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      Galia Ackerman : « 1984 est de nouveau interdit en Russie. »

      Contrepoints · ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Saturday, 26 November, 2022 - 04:30 · 19 minutes

    La dissidence soviétique a constitué une très haute école du courage intellectuel. Elle a donné au monde Alexandre Soljenitsyne , Alexandre Zinoviev, Andreï Sakharov, Vladimir Boukovski et tant d’autres ! Que d’esprit puissants, que d’œuvres déterminantes ! Mais ces noms célèbres ne doivent pas faire oublier les innombrables inconnus qui, au péril de leurs vies, ont humblement participé à la circulation clandestine de la vérité. Ces ombres fébriles et infatigables glissaient la nuit dans les ruelles glaciales du communisme, dissimulant des manuscrits interdits sous leurs pauvres vêtements. Sans ces héros anonymes, il n’y aurait jamais eu le coup de tonnerre de la parution de L Archipel du Goulag et, qui sait, le Mur serait peut-être toujours debout à Berlin .

    Galia Ackerman est une élève de cette haute école. Née sous Staline, elle entre en dissidence alors qu’elle n’est encore qu’adolescente, seule au milieu d’un monde qu’elle n’aime pas. Elle intègre le cercle de ceux qui risquent tout pour vaincre le mensonge. Elle ne quittera plus jamais ce combat. Émigrée en Israël dans les années 1970 puis installée en France elle est aujourd’hui une des voix francophones qui comptent pour son analyse chirurgicale de la situation en Russie et sa critique implacable du poutinisme. Ce n’est donc pas seulement une historienne universitaire et la rédactrice-en-chef de l’indispensable média online DeskRussie qui répond à nos questions mais une femme que nous nous autorisons à admirer en plus de l’écouter avec grande attention.

    Interview-fleuve et entretien-vérité, en exclusivité pour Contrepoints : un document unique pour comprendre l’actualité. Entretien réalisé par Pascal Avot.

    Contrepoints : À la faveur de la guerre en Ukraine, le régime poutinien se durcit. Or, il semble que cette montée en puissance de la tyrannie en Russie n’intéresse personne. Pourquoi ?

    Galia Ackerman : Plus précisément, ça n’impressionne plus personne. Le couvercle de la cocotte-minute russe est vissé presque complètement. Voici encore quelques années, un petit peu de vapeur pouvait encore s’en échapper : il subsistait quelques médias à peu près indépendants qui publiaient des opposants. Les ONG restaient présentes. Même sans réels partis d’oppositions, il restait un terreau où quelque chose d’authentique pouvait pousser. Aujourd’hui il n’y a plus rien. Poutine ayant désormais montré l’intégralité de ce qu’il est, sa tyrannie ne surprend plus . On entend ici et là « Il a encore fermé une ONG, il a encore condamné un innocent à une peine de prison absurde ! », mais le grand public ne découvre rien de neuf.

    Contrepoints : Ce durcissement est-il une phase conjoncturelle ou un crescendo méthodique ? En clair : Poutine prépare-t-il progressivement l’établissement d’un système totalitaire aussi complet que le régime stalinien ?

    Galia Ackerman : Même à l’époque soviétique, l’État n’a pas été constamment totalitaire. La pratique du régime soviétique n’avait rien à voir avec l’idéologie communiste classique, celle d’une société sans classes, sans exploitation, où chacun donne tout à son pays et en est justement récompensé. L’Histoire démontre qu’il n’y a même jamais eu la moindre tentative réelle de construire cette société harmonieuse. Bien au contraire, les bolchéviks ont pris le pouvoir par la force d’un coup d’État et leur politique a consisté à instaurer la terreur pour conserver le pouvoir et à bâtir une société basée sur l’inégalité. Il y avait d’un côté les dirigeants qui formaient la nouvelle noblesse et de l’autre le reste de la population, organisée de manière pyramidale, avec une cascade de privilèges concurrents. L’extermination de groupes sociaux et ethniques faisait intégralement partie de cet ordonnancement.

    Les trois principes de la société totalitaire sont : 1 la non-alternance du pouvoir, 2. la domination absolue exercée par les supérieurs, le Parti et les services secrets, sur leurs inférieurs, le peuple, et 3. le brandissement permanent d’une idée messianique : l’avenir radieux du communisme, l’âge d’or héroïque de la Seconde Guerre mondiale ou dans le cas nazi la suprématie de la race blanche.

    Maintenant, si vous observez la Russie contemporaine , en vingt-deux ans à la tête de l’État, Poutine a recréé le système de gouvernance soviétique tout en rejetant complètement l’idéologie communiste, comme une peau morte. Il a remplacé les idées communistes par d’autres, absolument nécessaires à sa domination parce qu’elles lui permettent de tromper la population et qu’elle ne comprenne pas ce qui lui arrive réellement, dans quelle société elle vit.

    Sous Poutine, l’idéal futuriste du régime soviétique a été troqué pour un idéal passéiste : celui d’un peuple victorieux du nazisme qui a donc terrassé le plus grand mal du XX e siècle, qui est donc invincible et qui porte en lui le plus grand bien du XXI e siècle. Voilà pour l’idéologie intérieure. À l’extérieur, Poutine a remis au goût du jour l’idéologie anti-impérialiste et anti-colonialiste afin de séduire les « non-alignés » : les pays en voie de développement.

    Le système poutinien est très souple. Selon les besoins du moment, il peut mimer le laxisme ou faire preuve d’une extrême sévérité. Et cette souplesse n’est pas sans rappeler les virages opérés par le régime soviétique : la terreur pendant les premières années après le coup d’État bolchevique, puis la NEP pour restaurer l’économie, puis une nouvelle phase de terreur des années 1930 à la mort de Staline, puis une sorte de relâche sous Krouchtchev, puis un resserrage des vis sous Brejnev et enfin la Pérestroïka de Gorbatchev qui devait constituer un nouvel intermède de relative tranquillité.

    À la chute du communisme, la Russie d’Eltsine n’a pas réussi à mettre en place une vraie démocratie avec la séparation des pouvoirs et une justice indépendante mais la société russe a pris goût à la liberté comme par exemple à l’indépendance de la presse. Quand Poutine a pris le pouvoir, il lui a fallu plusieurs années avant de parvenir à refermer à double tour toutes les portes ouvertes sous Gorbatchev et sous Eltsine. Le processus de retour de la tyrannie s’est fait pas à pas, progressivement et lentement.

    Si Poutine reste au pouvoir sans gagner la guerre, il perdra en popularité et devra continuer à faire monter en puissance sa tyrannie pour étouffer les critiques. S’il perd le pouvoir, il sera probablement remplacé par quelqu’un de son entourage mais qui ne sera pas plus avenant que lui.

    Après Poutine, nous risquons de connaître une période de troubles comme ce fut le cas à la mort d’Ivan le Terrible, parce que personne d’autre que lui n’a l’autorité suffisante pour faire tenir ensemble les clans, les armées, les groupes paramilitaires, les services secrets, toute cette construction mouvante qui gère la Russie contemporaine. Dans un régime totalitaire, le Parti garantit l’homogénéité et la cohérence du système. En URSS, il bénéficiait de 17 millions de membres : son assise était large. Le KGB était le glaive, les yeux et les oreilles du Parti, mais il lui était soumis. Il existait donc une organisation et un partage strict des tâches. Sous Poutine, rien de tel. Poutine n’a pas d’assise comparable à celle du Parti communiste soviétique : tout repose sur son personnage et sur ses réseaux, sans organigramme stable.

    Même si Vladimir Nikolaï Patrouchev, actuel Secrétaire du Conseil de Sécurité et ex-patron du FSB, le remplace, il n’aura pas la même autorité que Poutine. Alors, la situation deviendra sans doute périlleuse car les intérêts très divergents des uns et des autres entreront en collision. Sans compter que les velléités d’indépendance des petites républiques, Daghestan, Tchétchénie, Tatarstan, peuvent provoquer un éclatement de la Russie. Ma certitude est que les choses ne se passeront pas de façon aussi paisible qu’à la fin du gorbatchévisme.

    En 1936-1937, Staline a fait fusiller plus de 700 000 personnes. On n’en arrivera probablement pas à de telles extrémités. Plus d’un million de personnes ont quitté la Russie ces derniers mois ; ce sont autant de « gêneurs » potentiels en moins. Sous Poutine, de nos jours, la société est en grande partie consentante. Elle n’est pas aussi enthousiaste qu’au moment de l’annexion de la Crimée mais le rétablissement de la terreur d’antan n’est pas nécessaire à la conservation du pouvoir. Toutes les structures d’opposition sont déjà fermées, la censure est quasiment complète. C’est une société incomplètement totalitaire mais autoritaire à l’extrême, violente, où l’on assassine des opposants et où la persécution verbale est très puissante contre les intellectuels et les artistes.

    Il ne faut pas oublier qu’en 1937, la révolution d’Octobre n’avait que vingt ans d’âge. Une grande partie des Russes avaient connu le régime tsariste beaucoup plus libre que le communisme même s’il était oppressif. En 2022, nous avons affaire à un peuple qui a vécu 70 ans de soviétisme et qui, après un bref interlude de liberté politique et de chaos économique, vit désormais sous le joug d’une propagande bien plus habile et plus perverse, plus scientifique, plus parfaite que celle du communisme : un brainwashing construit par des spécialistes de la manipulation. Cet interminable tunnel de douleurs et de mensonges a éteint la sensibilité des Russes. Ils sont devenus indifférents à ce qu’ils traversent. Ils n’arrivent plus à comprendre leur sort ni celui de leurs voisins. La grande masse est incapable d’empathie pour les Ukrainiens.

    Un exemple. Dès qu’il a lancé ses troupes en Ukraine, Poutine a annoncé quelles sommes seraient versées par l’État aux familles des tués et des mutilés. Résultat ? On voit apparaître un nouveau phénomène : de plus en plus de femmes se marient avec des hommes qui partent au front et elles le font dans le seul but de toucher des indemnités si leurs hommes sont tués. La société russe est spirituellement et psychologiquement exsangue. C’est une société de désamour. Sa rédemption sera longue et difficile.

    C’est orwellien. Du reste, 1984 est de nouveau interdit en Russie. Il n’est même plus autorisé d’écrire le nom de Zamiatine ! [NDLR : Evgueni Ivanovitch Zamiatine, 1884-1937, auteur d’un chef-d’œuvre de politique-fiction dystopique, Nous autres , où il décrit une société totalitaire parfaite. Nous autres est le grand précurseur russe de 1984 et du Meilleur des mondes .]

    Contrepoints : Pour accéder éventuellement au sommet du pouvoir russe dans les mois qui viennent, les commentateurs évoquent le plus souvent cinq noms : Prigojine, Medvedev, Kadyrov, Sourovikine et Patrouchev. Que vous inspire ce casting de prétendants ?

    Galia Ackerman : Il est possible que ce ne soit aucun des cinq. Si surgit le temps des troubles, celui qui a le plus de soldats sous ses ordres prendra peut-être le pouvoir, qui sait ? Cependant, pour l’instant, Patrouchev est le favori dans la course au poste suprême. C’est un homme extrêmement dur mais présidentiable.

    Medvedev ne bénéficie pas d’une popularité suffisante dans le peuple russe. Les horreurs qu’il écrit en ce moment sur sa chaîne Telegram sont des tentatives de se montrer plus royaliste que le roi dans le but d’attirer l’attention. Il a tout de même été président et Premier ministre : fort de cette expérience, il reste dans la course.

    Prigojine est purement et simplement un bandit à qui Poutine fait gagner du galon et qui tente de transformer sa bande de mercenaires – pour laquelle il recrute des criminels – en troupe d’élite. Il peut jouer un rôle de premier plan mais je doute fort qu’il ait la capacité de devenir président.

    Kadyrov, c’est impensable. Il est impossible qu’un Tchétchène devienne président de la Russie.

    Quant à Sourovikine, l’équipe de Navalny [NDLR : l’opposant à Poutine le plus célèbre, actuellement en prison] vient de publier une vidéo très documentée de 25 minutes à son sujet, où l’on apprend qu’il est très proche de Timtchenko, un oligarque proche de Poutine. On y apprend que pendant la guerre en Syrie Timtchenko utilisait Prigojine et ses commando Wagner pour s’emparer de mines et de gisements en Syrie. Sourovikine envoyait ses avions bombarder ces positions, ce qui permettait à Timtchenko de se les accaparer – avec le soutien d’Assad au passage. Et à chacune de ces opérations l’épouse de Sourovikine recevait d’importants virements de provenance inconnue. Sourovikine se faisait donc payer grassement pour bombarder ! C’est une brute épaisse et un pourri. Même dans un système de pouvoir aussi dégradé que celui de Poutine, je ne vois pas comment il pourrait devenir chef de l’État.

    Contrepoints : Quelle différence y a-t-il entre la corruption en Ukraine et la corruption en Russie ?

    Galia Ackerman : Il y a une différence de fond entre la corruption d’un système où existe une alternance et celle d’un système où l’alternance est impossible : elles ne jouissent pas du même degré d’impunité.

    La corruption est un phénomène présent dans toutes les sociétés post-soviétiques. Dans la société soviétique, la pénurie était omniprésente et le seul moyen de trouver ce dont on avait besoin était de corrompre et d’être corrompu. C’était la base même du fonctionnement économique de la société de type soviétique : la pénurie était structurelle et la corruption était sa conséquence mécanique.

    En même temps, comme le KGB était partout grâce à ses agents, ses indics et ses personnes de confiance, le système pouvait à tout moment menacer d’arrêter les personnes de son choix. La délinquance étant universelle parce que nécessaire à la survie quotidienne, le contrôle exercé sur la population était également universel : quiconque émettait un avis négatif sur le régime en place était susceptible d’être condamné pour crime économique. Les corruptions russe et ukrainienne sont les échos de ce système.

    Poutine a créé de nouveaux canaux de circulation de la corruption. Il offre à ses alliés des contrats publics représentant des centaines de millions de dollars dont la moitié atterrit directement sur leurs comptes personnels à l’étranger ; sans oublier, bien entendu, une colossale ristourne revenant à Poutine lui-même. En l’absence de tout système judiciaire valide, ce réseau de corruption hautement prédateur devient le mode de fonctionnement de la société entière et bloque l’économie du pays, où le privé et le public sont indissociables – 100 millions de Russes sont rémunérés par l’État. Au bout de vingt-deux ans de monopole du pouvoir, les dégâts sont gigantesques.

    En Ukraine, l’existence de l’alternance via les élections empêche ce type de mécanisme de se mettre en place. Quand un pouvoir tombe démocratiquement, son successeur démantèle beaucoup de ses réseaux et peut même envoyer en prison leurs principaux acteurs. Il n’y a donc pas de pérennité : la corruption ukrainienne est fragile, temporaire, moins institutionnalisée, moins homogène, elle n’a pas les coudées aussi franches qu’en Russie.

    De plus, à la différence de la Russie, l’Ukraine mène une lutte contre la corruption exigée par l’Union européenne et qui, même si elle est encore très incomplète, a des premiers effets sur la réalité. En Russie, la lutte contre la corruption est une pure fiction : elle n’est qu’une pièce de théâtre qui permet à Poutine de se débarrasser des oligarques les moins disciplinés.

    En Ukraine, les adversaires de la corruption ont bon espoir : la société civile est extrêmement active et vigilante et le système judiciaire fonctionne imparfaitement mais il fonctionne. La corruption rencontre donc des limites. En Russie, tant qu’elle arrange Poutine et ses protégés, elle est illimitée.

    Contrepoints : Que répondez-vous aux Français qui disent que les Américains n’ont pas respecté les accords de Minsk ?

    Galia Ackerman : J’ai toujours été persuadée que les accords de Minsk étaient impossibles à respecter. Impossible ! Dans leur acception russe, ils signifiaient la fin de l’Ukraine, c’est aussi simple que cela. Quand je disais à mes contacts au Quai d’Orsay qu’il fallait en finir avec ces accords parce qu’ils étaient irréalisables, on me répondait : « Vous ne comprenez pas ? C’est notre seul espoir ! »

    En réalité, toute cette affaire n’a rien à voir avec les Occidentaux. La vérité est que Russes et Ukrainiens avaient deux interprétations radicalement différentes des accords de Minsk. Les Russes n’en acceptaient pas la vision ukrainienne, et inversement. Les Ukrainiens exigeaient d’exercer le contrôle sur leurs frontières et d’organiser des élections entièrement libres, avec la présence d’observateurs et de médias ukrainiens dans les territoires disputés par les deux pays. Les Russes refusaient. Ils voulaient organiser des élections « à la russe », sous contrôle du Kremlin, chose inacceptable pour les Ukrainiens, puis faire entrer les représentants des républiques « autonomes » du Donbass à la Douma, avec le droit de blocage de décisions concernant l’Ukraine entière. Ce qui était impossible pour les Ukrainiens, car cela aurait sonné le glas de l’Ukraine actuelle. La situation était inextricable : le ver était dans le fruit dès la signature des accords. Les Occidentaux ont alors tenté de trouver une solution qui satisfasse les deux parties et ils y ont évidemment échoué, mais on ne peut en aucune manière les accuser d’avoir saboté ces accords.

    Contrepoints : Merci pour tant d’éclairages salutaires. Maintenant, parlons de vous : quel a été votre parcours de dissidente ?

    Galia Ackerman : Dans ma prime adolescence, de façon intuitive, je n’aimais pas le système dans lequel j’étais née. Je n’aimais pas la littérature soviétique, des œuvres appartenant au canon du « réalisme socialiste », je n’aimais pas les réunions des Jeunesses Communistes, je n’aimais pas la propagande à l’école. Tout cela sonnait faux. Je cherchais une autre vérité.

    À partir de l’âge de 16 ans, j’ai appartenu au premier cercle autour de la dissidence. Les grands dissidents écrivaient les textes et les recopiaient : ils s’auto-éditaient avec des machines à écrire et du papier carbone. C’était cela, le samizdat . Le premier cercle autour d’eux était constitué de leurs premiers lecteurs et de leurs copistes. Grâce à des amis de ma famille mais sans que mes parents le sachent, j’ai commencé à assister à des réunions de dissidents et à lire le samizdat. À 18 ans, j’ai fait la connaissance d’une jeune homme dont le père était chercheur et dissident, qui connaissait Soljenitsyne. Grâce à lui, j’ai été une des premières à lire l’ Archipel du Goulag .

    À l’Université, j’ai appartenu à un cercle de dissidents plus vaste. Cependant, nous n’étions pas en mesure d’agir contre le système. La dissidence active se résumait à l’écriture de textes de protestation  contre la répression de dissidents ou le sort des peuples déportés par Staline, comme les Tatars de Crimée, mais nous n’étions pas encore suffisamment formés et informés pour nous lancer dans des opérations aussi concrètes. Je lisais beaucoup : le samizdat , et le tarmizdat qui nous donnaient accès à des traductions russes de livres étrangers. Des organisations de soutien occidentales les imprimaient pour nous et nous les faisaient passer via des touristes courageux. Ainsi, nous avions accès à la Bible, à 1984 et à des centaines d’œuvres interdites en Russie.

    L’événement décisif de mon évolution fut l’invasion de la Tchécoslovaquie en 1968. J’étais en vacances, et je me suis précipitée à Moscou pour y vivre pleinement l’événement. Quelle ne fut pas ma déception quand j’entendis toujours la même rengaine dans les rues  : « Nous avons libéré les Tchèques en 1944, et voilà comment ils nous remercient ! » Il y eut une manifestation sur la place Rouge. Elle ne réunit que… sept personnes. Ne l’ayant pas appris à temps, je n’ai pas pu m’y rendre – et heureusement, car la suite aurait sans doute été bien plus difficile pour moi.

    Le Coup de Prague fut pour le régime soviétique l’occasion de resserrer les vis en Russie même. Depuis 1960, le régime nous avait laissé quelques espaces de respiration. À compter de 1968, une chape de plomb s’est abattue sur nous. C’est ce qui se passe aujourd’hui : quand le pouvoir russe agresse un de ses voisins, simultanément, il se durcit à l’intérieur. Je ne savais que faire.

    Certains dissidents pensaient que nous devions attendre la première opportunité de quitter le pays. D’autres s’y refusaient et préféraient rester des marginaux, au sens noble, pour défendre et prolonger à tout prix la culture russe. À 21 ans, j’ai épousé un sioniste. Les dissidents sionistes étaient favorables à l’exil. En 1971 il est devenu possible pour les Juifs de quitter l’URSS pour Israël. Nous sommes partis en 1973. Mais l’engagement de mes 16 ans n’a jamais varié : il est à vie. C’est la passion pour la vérité, la soif de comprendre et le devoir de combattre.

    En 1984, j’ai fait un voyage de quelques mois en France avec mon second mari, le peintre Samuel Ackerman, et notre petite fille. Arrivée à Paris, j’ai très vite eu le sentiment que je ne pourrais plus en repartir. Cette ville m’a inspirée et j’y ai fait connaissance du milieu des exilés russes, intellectuels de valeur qui avaient été forcés de quitter l’Union soviétique : la prison était la seule alternative. Au centre de cette communauté, l’écrivain Vladimir Maximov avait créé une revue et il m’a proposé de travailler avec lui, ce qui m’a permis de rester à Paris.

    J’ai alors évolué au milieu d’une organisation aujourd’hui oubliée, l’Internationale de la Résistance, composée de Russes, de Polonais, de Tchèques, de Bulgares, de Cubains. Notre but était d’expliquer le régime communiste à l’opinion occidentale et d’organiser des conférences et des manifestations. Nous étions soutenus par de nombreuses personnalités : Ionesco, Yves Montand, Simone Signoret, Elie Wiesel, André Gluscksmann, Bernard-Henri Lévy, Daniel Cohn-Bendit et bien d’autres. Nous parvenions à créer l’événement. Je me sentais chez moi dans ce combat, parlant une langue française que j’avais apprise et aimée en Russie. Puis j’ai été naturalisée. Je suis aujourd’hui aussi française que russe.

    Vient de paraître : Le livre noir de Vladimir Poutine , de Galia Ackerman et Stéphane Courtois, chez Robert Laffont.