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      La fracture existentielle qui sépare le Brésil en deux

      Michel Faure · ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Tuesday, 1 November, 2022 - 04:20 · 4 minutes

    Luíz Inácio Lula da Silva, élu de justesse (50,9 % des voix) le 30 octobre 2022, va présider deux Brésil irréconciliables : le sien et celui de Jair Bolsonaro, son adversaire et mauvais perdant (49,1 % des voix).

    Le premier promet l’illusion d’un retour au passé, celui d’un socialisme tropical assez inopérant, dépensier et solidaire avec des dictatures locales comme Cuba ou le Vénézuéla , mais aussi plus lointaines, avec la Russie et la Chine, cette dernière étant devenue son premier et encombrant partenaire commercial depuis 2009. Un passé par ailleurs révolu, alors que le présent annonce une récession mondiale, et pas très glorieux aussi pour avoir été entaché par la corruption et l’inaptitude à investir à long terme dans les infrastructures, l’industrialisation, les écoles et la santé.

    Le pays bénéficiait pourtant alors du boom des matières premières et des échanges commerciaux, et Lula en a profité pour subventionner les pauvres, ce qui suggère une empathie envers ces derniers – lui-même eut une enfance misérable -, mais aussi un clientélisme bien brésilien. Les pauvres sont les plus nombreux, et ils votent. Lula dit vouloir créer des emplois pour relancer l’économie. Mais avec quel argent ?

    Il exprime également son désir de préserver ce qui reste de l’Amazonie, mais en a-t-il les moyens ? Jadis farouche adversaire du projet de Washington d’une zone de libre commerce des Amériques, il va sans doute tenter de revitaliser sa diplomatie Sud-Sud et chercher à dominer l’arc de la gauche latino américaine, désormais articulé autour de Cuba, du Mexique, du Nicaragua, du Vénézuela, de la Colombie, du Pérou, de l’ Argentine et du Chili .

    Lula va également relancer les BRICS, une association dont l’intérêt reste à prouver. Brésil et Inde se retrouvent ainsi liés à une dictature communiste , la Chine, à une Russie soviétisée et belliqueuse, enfin à l’Afrique du Sud, démocratie à la probité problématique.

    Durant sa présidence, Jair Bolsonaro , ancien militaire et député obscur, ne s’est pas révélé un grand champion de la démocratie, et n’a pas non plus inventé l’eau tiède. Comme Lula, il fait référence au passé, mais un passé radicalement différent quand il chante les louanges d’une longue dictature militaire (1964-1985) au bilan économique calamiteux qui laissa à la démocratie renaissante une inflation à trois chiffres et un bilan humain désolant.

    Bolsonaro, traditionaliste radical, fervent évangéliste hostile à l’avortement, se présente comme le défenseur de la famille et de la liberté. Il a fait campagne en 2017 sur un programme économique très libéral, avec aux manettes un vieux banquier « Chicago Boy », Paulo Guedes, qui promit de déréguler  l’économie, privatiser des entreprises publiques, instaurer une flat tax et une réforme des retraites, alors extraordinairement inégalitaires. C’est finalement la seule réforme qui sera accomplie. La pandémie de la covid – que Bolsonaro traite de grippette pour ne pas entraver l’économie – met la politique entre parenthèses et frappe le Brésil, causant la mort de 600 000 personnes.

    À l’heure où sont écrites ces lignes, Bolsonaro n’a pas encore accepté sa défaite et reste silencieux. Dans un pays de 215 millions d’habitants, seuls deux millions de voix lui ont manqué. Il a perdu, mais avec un score honorable. Le sera-t-il, lui aussi ? Ou va-t-il refuser sa défaite et menacer le pays d’un coup d’état militaire dont on peut espérer qu’il n’aura pas lieu, mais qui doit inquiéter.

    La fracture du Brésil

    Le Brésil est cassé en deux, non pas entre les riches et les pauvres, ni entre les blancs et les autres, ou le sud contre le nord. La fracture est existentielle.

    Les partisans de Bolsonaro, parmi lesquels se trouvent de nombreux déçus de Lula, veulent la sécurité, la défense de leurs droits, voient la famille comme le réseau essentiel de la vie et du bonheur. Ils croient à la liberté d’entreprendre et à la défense de la propriété. Beaucoup sont croyants, et parmi eux, nombreux sont évangélistes. Tout cela ressemble à une classe moyenne conservatrice, mais en réalité elle se sent fragile, craint de tomber dans la pauvreté, laquelle est une réalité, et souvent un souvenir familial. Son inquiétude la conduit à chercher une autorité qui prône la main ferme et la foi en Dieu. De telles caractéristiques forment un Brésil idéal. Un Brésil d’extrême droite ? Je le vois plutôt conservateur.

    Les fidèles de Lula ont eux aussi une vision essentialiste de la gauche. Ils se souviennent de la générosité des subsides de Lula, de son charisme d’ancien ouvrier champion des pauvres et des démunis.L’emprisonnement de Lula pour corruption ne fut pas pour eux la justice rendue, mais un piège tendu par la droite. Dès lors, Bolsonaro est vu comme un militariste obtus, un personnage détestable et dangereux, ami de l’agro-business prêt à dévorer la forêt amazonienne .

    On voit mal ces « deux Brésil »  se réconcilier un jour alors que chacun d’eux incarne un pays singulier. Le rapport de force est équilibré, ce qui risque d’attiser des affrontements. Bolsonaro bénéficie de la majorité au Congrès et du soutien de nombreux gouverneurs de région. Lula a le peuple avec lui, lequel se voit, lui aussi, en incarnation d’un Brésil idéal.

    La désillusion, d’un côté comme de l’autre, est pour bientôt.