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      Le gréviste et ses états d’âme

      Karl Eychenne · ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Wednesday, 26 October, 2022 - 03:10 · 6 minutes

    Une grappe de grévistes a pris la France en otage .

    Ont-ils mesuré les conséquences de leurs actes ? Oui, selon une thèse provoquante qui propose que les grévistes n’ont pas (d’état) d’âme. Non, selon une thèse accommodante qui propose que les grévistes ont une âme mais limitée. Cet article spéculatif tente de trancher.

    Les grévistes ont-ils une âme ? La question est piquante, clivante, mais on s’en moque. Maintenant que la pression semble retomber un peu, et que les stations services ne sont plus des salles de combat, peut-être le moment est-il venu d’être un peu léger. Cet article n’a pas pour ambition d’être soumis à publication académique, il n’éprouvera donc aucune retenue à proposer des réponses inaudibles ou même des non réponses (ce que l’on appelle des résultats négatifs). Sérieux s’abstenir, évidemment.

    « La vie s’arrête lorsque la peur de l’inconnu est plus forte que l’élan. » – Hafid Aggoune.

    Louons donc l’intrépide gréviste qui choisit de se laisser emporter par son élan, au risque de se perdre. Louons-le, même s’il agace. Car il agace. Une telle siccité d’âme fait tiquer : comment oser nous priver de carburant alors même que nous sommes déjà privés de pouvoir d’achat ? Pompon de l’histoire, nous apprenons que les revendications du gréviste dépassent largement les espérances du pékin moyen. Quel toupet ! En résumé, le gréviste nous prend tous en otage, et rançonne son patron afin qu’il lui accorde davantage qu’à n’importe qui.

    Nous proposons deux tentatives d’explications susceptibles de justifier un tel comportement.

    Le gréviste en manque d’âme

    Peut-être le gréviste n’a pas conscience des dommages collatéraux causés par l’exercice de son obstination ?

    Le gréviste serait un peu benêt, il beugle, il vocifère, il dit « non ! » avant de réfléchir. Le gréviste serait plus proche de l’animal sauvage que de l’homme neuronal, un genre d’ animal machine ou machine vivante à la Bichat , mais trop rebelle et inapte à la vie en société. Plus caricatural encore, le gréviste serait un canard de Vaucanson , mais défectueux : canard mécanique à deux modes d’expression « bouffer – chier », mais aussi capable de « nous faire chier » en cas de grève. En déficit sur tous les plans, le gréviste serait notamment handicapé par une âme limitée , ce qui est une bien mauvaise nouvelle pour le bien vivre ensemble. En effet, le gréviste éprouverait alors quelques difficultés à manifester empathie et compassion pour autre que lui, d’où son inclinaison à faire grève à la moindre frustration.

    Cette thèse du gréviste en manque d’âme tient-elle la route ? Non.

    En effet, nous sommes alors confrontés à deux contradictions majeures.

    D’abord, la machine vivante ordinaire cherche à maximiser l’ espérance de vie , alors que le gréviste a pour ambition de maximiser la vie d’espérances , rien à voir. L’horizon des possibles proposé par le gréviste semble donc bien plus riche que celui de l’animal machine. Le gréviste nous parle d’imaginaire, l’autre nous parle de frigidaire. Autre contradiction, il est dit que le gréviste en manque d’âme serait la conséquence d’une cause qui lui échappe. Le gréviste serait un travailleur qui a buggé , et non pas un travailleur qui décide de faire grève. Pourtant, le gréviste ne semble pas particulièrement souffrir d’un manque de liberté et de libre arbitre, bien au contraire. C’est bien le gréviste qui semble décider de sa grève. Le gréviste semble ainsi plus proche d’un organisme vivant à la Claude Bernard , un organisme capable d’une certaine forme d’émancipation (grève) par rapport au milieu hostile (patron).

    La thèse du gréviste en manque d’âme n’est donc pas retenue pour expliquer son engagement exubérant, qui peut passer pour une forme d’égoïsme ou d’insouciance. À la question initiale « le gréviste a-t-il mesuré les conséquences de ses actes ? » , on ne peut donc pas répondre Non au motif qu’il aurait manqué d’une certaine bonté d’âme , d’empathie, de compassion, de bon sens en quelque sorte. Mais cela reste insuffisant pour en déduire Oui… les social studies ont effectivement une certaine aversion à utiliser le tiers exclu pour déduire le vrai du faux, se revendiquant un peu plus ouvertes d’esprits sur les sciences dites dures.

    Le gréviste n’a pas (d’état) d’âme

    Cette thèse est plus provoquante que la précédente.

    Le gréviste serait un être froid, au cœur sec, pour lequel la fin justifie tous les moyens. Le patron n’a plus le monopole du calcul rationnel, le gréviste aussi est capable de faire quelque addition. Sans état d’âme, il serait alors prêt à provoquer une paralysie totale du pays pour obtenir le revenu souhaité. Pire, on dit même qu’il pourrait vendre son âme au diable, si cela lui permettait d’avoir quelque argent supplémentaire encore. « Un peu excessif quand même… » avancera le gréviste rationnel. Après tout, si son entreprise fait des super profits, pourquoi lui ne n’aurait-il pas un super salaire ? On lui explique alors que le super profit est exceptionnel et l’inflation temporaire. Rien à cirer. On lui explique que le vrai pouvoir d’achat se décompose en productivité du travail, globalisation, et qualification , mais se passe des revendications. Rien à cirer bis.

    Cette thèse du gréviste qui n’a pas (d’état) d’âme doit-elle être retenue ? Non plus.

    Car elle oublie un paramètre essentiel et profondément humain : l’insupportable sensation de se faire enfumer. Pour le gréviste, il ne s’agit pas tant d’obtenir un supplément de revenu couvrant une partie de l’inflation, que de montrer qu’il ne se laissera pas enfumer une fois de plus. Il voit la prime du patron et les dividendes des actionnaires bondir, et a le sentiment que les quelques miettes qu’on lui donne ont pour seul objectif de l’assoupir. Sa part du gâteau a peut-être substantiellement augmenté en absolu, mais ridiculement en relatif. Pourtant, le gréviste n’est pas chafouin. Il serait prêt à adhérer au suffisantisme (thèse qui propose un salaire juste suffisant), mais à condition que son patron adhère au limitarisme (thèse qui propose une limite max au revenu). En langage populaire, le gréviste veut bien faire un effort mais pas qu’on le prenne pour un con. Cette nuance semble essentielle si l’on veut comprendre la nature de la revendication.

    La thèse du gréviste qui n’a pas d’état d’âme n’est donc pas retenue non plus pour expliquer un comportement pouvant paraitre excessif pour celui qui se bat à la pompe.

    À la question initiale « le gréviste a-t-il mesuré les conséquences de ses actes ? » , on ne peut donc pas répondre Oui au motif qu’il n’aurait eu aucun d’état d’âme à faire ce qu’il avait à faire. Et comme vu précédemment, cela reste insuffisant pour en déduire Non.

    Conclusion bidon

    Cet article conclue donc sur ce que l’on appelle un résultat négatif, puisque nous rejetons les deux thèses proposées. En effet, si le gréviste choisit d’être aussi égoïste et obtus dans l’expression de sa grève, ce n’est pas par manque d’âme ou absence d’âme, mais pour une autre raison qu’il reste à définir. Nous avons proposé quelques pistes de réflexions, le ressentiment semblant la plus prometteuse.

    « Dans toute république il y a deux partis : celui des grands et celui du peuple ; et toutes les lois favorables à la liberté ne naissent que de leur opposition… on ne peut qualifier de désordre une république où l’on voit briller tant de vertus » Machiavel