-Unis, l’archipel souffre d’un double problème : d’une part, l’aggravation du changement climatique, d’autre part le vieillissement des infrastructures essentielles pour la population. Des ponts et des barrages défaillants, laissés à l’abandon par les politiques d’austérité menées par les élus, pourraient par exemple être à l’origine du prochain désastre mortel.
La rénovation de ces infrastructures et la préparation pour les prochaines crises climatiques nécessitent un investissement massif dans les services publics, un afflux qui devra être financé par les grandes fortunes qui achètent des milliers d’hectares de terre à Hawaï, et non les travailleurs de l’archipel. Les événements récents l’ont montré : Hawaï regorge de milliardaires, à commencer par Jeff Bezos qui s’est engagé à donner 100 millions de dollars pour la reconstruction. Mais la charité soudaine et très médiatisée après une catastrophe n’est pas une solution. Les super-riches qui accaparent les meilleures terrains de l’archipel doivent être mis à contribution. Après le capitalisme du désastre, il est temps de passer à des politiques d’intérêt général.
Jean Jouzel est glaciologue-climatologue, pionnier dans l’étude du changement climatique. Il a été vice-président du groupe scientifique du GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) lorsque ce dernier a reçu le Prix Nobel de la Paix en 2007. La liste de ses responsabilités est impressionnante. Il a plus récemment rejoint le Haut Conseil pour le Climat. Jean Jouzel nous éclaire sur le rôle précis d’un climatologue dans le cadre de la transition écologique.
Les Armes de la Transition est une émission présentée par Pierre Gilbert et produite par Le Vent Se Lève.
Cette émission a été enregistrée par Vincent Plagniol et mixée par Thomas Binetruy.
Léon Tolstoï n’a pas seulement marqué la fin du XIXe siècle par son génie littéraire. Il laisse un héritage politique dont on sous-estime souvent l’ampleur, influençant aussi bien Gandhi , Rosa Luxembourg, Jean Jaurès que Wittgenstein ou Benjamin. Un héritage qui n’en reste pas moins ambigu . Dans un texte intitulé « Léon Tolstoï, miroir de la révolution russe », le théoricien révolutionnaire Lénine ne manquait pas de souligner les « contradictions » entre l’« artiste de génie » auteur de « tableaux incomparables de la vie russe » et le « tolstoïen », cet « être débile, usé, hystérique, dénommé l’intellectuel russe ». Dans Tolstoï, une vie philosophique (Le Cerf, 2023), Joachim Le Floch-Imad, directeur de la Fondation Res Publica, propose une analyse remarquable du legs philosophique de celui qui fut qualifié « d’Homère et de Luther du monde slave ». Entretien réalisé par Audrey et Simon Woillet.
LVSL – Nombre de commentateurs de l’œuvre de Tolstoï insistent sur l’opposition entre « l’homme de lettre » et le moraliste se donnant pour mission de « réformer l’humanité ». Quelle place la morale tient-elle dans sa littérature ? Êtes-vous d’accord avec l’idée selon laquelle l’ambition morale de l’écrivain a pu nuire à son œuvre ?
Joachim Le Floch-Imad – Pendant longtemps, il a en effet été de coutume de séparer deux Tolstoï : celui d’avant la révolution morale du début des années 1880 (le bon homme de lettre) et celui d’après la crise (le mauvais moraliste). Du vivant de l’auteur, des figures telles que Nikolai Akhsharumov, Gustave Flaubert ou encore Ivan Tourgueniev encensaient déjà le premier pour mieux railler le second. Cette approche, critiquée par Henri Guillemin et Michel Aucouturier en leur temps, me parait particulièrement superficielle. Elle fait en effet fi de l’unité de la personnalité de Tolstoï et néglige ses écrits de jeunesse où, déjà, s’exprime une soif d’autoperfectionnement et de discipline. Dès son adolescence, Tolstoï se montre obsédé par la question du dépassement du nihilisme et du combat contre le mal, en témoignent les règles de vertu qu’il édicte dans son Journal et l’aspiration au monisme dont il fait montre : « Je serais le plus malheureux des hommes, si je ne trouvais pas un but à ma vie – un but général et profitable, profitable parce que l’âme immortelle, en se développant, passera naturellement dans un être supérieur et correspondant à elle. »
Tolstoï ne croit pas en l’art pour l’art mais estime que celui-ci doit fonctionner comme une contagion destinée à ramener les hommes à la vérité.
Deux traits majeurs sont à distinguer dans l’ensemble de son œuvre : un désir animal, égoïste et immédiat de jouissance et de célébration de la beauté du Tout ; et une volonté d’œuvrer au réveil des consciences et à la transfiguration morale de l’humanité, ce qui implique l’oubli de soi et la soumission à une vision religieuse de la vie. Ces deux aspirations, toujours, cohabitent et s’équilibrent. Tolstoï ne croit pas en l’art pour l’art mais estime que celui-ci doit fonctionner comme une contagion destinée à ramener les hommes à la vérité. Sa prise de position esthétique ne saurait par conséquent être dissociée d’une prise de position philosophique dont j’ai voulu montrer la complexité dans l’ouvrage, à rebours de lectures souvent caricaturales. Comme le disait en effet Léon Chestov : « Dire de Tolstoï qu’il n’est pas philosophe, c’est priver la philosophie d’un de ses plus grands représentants. » Cette prise de position philosophique ne s’exprime pas dans un langage abstrait, savant et jargonneux, mais d’une manière résolument incarnée et ancrée dans le vécu. À la manière des sages antiques, Tolstoï érige la philosophie en « science de la vie ».
Si Tolstoï ne peut donc choisir entre littérature et loi morale, il est des moments dans son œuvre où l’équilibre subtil entre imagination poétique et raison se fissure. C’est notamment le cas au début des années 1880, au lendemain de sa révolution morale – lorsque sa famille et son mentor Tourgueniev le supplient de « revenir à la littérature » – ou encore lorsqu’il compose son brulot Qu’est-ce que l’art ? , ouvrage dans lequel il jette au bûcher les plus grands noms de la culture occidentale ainsi que l’essentiel sa propre œuvre littéraire. De même, certaines pages de son roman Résurrection , publié en 1899, apparaissent aujourd’hui caricaturalement manichéennes tant l’intention doctrinaire y prend le dessus sur le souci esthétique. Il n’empêche que le vieux Tolstoï n’a rien perdu de sa parfaite majesté, de sa prose limpide et de sa capacité à pénétrer les profondeurs de l’âme humaine. Parmi ses derniers écrits surnagent des textes tels que La mort d’Ivan Ilitch , Le Père Serge , Maître et Serviteur ou encore Hadji Mourat. À travers ces ultimes récits, que George Steiner qualifie de « semences de l’immortalité », Tolstoï témoigne une dernière fois de son irrépressible besoin d’écrire et de traduire, par la fiction littéraire, le flot toujours rebelle, indomptable et spontané de la vie.
LVSL – À quoi mesure-t-on cet amour de la vie chez Tolstoï ? N’est-il pas contredit par le pessimisme existentiel et l’appel à l’ascétisme qui caractérisent une partie non-négligeable de son œuvre ?
J.L-I. – Dans Guerre et Paix , à travers par exemple la figure du moujik Platon Karataïev, Tolstoï nous explique que seule l’adéquation parfaite et totale à la vie est vectrice de sens. Notre présence sur terre est à ses yeux irréductible à toute explication rationnelle. Elle se suffit à elle seule : « La vie est tout, la vie est Dieu. Tout se déplace, se meut, et ce mouvement est Dieu. Et tant que persiste la vie, persiste la joie de la conscience de la divinité. Aimer la vie, c’est aimer Dieu. » On retrouve quelque chose d’analogue dans son roman largement autobiographique Les Cosaques dans lequel Olenine, au contact d’une tribu du Caucase, délaisse les charmes de la civilisation pour faire l’expérience de la vie dans ce qu’elle a de plus rebelle et nomade. Si son itinéraire débouche sur un échec, Olenine découvre que le bonheur se situe là où est la vie, qu’il n’est pas à rechercher dans la participation aux événements historiques, mais dans la jouissance immanente, dans la pureté des traditions et dans la contemplation de l’éclat des étoiles. En rejetant la notion même de péché, le vieux Cosaque Erochka, avec sa gaieté inaltérable, ses mains calleuses et son odeur « de tchikhir, de vodka, de poudre et de sang coagulé » se fait le porte-parole de l’invitation tolstoïenne à faire corps avec la nature. L’écrivain et critique russe Merejkovski a remarquablement étudié celle-ci, y voyant un signe du paganisme instinctif de Tolstoï : « Il s’aime en elle et l’aime en soi, sans effroi exalté ni maladif, sans ivresse ; il l’aime de ce grand amour sobre dont l’aimèrent les anciens, et comme les hommes d’aujourd’hui ne savent plus l’aimer. » Le corps de colosse de Tolstoï irradie ce paganisme. Il m’a semblé important de lui rendre hommage dès l’exergue de mon essai – à travers le poème de Rilke « Sur un torse archaïque d’Apollon » – tant la puissance, la vitalité et l’appétit sexuel indéfectibles de Tolstoï ont toujours stupéfait ceux qui croisaient sa route, y compris à un âge très avancé. Ce vitalisme, qui semble sorti tout droit d’antiques profondeurs (l’essai étudie sur plusieurs pages la réception de Homère dans l’œuvre de Tolstoï), influence en outre durablement la technique littéraire de l’écrivain russe. D’une grande simplicité, son écriture va du visible à l’invisible, de la matière à l’esprit. Elle excelle, entre autres, par sa précision sensorielle, son souci du concret et sa capacité, à partir de détails (ayant trait notamment à la symbolique du corps), à saisir l’universalité des choses et à montrer la nature secrète des âmes.
La révolution est, à ses yeux, coupable d’opposer la force à la force.
Le pessimisme existentiel, qui caractérise un temps Tolstoï après sa découverte de Schopenhauer en 1868, l’invitation à l’ascétisme ainsi que l’entreprise de prédication à laquelle il se livre dans les dernières décennies de sa vie s’inscrivent pourtant, comme vous le suggérez, à rebours de ce vitalisme. Merejkovski n’a sans doute pas tort de parler d’« engourdissement », de « pétrification du cœur » du vieux Tolstoï, coupable à ses yeux d’avoir préféré la « sainteté immatérielle chrétienne » à la « chair sainte païenne » et, ce faisant, d’avoir trahi sa vraie nature. Il est vrai que, même dans sa littérature, la morale prend de plus en plus de place au fil des années. Il est par exemple frappant de constater que, contrairement à Guerre et Paix qui se termine sur des points de suspension ouvrant sur le magma infini de la vie, Anna Karénine s’achève sur la question du Sens et sur le terme « Bien ». Si les événements mentionnés ci-dessus renforcent en Tolstoï la tension tragique qui oppose l’homme de lettres et le réformateur de l’humanité, n’oublions pas néanmoins que la substance de son art demeure la même tout au long de son existence. Son ouvrage Hadji Mourat , publié à titre posthume, montre qu’un fond souterrain en lui a su résister à toutes les métamorphoses idéologiques. Telle cette fleur de chardon que nulle charrue ne saurait écraser, la vie et la lumière finissent toujours par l’emporter, par primer les catégories du Bien et du Mal. Comme l’écrit à son sujet le peintre Répine, ami proche de la famille : « Ce géant a beau se rabaisser, couvrir son corps puissant d’humbles guenilles, on voit toujours en lui Zeus, dont un froncement de sourcils fait trembler tout l’Olympe. »
LVSL – En dépit de sa défense du populisme et de ses sympathies anarchistes, Léon Tolstoï s’opposait à la révolution comme moyen de contestation du pouvoir tsariste. Si Léon Tolstoï meurt en 1910, peut-on dire qu’il a exercé une influence sur la révolution russe d’octobre 1917 ? Si oui, de quelle nature fut-elle ?
J.L-I. – Partisan d’un travail sur soi allant dans le sens de la voie chrétienne telle qu’exprimée dans le Sermon sur la montagne , Tolstoï n’a en en effet jamais défendu un programme d’action collectif révolutionnaire. La révolution est, à ses yeux, coupable d’opposer la force à la force. Elle est en outre incapable d’éradiquer le mal à sa racine, à savoir le pouvoir. Y aspirer, comme le font les révolutionnaires, ne peut que déboucher selon lui sur l’engrenage de la répression et le passage d’un despotisme à un autre. Cela reviendrait à « vouloir éteindre le feu par le feu, inonder un pays pour refluer les eaux d’un fleuve qui débord ». Tolstoï ne trahit jamais cette vision. Il condamne par exemple les terroristes du groupe Narodnaïa Volia qui assassinent, en mars 1881, le tsar Alexandre II. De même, il refuse de choisir un camp au lendemain du carnage du « dimanche rouge » de janvier 1905. La critique tolstoïenne de la révolution va de pair avec une critique du révolutionnaire comme type humain. Dans Résurrection ou encore dans Le Divin et l’Humain , l’écrivain décrit ceux-ci comme des meurtriers en puissance, des névrosés dévorés par l’orgueil et les certitudes, des théoriciens froids et immoraux qui prétendent aimer les hommes alors qu’ils n’aiment qu’eux-mêmes et leurs idées. Rappelons enfin que Tolstoï ne se reconnait guère dans l’idéologie des révolutionnaires de son temps. Il assimile les communistes à des mouches qui se rassembleraient autour d’excréments et condamne le matérialisme des socialistes : « Le socialisme a pour objectif la satisfaction de la part la plus basse de la nature humaine : le bien-être matériel, mais avec les moyens qu’il propose il ne peut jamais l’atteindre. »
L’influence politique de Tolstoï va néanmoins bien au-delà de Gandhi puisqu’elle s’exerce sur des figures aussi diverses que Jaurès, Wittgenstein, Horkheimer, Benjamin ou même Péguy, sans compter de nombreux théoriciens de l’anti-capitalisme, de la désobéissance civile, de la décroissance ou même de l’animalisme.
Bien qu’hostile à la révolution et aux révolutionnaires, Tolstoï n’en a pas moins été l’un des critiques les plus radicaux des fondements de la société russe. Lecteur de Rousseau, Proudhon, La Boétie et Thoreau, Tolstoï épouse, très jeune, la cause anarchiste. Après avoir soutenu la socialisation de la terre et l’abolition du servage, il participe au recensement de Moscou en 1882, ce qui le conduit à être confronté au spectacle brutal de l’injustice et de la déchéance du prolétariat. Cet épisode renforce sa culpabilité d’aristocrate privilégié par la naissance et le conduit à l’écriture de nombreux textes théoriques, tels que Que devons-nous faire ? (1886), où il fait le lien entre salariat, libéralisme, esclavage et dépravation. Adorateur des valeurs populaires et paysannes, Tolstoï invite les hommes à renoncer à la poursuite du prestige social et des richesses matérielles. Il s’en prend ainsi à ce qu’il considère comme « les monstrueuses idoles de la civilisation ». L’État, l’armée, la police et la justice sont à ses yeux des entités organiquement liées à la violence et au meurtre, d’où son appel à l’insoumission qui débouche sur une remise en cause de l’essence même du pouvoir. « Que le pouvoir soit entre les mains de Louis XVI, du Comité de salut public, du Directoire, du Consulat, de Napoléon ou de Louis XVIII, du sultan, du président, ou du Premier ministre, partout où existe le pouvoir des uns sur les autres, la liberté est absente et l’oppression inévitable », écrit-il par exemple dans son Appel aux hommes politiques .
Non content de miner l’assise philosophique du pouvoir, Tolstoï joue par ailleurs un rôle décisif dans la critique de ceux qui l’exercent, à savoir la dynastie des Romanov. Dans son essai Les gouvernants sont immoraux , Tolstoï décrit ainsi la brutalité et l’étroitesse d’esprit de cette dynastie avec une plume particulièrement acerbe. Il pourfend successivement « les férocités du détraqué Ivan le terrible, les cruautés bestiales de l’aviné Pierre Ier, les mœurs dissolues de l’ignorante cantinière Catherine Ière (…) », ainsi que « le règne du soldat brutal, du cruel et ignorant Nicolas Ier » mais aussi « Alexandre II, peu intelligent, plus mauvais que bon, tantôt libéral, tantôt despotique » ; et « Alexandre III, à coup sûr un sot brutal et ignorant. » Malgré la censure dont il fait l’objet dès les années 1880, Tolstoï devient un symbole national, mondial même, de résistance. Il exerce une influence idéologique profonde sur les masses russes qui contribue à fragiliser le pouvoir en place et prépare les mentalités aux évènements de 1917. Ses pamphlets contre le libéralisme, le superflu et la propriété sont pareils à des bombes lancées en direction du tsarisme. Ils serviront de matrice aux révolutionnaires, ce que Lénine lui-même sera obligé de reconnaître dans son texte Tolstoï, miroir de la révolution russe . Lénine ne pardonnera néanmoins jamais à Tolstoï son inconséquence et son éloge de l’autarcie villageoise et de la paysannerie patriarcale. Si Tolstoï décède en 1910, les tolstoïens seront, au lendemain de la révolution de 1917, assimilés à des contre-révolutionnaires. De très nombreuses communautés tolstoïennes sont ainsi dissoutes dans les premières années de l’URSS. Une centaine de Russes se réclamant de son héritage est fusillée, beaucoup sont contraints à l’exil (sa fille et secrétaire Alexandra Tolstoï par exemple) et ses écrits demeurent longtemps censurés et mis à l’index.
LVSL – Tolstoï – on l’apprend dans votre livre – a notamment influencé Gandhi avec qui il a entretenu une correspondance, défendait la non-violence et le végétarianisme. Qu’en est-il des autres aspects de l’influence politique qu’il a exercée ? Cela a-t-il du sens de parler d’un mouvement « tolstoïen », porteur d’un rapport renouvelé à la nature ?
J.L-I. – Tolstoï a en effet exercé une influence décisive sur Gandhi qui le considérait comme le « plus grand apôtre de la non-violence que notre époque ait connu ». Gandhi s’inspire de la pensée de Tolstoï pour crée une colonie agricole à Durban ainsi qu’une colonie coopérative près de Johannesburg (la Tolstoy Farm ), puis échange sept lettres avec l’auteur russe entre octobre 1909 et septembre 1910 où se révèle une authentique communion spirituelle. L’influence politique de Tolstoï va néanmoins bien au-delà de Gandhi puisqu’elle s’exerce sur des figures aussi diverses que Jaurès, Wittgenstein, Horkheimer, Benjamin ou même Péguy, sans compter de nombreux théoriciens de l’anti-capitalisme, de la désobéissance civile, de la décroissance ou même de l’animalisme.
Le tolstoïsme est enfin fondé sur l’opposition, très rousseauiste, entre la vérité de la nature et les maux qui rongent la civilisation.
À un niveau plus collectif, je rappelle que Tolstoï, dans les dernières décennies de sa vie, fait figure de prophète pour des lecteurs et visiteurs de tous les continents qui se ruent à son domaine de Iasnaïa Poliana. Sous l’influence notamment de son disciple Tchertkov, des communautés tolstoïennes essaiment partout à travers le monde. Dans la province montagnarde de Gourie en Géorgie, la population décide par exemple de s’affranchir de l’État et de mettre en œuvre les principes d’autodétermination et d’entraide. Dans le même temps, des sectes telles que les doukhobors, ces paysans dissidents religieux qui prônent un contact direct avec Dieu et défendent les valeurs pacifistes, se retrouvent dans les idéaux tolstoïens, sans nécessairement revendiquer explicitement la filiation.
Les écrits théoriques de Tolstoï et les projets politiques de ceux qui s’en sont réclamés mettent en évidence quelques aspects fondamentaux du « tolstoïsme »: l’anarchie, le rejet de l’impôt direct comme indirect, la fin de l’exploitation d’autrui (y compris des animaux), l’abolition du service militaire, l’éducation du peuple, l’hostilité à la propriété et au libéralisme, la critique de la modernité technicienne et la foi en l’omnipotence de l’homme, le retour aux solidarités organiques et à la notion russe du mir (du nom de ces communautés paysannes autonomes de la Russie impériale dans lesquelles la terre était une propriété collective), la défense du travail manuel, présenté comme un remède à l’oisiveté, à l’égoïsme et à l’angoisse inhérents à la société urbaine et cultive. Le tolstoïsme est enfin fondé sur l’opposition, très rousseauiste, entre la vérité de la nature et les maux qui rongent la civilisation. Pour Tolstoï, la ville renvoie à l’égotisme, au mouvement perpétuel, aux désirs confus et toujours insatiables. Elle est un lieu de décadence où l’individu se perd et où les valeurs se corrompent. À l’inverse, la campagne et la montagne seraient des lieux plus propices à l’authenticité, où le mensonge social et la dictature du paraître n’auraient pas droit de cité. On retrouve bien cette vision dans l’œuvre littéraire de Tolstoï mais également dans des textes éminemment modernes dans lesquels celui-ci invite à poser des limites à notre conception du progrès pour préserver la beauté de la nature et l’habitabilité du monde. Son Journal est ainsi l’occasion de véritables réquisitoires contre les violences environnementales : « Lorsque sous prétexte du bien-être du peuple, d’amour pour lui, mais en fait par cupidité, pour la gloire humaine et pour les buts les plus variés, on met sens dessus dessous une prairie et on l’ensemence d’absinthe ou on l’abîme, et elle se couvre de mauvaises herbes, je ne peux pas ne pas m’indigner. Je sais que c’est mal, mais je ne peux pas ne pas m’indigner contre les libéraux contents d’eux-mêmes qui agissent ainsi. »
LVSL – Monstre sacré de la littérature russe, Tolstoï reste une figure controversée en témoigne le fait que le centenaire de sa mort en 2010 a été célébré dans la plus grande discrétion. Pourquoi ?
J.L-I. – Tolstoï demeure une figure centrale dans l’imaginaire russe. Ses textes littéraires sont toujours abondamment lus et intégrés aux programmes. Trois de ses romans ( Les Cosaques , Anna Karénine et Hadji-Mourat ) figurent par exemple dans une liste, éditée en 2012, des cent livres dont le ministère russe de l’Éducation et de la Science préconise la lecture. Des lectures publiques de ses textes sont fréquemment organisées, avec parfois un retentissement exceptionnel. En 2015, dans le cadre de l’« Année de la littérature », 1300 célébrités et anonymes se sont ainsi succédés pendant trois jours pour une lecture publique de Guerre et Paix . Organisé à travers une trentaine de villes russe, l’événement était diffusé sur plusieurs chaînes de télévision et radio, ainsi que sur internet.
Aujourd’hui encore, l’élite politique ne lui pardonne pas son ascétisme, sa guerre sainte contre la corruption et son appel à libérer le peuple du joug de l’État via la désobéissance civile et l’anarchie.
Contrairement à ses romans et nouvelles, la stature de moraliste et la célébration du principe spirituel de Tolstoï suscitent en revanche au mieux l’indifférence, au pire l’hostilité, dans une Russie de plus en plus marquée par le règne de l’arbitraire, le dévoiement identitaro-politique de la foi et la montée du nihilisme. Le moraliste est ainsi vu comme une figure extrêmement gênante par l’ensemble des autorités, ce qui était déjà le cas au cours de son vivant, alors qu’il se montrait étranger à toutes les métaphysiques en vogue : « Les libéraux me prennent pour un malade mental, et les radicaux pour un mystique bavard. Le gouvernement me considère comme un dangereux révolutionnaire et l’Église pense que je suis le diable en personne. » Aujourd’hui encore, l’élite politique ne lui pardonne pas son ascétisme, sa guerre sainte contre la corruption et son appel à libérer le peuple du joug de l’État via la désobéissance civile et l’anarchie. L’Église orthodoxe le tient quant à elle comme un faux docteur, coupable d’avoir renié le Seigneur et le Christ, en défendant une approche très personnelle de la religion, mêlant rationalisme, sagesse païenne, christianisme primitif et influences orientales. Elle refuse toujours de revenir sur son excommunication prononcée en 1901. L’armée, enfin, se montre intransigeante à l’égard du pacifisme radical et de la dénonciation des mœurs de la classe militaire de cet homme qui, après avoir combattu dans le Caucase durant sa jeunesse, n’a eu de cesse d’écrire sur la face apocalyptique de la guerre et la bassesse des comportements que celle-ci engendre.
Ces procès, qui valaient en 2010, moins de deux ans après l’invasion de la Géorgie par la Russie, sont d’autant plus forts aujourd’hui, à l’heure de la guerre russo-ukrainienne. Certains voudraient profiter du contexte pour frapper d’opprobre l’œuvre de Tolstoï, à l’instar du ministre ukrainien de la Culture qui crut bon d’appeler à la censure des classiques de la culture russe dans les pays occidentaux, ou encore de Netflix qui a interrompu la production d’une adaptation en série d’ Anna Karénine . Situation absurde tant Tolstoï est difficilement récupérable politiquement, d’autant plus par l’actuel régime russe dont les orientations sont radicalement opposées à celles qu’il a toujours défendues. « Je ne confonds pas Tchekhov avec un char T 34 », écrivait Milan Kundera. Peut-être serait-il temps, enfin, de méditer ces mots et de comprendre qu’on ne confond pas la lutte contre un régime et l’éradication de ce qu’il y a de plus universel et lumineux dans l’héritage culturel du pays en question…
« Bien souvent, ce qui s’affirme sous le mot “intersectionnalité” dit le contraire de ce que le terme signifie : non pas la multiplicité et l’imbrication mais la domination d’une variable et la hiérarchie des luttes. » C’est la thèse que défend Florian Gulli, auteur de L’antiracisme trahi (Presses universitaires de France, 2022). Selon lui, la proclamation de l’« intersectionnalité » a fréquemment pour effet de consacrer la prévalence des catégories du genre et de la « race » – et d’imposer celle-ci comme une évidence. Il analyse ce dernier phénomène dans cet article (issu de son ouvrage), et revient sur l’anti-racisme dominant tel qu’il s’est imposé aux États-Unis et a percolé en Europe. Il rappelle qu’il s’est construit par « le refoulement massif de la voix de nombreux intellectuels américains et afro-américains qui contestent la pertinence de la catégorie de “race” ».
Ce qu’on appelle aujourd’hui « intersectionnalité » n’est-il pas un rempart contre cette tendance à privilégier de façon unilatérale une seule variable d’analyse ? L’intersectionnalité refuse en effet les « perspectives monistes », celles « postulant l’existence d’une domination fondamentale dont découleraient les autres dominations » 1 . Néanmoins, si le programme intersectionnel est clairement pluraliste, certaines analyses s’en réclamant posent problème en ce qu’elles sont elles-mêmes victimes de l’hégémonie de la catégorie de « race ».
Dans son livre Marxism and Intersectionnality , Ashel J. Bohrer défend le paradigme de l’intersectionnalité tout en dénonçant certaines de ses appropriations frauduleuses qui privilégient implicitement et de façon injustifiée certaines variables, en particulier la « race ». Ainsi par exemple, note-t-elle, « dans de nombreux usages et appropriations contemporains de l’intersectionnalité, celle-ci est utilisée pour désigner le racisme sexiste […] d’une manière qui occulte l’engagement de l’intersectionnalité envers une matrice de domination beaucoup plus large et nuancée » 2 . Les variables « sexe » et « race » sont privilégiées au détriment des nombreuses autres qu’une analyse intersectionnelle devrait pourtant prendre en charge : la classe et la nationalité par exemple.
Un exemple parmi d’autres : dans un entretien pour la revue Le Portique , Maboula Soumahoro, universitaire et militante, affirme que « les aspirations à l’intersectionnalité dans l’engagement féministe, LGBT ou antiraciste nous viennent aussi d’un débat de campus et d’intellectuel(le)s étasuniens autour d’une intrication des questions culturelles avec les problèmes de la race, du sexe ( gender ) et des minorités sexuelles » 3 . Les questions de classe ou de nationalité ne sont pas mentionnées. Elles ne le sont pas davantage dans cette autre interview : « L’intersectionnalité permet enfin de mettre en avant la complexité. Toutes les catégories raciales, de genre, d’orientation sexuelle, de validisme s’imbriquent entre elles 4 . »
En France notamment, et depuis des années, se développent des réflexions croisant « race » et genre, mais sans la classe ou la nation. Un « féminisme décolonial » apparaît par exemple sous la plume de Françoise Vergès ou de Houria Bentouhami. De même, le « féminisme intersectionnel » veut répondre aux instrumentalisations du féminisme par l’extrême droite. Mais nul n’a vu l’émergence d’un féminisme « lutte de classe », dont on a pu constater au contraire l’histoire oubliée 5 . Aucun « antiracisme de classe », aucun « classisme décolonial » ou « décolonialisme de classe » n’a, semble-t-il, vu le jour.
Il en est de même sur le terrain des pratiques militantes qui gravitent autour de la thématique intersectionnelle. Lorsqu’il est notamment question d’espaces non-mixtes (réunion, manifestation), c’est de non-mixité raciale dont il s’agit. Par exemple, lors de la marche des fiertés de 2021, il était question de cortèges « racisés » et jamais de cortèges de classe.
Rigoureusement parlant, on ne saurait écrire que la catégorie de « race » est « admise » dans les sciences sociales aux États-Unis. C’est ignorer tout une partie du champ académique […] Racecraft ou l’esprit de l’inégalité aux États-Unis (2012) propose une vive critique de l’usage de ce concept
Dans un article de 2011, la sociologue et féministe Danièle Kergoat constate cet effacement de la classe au profit de la « race » : « L’impasse sur les classes sociales continue dans la période actuelle alors même qu’en France (et ailleurs), les rapports de classe vont en s’exacerbant. Certes, les études féministes invoquent régulièrement le croisement nécessaire entre genre, « race » et classe. Mais le croisement privilégié est celui entre race et genre tandis que la classe sociale ne reste le plus souvent qu’une citation obligée. Et il est intéressant de noter que cette euphémisation se vérifie, dans les mêmes formes, aux États-Unis. En témoigne cette interview récente de Toni Morrison, peu suspecte d’indifférence aux problèmes de “race” et de genre, où elle explique que “derrière les tensions raciales aux États-Unis, se cache, en réalité, un conflit entre classes sociales. Et [que] c’est un tabou beaucoup plus grand que le racisme” 6 . »
Ainsi, si le modèle théorique de l’intersectionnalité peut être utile pour lutter contre la tendance d’une variable à devenir hégémonique, il est nécessaire cependant de bien garder à l’esprit que « ce qui fait qu’une analyse est intersectionnelle n’est pas son utilisation du terme “intersectionnalité” » 7 . Bien souvent, ce qui s’affirme sous le mot d’« intersectionnalité » dit paradoxalement le contraire de ce que le terme signifie : non pas la multiplicité et l’imbrication mais la domination d’une variable et la hiérarchie des luttes.
Ces quelques mots ne sont pas une remise en question de la notion d’intersectionnalité en tant que telle, mais une critique de perspectives focalisées sur l’idée de « race » avançant sous le masque de l’intersectionnalité, une critique de l’instrumentalisation de l’intersectionnalité par un projet politique de construction d’un sujet politique de type racial.
Il faut passer maintenant de l’analyse de certains usages de la catégorie à la catégorie elle-même. Le débat consiste à savoir si la « race » est un terme dont les sciences sociales doivent s’emparer pour comprendre le réel ou si elles doivent au contraire s’en démarquer absolument. Comment les chercheurs voulant mobiliser la catégorie justifient-ils son emploi ? Le premier argument qu’ils mobilisent n’est pas véritablement un argument. Le refus d’utiliser le mot « race » serait le symptôme d’un retard français en matière de théorie. Retard par rapport à quoi ? Par rapport aux États-Unis. « Par contraste avec les États-Unis, écrit Pap Ndiaye, la notion de “race” est encore mal admise dans les sciences sociales françaises 8 . »
Sauf à considérer que les productions théoriques américaines, par le fait même qu’elles sont américaines, entretiennent un rapport particulier à la vérité, sauf à postuler que le progrès consiste nécessairement à s’aligner sur les productions américaines, pointer des différences d’approches théoriques entre deux pays ne prouve absolument rien. En outre, l’argument ne mentionne pas le fait que la « race » aux États-Unis n’est pas seulement un concept des sciences sociales ; elle est d’abord, et depuis 1790 – ce qui n’est pas rien – une catégorie administrative, un indicateur du Bureau du recensement.
À intervalle régulier, les citoyens du pays sont interpellés par l’État. Hier, ce dernier définissait la « race » à laquelle les individus appartenaient, aujourd’hui, l’injonction étatique s’est déplacée : les individus peuvent désormais déclarer la « race » de leur choix, même s’ils demeurent sommés de se définir en terme racial. On peut raisonnablement estimer qu’une telle institutionnalisation administrative de la « race » aux États-Unis – à côté des multiples formes institutionnalisées de ségrégation au cours du siècle – explique que les chercheurs américains (mais pas tous) aient ressenti le besoin de mobiliser une telle catégorie. On peut comprendre qu’elle fasse moins sens, ailleurs, pour cette raison.
Mais surtout, cet argument repose sur le refoulement massif de la voix de nombreux intellectuels américains et afro-américains qui contestent la pertinence de la catégorie de « race ». Rigoureusement parlant, on ne saurait écrire que cette catégorie est « admise » dans les sciences sociales aux États-Unis 9 . C’est ignorer tout une partie du champ académique et notamment par exemple le livre Racecraft ou l’esprit de l’inégalité aux États-Unis (2012) écrit par Barbara J. Fields et Karen E. Fields, livre qui propose une vive critique de l’usage du concept de « race ».
Barbara J. Fields est pourtant une historienne renommée : « Première femme afro-américaine nommée professeure à Columbia, elle a reçu de nombreux prix pour ses travaux sur l’histoire de l’esclavage et des Afro-Américains, notamment le prix John H. Dunning de l’American Historical Association (1986) et le Lincoln Prize attribué par le Lincoln and Soldiers Institute du Gettysburg College (1994), en passant par le prix des fondateurs de la Confederate Memorial Literary Society, et le prix Thomas Jefferson de la Society for the History of the Federal Government 10 ». Pourquoi ses travaux sont-ils si peu discutés en France ?
En Angleterre, le sociologue Paul Gilroy 11 , figure centrale de la réflexion sur le racisme, renonce lui-aussi, à partir des années 2000, à l’emploi du terme « race », qu’il juge finalement irrécupérable. De même, Robert Miles et Annie Phizacklea, dont toute l’œuvre et toutes les enquêtes sont consacrées aux travailleurs immigrés et au racisme ; ils refusent le mot au motif qu’il ne profiterait en dernière instance qu’à l’extrême droite 12 . Ces Américains, ces Britanniques sont-ils, eux aussi, victime du retard français ou du modèle républicain ? À moins qu’il ne faille se résoudre à reconnaître que nulle part l’usage de la notion de « race » en sciences humaines ne fait consensus.
« L’ethnocentrisme scolastique » consiste ici à croire que l’usage savant du mot « race » présenté dans un colloque, lorsqu’il va se diffuser hors du monde académique, va pouvoir imposer sa signification contre le sens commun du mot « race ».
Le second argument est négatif. Il ne justifie pas l’adoption du mot « race » mais affirme que le refus du mot est problématique. Car à la source de ce refus, il ne pourrait y avoir que deux, et seulement deux choses : le racisme ou une forme de naïveté idéaliste. Au pire, donc, ne pas vouloir employer le mot serait le fait d’une volonté de masquer la réalité des discriminations. Le refus du mot serait déni raciste de la réalité du racisme. Mais la portée de cet argument est en fait très limitée. Il n’atteint pas un discours antiraciste qui refuse de faire circuler la catégorie de « race », mais qui reconnaît volontiers la réalité des processus de catégorisation raciale.
Mais un tel antiracisme saurait-il être autre chose qu’une forme de naïveté ? Pap Ndiaye écrit par exemple : « Il s’agit de dire à nos amis antiracistes que le rejet de la catégorie de “race” n’a pas éradiqué le racisme 13 . » Sarah Mazouz va dans le même sens : « On souligne alors l’idéalisme qu’il y a à croire que le problème peut être réglé par la seule suppression du mot et le déni qui consiste à considérer l’évitement comme la solution 14 . » Le refus du mot serait une forme de pensée magique, la croyance en la toute-puissance du langage.
On pourrait souligner d’abord que si, en effet, la suppression du mot ne supprime pas le racisme, l’utilisation du mot ne le fait pas davantage reculer. Aux États-Unis, où la catégorie est utilisée par l’État et une partie des sciences humaines, la situation des minorités ne semble pas meilleure qu’ailleurs, qu’on s’intéresse aux interactions avec la police, à la discrimination à l’embauche ou encore à l’accès au logement ou à une école de qualité. Mais, en réalité, personne n’a jamais soutenu l’idée saugrenue qu’il suffi rait de bannir un mot pour supprimer la réalité du racisme. La critique de l’idée de « race » et le refus de l’utiliser sont envisagés comme une condition nécessaire mais non suffisante de la lutte antiraciste. La critique des idéologies n’est jamais le tout d’un combat, mais elle en est toujours un moment essentiel.
Bien sûr, le théoricien jurera que « blanc » ne désigne pas de réelles couleurs de peau, ni même des individus concrets, qu’il s’agit d’un « rapport social ». Mais ces rappels savants seront vite écrasés par l’usage courant du mot « Blanc » qui renvoie avant tout à des phénotypes et à des individus. Un tel antiracisme, loin de lutter contre les méfaits des catégorisations, ne fait donc que reproduire les simplifications les plus massives des catégorisations raciales.
Les risques précédents – l’essentialisation et la réification – ne sont pas propres à la catégorie de « race », mais sont des écueils de la catégorisation en général. Il n’en reste pas moins que la catégorie de « race » soulève une difficulté supplémentaire, plus gênante que les précédentes. Paul Gilroy, après avoir longtemps été l’avocat d’une appropriation progressiste du mot « race », a fini par y renoncer, pour la raison suivante : le mot « race » « ne peut pas être facilement re-signifié ou dé-signifié, et imaginer que ses significations dangereuses peuvent être facilement réarticulées dans des formes bénignes et démocratiques serait exagérer le pouvoir des intérêts critiques et oppositionnels ».
Le mot « race » est pris dans une histoire longue – celle de la raciologie, de l’anthropologie raciale et des disciplines afférentes –, il est encastré, qu’on le veuille ou non, dans des réseaux de signifiants dont on ne peut l’abstraire à volonté. Sur la question de l’usage du mot « race », nous sommes manifestement confrontés à l’ignorance ou au refoulement « de la différence entre le monde commun et les mondes savants 15 ».
Il s’agit de ce que Bourdieu nomme « l’ethnocentrisme scolastique » et qui consiste en « l’universalisation inconsciente de la vision du monde associée à la condition scolastique 16 ». Sans s’en rendre compte, le chercheur prête aux agents du monde social son propre rapport au monde. Il imagine par exemple que des formules théoriques bien définies, où les mots sont pesés avec soin, sont entendues dans toute leur complexité, sans perte, lorsqu’elles se diffusent dans le monde social. Appliqué à notre question, l’ethnocentrisme scolastique consiste à croire que l’usage savant du mot « race » présenté dans un colloque, lorsqu’il va se diffuser hors du monde académique, va pouvoir imposer sa signification contre le sens commun du mot « race ».
Il consiste à croire que l’ajout savant de guillemets autour du mot ou la précision « la race est une construction sociale » seront en mesure de contrebalancer efficacement la compréhension spontanée du terme. Les précisions développées dans les articles et les colloques risquent en réalité de se perdre dès lors que le mot circulera dans le monde ordinaire. Dans la lutte pour l’hégémonie culturelle, il est préférable de travailler les ambiguïtés du sens commun plutôt que de vouloir y introduire de façon forcée des mots savants forgés dans le monde académique. […]
« La “race” ne doit pas être entendue comme une réalité biologique, mais comme une construction sociale. » […] Mais ici, l’idée de « construction sociale » ne conduit pas à souligner la contingence des catégories héritées d’une histoire ; elle sert bien souvent à réaffirmer des nécessités lourdes, transformant la Société en une seconde Nature
Aucun sociologue, aucun militant, n’est donc coupable de naturaliser les faits sociaux. Mais ce qu’on peut leur reprocher, à l’instar de Gilroy, c’est leur optimisme, quant à la réception de leur discours, leur certitude que la répétition rituelle de la formule « la race est une construction sociale » suffi ra à empêcher le mot « race » de revenir à ses affinités conceptuelles premières, sitôt passés les murs de l’université ou des milieux les plus militants. […]
Pour justifier l’emploi de la catégorie de « race » en sciences humaines, la proposition suivante est souvent mise en avant : « La “race” ne doit pas être entendue comme une réalité biologique, mais comme une construction sociale. » Pourtant, ceux qui usent de la catégorie de « race » aujourd’hui reproduisent bien souvent l’un des schèmes centraux de l’idée de race biologique : la croyance en la « fatalité de la race 17 ». De la « race biologique », disait hier le discours raciste, on ne peut s’échapper : l’éducation des Noirs ne changera rien à leur infériorité, la conversion des Juifs ne protégera pas de leur malignité. La Nature, comme destin, pesait sur les épaules des hommes, déterminant en profondeur leur existence quoiqu’ils fassent.
Or il semble qu’une telle « fatalité de la race », mais visant cette fois les Blancs, imprègne désormais une partie du discours antiraciste. De nombreux textes expliquent en effet que le racisme est inconscient, qu’il est invisible, qu’il régit donc l’action des Blancs à leur insu, y compris de ceux qui se déclarent antiracistes. Difficile, voire impossible, dans ces conditions, d’échapper au racisme : l’engagement antiraciste pouvant aisément être interprété comme un moyen égoïste de soulager sa conscience ou comme la volonté paternaliste de sauver les Non-Blancs.
Le Blanc semble donc soumis à la « fatalité de la race », à un déterminisme, qui n’est certes plus celui de la Nature, mais celui de la Société. L’idée de « construction sociale » ne conduit donc pas, comme on aurait pu s’y attendre, à souligner la contingence des catégories héritées d’une histoire ; elle sert bien souvent à réaffirmer des nécessités lourdes, transformant la Société en une seconde Nature, dont le déterminisme est tout aussi implacable. On n’échappe pas à la naturalisation en se contentant de parler de « construction ».
Mais revenons à la formule : « la “race” ne doit pas être entendue comme une réalité biologique, mais comme une construction sociale. » Cette formule ne permet absolument pas de justifier la pertinence théorique de la catégorie de « race » en sciences humaines. L’ouvrage de Barbara J. Fields et Karen E. Fields ne cesse de rappeler, non sans ironie, le caractère confus d’une telle expression. « Le métro londonien et les États-Unis d’Amérique, écrivent les deux auteurs, sont des constructions sociales ; c’est également le cas du mauvais œil et des appels lancés aux esprits de l’au-delà ; mais aussi du génocide et du meurtre 18 . » D’une certaine façon, tout est construction sociale dans le monde humain (y compris le berger allemand et le golden retriever 19 ).
Ainsi, on peut dire que le mauvais œil, la sorcellerie ou encore le géocentrisme sont des constructions sociales. Or personne n’irait en conclure qu’il s’agit de concepts pertinents pour comprendre les mécanismes du réel : expliquera-t-on une mauvaise récolte en invoquant le mauvais œil ? Étudier comment les hommes en sont venus à penser l’existence d’un « mauvais œil » est une chose ; s’imaginer que le mauvais œil est un facteur explicatif, c’en est une autre, qui n’a rien de scientifique. Ainsi, dire que la « race » est une « construction sociale », c’est s’arrêter au milieu du gué ; cela ne signifie pas que nous avons affaire à un concept opératoire en sciences humaines.
La seule manière de justifier l’usage théorique de la catégorie de « race » serait de montrer qu’elle apporte quelque chose de plus que les catégories de « racialisation » ou de « racisme ». Or, loin d’éclairer mieux la réalité, elle introduit de la confusion.
Lorsque Colette Guillaumin écrit : « La race n’existe pas. Mais elle tue des gens », il faut entendre en toute rigueur ceci : « La race n’existe pas. Mais le racisme tue des gens ». Un concept en effet n’a jamais tué personne. Celui de « race » ne tue pas, pas plus que le concept de « chien » n’aboie ni ne mord. Passer de racisme à « race », non seulement ne procure aucun gain de compréhension, mais contribue à obscurcir les choses. En passant de « racisme » à « race », on transforme magiquement « ce qu’un agresseur fait en ce que la victime est 20 ».
Dans une interview, Barbara J. Fields et Karen E. Fields écrivent : « La noyade ou le bûcher de personnes accusées d’être des sorcières n’était pas la conséquence de la sorcellerie, mais de la persécution – tout comme le lynchage de Noirs résulte d’actions de foules de lyncheurs et de fonctionnaires en connivence avec ces derniers, et non de la race des victimes. En d’autres termes, on n’utilise pas une fiction – la race – pour combattre un fait 21 . » Il convient donc, si l’on suit cette ligne argumentative, de ne pas passer du racisme à la « race ».
La notion de « race » peut donc aisément, et sans perte théorique, être partout remplacée par celle de « racisme ». Par exemple, le champ d’étude consacré au racisme n’a aucune raison de se nommer « théorie critique de la race », sauf à vouloir imiter à tout prix la formule américaine Critical Race Theory . Si l’on tient à nommer ce champ d’études par son objet, « théorie critique du racisme » est une expression parfaitement adéquate.
La catégorie de « race » ne présente donc aucun intérêt théorique dès lors que l’on dispose des concepts de « racisme » ou de « catégorisation raciale ». Inutile, la notion de « race » est par ailleurs dangereuse : elle renforce dans le sens commun l’idée que le phénotype est une réalité politique pertinente. Ce danger, « l’ethnocentrisme savant » ne l’aperçoit pas. La parole sociologique croit pouvoir imposer sa loi à la parole populaire. Mais le mot « race » est enserré dans une histoire séculaire d’explications naturalisantes (même quand elles prennent une tournure culturelle) qui écrase toutes les précautions théoriques avancées par les savants. Cette indifférence au sens commun affaiblit la lutte antiraciste. Une partie de la sociologie, à l’opposé de ses intentions, va donc contribue à la mise en circulation d’explications naturalisantes des faits sociaux.
Notes :
1 Sirma Bilge, « De l’analogie à l’articulation : théoriser la différenciation sociale et l’inégalité complexe » , L’Homme & la Société , 2010/2-3 (no 176-177), p. 43-64. p. 51.
2 Ashely J. Bohrer, Marxism and Intersectionality. Race, Gender, Class and Sexuality under Contemporary Capitalism , Transcript Publishing, 2020, p. 99
3 Maboula Soumahoro, « Les nouvelles frontières de la question raciale : de l’Amérique à la France », Le Portique [En ligne], 39-40 | 2017, document 3, mis en ligne le 20 janvier 2019, consulté le 19 mars 2021.
4 Maboula Soumahoro : « Nier ses privilèges blancs, c’est participer au système raciste », interview disponible à cette adresse : https://www.terrafemina. com/article/maboula-soumahoro-nier-ses-privileges-blancs-c-est-participerau-systeme-raciste_a354004/1
5 Josette Trat, « L’Histoire oubliée du courant “féministe luttes de classe” », in Femmes, Genre, Féminisme , Les Cahiers de Critique Communiste, Paris, Syllepse, 2007
6 Danièle Kergoat, « Comprendre les rapports sociaux », Raison présente , année 2011, 178, p. 15.
7 Patricia Hill Collins, Sirma Bilge, Intersectionnality , Cambridge, Polity Press, 2016, p. 4.
8 Pap Ndiaye, La Condition noire. Essai sur une minorité française , Paris, Gallimard, 2011, p. 40.
9 Ibid .
10 Gérard Noiriel, « “Race”, sorcellerie, racisme. Réflexions sur un livre récent », 2022, article disponible à cette adresse : https://noiriel.wordpress. com/2022/02/03/race-sorcellerie-racisme-reflexions-sur-un-livre-recent/
11 Paul Gilroy, Against race. Imagining Political Culture Beyond the Color Line , The Belknap Press of Harvard University Press, Cambridge, Massachusetts, 2000.
12 Stephen Duncan Ashe et Brendan Francis McGeever, « Marxism, racism and the construction of’race as a social and political relation : an interview with Professor Robert Miles », Ethnic and Racial Studies , Taylor & Francis (Routledge), 2011, 34 (12), p.1.
13 Pap Ndiaye, La Condition noire , op. cit ., p. 41.
14 Sarah Mazouz, Race , Paris, Anamosa, 2020, p. 57.
15 Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes , Paris, Seuil, 2003, p. 76.
16 Ibid .
17 On retrouve cette expression notamment dans l’article « La conception génétique de la race dans l’espèce humaine » de Cyril Darlington, Bulletin international des sciences sociales , II, 4, 1950, p. 501-511.
18 Barbara J. Fields et Karen E. Fields, Racecraft, ou l’esprit de l’inégalité aux États-Unis , op. cit ., p. 110.
19 Ibid .
20 Barbara J. Fields et Karen E. Fields, Racecraft ou l’esprit de l’inégalité aux États-Unis , op. cit., p. 38.
21 Barbara J. Fields et Karen E. Fields, « On n’utilise pas une fiction, la race, pour combattre un fait, le racisme », 25/11/2021, article disponible à cette adresse : https://www.marianne.net/agora/entretiens-et-debats/on-nutilise-pasune-fiction-la-race-pour-combattre-un-fait-le-racisme.