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      Le libéralisme n’est pas un matérialisme

      Florent Ly-Machabert · ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Saturday, 31 December, 2022 - 03:40 · 9 minutes

    Par Florent Ly-Machabert .

    Le bon sens, loin d’être comme le pensait René Descartes la chose la mieux partagée au monde, semble avoir déserté le débat public : sur le plan sanitaire, peu de voix se sont fait entendre pour dénoncer, entre autres, qu’on n’impose pas le port du masque au plus fort de l’épidémie ; sur le plan économique, où l’on ne s’étonne même plus que la relance quasi ininterrompue depuis la fin des Trente Glorieuses n’ait toujours pas tiré notre beau pays de l’ornière dans laquelle il n’a en réalité cessé de s’enfoncer.

    Il devient urgent de restaurer le libéralisme , non comme système politique, encore moins économique, mais comme philosophie du droit. Dans cette entreprise, un courant de pensée, d’abord économique, auquel mon indéfectible attachement n’a plus de secret pour le lecteur, y a singulièrement contribué depuis la fin du XIX e siècle : l’École autrichienne .

    Connue surtout pour sa condamnation – de facto libérale – de toute forme d’interventionnisme étatique dans la sphère économique, la tradition autrichienne s’est en réalité imposée dans le champ des idées par ses positions épistémologiques et méthodologiques, d’abord en matière économique, cela est vrai, mais en embrassant plus largement la question de l’action des êtres humains 1 , ou praxéologie , dans laquelle elle voit à l’œuvre des moyens pour atteindre des fins.

    Cette tradition postule néanmoins immédiatement que les relations entre moyens et fins ne reposent que sur la raison et le libre arbitre (de la volonté) de chaque individu. Il n’y a là d’ailleurs rien de surprenant pour qui fait l’effort de découvrir que cette école dite de Vienne, encore nommée école psychologique, puise une grande partie de ses sources dans la tradition scolastique luso-espagnole du XVIe siècle qu’un Joseph Schumpeter , entre autres économistes du XXe siècle, baptisera du nom d’ École de Salamanque 2 .

    Celle-ci, sous la férule du théologien dominicain Francisco de Vitoria, également philosophe et juriste, tente en effet de réinterpréter la pensée du maître Thomas d’Aquin en postulant que les concepts de justice, de droit et de morale s’examinent désormais selon « l’ordre naturel à la lumière de la raison » .

    Dans ce contexte l’École élaborera de nombreuses théories envisageant pour la première fois l’économie d’un point de vue moral, prenant ainsi le contrepied de la doctrine catholique de l’époque qui condamnait le désir d’enrichissement de ces négociants venus justement adresser leurs scrupules de conscience à Vitoria.

    Ce dernier, considérant la liberté de circulation des idées, des biens et des personnes comme conforme à « l’ordre naturel à la lumière de la raison » au motif qu’elle accroît le sentiment de mutuelle fraternité, conclura que lesdits négociants contribuent au bien-être général.

    Loin de ne voir que la valeur matérielle, le libéral autrichien ne conçoit en réalité de valeur qu’immatérielle et subjective, comme jugement qu’un être pensant porte sur la capacité que tel bien a de servir ses projets. Encore faut-il que l’individu soit authentiquement pensant, c’est-à-dire qu’il soit réellement rationnel et libre.

    À ce stade de notre réflexion, il nous est donc loisible de soutenir que le libéralisme n’est pas une approche déterministe , puisqu’il ne postule en rien que le monde est prédictible ; ni constructiviste , puisqu’il défend l’ordre naturel ou spontané qui repose sur des logiques fondamentalement décentralisées qu’Hayek nommera la « catallaxie » 3 ; ni réductionniste , puisque, s’appuyant sur une doctrine juridique qui a sonné la fin des concepts médiévaux du droit, il adopte la description d’un monde fait d’interactions multiples, valorise les échanges entre individus et revendique un nouveau centre d’intérêt, « antérieur et supérieur à toute législation humaine » dira Frédéric Bastiat , qu’il érige en obligation morale faite au Souverain (qu’il s’agisse du peuple en démocratie ou du roi en monarchie) : le respect des droits naturels de l’individu, c’est-à-dire de ses droits fondamentaux en tant que créature de Dieu, tant relatifs au corps (droit à la vie 4 , droit de propriété) qu’à l’esprit (liberté de pensée, dignité).

    Aussi, pour prouver que, contrairement à la pensée dominante 5 , le libéralisme n’est pas un matérialisme , nous reste-t-il à démontrer qu’il adopte une approche fondamentalement ouverte au champ de la spiritualité, c’est-à-dire transcendantale, comme semblent le suggérer ses références répétées à la doctrine scolastique 6 .

    Pour ce faire, à présent, explorons plus avant le concept augustinien de libre arbitre ( liberum arbitrium ) de la volonté humaine, dont le professeur Marian Eabrasu rappelle dans Moral disagreements in business (2019) qu’associé à une conception restreinte de la violence, il est l’apanage des libéraux, ce qui conduit ces derniers à considérer le travail comme l’expression de la créativité humaine et la violence physique comme la seule forme de contrainte capable d’entraver la liberté de l’Homme et de le mettre en esclavage 7 .

    Par libre arbitre ( free will dans le monde anglo-saxon), saint Augustin désigne d’abord une « volonté libre » qui fonde la dignité humaine 8 :

    La volonté libre sans laquelle personne ne peut bien vivre, tu dois reconnaître et qu’elle est un bien, et qu’elle est un don de Dieu, et qu’il faut condamner ceux qui mésusent de ce bien plutôt que de dire de celui qui l’a donné qu’il n’aurait pas dû le donner.

    En tant que don de Dieu, le libre arbitre augustinien qui rend l’Homme capable du bien comme du mal invalide donc l’hérésie manichéenne qui attribue au divin la responsabilité du mal ; mais, dans le même temps, comme faculté perdue à cause du péché originel, le libre arbitre augustinien s’oppose aussi à l’hérésie pélagienne qui exagère la responsabilité de l’Homme et sa liberté dans ses rapports avec Dieu, niant donc la principale conséquence de la transgression d’Adam : l’Homme ne peut être restauré dans le libre arbitre dont l’a doué Dieu que par Dieu, c’est-à-dire par la Grâce 9 .

    S’il semble donc impossible d’appréhender la notion de libre arbitre si centrale dans le libéralisme sans recourir aux doctrines du péché originel et de la grâce salvifique affirmées par le seizième concile de Carthage (418) et approuvées par le pape Zosime, il n’en demeure pas moins que la scolastique réinterprètera le libre arbitre, neuf siècles après Augustin, comme une faculté de la volonté et de la raison ( facultas voluntatis et rationis 10 ), c’est-à-dire, pour reprendre cette fois les attributs qu’ Aristote lui reconnaît dans son Éthique à Nicomaque , comme la double capacité d’un individu à agir spontanément (donc à suivre volontairement une fin) et intentionnellement (donc à choisir rationnellement un moyen, en sachant ce qu’il fait).

    En combinant philosophie grecque et théologie chrétienne, cette approche présente d’abord l’intérêt de faire émerger le libre arbitre comme une faculté à trouver le principe de ses actes à l’intérieur de soi (critère de spontanéité), alors même que l’individu, du fait même de la chute d’Adam, s’en est rendu incapable, enchevêtré qu’il est dans son environnement qui conditionne ainsi grandement ses actes.

    On comprend mieux que seuls le retour à soi, l’introspection, la méditation, la prière, la reconnexion avec le divin puissent préparer son esprit à recevoir de la grâce de Dieu le « principe intérieur » de ses propres actes.

    Enfin, l’approche scolastique du libre arbitre fait émerger à travers le critère d’intentionnalité la condition de la responsabilité morale – et donc de la dignité – de l’individu, qui est dès lors réputé agir « en conscience », c’est-à-dire, une fois de plus, éclairé par le divin dans sa prise de décision.

    Notamment fondé sur le principe de libre arbitre, le libéralisme fait donc sienne une approche nécessairement ouverte à la transcendance spirituelle par le truchement de la scolastique, donc de la théologie chrétienne, en dehors de laquelle il lui est impossible de rendre compte, d’un même tour, de la propension de l’Homme à être déterminé par son environnement (puisque déchu dans le jardin d’Eden) plutôt qu’à se déterminer en vertu d’un principe intérieur, en même temps que de l’intentionnalité de sa conscience qu’éclaire, de façon privilégiée dans la prière et les sacrements catholiques, la grâce que le croyant reçoit de Dieu et par laquelle chacune de ses actions contribue au salut de son âme.

    Inséparable des doctrines chrétiennes du péché originel et de la grâce salvifique, le concept le libre arbitre de la volonté humaine ne saurait être au cœur du libéralisme sans faire immédiatement de cette philosophie du droit une approche du monde à la fois non réductionniste, non constructiviste, non déterministe et non immanente, donc sans lui retirer de facto tous les attributs d’un matérialisme.

    On comprend mieux pourquoi certains ont osé le qualifier de réalisme abstrait et d’autres de spiritualisme. Je me contenterai d’affirmer que le libéralisme ne peut pas être un matérialisme, sauf à se dénaturer instantanément.

    Article publié initialement le 25 septembre 2020.

    1. Voir L’action humaine de Ludwig von Mises.
    2. Dans son Histoire de l’analyse économique, 1954.
    3. Dans La route de la servitude, Hayek explique qu’il « n’y a rien dans les principes du libéralisme qui permette d’en faire un dogme immuable ; il n’y a pas de règles stables, fixées une fois pour toutes. Il y a un principe fondamental : à savoir que dans la conduite de nos affaires nous devons faire le plus grand usage  possible des forces sociales spontanées et recourir le moins possible à la coercition. »
    4. Seul droit-créance (« droit à ») reconnu par les libéraux, comme composante de la sûreté, de la résistance à l’oppression et du principe de non-agression.
    5. Qui associe par exemple le libéralisme au consumérisme, alors que ce dernier est une déviance de la consommation érigée en ultime réconfort, en horizon de l’âme et fruit – pour paraphraser E Todd – d’un « libre-échange zombie ».
    6. Doctrine à la fois philosophique, juridique et théologique qui, au XIII e siècle, en tentant de concilier philosophie grecque et théologie chrétienne des Pères de l’Eglise explore pour la première fois les notions de propriété privée, de risque, d’intérêt et de contrat, travail qui culminera dans l’Espagne du XVI e siècle avec ladite École de Salamanque.
    7. Contrairement donc à la conception marxiste de la « servitude involontaire » qui nie tout libre arbitre et adopte une conception très large de la violence (symbolique, économique, hiérarchique…) ainsi qu’aux tenants de la « servitude volontaire », qui partagent cette même conception extensive de la violence mais la combinent à un libre arbitre.
    8. De libero arbitrio , II, 18, 48.
    9. Encore appelée « grâce salvifique » puisqu’elle accomplit l’œuvre du Salut.
    10. Saint Thomas d’Aquin, Somme théologique , I, q. 82, a.2, obj. 2.
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      Les limites de la méthode autrichienne

      Guillaume Moukala Same · ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Friday, 22 January, 2021 - 04:20 · 7 minutes

    méthode autrichienne

    Par Guillaume Moukala Same.

    Tout d’abord, la science de l’action humaine ne peut aboutir qu’à des connaissances qualitatives et non quantitatives. Il faut bien voir que le programme de recherche de l’école autrichienne est à la fois ambitieux et humble, en ce qu’il se limite à ce qui est accessible à l’esprit humain et ne se fixe pas d’objectifs jugés inatteignables, comme par exemple la construction de modèles en vue de prédire l’avenir.

    Ensuite, comme l’avertit Ludwig von Mises au début de son ouvrage majeur :

    La praxéologie [ne] traite [que] de l’action humaine en tant que telle, d’une façon universelle et générale. Elle ne traite ni des conditions particulières de l’environnement dans lequel l’homme agit ni du contenu concret des évaluations qui dirigent ses actions.

    Or, si elles existent, ces vérités universelles sont rares et ne constituent pas à elles seules l’ensemble des connaissances qui peuvent être acquises sur le monde. Il existe des connaissances qui, non seulement ne peuvent être découvertes que par l’expérience mais qui, en outre, dépendent des circonstances de temps et d’espace, et donc ne sont pas universelles.

    Enfin, une théorie peut être vraie a priori , en abstraction, mais insignifiante ou inutile lorsqu’appliquée à la réalité. La théorie autrichienne des cycles économiques peut, par exemple, ne pas expliquer tous les cycles économiques de l’histoire, ni les expliquer entièrement. Il ne faut pas perdre de vue que la théorie autrichienne est une pure construction de l’esprit dont la véracité repose sur sa cohérence interne, c’est-à-dire l’absence de contradiction dans ses propositions, mais rien ne garantit qu’elle peut par elle-même expliquer absolument tout ce qu’il y a à expliquer.

    Il faut donc reconnaître les limites de la théorie. Mais la science économique ne se limite pas à la théorie. D’ailleurs, le fondateur de l’école d’économie autrichienne, Carl Menger , l’a bien souligné dans ses Recherches sur la méthode (1883) 1 :

    Il allait devenir clair aux yeux de ceux qui travaillent à notre science que, dans ses branches théoriques et pratiques, l’économie politique présente des connaissances dont la nature formelle est tout à fait diverse, et qu’en conséquence, il ne pouvait s’agir d’une seule méthode, de la méthode de l’économie politique, mais au contraire seulement des méthodes relatives à cette dernière. Les voies de la connaissance, les méthodes de la recherche se règlent sur les buts de celle-ci et sur la nature formelle des vérités qu’on doit s’efforcer de connaître. Les méthodes de l’économie théorique et celles des sciences pratiques de l’économie politique ne peuvent pas être identiques. Mais là même où, dans le traitement des problèmes de méthode, on s’attachait fermement à cette différence fondamentale, ou bien là où l’on ne songeait tout d’abord qu’à l’économie théorique, devait surgir, en raison d’une recherche plus minutieuse, la connaissance du fait que le concept de « lois des phénomènes» est également multiple, qu’il englobe des vérités dont la nature formelle est très diverse et que, par conséquent, cette conception de l’économie politique, sinon celle-là même de l’économie politique théorique comme science des «lois de l’économie », était insuffisante.

    Menger distinguait trois champs d’étude dont les méthodologies différaient :

    • les sciences économiques théoriques ;
    • les sciences économiques historiques ;
    • les sciences économiques pratiques, elles-mêmes composées de la « politique économique » établissant des principes de soutien de l’économie de la part des pouvoirs publics, la « science de la finance » et ce qu’il nomme la « doctrine pratique de l’économie privée », c’est-à-dire les sciences de gestion.

    Plus tard, dans son Histoire de l’analyse économique (1954) Schumpeter proposera une classification améliorée, plus cohérente et précise. Il distinguait :

    • la théorie économique ;
    • l’histoire économique (quantitative et qualitative) ;
    • la sociologie économique.

    La théorie économique , c’est ce que nous venons de voir. La théorie fait partie de la catégorie de la nécessité (ce qui ne peut être autrement). Elle traite de ce qui vaut en tout temps et en tout lieu. La théorie pure ne s’intéresse donc qu’aux connaissances quasi-certaines, éternelles et infalsifiables.

    L’histoire, à l’inverse, fait partie de la catégorie de la contingence (ce qui peut avoir lieu ou non). Elle traite d’événements particuliers et uniques. Elle s’intéresse aux connaissances « imparfaites », ce que l’on ne peut savoir avec certitude mais ce que l’on peut tout de même affirmer avec une certaine assurance, contextuelles, c’est-à-dire ce qui peut varier d’un lieu à un autre, ou d’une époque à une autre, et falsifiables.

    L’histoire économique n’est rien d’autre que l’application de la théorie à l’histoire. C’est d’ailleurs dans ce but que sont élaborées les théories. Ce sont des outils d’analyse qui permettent de rendre l’histoire intelligible, de porter un jugement objectif sur les faits passés. Comme cela a déjà été souligné, l’histoire ne parle pas d’elle même. Elle est interprétée. Et son interprétation nécessite l’intervention de l’esprit humain, de sa faculté de jugement. Il existe par exemple une histoire marxiste interprétée sous le prisme de la théorie de la valeur travail. Derrière chaque vision de l’histoire, se trouve donc une grille de lecture. Et le seul moyen d’interpréter l’histoire de façon objective est de se doter d’une grille de lecture objective, c’est-à-dire une théorie dont la validité peut être démontrée a priori . C’est l’analyse qualitative de l’histoire.

    Les statistiques permettent ensuite d’apporter une dimension quantitative au savoir économique et ainsi dépasser la caractère binaire des connaissances qui découlent de la praxéologie . Par exemple, au lieu de se contenter de dire si oui ou non une taxe sur un produit va diminuer la demande pour ce produit, on peut essayer d’estimer de combien la demande pour ce produit va diminuer. C’est important car cela permet de déterminer si un facteur est significatif ou non. Bien sûr, ce que les statistiques ont à enseigner n’est pas de nature universelle, cela peut évoluer au fil du temps et varier en fonction des cultures, mais l’étude de ces variations n’est qu’une « autre tâche à laquelle les bons économistes doivent se consacrer » 2

    Enfin, la sociologie économique replace l’action humaine dans son contexte institutionnel — à la fois formel et informel — pour étudier l’influence de ce contexte sur la manière dont les personnes agissent.

    Comme l’explique l’économiste Peter J. Boettke , la sociologie économique reconnaît que

    la vie économique prend place dans divers contextes institutionnels et que ce contexte importe, de sorte que le théoricien doit transformer la logique de choix en logique situationnelle en incorporant le droit, la politique, la religion, etc. dans son analyse.  Le processus économique doit être étudié en tant qu’échange et les institutions au sein desquelles les relations d’échange se forment, fonctionnent et se concluent. 3

    Bien sûr, la sociologie économique et les statiques ne conduisent pas à un savoir semblable à celui auquel la théorie donne accès.

    Mais pourquoi ne faudrait-il exiger de la science que des connaissances à valeur universelle ?

    L’expérience est tout simplement une autre méthode de découverte, une autre source de connaissance, distincte du pur raisonnement logique. L’expérience humaine recèle des enseignements auxquels le raisonnement aprioristique n’a pas accès, de même que le raisonnement permet d’accéder à un savoir qui autrement serait resté caché à tout jamais.

    Chacune des disciplines présentées plus haut présente ses propres limites méthodologiques, ses propres défauts. Mais justement, le meilleur moyen de minimiser les risques d’erreur est de diversifier les approches. C’est seulement en associant ces différentes approches que nous pouvons aboutir à la compréhension du monde social la plus complète qui soit. Elles ne doivent pas être perçues comme rivales mais complémentaires. S’il est important de connaître l’essence des phénomènes économiques, il faut accorder autant d’attention aux faits particuliers.

    Comme le précisa Leibniz dans sa Théodicée :

    La raison, consistant dans l’enchainement des vérités, a droit de lier encore celles que l’expérience lui a fournies, pour en tirer des conclusions mixtes.

    1. Traduction de Gilles Campagnolo, Éditions de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (2011), p 157.
    2. Caplan, B., 1997. Why I am not an Austrian Economist. Unpublished manuscript .
    3. Boettke, P.J., 2019, «A Simple Attempt to Clear Up Some Confusions About the Austrian Perspective
    and Economic SCIENCE ». En ligne .
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      École autrichienne d’économie : les fondements philosophiques

      Guillaume Moukala Same · ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Wednesday, 20 January, 2021 - 04:10 · 5 minutes

    Par Guillaume Moukala Same.

    En économie, l’ école autrichienne se distingue par sa conviction qu’il existe des lois économiques « exactes » et « universelles », dont le caractère véritable peut être démontré par l’unique recours à la logique.

    Cette approche peu conventionnelle a valu aux Autrichiens d’être accusés de dogmatisme ou traités de vulgaires idéologues. Nous cherchons ici à démontrer qu’à l’inverse, c’est bien la volonté d’élever l’économie au statut de science, en s’inspirant notamment de la méthode géométrique, qui motive les penseurs de l’école autrichienne.

    Ce programme ambitieux—trop ambitieux peut-être ?— a aussi ses limites. Nous démontrerons toutefois que l’approche autrichienne ne se limite pas à la théorie pure et que l’étude des faits historiques a aussi sa place.

    Les fondements philosophiques de l’école autrichienne d’économie

    La science s’attelle à chercher ce qui existe, ce qui est , indépendamment de notre faculté de le percevoir. Si la réalité n’existait pas de manière objective, c’est-à-dire en dehors de notre conscience, alors la science ne serait, par définition, pas possible.

    Pour utiliser les mots de Philippe K. Dick, la réalité est « ce qui continue d’exister quand on cesse d’y croire » .

    La recherche scientifique consiste donc à élaborer des méthodes pour saisir la réalité du mieux que les capacités de l’entendement humain le permettent. Et ainsi nous pouvons dire que l’adéquation entre l’intelligence et le réel qui en résulte, c’est-à-dire le réel saisi par la pensée, c’est ce que nous pouvons appeler la vérité—ou connaissance objective.

    Mais alors, quelles sont la (ou les) méthode(s) qui permettent d’aboutir à la vérité ? Pour simplifier, il existe deux écoles : pour la première, la connaissance objective s’acquiert par l’observation ; pour la seconde, celle-ci s’acquiert avant tout par la pensée.

    Nous voyons déjà se dessiner l’opposition principale qui divise les philosophes depuis l’Antiquité : celle entre empiristes et rationalistes . Comme nous allons le voir, les économistes autrichiens se positionnent du côté des rationalistes.

    L’originalité et la prouesse des économistes autrichiens est d’avoir appliqué aux sciences sociales la « méthode géométrique », originellement développée par Euclide dans ses Éléments . Cette méthode consiste à partir d’un postulat de départ tenu pour vrai, un axiome , pour en déduire toutes les conséquences logiques et ainsi aboutir à une théorie complète. Si A est vrai, alors tout ce qui en découle logiquement est nécessairement vrai.

    À partir du XVIe siècle, cette méthode a commencé à être appliquée au domaine philosophique. C’est la méthode utilisée par Descartes dans ses Méditations , Leibniz dans la Théodicée et surtout, par Spinoza dans L’Éthique (dont le titre complet, L’Éthique démontrée suivant l’ordre géométrique , est très révélateur). Spinoza est celui qui est allé le plus loin dans l’application de cette méthodologie aux questions philosophiques.

    Il déduit de la nécessaire existence de Dieu (le postulat 1 ) tout un système philosophique qui conduit —selon lui— à la liberté et la béatitude.

    Cette méthode est très utile car elle permet d’accéder à ce que Leibniz appelle des « vérités éternelles » , c’est-à-dire des vérités « qui sont absolument nécessaires, en sorte que l’opposé implique contradiction » et dont on ne saurait nier « la nécessité logique, métaphysique ou géométrique, sans pouvoir être mené à des absurdités 2 ».

    Ainsi, il devient possible de bâtir des systèmes qui présentent une vision cohérente, rationnelle et objective des problèmes philosophiques. En empruntant la méthode géométrique, la philosophie peut donc être érigée en science. C’est exactement ce qu’ont cherché à accomplir les économistes autrichiens, en appliquant cette méthode aux sciences sociales—ou sciences de l’agir humain .

    Mais avant d’introduire le concept d’action humaine, il nous faut nous attarder un peu plus longtemps sur la nature de ces vérités éternelles. Nous avons déjà souligné que celles-ci, grâce à un raisonnement logico-déductif ayant pour point de départ un axiome, c’est-à-dire une proposition tenue pour vrai, sans démonstration, car évidente en soi. Mais comment savoir si une proposition est évidente en soi ?

    Sur ce point, il existe un léger désaccord entre deux camps.

    Il y a ceux qui pensent, comme Kant, Mises ou Hoppe, qu’une proposition est évidente en soi car on ne peut pas nier sa vérité sans se contredire ; c’est-à-dire qu’en essayant de la nier, on admettrait en fait implicitement sa vérité 3 .

    Par exemple : « il existe une vérité absolue » ou « le langage existe » sont des axiomes évidents puisqu’affirmer qu’il n’y a pas de vérité absolue, c’est prétendre énoncer… une vérité absolue. Quant au langage, toute tentative d’argumenter contre son existence nécessite l’utilisation… du langage.

    Et il y a ceux qui pensent qu’une proposition est évidente en soi car c’est un fait directement percevable —comme Aristote ou Rothbard . Pour ces derniers, un concept axiomatique est tout simplement une vérité première, directement accessible, perçue ou vécue sans qu’il n’y ait besoin de l’analyser plus en profondeur.

    Mises et Rothbard sont donc en désaccord sur ce point très spécifique. Mais comme dirait ce dernier, « en un sens, ces questions sont une perte de temps 4 » puisque ce qui compte c’est d’être d’accord sur l’essentiel : que le concept axiomatique d’action humaine est bien évident en soi.

    À suivre.

    1. Si un raisonnement philosophique qui part du principe que Dieu existe peut paraître obsolète aujourd’hui, le Dieu spinoziste n’a rien à voir avec le Dieu chrétien. Chez Spinoza, il serait plus juste de comprendre Dieu au sens de la Nature ou, pour utiliser un terme objectiviste (la philosophie d’Ayn Rand), l’existence.
    2. Leibniz dans la Théodicée , 1710.
    3. Hoppe, H.H., 1995. Economic science and the Austrian method. Ludwig von Mises Institute.
    4. Rothbard, Murray N. In Defense of Extreme Apriorism . Southern Economic Journal (1957): 314-320.
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      Les conséquences involontaires du couvre-feu

      Marius-Joseph Marchetti · ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Friday, 15 January, 2021 - 11:19 · 8 minutes

    Par Marius-Joseph Marchetti.

    J’écris aujourd’hui ce billet, non point pour me plaindre ou défendre le couvre-feu , étendu depuis vendredi soir minuit à de nouveaux départements, dont celui où je vis.

    Je souhaiterais simplement rappeler un fait très simple, d’un point de vue neutre en valeur , que toute action et surtout toute politique, a des conséquences inattendues ( unintended consequences ), qui pourraient aussi bien et mieux être traduit par conséquences involontaires .

    Toute personne ayant un peu étudié l’économie en sait quelque chose. Que le couvre-feu soit mis en place avec les meilleures intentions du monde, ou pas, n’y change guère grand-chose.

    Tout d’abord, est-ce que cela est étonnant ? Les règles édictées le sont car il existe une certaine croyance 1 sur les résultats que celles-ci peuvent engendrer 2 . De la même manière que chaque individu prend des décisions sous un voile d’ignorance, les hommes politiques et les bureaucrates souffrent des mêmes défauts, tant sur les règles à adopter que sur les schémas de résultats qui en découlent.

    Les bars ne sont peut-être pas les plus gros clusters, mais à cause de l’alcool, l’attention se relâche

    C’est très probablement l’un des arguments le plus souvent entendu pour justifier la fermeture des bars. A priori , il pourrait presque logiquement se tenir. Pour atteindre un objectif A (limiter la contagion), je mets en place une action (une politique visant à fermer les bars pour 6 semaines). Tout logiquement, on pourrait s’attendre à ce que celle-ci ait des effets positifs et que, ceteris paribus , rien ne change sur le reste des activités. Est-ce le cas ?

    D’un point de vue économique, la prohibition d’une activité entraîne toujours son lot de conséquences indésirables. Si l’activité prohibée ne l’est pas entièrement (ici seuls les bars connaissent une fermeture totale), mais seulement sectoriellement, la demande des consommateurs va s’orienter vers les autres secteurs où ladite demande peut être satisfaite.

    Nous devrions alors évaluer le fonctionnement d’une règle, de n’importe quelle règle, non pas en fonction de ses résultats dans une situation de choix particulière, mais plutôt en fonction de ses résultats sur toute une séquence de pièces distinctes, séparées à la fois de manière inter-catégorielle et intertemporelle. James M. Buchanan, The Economics and The Ethics of A Constitutional Order – page 46

    Si le petit bar de quartier est fermé, il y a de grandes chances que vous trouviez ses habitués traînant dans tous les autres lieux disponibles, comme les terrasses de boulangerie ou celles des restaurants, ou d’autres lieux encore, en faisant appel à leur ingéniosité.

    Et cette demande trouvera une réponse, car les entrepreneurs discerneront des poches de profits à exploiter artificiellement créées par la réglementation. Il devient d’un coup plus rentable pour eux d’élargir s’ils le peuvent leurs activités pour accueillir davantage de monde, puisque tout un ensemble d’activités se retrouve en sommeil.

    La demande des consommateurs, la somme des besoins individuels répartis sur des échelles de préférence, ne disparaît pas par décret. La nature a horreur du vide.

    Il est donc possible que l’une des premières conséquences inattendues du couvre-feu soit qu’un nombre quasi-similaire d’individus, sur une quantité restreinte de lieux et une plage horaire moins étalée, se retrouvent là où la demande s’est déversée du fait d’une prohibition partielle.

    Certes, je ne suis pas épidémiologiste, mais cela ne risque-t-il donc pas d’avoir l’effet inverse de celui souhaité, et d’engendrer un effet cobra ?

    Laissez-moi vous décrire rapidement l’origine de cette expression :

    L’Inde coloniale était infestée par les cobras, et les autorités locales décidèrent d’attribuer une prime pour chaque reptile tué. Au début, le nombre de serpents diminua effectivement.

    Cependant, au fur à mesure qu’il allait en diminuant, on s’aperçut que certains élevaient des cobras pour obtenir ladite prime. Les autorités payaient donc le même niveau de primes malgré l’absence de reptiles. La prime a donc été annulée. Autre conséquence inattendue : les éleveurs de cobras devenus inutiles les relâchèrent dans les rues, et Delhi en compta davantage qu’avant l’instauration de la prime.

    Le couvre-feu comme redistribution des droits

    Il est un effet qui a été brièvement mentionné au-dessus : c’est celui de la perception et captation des profits par les entrepreneurs, hors bars. Dans le cas du couvre-feu , celle-ci pourrait s’apparenter à une forme de privilège de monopole, résultant de l’intervention triangulaire de l’État :

    Au lieu de rendre l’interdiction des produits absolue, le gouvernement peut interdire la production et la vente sauf par une ou plusieurs entreprises déterminées. Ces entreprises sont alors spécialement privilégiées par le gouvernement pour s’engager dans une ligne de production, et ce type d’interdiction est donc un octroi de privilège spécial. Si la subvention est accordée à une seule personne ou entreprise, il s’agit d’une subvention de monopole ; si elle est accordée à plusieurs personnes ou entreprises, il s’agit d’une subvention de quasi-monopole ou d’oligopole. Ces deux types de subventions peuvent être qualifiés de monopolistiques. Il est évident que la subvention bénéficie au monopoleur ou au quasi-monopoleur parce que la violence empêche ses concurrents d’entrer sur le terrain ; il est également évident que les concurrents potentiels sont blessés et sont obligés d’accepter une rémunération inférieure dans des domaines moins efficaces et moins productifs. Les consommateurs sont également lésés, car ils sont empêchés d’acheter leurs produits à des concurrents qu’ils préféreraient librement. Et ce préjudice se produit indépendamment de tout effet de la subvention sur les prix. – Murray N. Rothbard, Power and Market – page 43

    Effectivement, dans le cas de l’édification du couvre-feu, il est difficile de discerner où l’intérêt de groupe aurait pu se manifester pour engendrer une telle réglementation, quoique l’histoire nous fournisse quelques exemples cocasses.

    Cependant, dans les faits, les conséquences économiques restent similaires. La structure de production est modifiée temporairement peut-être, voire intemporellement, en faveur de toutes les entreprises pouvant absorber la demande déviée.

    La deuxième conséquence inattendue du couvre-feu, quoique moins inattendue tout de même, est une redistribution des droits des individus.

    En plus d’une redistribution de ces droits, le couvre-feu lèse la préférence démontrée des consommateurs, qui se retrouvent servis par des entrepreneurs qui ne sont pas leur premier choix. Sans parler de celle des autres entrepreneurs, dépossédés purement et simplement de leur droit.

    Conclusion

    Je pourrais encore citer un certain nombre de conséquences inattendues, mais ce ne serait pas un exercice amusant. Ce que je souhaitais rappeler avant tout aux lecteurs et potentiels néophytes, c’est que toute action a des conséquences, attendues et inattendues, qui peuvent nous emmener sur un chemin inverse de celui souhaité.

    Vous pouvez critiquer les hommes de ne pas se comporter comme ils le devraient, d’être des égoïstes. Du point de vue de la praxéologie , qu’ils soient égoïstes ou altruistes ne changent pas grand-chose : pour toute fin que possède un Homme, il se servira des moyens laissés à sa disposition pour l’atteindre. Et pour toute mauvaise incitation que vous lui fournissez, il sera contraint d’y répondre.

    Malheureusement, ces conséquences inattendues engendrent elles-mêmes des conséquences inattendues. Il ne faut pas douter du fait que face à celles-ci le processus interventionniste aura tendance à se renforcer pour régler ces nouveaux problèmes.

    Par exemple, dans le cas du contrôle des loyers , et la pénurie de logements engendrée les multiples fois où il a été implémenté, les pouvoirs avaient tendance à accroître la réglementation et les impôts sur les logements vacants, engendrant ainsi d’autres problèmes. Dans le cas du couvre-feu et ces potentielles conséquences inattendues, devons-nous nous attendre à un confinement général ou plus localisé ? Seul l’avenir nous le dira.

    Un article publié initialement en octobre 2020.

    1. James M. Buchanan, The Economics and The Ethics of A Constitutional Order , page 46 Page 52-53 : « How a person chooses among potential alternatives in not only a matter of what he wants but also of what he believes, and for some kinds of choices an actor beliefs or theories may play a most crucial role. » Comment une personne choisit parmi les alternatives potentielles ne dépend pas seulement de ce qu’elle veut mais aussi de ce qu’elle croit, et pour certains types de choix, les croyances ou théories d’un acteur peuvent jouer un rôle très important.
    2. Ibid, page 54 : « Rules are typically not objects valued in themselves. Rules are valued because of the pattern of outcomes that they are expected to produce. » Les règles ne sont généralement pas des objets ayant une valeur en soi. Les règles sont valorisées en raison du modèle de résultats qu’elles sont censées produire.
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      Distinguer biens essentiels et non essentiels est arbitraire

      Marius-Joseph Marchetti · ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Wednesday, 11 November, 2020 - 03:35 · 7 minutes

    Par Marius-Joseph Marchetti.

    Ces derniers jours, un certain nombre de biens ont été retirés des allées des grandes surfaces, sous prétexte de concurrence déloyale (les commerces de proximité étant eux fermés à cause du confinement ). Cependant, pour ne pas léser les consommateurs, le gouvernement a statué pour délimiter les biens jugés essentiels et non-essentiels. Cette distinction est arbitraire.

    Une méconnaissance primaire de la notion de valeur subjective

    Ce qui est essentiel et non-essentiel est en réalité purement et entièrement subjectif. Il n’y a rien qui soit non-essentiel : il n’y a que des biens qui sont préférés à d’autres, et ces préférences sont aussi diverses et variées qu’il y a d’individus.

    Le graphique, que je me permets de vous présenter, et tiré d’ un ancien article , représente l’échelle des besoins décrite par l’économiste Carl Menger . J’invite le lecteur qui souhaiterait davantage de détails sur ledit graphique à consulter mon article de l’époque. Celui-ci a un rôle purement descriptif.

    Ainsi, la valeur n’est pas inhérente aux biens, elle n’en est pas une propriété ; elle n’est pas une chose indépendante qui existe en soi. C’est un jugement que les sujets économiques portent sur l’importance des biens dont ils peuvent disposer pour maintenir leur vie et leur bien-être. Il en résulte que la valeur n’existe pas hors de la conscience des hommes. Carl Menger

    Ce qui est essentiel, disons les besoins les plus pressants, sont ceux qui ont le plus de valeur comparativement aux autres sur le graphique. Cette nuance est importante, car la valeur d’un bien est ordinale (c’est-à-dire rangée sur une échelle de préférence) et décroissante (la deuxième unité d’un bien nous satisfera moins que la première unité).

    Par exemple, manger un premier pain au chocolat peut me satisfaire de 3, alors que manger un premier croissant me satisfera de 2. Une fois le premier pain au chocolat, je ne peux le re-manger (logique).

    J’ai donc le choix entre manger un deuxième pain au chocolat, qui me satisfera de 1, et manger un premier croissant, qui me satisfera de deux. Alors qu’initialement, l’individu préférait le pain au chocolat au croissant, il préférera ici manger un croissant à un second pain au chocolat. Pour information, l’écart entre les valeurs des différentes options représente ce que les économistes appellent un coût d’opportunité 1

    • manger un premier pain au chocolat : valeur de 3
    • manger un premier croissant : valeur de 2
    • manger un second pain au chocolat : valeur de 1

    Cependant, cet ordre est purement subjectif.

    Un deuxième individu pourrait très bien préférer manger un deuxième pain au chocolat par rapport à un premier croissant, et un autre pourrait purement et simplement détester les pains au chocolat et préférer les pains aux raisins.

    Dans un monde caractérisé par l’incertitude ( Frank Knight ), et par la nécessité d’allouer des ressources rares à des fins illimitées (Lord Robbins), la notion d’action et de choix prend tout son sens. Si nous vivions dans un jardin d’Eden où tout ce que nous souhaitons pouvait être obtenu sans restriction et sans sanction, la notion d’agir perdrait tout son sens ( Ludwig von Mises ).

    Cependant, comme nous vivons dans un monde de rareté, et où nous formulons des anticipations (ou des lectures de ce que sera l’avenir) dans un monde incertain, cela implique l’existence d’erreurs potentielles et des évaluations différentes. Chaque perception individuelle propose une lecture différente de ce qui est essentiel ou non 2 .

    Une chose n’a pas une valeur parce qu’elle coûte, comme on le suppose ; mais elle coûte, car elle a une valeur. Je dis donc que, même sur les bords d’un fleuve, l’eau a une valeur, mais la plus petite possible, parce qu’elle y est infiniment surabondante à nos besoins. Dans un lieu aride, au contraire, elle a une grande valeur ; et on l’estime en raison de l’éloignement et de la difficulté de s’en procurer. En pareil cas un voyageur altéré donnerait cent louis d’un verre d’eau, et ce verre d’eau vaudrait cent louis. Car la valeur est moins dans la chose que dans l’estime que nous en faisons, et cette estime est relative à notre besoin : elle croît et diminue comme notre besoin croît et diminue lui-même. L’abbé de Condillac

    L’essentiel est subjectif

    Pour qu’il soit plus juste, mon exposé devrait être bien plus long pour vous montrer tous les tenants et aboutissants d’une analyse subjective des besoins et de l’action humaine.

    Cependant, il est suffisant pour pouvoir écrire ceci : tout est subjectif.

    Un ascète moral qui se verrait restreint à ne côtoyer la nature qu’une heure par jour se sentirait comme privé d’une partie essentielle de ce qu’est sa vie, et serait incapable de satisfaire l’ordre naturel de ses besoins. À l’inverse, un plombier n’est pas essentiel si l’on anticipe juste que notre tuyauterie est saine car révisée il y a peu.

    La distinction faite par le gouvernement entre essentiel et non-essentiel est purement et simplement arbitraire. Se basant sur des critères dits objectifs et quantifiables, l’État passe outre une leçon que nous a enseigné Ludwig von Mises : il existe un subjectivisme des fins et des moyens.

    Chacun a des fins, des objectifs, différents qu’il souhaite réaliser, et chacun dispose de moyens différents à sa disposition, ainsi que des manières différentes de les utiliser, pour les réaliser.

    Comme toujours, en s’immisçant comme tiers pour réglementer et expliquer aux gens ce qu’ils ont ou non le droit d’acheter, l’État nuit à la préférence des consommateurs. Peut-être que certains de ces besoins ne pouvant être assouvis dans l’immédiat ne sont pas pressants à un moment t.

    Cependant, ils peuvent le devenir avec l’écoulement du temps, à un moment t+1. Certains ont pu faire une anticipation sur un achat, une vente, des soins futurs, n’importe quoi. Et ces anticipations se sont trouvées faussées par le re-confinement.

    Ces besoins dont la satisfaction a été planifiée à un certain moment ne seront donc pas satisfaits au moment prévu, les rendant plus essentiels encore, car la situation de l’individu se dégradera au fur à mesure que le temps s’écoulera ; l’exemple des soins est particulièrement parlant ici.

    La structure des coûts d’opportunité est donc modifiée au profit des activités jugées essentielles et au détriment de celles jugées non-essentielles. Mais, in fine , toute la société se retrouve appauvrie par ce genre d’intervention.

    Toute la société est plus pauvre. Toute la société, sauf ceux qui n’ont pas à subir cet ajustement des coûts : ceux dont les salaires ne sont pas déterminés par le marché, ceux qui sont à l’abri du mécanisme des pertes et profits, et surtout ceux qui vivent pour maximiser leur revenu et celui de leur administration. En fait, ceux qui sont à l’abri des conséquences de leurs décisions.

    Mais n’est-ce pas cela, la logique de l’action politique ?

    1. Ce coût d’opportunité, ce coût subjectif, a brillamment été illustré par les marginalistes , et a été très bien exposé par James M. Buchanan dans son livre Cost and Choice . Ce coût d’opportunité n’est mesurable que ex ante , une fois que le choix a été pris et que les anticipations de l’individu ayant pris sa décision se sont révélées justes ou fausses.
    2. Le traduction est de moi : « Comme les coûts d’opportunité impliquent des anticipations et que ces anticipations seront différentes selon les individus, certains agents penseront que les véritables coûts d’opportunité sont supérieurs ou inférieurs aux coûts monétaires observés sur les marchés. Par conséquent, les coûts impliqueront des anticipations et ces anticipations seront différentes selon les individus ». Le texte original est ici : Since opportunity costs involve expectations and these expectations will differ among individuals, some agents will believe that the true opportunity costs are higher or lower than money costs observed in markets. Hence, costs will involve expectations and these expectations will differ among individuals. O’Driscoll Jr, Gerald P ; Rizzo, Mario. Austrian Economics Re-examined, Routledge Foundations of the Market Economy, p. 23. Taylor and Francis. Édition du Kindle.