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      Constitutionnaliser l’avortement, peu pertinent juridiquement

      Raphaël Roger · ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Friday, 2 December, 2022 - 03:30 · 6 minutes

    En juillet 2022, la décision Dobbs de la Cour Suprême des États-Unis a opéré un revirement de la décision Roe (elle-même déjà affaiblie par Casey en 1992), en laissant aux États la liberté de réglementer l’avortement.

    L’émotion suscitée par cette décision a traversé l’Atlantique pour arriver devant notre chambre basse du Parlement, l’ Assemblée nationale . Suite à cela, de nombreuses propositions de lois constitutionnelles ont été déposées jusqu’à ce que le 24 novembre 2022, la proposition de loi constitutionnelle n°34 portée par la députée insoumise Mathilde Panot, a été adoptée.

    Cette loi constitutionnelle prévoit d’inscrire à l’article 66 de la Constitution (selon Le Monde , mais 66-2 dans la proposition de loi) que :

    « La loi garantit l’effectivité et l’égal accès au droit à l’interruption volontaire de grossesse ».

    Symboliquement important, il n’en demeure pas moins que juridiquement parlant, inscrire le droit d’avorter dans la Constitution ne garantit en rien son effectivité, voire pire, pourrait le diminuer. Qui plus est, cette proposition paraît être déconnectée de la réalité de la justice constitutionnelle française.

    Le renversement du droit à l’avortement en France est inexistant

    Si la décision Dobbs a légitimement pu susciter des émotions à l’égard d’une liberté importante, il n’en demeure pas moins que réagir par une loi constitutionnelle paraît être irrationnel.

    Sur le plan politique, aucun parti ne souhaite remettre en cause le droit à l’avortement. Même le Rassemblement national a souhaité constitutionnaliser la loi Veil de 1975. Seulement 6 % de personnes souhaitent revenir sur ce droit, l’ensemble de la population a accepté cette faculté donnée aux femmes de disposer librement de leurs corps. À part pour faire du « symbolique » à défaut d’agir concrètement la justification politique paraît être inexistante ; la justification juridique est quant à elle absente.

    Si la Constitution ne contient pas de disposition proclamant expressis verbis le droit à l’avortement, il n’en demeure pas moins que le Conseil constitutionnel, maître de la signification des énoncés constitutionnels, a consacré, par une interprétation constructive, la liberté de la femme qu’il fait découler de l’article 2 de la Déclaration de 1789 relatif au principe de liberté (décision 2001-446 DC du 27 juin 2001, cons.5). La liberté de la femme est un principe de valeur constitutionnelle qui signifie de manière implicite que la femme peut décider librement des choix relatifs à sa vie, y compris celui d’avorter. La loi doit donc garantir pleinement cette liberté (décision 2017-747 DC du 16 mars 2017). C’est devenu une exigence constitutionnelle pour le législateur.

    On pourrait alors objecter qu’il suffirait que le Conseil constitutionnel opère un revirement de jurisprudence pour que la liberté de la femme, tel que déduit de l’article 2 de la Déclaration, ne soit plus que lettre morte.

    Cette objection ne tient pas et cela pour deux raisons.

    Premièrement, les revirements de jurisprudence du Conseil constitutionnel sont très rares. On en dénombre environ une vingtaine sur plus de 1770 décisions de contrôle de constitutionnalité des lois (entre le 1er janvier 1960 et le 27 novembre 2022).

    Deuxièmement, quand le Conseil constitutionnel a opéré des revirements de jurisprudence, il ne l’a fait et ne le fera que dans un sens plus favorable aux droits fondamentaux, jamais dans le sens contraire. Cela tient au fait que depuis 1971 il se considère gardien des droits fondamentaux.

    L’effet cliquet selon lequel on ne revient pas sur les acquis constitutionnels ou l’on ne porte pas atteinte au « trésor constitutionnel » voire au « mur constitutionnel », permet de préserver les droits fondamentaux exprimés et déduits de la Constitution. On voit bien alors que l’idée de « sanctuariser » le droit à l’avortement dans la Constitution ne tient pas non plus selon la logique juridique.

    Une constitutionnalisation pouvant affecter l’effectivité du droit à l’IVG

    Cela peut paraître à première vue assez paradoxal ; mais oui, cette constitutionnalisation pourrait porter atteinte à l’effectivité du droit à l’IVG, au regard de deux éléments.

    La place de ce nouveau droit dans la Constitution

    On ne peut pas dire qu’il y ait là une grande réflexion.

    Que ce soit à l’alinéa 3 de l’article 66 ou au travers d’un article 66-2, il n’en demeure pas moins que nous sommes sous le Titre VIII, consacré à « l’autorité judiciaire ». On voit déjà mal en quoi ce droit à l’IVG serait dans le titre où y figure la peine de mort et l’interdiction de la détention arbitraire. L’ article 1er de la Constitution aurait été plus judicieux en ce qu’il évoque l’égalité entre les sexes, ou du moins leur non-discrimination. Le fait de mettre le droit à l’avortement aussi loin dans la Constitution n’est pour le coup pas très symbolique. Si le pouvoir constitué de révision avait voulu frapper un grand coup, c’est au-devant de la Constitution que ce droit aurait dû être inscrit.

    La qualité rédactionnelle

    Telle qu’issue de l’amendement d’un député centriste, elle laisse perplexe.

    Pour rappel, la proposition de loi dispose que :

    « La loi garantit l’effectivité et l’égal accès au droit à l’interruption volontaire de grossesse ».

    Il y a déjà deux problèmes.

    Premièrement, les notions d’« effectivité » et « l’égal accès » sont par nature indéterminées. Ces énoncés linguistiques contiennent une gradualité normative, il n’y a pas d’univoque entre l’énoncé et la norme qu’il renferme. Ainsi, le terme « effectivité » ne renvoie à rien de concret. L’effectivité peut très bien être minimale (gratuité de l’IVG par exemple) ou maximale (prise en charge optimale de la femme) voire intermédiaire (meilleures conditions possibles).

    L’énoncé « l’égal accès au droit » est aussi par nature plurinormatif, renfermant plusieurs significations possibles selon là aussi une logique de gradualité. Les termes choisis ont une texture ouverte ( hart ), les mots n’ont de signification que dès lors qu’ils sont interprétés dans un contexte déterminé. Or, la signification de l’énoncé est le fruit d’un acte de volonté des opérateurs juridiques, notamment l’interprète-authentique (interprète au-delà duquel aucune censure n’est possible).

    Ainsi, par le choix de ces termes, la protection de l’IVG est affaiblie par gradualité dans l’interprétation.

    Deuxièmement, qu’en inscrivant cette disposition dans la Constitution renforcerait le droit à l’IVG est assez illusoire et relève d’un certain mysticisme constitutionnel.

    En raison même de leur caractère indéterminée, le législateur pourra librement naviguer dans cette « texture ouverte » et pourra toujours concilier un objectif de valeur constitutionnelle (comme la protection de la santé) avec ce nouveau droit acquis afin d’en diminuer la portée.

    À cet égard, pour les questions sensibles (sociétales notamment), le Conseil constitutionnel fera preuve de déférence (par sa célèbre formule : « La Constitution ne confère pas au Conseil constitutionnel un pouvoir d’appréciation de même nature que le Parlement » (décision 74-54 DC du 15 janvier 1975, IVG) puis opérera un strict contrôle de proportionnalité entre l’objectif poursuivi et l’atteinte portée au droit.

    Ainsi, le législateur pourrait assez facilement réduire l’effectivité de ce droit.

    C’est là un oubli du pouvoir constitué de révision : les droits fondamentaux doivent forcément être conciliés avec d’autres droits fondamentaux ou équivalents. Donc, inscrire le droit dans la Constitution n’empêche pas de durcir les conditions du recours à l’avortement à l’occasion d’une réforme législative.

    Concluons sur les justes mots de Guillaume Drago :

    « La Constitution est l’expression juridique de la stabilité de la société. Il faut la respecter et ne pas y inscrire tout ce qui fait nos libertés et droits fondamentaux ».