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      La démocratie libérale, victime collatérale de la guerre en Ukraine

      Frédéric Mas · ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Saturday, 5 March, 2022 - 04:01 · 4 minutes

    Je vois de plus en plus d’appels et d’initiatives visant à appliquer les outils de la cancel culture aux Russes, c’est-à-dire visant à les ostraciser socialement, numériquement et à les atteindre au portefeuille. La présidente de la commission européenne sort de son rôle pour interdire deux chaînes russes qui ne se sont pas rendues coupables de crimes ou délits sur le sol national, l’ensemble des réseaux sociaux coupe leur accès, des voix se font entendre par tribunes interposées pour organiser la saisie des biens des dirigeants russes sans autre forme de procès.

    Le règne du droit écorné

    La France n’est pas en guerre, rien d’illégal n’a été perpétré. Sur le papier, chacun est jusqu’à présent encore libre de professer des opinions et des croyances proPoutine, aussi idiotes et aberrantes soient-elles, en France et en Europe. On appelle ça la liberté d’expression, la liberté de conscience, et le respect du pluralisme politique, qui suppose que même les gens avec qui nous ne sommes pas d’accord ont des droits. Il fut un temps où c’est ce genre de choses, garanti par le formalisme juridique, qui distinguait clairement l’Occident de ses concurrents non démocratiques.

    Une nouvelle fois, la situation d’exception, cette séquence désormais ininterrompue depuis le 11 septembre, tend à normaliser la violation du droit commun au nom de la morale des élites politiques et technocratiques. Hier pour punir les tièdes de la guerre contre le terrorisme , de la guerre sanitaire ou de l’alarmisme climatique, aujourd’hui pour condamner sans appel les poutinistes réels ou supposés, ces nouveaux ennemis de l’intérieur, tous les moyens sont bons, mêmes extra-légaux.

    On pénalise et on excommunie les comportements déviants au nom d’une nouvelle orthodoxie portée par des clercs sans esprit et sans nuances, qu’ils s’appellent Trudeau, Macron, Biden ou van der Leyen. La technique est toujours la même : on exagère les menaces qui pèsent sur le pays pour faire avaler la pilule de la dislocation progressive d’un État de droit de plus en plus réduit au rang d’accessoire de théâtre.

    La prise de pouvoir de l’oligarchie progressiste

    Il ne s’agit pas ici de nier l’agression russe ou la nécessité d’y répondre fermement, mais de constater les effets politiques de la guerre sur notre propre démocratie, qui marchait déjà sur trois pattes. Il est en train de se dessiner en Occident une forme de schizophrénie politique accrue, où les formes politiques (vides) demeurent celles de la démocratie libérale, mais dont le fonctionnement réel revient à une oligarchie progressiste qui se veut désormais intégralement souveraine, car à la fois certaine de sa qualité morale, détentrice de leviers politiques et économiques sans précédent et au-dessus des lois ordinaires. Tout le monde aura reconnu les ressorts essentiels du « capitalisme woke », cette forme de cartellisation identitaire qui pourrit les esprits et les cœurs.

    Cette nouvelle classe de clercs peut désormais gouverner sans devoir partager son pouvoir avec le reste de la société. Le fractionnement social et culturel des classes moyennes et populaires jure face à la forte conscience de classe d’un bloc élitaire à la mentalité d’assiégé. Ce n’est pas une bonne nouvelle pour l’esprit libéral des institutions, parce que les libertés individuelles qui sont au cœur de son fonctionnement nécessitent la friction et surtout le dialogue entre toutes les « humeurs » du corps social, pour parler comme Machiavel. S’il n’existe plus de consensus social pour soutenir les formes du droit, qui sont elles-mêmes la condition nécessaire de l’existence des libertés individuelles, alors ces dernières meurent discrètement mais sûrement.

    Qu’on me comprenne bien, et pour résumer : une blague circule en ce moment sur les réseaux sociaux à propos de l’interdiction de RT et de Sputnik. C’est une excellente nouvelle, parce que ce sont deux instruments de propagande, mais maintenant, il faut aller plus loin en interdisant CNews, c’est-à-dire le seul grand média qui ne soit pas plus ou moins progressiste. La guerre perpétuelle a un effet direct sur le débat public, elle crée et entretient une mentalité de guerre civile ennemie de la paix, de la sérénité des positions et de la discussion rationnelle. Elle fait disparaître petit à petit l’esprit de modération du gouvernement constitutionnel et hystérise les positions politiques des uns et des autres.

    J’ai bien conscience de n’avoir pas de solution clef en main pour résoudre la crise ukrainienne, mais je constate une nouvelle fois avec Cobden et Jouvenel que la guerre est le pire ennemi de la liberté.