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      En cas d’apocalypse, la Russie part favorite

      Pascal Avot · ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Wednesday, 23 November, 2022 - 04:00 · 6 minutes

    Pendant la Seconde Guerre mondiale, le duel à mort entre Allemagne et URSS n’a pas seulement constitué le conflit armé le plus féroce du XX e siècle. Il a également mis en concurrence deux systèmes totalitaires : deux idéologies dévastatrices, deux formes parfaites de socialisme, deux terrorismes d’État, deux cultes de la personnalité pharaoniques.

    Le 22 juin 1941 à l’aube, les troupes du III e Reich percutent de plein fouet l’Armée rouge. Hitler pense que les forces russes vont voler en éclats sur son passage et il a raison. Il croit arriver à Moscou avant l’hiver et il a tort. Car bien plus que la pluie, la boue et la neige, sa mégalomanie, son incapacité à écouter ses généraux, sont goût délirant pour l’improvisation et la surenchère vont le faire s’enliser dans l’immensité russe.

    L’extraordinaire Barbarossa, la Guerre absolue , de Jean Lopez et Lasha Otkhmezuri, raconte avec minutie ces six mois d’hystérie militaire sans limites où s’est joué le sort du monde. Les raisons de l’échec nazi y sont admirablement narrées. Toutefois, un aspect du conflit n’est pas suffisamment examiné par ce chef-d’œuvre : si l’URSS parvient à résister in extremis à une attaque terrestre excédant tous les standards du genre, c’est aussi parce qu’elle est plus totalitaire que son ennemie.

    Le totalitarisme nazi n’atteint son pic que deux ans plus tard, après sa défaite à Stalingrad. C’est seulement alors que le peuple allemand touche le fond de la collectivisation et de la terreur. Jusque là, Hitler, soucieux de rester populaire, lui a laissé quelques espaces de respiration : la militarisation de la société était incomplète. À compter de 1943, cet espace disparaît et le nazisme devient un national-communisme. On pourrait presque dire : trop tard.

    En effet, lorsque le soldat allemand et le soldat russe se font face, ils n’ont pas la même expérience de la vie.

    Le premier a connu le confort de la civilisation occidentale. Il est né dans un pays appauvri mais il a goûté à la liberté d’expression, d’association et de circulation. Son droit de propriété a été respecté. Il a le plus souvent mangé à sa faim. Et même sous Hitler, il a connu un relatif confort.

    Ce n’est pas le cas du jeune moujik : depuis sa naissance, il est privé de tout par le bolchévisme. Son logement, son alimentation, son travail, son salaire ont toujours été misérables. Il n’a connu de la politique que la peur constante venue d’en haut. Il n’a aucune nouvelle du monde extérieur, il ne peut pas s’enfuir, on a déporté ou exécuté nombre de ses proches dans les années 1930. La vie de l’Allemand n’a pas été un paradis, mais celle du Russe a été un enfer.

    Cet enfer s’accorde avec celui du front de l’Est. Le soldat russe passe d’une horreur à une autre. Entre la désolation de son appartement communautaire et celui des tranchées, il y a changement de degré et non de nature, tandis que le niveau de vie du soldat allemand s’effondre d’un coup. Il doit apprendre à ramper comme une bête traquée dans des décors cauchemardesques et il ne s’y fait pas. Il n’a pas été formé au néant. Sa souffrance est bien plus grande que celle de son ennemi.

    Le grand dissident russe Alexandre Zinoviev, logicien de renom et incomparable satiriste (aucun livre n’a aussi bien décrit l’aberration communiste que ses Hauteurs béantes ), disait que le soviétisme transforme l’homme en rat et que de ce fait il finirait par nous vaincre, car le rat est mieux adapté aux conditions extrêmes que l’être humain : son sens du collectif, son abnégation et son agressivité sont supérieurs à notre amour de la belle vie. On tient là un élément injustement méconnu de la victoire de Staline sur Hitler.

    Ce qui était vrai en 1941 pourrait l’être en 2022

    Et l’on tient peut-être également une raison de craindre un conflit nucléaire contre la Russie de Poutine : ce qui était vrai en 1941 pourrait le rester en 2022. Dans Le Livre noir de Vladimir Poutine paru tout récemment, Françoise Thom évoque ce problème.

    Elle écrit :

    « Se complaisant dans son rôle de docteur Folamour, Poutine répète à l’envi qu’il n’a pas peur d’un conflit nucléaire et qu’il ne reculera pas devant l’escalade. »

    Pourquoi ? Françoise Thom cite la réponse apportée par Mikhaïl Deliaguine, économiste russe :

    « En temps de catastrophe, le plus souvent, les organismes très complexes et différenciés, parfaitement adaptés à des conditions environnementales spécifiques, meurent ou se décomposent. La Russie d’aujourd’hui, un organisme social primitif, presque revenu à l’âge de pierre après la dégradation post-soviétique, pourrait avoir une chance assez élevée de survie dans une catastrophe mondiale. »

    L’idéologue Jirinovski, sinistre clown qui a beaucoup influencé le poutinisme, déclarait en 2015 :

    « Les Européens vivent dans le luxe, ils ne font que s’amuser. Il suffira que Moscou montre les dents et ils dissoudront l’OTAN. »

    La guerre en cours démontre pour l’instant le contraire, mais comment réagirait Macron face à un Poutine qui menacerait de prendre la France pour cible ?

    La grande faiblesse des pouvoirs démocratiques en temps de guerre est leur devoir de plaire à leurs populations, de leur garantir un minimum de liberté, de possessions et de plaisir. En cas de clash nucléaire, tout cela disparaîtrait instantanément, laissant place à l’angoisse et la contrainte dans des proportions que nous n’avons jamais expérimentées. Pour nous empêcher de sombrer dans l’anarchie, nos dirigeants seraient obligés de remplacer le peu de libéralisme qui nous reste par un autoritarisme radical. Pour nous, ce serait un choc terrible. On regretterait amèrement le bon vieux temps du confinement.

    Pour les Russes, le contraste serait beaucoup moins frappant. La barbarie, l’absence de droits, la pauvreté et l’anxiété ayant force de lois chez eux de puis 1917, ils les connaissent par cœur. La tyrannie et le chaos sont leurs milieux naturels.

    Géopolitique-fiction ?

    Hélas, avec le Kremlin, le sens commun est systématiquement battu en brèche. Pour comprendre la Russie et relever les défis qu’elle nous lance sans discontinuer depuis un siècle, Alain Besançon indique la recette : il faut « accepter de croire l’incroyable ». Donc, on est en droit d’imaginer que la Russie est davantage disposée que nous à l’apocalypse parce que, privée de bonheur depuis quatre générations, elle souffrirait moins que nous d’un très grand mal. Elle le pense et elle le dit.

    Toutefois, nous ne donnerons pas dans le désespoir.

    D’abord, parce que le mystérieux don pour la résilience des sociétés démocratiques leur a permis de traverser d’effroyables épreuves au XX e siècle. D’autre part, parce que – nous l’avons indiqué dans un article précédent – la main de Poutine tremble devant la fermeté occidentale en Ukraine. Le courage ukrainien et la cohésion de l’Ouest le surprennent et le font douter de son invincibilité.

    Enfin, parce que le pessimisme est le meilleur allié du défaitisme : comme l’a démontré Churchill, on ne brise pas une tyrannie en craignant de prendre des coups. Si, un jour prochain, la sueur, le sang et les larmes sont de nouveau d’actualité, nous pourrons remettre au goût du jour la plus belle de ses formules : « Nous ne nous rendrons jamais. »