• chevron_right

      Parti de la patrie et Général de gauche : qu’en fut-il du gaullo-communisme ?

      news.movim.eu / LeVentSeLeve · Thursday, 4 January - 16:12 · 38 minutes

    À plus de 50 ans de la mort du Général et de 100 ans de la fondation du PCF, le « gaullo-communisme » inspire les espaces militants les plus divers. Tout se passe comme si cette étiquette avait fini par subir la métamorphose qu’ont bien connue, avant elle, celles d’« impressionniste », de « décadent » ou de « romantique » en littérature : le retournement d’un stigmate discréditant en fierté définitoire. Il suffit de lire certaines professions de foi « souverainistes » aux élections, d’interpréter le « gaullisme social » revendiqué par certains candidats à la présidentielle ou de suivre, sur les réseaux sociaux, d’improbables débats en « fraternité gaullo-communiste » qui mythifient de façon souvent abusive l’ambiance « cordiale » censée avoir régné entre les deux camps durant les années 1960. C’est l’occasion de revenir sur une notion, peut-être sur un espoir ; sur ses apories, et peut-être sur sa part de vérité.

    Le lundi 1er mars 2021, la Chaîne parlementaire française (LCP) diffusait Une révolution politique, 1969-1983 . Ce documentaire iconoclaste, en examinant à contre-progrès les « destins croisés des gaullistes et des communistes », dépeint les mélancolies parallèles des deux camps qui se sont partagé la France des années 1960. Deux camps entre lesquels « pas une feuille à cigarette » n’était censée pouvoir s’intercaler, selon le mot célèbre de Malraux, mais dont l’antagonisme à tout de même fini par disparaître au profit de remplaçants libéraux de droite et de gauche (pour faire simple : Giscard, d’un côté, Delors bientôt de l’autre). À quelques mois de cela reparaissait, chez Perrin, une édition enrichie du copieux De Gaulle et les communistes (1988, puis 2020) du bien moins nostalgique Henri-Christian Giraud. L’ancien directeur éditorial du Figaro y documente les tractations qu’engagea De Gaulle dès 1940 auprès des Soviétiques afin d’enrichir le jeu diplomatique français.

    Dans ces deux productions fait retour la notion controversée du gaullo-communisme, caractérisant l’entente tacite, la division des tâches, voire les pactes ponctuels de non-agression qui ont uni, périodiquement, les deux principales forces politiques de l’après-guerre. Que « l’année De Gaulle » que fut 2020 coïncidât avec le centenaire du Congrès de Tours n’explique pas tout. Au-delà de l’occasion de commémorer, le documentaire de LCP et le livre réédité de Giraud doivent aussi être lus comme les signaux faibles – parmi d’autres – d’un très palpable remords historique, forcément aimanté par un ressenti très actuel sur l’état de la France : spleen de la souveraineté, perte d’influence dans le monde, grignotage néolibéral de la Sécurité sociale, primat des droits individuels sur le pacte social, liquéfaction de la lutte de classes dans les identitarismes, etc.

    Réalisé par Florent Leone, le documentaire de LCP a le mérite d’examiner les bouleversements politiques des années 1970 dans une perspective quelque peu inhabituelle, puisqu’elle évite pour une fois le présupposé médiatique rituel d’un progrès irrésistible vers l’Europe, l’antitotalitarisme ou la mondialisation. Ce qui est montré ici d’irrésistible, c’est, au contraire, l’histoire d’un reflux plus que celui d’une échappée progressiste. Reflux d’un certain antagonisme fondateur du consensus français, à mesure qu’apparaissent, précisément, une droite et une gauche bien plus conformes, et rendues mieux conformes encore par leurs choix européens : droite et gauche « classiques » qui n’avaient existé jusque-là qu’à titre supplétif, dans l’ombre de la bataille hégémonique (hégémonique jusque dans son antagonisme) que se livrèrent les deux autres camps dont les adhérents s’appelaient respectivement compagnons et camarades : le gaullisme et le mouvement ouvrier.

    Admettons donc que l’anti-gaullo-communisme constitua un front sans doute plus solide que le gaullo-communisme lui-même ; autrement dit, ce sont ceux qui déploraient le gaullo-communisme qui étaient les plus convaincus de son existence dans la politique française.

    Transparaissant de l’histoire parallèle des deux camps, le « gaullo-communisme » se montre, dans ce documentaire au creux de la vague, quand il commence à manquer, au moment même où s’impose tout ce qui bientôt le remplacera : après l’échec de Chaban à la présidentielle de 1974 gouvernera, côté gaulliste, ce giscardisme euro-libéral qui avait répudié De Gaulle en 1969. Pour lui porter la contradiction, un camp uni de la « gauche » refait son apparition, porté par un Mitterrand roublard et résolu, depuis le Programme commun, à faire le siège de l’électorat communiste – ce qui aboutira en 1981, et transformera la « gauche » de la même façon que Giscard venait de transformer la « droite ».

    La généalogie noire d’une étiquette : de Giraud à Onfray

    Le livre du petit-fils du général Giraud situe son intervention à l’autre bout de l’histoire. Le gaullo-communisme y fermente au cœur même de la Seconde Guerre mondiale, à partir d’une série de démarches effectuées dès 1941 auprès du PCF clandestin comme de l’URSS par un De Gaulle fragilisé, résolu à ne pas mettre tous ses œufs dans le panier atlantiste pour maximiser les chances d’indépendance de la France libérée. Richement documenté, l’ouvrage n’en transforme pas moins sa thèse en soupçon complaisant, jusqu’à l’étendre sur toute l’histoire de l’après-guerre : en concédant trop aux communistes (français et étrangers), De Gaulle se serait lié les mains, aurait excessivement renforcé ces derniers, leur aurait laissé un crédit et un pouvoir qu’il aurait pu ou dû contenir en agissant autrement.

    D’autres essayistes de droite moins rigoureux et moins scrupuleux que Giraud se sont fait plus explicites : à les entendre, De Gaulle aurait carrément consenti à un pacte avec le diable pour se maintenir au pouvoir après la guerre. C’est un grief que des post-vichystes comme Jacques Laurent seront les premiers à formuler après-guerre ( Mauriac sous De Gaulle , 1964), en parfaite cohérence avec la propagande de Radio Paris contre le « Général Micro » : faux militaire, De Gaulle serait aussi un faux patriote, disposé qu’il fut à livrer le pays aux Alliés, et surtout aux communistes, pour conserver les rênes du pouvoir. La notion de gaullo-communisme n’a, au départ, pas d’autre origine que ce grief fait au militaire politisé De Gaulle de s’être associé à l’Union soviétique pour conforter sa place de leader de la France libre et de la Résistance.

    À partir des années 1960, les tenants de cette thèse seront rejoints par des déçus de l’Algérie française, puis ce seront d’autres acteurs qui cotiseront à cette rhétorique, ces centristes libéraux, ces radicaux, ces socialistes issus du centre du spectre politique et qui avaient fait vivre la IVe République en boutant gaullistes et communistes dans l’opposition. Cette rhétorique, surtout, sera fortement réactivée au retour du général au pouvoir, alors même que la SFIO se marginalisera dans l’ombre du PCF. Inventé pour dénoncer son objet, le concept de « gaullo-communisme » doit ainsi son existence à un mélange de notabilité de gauche et de ressentiment de droite.

    C’est Henri-Christian Giraud, donc, qui a conféré à ce concept son scénario historiographique le plus élaboré et néanmoins contestable. Dans l’entière production de l’écrivain, le « gaullo-communisme » (formule qu’il attribue à Raymond Aron, sans qu’on ait pu en trouver trace) a fini par fonctionner comme une sorte de grille de lecture filée. Son De Gaulle et les communistes (1ère édition : 1988) ouvrait le bal avec des arguments qui, autrement interprétés, auraient pu apporter une contribution intéressante. Même s’il s’abandonne à l’autorité d’anticommunistes virulents (Stéphane Courtois, maître d’œuvre du Livre noir du communisme , est cité des dizaines de fois) et parfois de francs collaborateurs (comme Alfred Fabre-Luce), et qu’il relaie quelques hypothèses calomnieuses (Jean Moulin est ainsi fait « agent de l’URSS » sur la foi d’un « faisceau de preuves » dépourvu d’un seul document tangible), l’essai expose certaines sources pertinentes, qu’il croise efficacement en renfort de sa thèse principale.

    Mais la lourdeur démystificatrice du discours fait ressembler l’opération, au final, à un déboulonnage de statue opéré au tournevis. De Gaulle a engagé avec Staline des tractations parallèles aux actes diplomatiques officiels que l’on connaissait déjà : c’est un fait. Mais Giraud souhaite un peu trop ostensiblement que ce fait scandalise son lecteur, au point de représenter un Général qui, de la main qu’il n’employait pas à sauver la France, la trahissait déjà pour l’après-guerre. Des conclusions aussi borgnes et relativistes peinent à convaincre. Elles n’ont d’ailleurs pas sensiblement modifié la mémoire du gaullisme dans le débat public. Les ouvertures de De Gaulle à l’URSS, aussi diligentes fussent-elles, n’avaient aucune chance de placer la France libérée devant un danger et une humiliation comparables à ceux qu’avait constitué quatre ans d’occupation allemande.

    Avec L’Accord secret de Baden-Baden (2018), Giraud a plus récemment recyclé le même genre de scénario pour la période conclusive de la carrière du Général. Sa nouvelle hypothèse – pour le coup, polémique et contestable de bout en bout – considère que le fameux « repli stratégique » du président, au cœur de mai 68, fut une manœuvre pour s’assurer du soutien des Soviétiques et circonvenir le Parti communiste français. Rien d’autre cette fois que des conjectures orientées qui en vaudraient d’autres. La démonstration est appuyée par un chapelet de petits faits péniblement égrenés, mais qui trahissent partout l’épaisseur de la ficelle du « grand dessein » supposé. Difficile aussi de ne pas en arriver à questionner les intentions du petit-fils du général Giraud, qui, de livre en livre, mobilise décidément ses forces pour montrer que De Gaulle s’imaginait devenir un « Tito français » (l’auteur dixit), fondateur d’une république socialiste soutenue par le PCF. Une thèse qui, cette fois, désespère la vérité et espère tout du scandale.

    Reste qu’il ne fait pas bon ignorer la généalogie dépréciative d’une étiquette, surtout si l’on souhaite la réactualiser ou la reprendre à son compte. Ce gaullo-communisme à quoi Giraud finira par donner une forme de scénario historiographique correspondait bel et bien à un reproche adressé à De Gaulle par l’OAS et les néo-pétainistes. Des pamphlets d’extrême droite comme La Droite cocufiée (1968) d’Abel Clarté (voir illustration) définissent le gaullisme comme un « nationalisme au service du communisme ». Toute la plaquette prétend, elle aussi, significativement dévoiler la trame d’une « combinazione gaullo-communiste » inaugurée avec le retour au pouvoir de De Gaulle et les accords d’Évian, puis concrétisée avec la réélection complice du Général au suffrage universel en 1965.

    Mais cette rhétorique du crypté-à-déconstruire associant le gaullo-communisme à un arrangement explicite a régulièrement dépassé les espaces politiques qui l’ont vu naître. Ce sont en fait tous les usages militants du désignant « gaullo-communisme » qui se heurtent, en général, à la contradiction interne. La revue Front populaire , patronnée par Michel Onfray et Stéphane Simon, compte ainsi parmi ses rédacteurs beaucoup d’ex-communistes, de gaullistes affirmés et quelques « gaullo-communistes » déclarés (tous fédérés sous l’enseigne « souverainiste » de la publication). Or, les membres de cette alliance par trop enthousiaste sont peut-être oublieux des origines de l’appellation, eux qui ont laissé écrire à leur philosophe-directeur, dans sa récente Théorie de la dictature (2019), cette analyse ricaneuse, stéréotypée et grossière, pastiche aussi impeccable qu’involontaire du pamphlet anti-gaullo-communiste d’extrême droite :

    « Tant que de Gaulle est resté au pouvoir, autrement dit jusqu’en 1969, un pouvoir gaullo-communiste s’est partagé le gâteau français. À la gauche communiste, la culture ; à la droite gaulliste, l’économie et le régalien. C’est l’époque où le PCF parvient à faire oublier ses deux années collaborationnistes en créant sa mythologie du PC résistant, du Parti des soixante-quinze mille fusillés et du Parti des héros prétendument antinazis du genre Guy Môquet. »

    Il n’est pas nécessaire de banaliser un antagonisme qui a marqué tant d’acteurs gaullistes et communistes pour en même temps reconnaître que ce dissensus n’a jamais remis en cause un certain cadre discursif, associé à de solides acquis, qu’aucune des deux forces ne paraissait vouloir entamer.

    Avant de l’envisager sur d’autres bases, admettons donc que l’anti-gaullo-communisme constitua un front sans doute plus solide que le gaullo-communisme lui-même ; autrement dit, ce sont ceux qui déploraient le gaullo-communisme qui étaient les plus convaincus de son existence dans la politique française. Encore aujourd’hui, c’est dans le regard de ses contempteurs apeurés qu’on discerne le mieux ce spectre gaullo-communiste. Une horresco referens qui hante régulièrement l’actualité, à chaque fois que le peuple français oppose ou impose à ses élites un geste de souveraineté. Chez Daniel Cohn-Bendit dénonçant la « République gaullo-communiste » ( Libération , 16 mai 2005) lors de la campagne référendaire de 2005 ; chez l’éditorialiste poujado-libéral Éric Brunet redoutant la tournure populiste prise par la présidentielle de 2017 (« Le Gaullo-communisme, une tragédie française… qui perdure », Revue des Deux Mondes , avril 2017) ; ou, dans un style plus étayé, chez le politiste Gaël Brustier constatant, avec le mouvement des Gilets jaunes, que « le gaullo-communisme contre-attaque » ( Slate , 23 janvier 2019). Même si Daniel Lindenberg, lui, avait vu dans l’accession de Le Pen au deuxième tour de la présidentielle de 2002 l’indice de « la fin du gaullo-communisme » ( Esprit , juin 2002), la notion semble bel et bien cristalliser tout ce que les élites politiques contemporaines ont pu assimiler à des « débordements » de la souveraineté française (… qui déborderaient de la droite comme de la gauche).

    Le gaullo-communisme comme champ de forces hégémonique

    Si un « gaullo-communisme » a jamais existé, on a donc peu de chances de le trouver dans ces complots polémiques et ces démonstrations sinueuses qui cèdent sans pudeur à la rhétorique de l’histoire secrète ou de la révélation taboue : démonstrations orientées a priori pour éreinter politiquement, produit si caractéristique d’une « déconstruction discursive » où la droite ressentimenteuse d’après-guerre a très tôt excellé (avant qu’une « gauche critique » s’y convertisse à son tour depuis une quarantaine d’années). Pour délimiter la zone de pertinence d’un certain gaullo-communisme, il est sans doute plus prudent de nous intéresser aux dynamiques hégémoniques à l’œuvre dans la vie politique et démocratique française des années 1960.

    Une analyse de l’évolution des forces attentive à l’antagonisme des discours, allant de Gramsci à Marc Angenot, peut permettre de voir, dans les débuts de la Ve République, un moment – éphémère, transitoire, toujours relatif, parfois contredit et souvent contrarié – de partage d’hégémonie entre pouvoir gaulliste et opposition communiste autour de mots d’ordre, d’acquis, d’intérêts ou d’adversaires bien définis. Toutes choses égales par ailleurs : De Gaulle continuera d’organiser l’infréquentabilité des « séparatistes » communistes, et ceux-ci ne cesseront pas de contester la politique gaulliste – notamment économique – ni d’accompagner contre elle le mouvement social – jusqu’à la grève historique des mineurs de 1963.

    Ainsi, il n’est pas nécessaire de nier l’existence d’un dissensus politique, économique, philosophique, ni de banaliser un antagonisme qui, sur le terrain, a marqué tant d’acteurs sincères de part et d’autre, pour en même temps reconnaître que ce dissensus, malgré maintes secousses (guerre d’Algérie, luttes sociales, Mai 68), n’a jamais remis en cause un certain cadre discursif, associé à de solides acquis, qu’aucune des deux forces ne paraissait vouloir entamer. Si l’hégémonie d’un moment historique donné, comme l’écrit Marc Angenot, peut voir s’entrecroiser des discours contradictoires et mêmes opposés, alors l’hégémonie des années 1960 (des référendums de 1958 jusqu’à, mettons, la mort de Pompidou) fut, tendanciellement, gaullo-communiste, en ceci que l’espace politique et culturel s’y organisa autour de deux camps résolus à rester, dans leur affrontement, hégémoniques, c’est-à-dire co-propriétaires exclusifs de leur théâtre de lutte. Disons, par parenthèse, que c’est aussi ce mélange d’intense conflictualité et d’insensible statu quo – auquel il faut ajouter l’émergence d’une nouvelle culture populaire, d’une nouvelle littérature, d’un nouveau cinéma – qui ont conféré sa base objective à la nostalgie dont font encore l’objet les sixties français. En témoigne la triade De Gaulle-L’Huma-Brigitte Bardot, si bien évoquée dans La France d’hier de J.-P. Le Goff.

    Plutôt qu’une intrigue voulue, continue et impunie qui, de juin 1940 à Mai 1968, aurait attendu dans l’ombre qu’un Giraud de passage vienne nous la révéler, on préfèrera regarder cette « connivence » gaullo-communiste comme, essentiellement, une hégémonie faite d’exclusions partagées ; une hégémonie qui reposait donc, avant tout, sur un minimum de refus communs, plus ou moins conscients selon les cas. Il s’agissait d’abord de maintenir certains acteurs, lobbys, demandes et positions aux marges des institutions ou de la société civile – aux plans national et, dans une certaine mesure, international. Bien sûr, cette définition en creux, priorisant l’adversaire (mais la désignation des adversaires n’est-elle pas le fond constitutif de la décision politique ?), n’empêchait pas qu’existassent certains parallélismes « objectifs » entre les deux forces, en particulier au plan des symboles : le « joli nom » de camarade par exemple, qui désignait le lien d’entente unissant les communistes, ne trouvait pas sans raison son correspondant symétrique, parmi les gaullistes, dans celui de compagnon, cette dualité s’abreuvant tout entière à la source de souvenirs et de fraternités historiques sur lesquelles il nous faudra revenir.

    Représentons-nous donc la vie politique française des Trente Glorieuses comme un champ magnétique dont gaullistes et communistes auraient constitué les deux pôles conflictuels, et que chacune des deux parties s’entend à entretenir en marginalisant peu à peu d’autres acteurs sociaux et d’autres offres politiques. Peu importe, dès lors, que les deux camps aient multiplié l’un contre l’autre les procès en « fascisme » ou en « séparatisme » : dans un tel système, les dénonciations réciproques sont aussi des brevets d’exclusivité donnés à l’autre, renforçant le champ de forces commun. Latentes à l’époque de la IVe République où, pour ainsi dire, tout le monde gouverne sauf le PCF et le RPF gaullien, cette hégémonie ne s’actualisera vraiment qu’à l’arrivée des institutions de 1958, que complètera l’élection du président de la République au suffrage universel.

    Tandis que De Gaulle se taille son espace d’hégémonie sur la France comme entité symbolique et sur le pilotage (politique et géopolitique) de la nouvelle République, le PCF règne quant à lui presque sans partage sur l’hégémonie populaire et culturelle. Le parti se maintient toute la décennie à un haut niveau électoral, conserve ses bastions historiques tout en s’implantant plus largement dans le pays, des municipalités aux institutions de la vie intellectuelle, parfois même au détriment des cellules d’entreprise. De Gaulle avait donc tout pouvoir au plan régalien, mais presque aucun relais et peu de prise – malgré des alliés tempérés comme Raymond Aron – sur tout ce qui se réputait avancé dans la vie intellectuelle de son temps. Régis Debray le résume avec éloquence : « Servan-Schreiber, Gagarine et Frantz Fanon n’étaient d’accord sur rien, sauf sur ceci que de Gaulle était un fétiche poussiéreux et qu’une humanité régénérée nous attendait au coin de la prochaine décennie ». Ainsi, s’il est devenu banal de ricaner de la télévision publique (ORTF) vouée à être la voix du pouvoir gaullien, celle-ci était déjà gaullo-communiste dans son économie interne ; car outre l’information poinçonnée par le gouvernement, la production culturelle (téléfilms, documentaires) était prise en charge par de nombreux sympathisants du PCF.

    Les oppositions discursives croisées qui ont pu faire consensus en politique intérieure ne sont pas difficiles à comprendre : après 1945, De Gaulle impose sa légitimité comme incarnation d’une France libre, restaurée en sa souveraineté et ayant rétabli les libertés sur le territoire. Quant au PCF, il est parvenu – par l’héroïsme de militants, mais aussi par habileté politique – à conforter sa mutation, déjà engagée sous le Front populaire, en parti national de la classe ouvrière, résolu (et encouragé par l’URSS) à assumer le pouvoir pour reconstruire le pays. À cette charge de légitimité historique s’ajoute la conception objectivement convergente que se fait chacun des deux camps des institutions politiques : là où De Gaulle tire ses conclusions personnelles de la débâcle parlementaire de 1940 en vilipendant la IVe République et son « régime des partis », les communistes opposent à ces mêmes partis leur vieux procès idéologique de la « démocratie formelle », censée dissimuler la conflictualité structurelle de la lutte des classes.

    La relativisation, sinon le dédain de la vie parlementaire est donc partagé : ici au nom d’une conception de la décision, là au nom d’une critique de la représentation. Cela explique qu’au plan intérieur, les deux forces se soient glissées dans le nouveau régime et en aient cueilli des fruits différenciés. Tandis que De Gaulle, avec l’élection à deux tours, barre la route aux majorités mosaïques soumises à tous les chantages d’assemblée, le PCF profite de la relative neutralisation parlementaire des autres forces politiques (de gauche) auxquelles il dame le pion, puisque sa force à lui continue de s’exercer sur des espaces où il règne sans partage.

    La rationalisation du parlementarisme n’eut d’ailleurs pas pour effet immédiat de fédérer tous les opposants du Général contre lui, dans la mesure où certains partis, même sans se l’avouer, disposaient de plus d’espace de prospérité dans le nouvel état institutionnel. On peut en donner une bonne illustration en comparant les élections présidentielles de 1965 et 1974, situées de part et d’autre – si l’on peut dire – de l’hégémonie gaullo-communiste. À deux reprises, l’on y voit le PCF soutenir une candidature Mitterrand, mais dans des perspectives significativement différentes. En 1965, les communistes, qui ont engagé un rapprochement – au niveau local, notamment – avec le PS, conservent une attitude et des mécanismes qui ressortissent encore à l’ère gaullo-communiste. Tout à son hégémonie intellectuelle et dans la société civile, l’élection présidentielle intéresse encore peu le PCF. C’est sans conditions particulières, presque comme pour « passer son tour », que le parti soutient Mitterrand aux élections de décembre.

    Les éventuels aspects gaullo-communistes de la politique extérieure, bien que celle-ci s’entremêle souvent aux dynamiques intérieures, répondent plus volontiers à de vrais croisements d’intérêts, qu’ils soient liés à la doctrine ou aux circonstances du moment.

    En 1974 en revanche, la nouvelle candidature Mitterrand acquiert la densité d’un long aboutissement programmatique, deux ans après qu’a été adopté le Programme commun de la gauche. À partir de là, ce désignant de « gauche » restera prioritaire jusque récemment pour restructurer un camp dans le débat politique – d’autant plus que le camp adversaire, lui aussi, se normalise en tant que « droite » à la faveur du tournant giscardien. Non seulement De Gaulle a disparu, mais le PCF – depuis 1968 symboliquement – commence à souffrir de la concurrence sur ses bases sociale et intellectuelle. Le Parti, ne profitant plus de la tenaille gaullo-communiste, fait son deuil de cette hégémonie de fait et se met à rechercher, avec plus ou moins de fortune, d’autres espaces et articulations politiques.

    Une politique gaullo-communiste ?

    Envisager le gaullo-communisme sous l’angle de l’hégémonie partagée permet non seulement de situer celui-ci comme structure (partage discursif et institutionnel de l’espace politique) plutôt que comme conspiration (accords secrets et trahisons latentes). Cela permet aussi, semble-t-il, de mesurer raisonnablement le phénomène sous l’angle de ses contenus politiques. Tâche encore ici essentielle, tant sont polarisées les opinions à ce sujet dans le discours social.

    À gauche, on voyait à l’époque (et parfois récemment) en De Gaulle un dirigeant conservateur, colonialiste ou réactionnaire comme les autres : le président du 17 octobre 1961, le premier « liquidateur » de la Sécu en 1967. Pour certaines droites, il fut, selon les cas, un décolonisateur soumis au FLN (l’OAS et les tenants de l’« Algérie française »), un président adepte de coups d’éclat stériles, hostile aux « Anglo-Saxons », improvisateur en économie, animé par d’anachroniques utopies redistributrices (les libéraux et giscardiens, voire les pompidoliens). Il serait facile de renvoyer ces deux faisceaux de discours à leurs contradictions mutuelles, qui dénotent forcément des aveuglements respectifs. Chez les « souverainistes » les plus épris, on exalte au contraire une sorte de programme commun qui aurait uni tacitement gaullistes et communistes – scénario pas davantage convaincant. Tentons donc de contourner ces trois impasses militantes pour circonvenir ce « socle » gaullo-communiste sans idéalisation ni polémique.

    D’abord au plan de l’économie de de la politique intérieures : après 1945 (mais déjà, en réalité, depuis le milieu des années 1930), le PCF fait mouvement vers la nation, se pensant moins comme la section d’une internationale que comme un parti français dépositaire de la cause ouvrière – ce en quoi Moscou, cœur vibrant du Komintern, l’aura paradoxalement aidé ! À cet effort correspond celui du militaire Charles de Gaulle qui, depuis sa culture chrétienne attachée à de vagues idées sur l’harmonie sociale , consentira toutefois, conscient qu’il est du rapport des forces, à la refondation d’une Sécurité sociale – même s’il ne l’aurait sans doute pas souhaitée aussi extensive, notamment dans la gestion paraétatique qu’a mis en place en 1946 le ministre communiste Ambroise Croizat. Pour autant, des économistes comme Bernard Friot, en niant que De Gaulle y ait été pour quoi que ce fût, cèdent à un affect aussi partial que la droite qui vocifère contre le « bolchévisme d’État ». Sans sa relégitimation par le gaullisme (Thorez, autorisé à revenir d’URSS, appelle d’emblée à reconstruire le pays plutôt qu’à faire la révolution), le PCF n’aurait jamais obtenu ni le consensus, ni les manettes institutionnelles indispensables à la construction de ce « déjà-là communiste » que fut la Sécurité Sociale.

    Les éventuels aspects gaullo-communistes de la politique extérieure, bien que celle-ci s’entremêle souvent aux dynamiques intérieures, répondent plus volontiers à de vrais croisements d’intérêts, qu’ils soient liés à la doctrine ou aux circonstances du moment. Un premier moment – quoique complexe – de l’histoire de ces croisements intervient avec la crise algérienne. La droite pro-Algérie française reprochait à De Gaulle de faire la politique décolonisatrice du PCF : c’était minimiser la politique du Général entre 1958 et 1961, qui fut en réalité tâtonnante, avança au coup par coup, et devait d’ailleurs, à son dénouement, frustrer tous les bords de l’échiquier politique. Mais c’était aussi prêter aux communistes une détermination plus univoque qu’elle ne l’était en réalité : en effet, les figures de proue de l’activisme indépendantiste algérien (du PSU à L’Observateur ) reprocheront souvent à la direction communiste sa modération durant toute la période. Entre porteurs de valises et attentistes prudents, le PCF n’agit pas comme un seul homme, sachant conserver sa part stratégique d’ambiguïté sur la question algérienne. Sans doute par indécision entre son âme nationale et son âme internationaliste, mais aussi parce que le Parti avait pris conscience que De Gaulle, tout à sa propre logique, s’était finalement converti à l’autodétermination.

    Pourtant les « événements » algériens, torrent quasi-fratricide vécu au fil de l’eau par nombre d’acteurs, ne sont pas la meilleure illustration des croisements gaullo-communistes en matière de politique extérieure. Le plus significatif, en la matière, reste le rapport à « l’ami américain », selon la formule d’Éric Branca. Il n’est plus à prouver que De Gaulle, sa volonté de dialoguer et de se défendre « tous azimuts », a souvent pu donner des satisfactions au PCF : tantôt pour conforter directement le crédit international de l’URSS, tantôt pour saper indirectement les arguments de la droite et de la gauche atlantistes. Des décisions comme la reconnaissance de la Chine populaire ou la sortie du commandement intégré de l’OTAN ont ainsi été explicitement saluées par les communistes français (à titre de comparaison : Mitterrand, lui, avait contesté le retrait gaullien de l’OTAN à l’Assemblée nationale). D’autres fois, le Général devait tout bonnement couper l’herbe sous le pied à l’ensemble des forces anti-impérialistes. Dans l’histoire des peuples à disposer d’eux-mêmes, peut-être un jour conviendra-t-on qu’il faut placer très haut son discours prononcé à Phnom Pen le 1er septembre 1966 – presque à l’avant-garde, et a minima au même rang que l’activisme étudiant de Californie. Un discours que Castro et Guevara, qui s’y trompaient moins qu’un Cohn-Bendit, devaient d’ailleurs immédiatement saluer.

    Il n’y eut donc pas de politique gaullo-communiste ; plutôt, un esprit tacite de conservation, et parfois pour des raisons opposées, d’une assise minimale de contenus et de principes – relative indépendance face aux blocs, conservation (elle aussi relative) du programme social du CNR, maintien opportuniste de la stabilité des institutions – qui assuraient leur champ hégémonique commun aux deux forces. « Car leur vraie force, à ces deux mémoires, a été de constituer un système, de se nourrir mutuellement l’une de l’autre, de se rendre un service réciproque », écrit Pierre Nora. « C’est le génie, en effet, du général de Gaulle d’avoir su ériger le parti communiste en interlocuteur privilégié, en adversaire le plus favorisé, en solution de rechange impossible. […] Il a pu obtenir parfois des voix de communistes, en 1958, il a pu obtenir leur neutralité toujours, il a pu même, en 1968, obtenir leur aide ».

    Le gaullo-communisme : alliage mystique ?

    À l’issue de notre raisonnement, il nous faut néanmoins encore faire un pas de plus pour éviter de nous leurrer sur le phénomène : si gaullistes et communistes ont pu structurer autour d’eux un champ de forces assez exclusif des autres formations politiques, s’ils ont pu s’accorder ou s’approuver autour de quelques principes refondateurs du pacte social et de l’indépendance française, ce n’était guère par l’effet automoteur des jeux de discours et des rapprochements objectifs. Au-delà du constat stratégique, il convient donc aussi d’envisager les motivations profondes. Qu’est-ce qui a vraiment fini de convaincre les communistes que la France en tant que nation était une chose « très valable », selon le mot célèbre de De Gaulle? Symétriquement, comment, depuis sa « conception héroïque de la vie » (pour parler comme Christopher Lasch) et son imperméabilité aux affects marchands, De Gaulle a-t-il évolué, jusqu’à se heurter à l’opposition de son camp politique, vers une prise en compte aussi pragmatique qu’énergique de la question des classes populaires et, plus largement, de l’homme dans l’économie et la société (au point de le conduire ce militaire impassible à formuler dans la participation sa propre réponse à la question de la justice sociale) ? Le moteur de ces deux mises en mouvement ne saurait être seulement d’ordre politique. Il y entrait une dose non-négligeable de mystique, réactivée par la tragédie que venaient de vivre les générations actives du milieu du siècle.

    L’expérience ne pouvait bien sûr pas durer plus longtemps que ce laps d’une génération, qui court de 1945 à 1970. Comme pour Valmy, comme pour la Commune, cette mémoire devait vite devenir celle de regrets, regrets bien plus durables que l’euphorie de l’événement lui-même.

    Les mesures sociologiques, discursives, stratégiques sont explicatives sans être fondatrices, surtout quand elles font l’abstraction du liant qui seul, nous semble-t-il, explique qu’on espéra ou qu’on espère encore au gaullo-communisme. Au cas où l’on redouterait le langage littéraire de Charles Péguy, on peut s’en remettre à l’historien François Azouvi, qui propose d’envisager comme une « expérience métahistorique » ce qui reste, à ce jour, le dernier grand moment mystique de l’histoire de France : cette parenthèse capitale de la Résistance et de la France libre, avec sa poignée d’années de clandestinité, d’espionnage, de sabotages, de désobéissance, de lutte armée contre l’Occupant, dans et hors de la France.

    Pour Azouvi, la France de la Libération ne fut pas aveuglément « résistancialiste » comme un discours paresseux se plaît à le prétendre depuis plusieurs décennies. L’auteur rappelle a contrario toute la diversité des discours, des œuvres, romans et métrages qui ont diffusé une vision subversive, désenchantée, cynique ou humiliante du conflit dès ses lendemains, c’est-à-dire bien avant l’ère de démythification supposée qu’on fait traditionnellement débuter en 1971, avec la sortie du Chagrin et la Pitié de Marcel Ophüls. Ce qu’on nomme « résistancialisme » correspondait en réalité à un affect tout sauf insincère et opportuniste qui sut étreindre une grande partie des acteurs de la refondation de la France d’après-guerre. Parce qu’il était intimement lié à un vécu d’exception, cet affect était fragile, et forcément éphémère à l’échelle historique. Azouvi tient pourtant à distinguer le résistentialisme temporel, affect affecté, voire guidé, et finalement moins prégnant qu’on ne l’a dit, de l’intensité bien réelle d’une Résistance ressentie « comme événement métahistorique, mystique », qui suscite une mémoire sacrée » ; or, bien que périssable, « cette mémoire est étrangère au temps, elle est anhistorique ».

    Il faut considérer que quelque chose dans le phénomène résistant restait insécable, « résilient », comme on dit de nos jours, aussi bien aux dissections cyniques qu’aux déconstructions cliniques, et que ce quelque chose garantit l’alliage gaullo-communiste. La rencontre, même ponctuelle, entre des nationaux-légitimistes dépouillés du ressentiment stagnant de la droite et des communistes gagnés à la nation avec le peuple qu’ils représentaient, était fonction de la mémoire du moment mystique qui venait matériellement d’être vécu. Si ces deux forces sont parvenues à s’arroger le quasi-monopole mémoriel de la Résistance, c’est parce qu’elles seules (à la différence des radicaux, de la SFIO, de la droite libérale et patronale) n’apparaissaient pas comptables des erreurs d’une IIIe République avilie par un régime d’occupation, puis remisée, après-guerre, par deux nouvelles Constitutions.

    Interdit dès l’été 1939 par Daladier, et donc écarté du vote des pleins pouvoirs à Pétain, le PCF profite de sa disgrâce se mettre relativement hors de cause dans la débâcle républicaine. Après 1941, son organisation efficace de la lutte intérieure, couplée au poids stratégique de l’URSS qui combat à l’Est, achèveront aussi de faire oublier les atermoiements du pacte germano-soviétique. Quant au gaullisme, au moins sur le plan de la symbolique, il naissait tout armé de l’événement politico-médiatique du 18 juin 1940. Le sous-secrétaire d’État De Gaulle, comptable de rien d’autre que de son audace et, par-là même, en rupture de ban, devait incarner cette renaissance chevaleresque de la nation dans sa propre personne. Ainsi, dans la Résistance, les communistes trouvent une fontaine de jouvence et la France libre, son bain baptismal.

    Après la Libération, l’ensemble des débats politiques et stratégiques resteront durablement lestés par une expérience aussi transcendante, au point que Gaël Brustier n’hésite pas à qualifier d’« inconscient FTP » (Reconstruire, 4 mars 2019) l’imaginaire sous-tendant tout le débat public des Trente Glorieuses. Au fur et à mesure qu’il se déréalise en mémoire historique, le gaullo-communiste devient un argument politique. Ainsi, pour rallier à l’Union de la gauche certains groupes de gaullistes sociaux déroutés par la candidature de Valéry Giscard d’Estaing, Georges Marchais, secrétaire général du PCF, entonnera entre les lignes un vibrant appel à l’histoire commune : « Entre les communistes et les gaullistes, il y a des choses qui ne sont pas liées à des circonstances électorales mais qui sont autrement plus profondes. Il s’agit de l’attachement à la nation et à sa grandeur, de l’aspiration à voir notre peuple rassemblé pour faire une société plus juste, plus fraternelle, au progrès de laquelle participent réellement tous les Français ».

    Bien sûr, en 1974, le temps effectif du gaullo-communisme était passé : l’affrontement entre Giscard et Mitterrand rétablissait un axe électoral beaucoup plus structuré par l’opposition gauche-droite. Mais sous la couverture du souvenir, le pacte entre les deux mémoires pouvait, justement, d’autant plus être rappelé que les deux camps autrefois hégémoniques se marginalisaient. Dans l’apaisement d’un retour mémoriel, on verra s’élever des analyses différentes du phénomène, comme celle de Pierre Nora. Dans son article célèbre, l’historien consacrera le gaullisme et le communisme comme « deux mémoires qui, historiquement, se rapprochent en sœurs ennemies, parce qu’elles avaient en commun d’être toutes les deux imaginaires, syncrétiques et complémentaires ».

    Pour un lecteur de Régis Debray, de René Girard ou de Carl Schmitt, il n’y a pas de paradoxe à ce qu’une hégémonie discursive se réenchante dans une grande intensité mémorielle, voire en théologie politique. C’est que la prise en compte de la Résistance comme expérience métahistorique requiert précisément de conserver la sagesse de l’imprévisible, ou au moins de prendre en compte la part de spontanéité incalculable dans la conviction des acteurs. A fortiori lorsque ces derniers vont au sacrifice : on peut par exemple s’étonner qu’une sociologie du sacrifice pour ses idées ne soit plus pensable au-delà des seuls paradigmes de la « position » et de la « domination ». Que faire du préfet Jean Moulin refusant aux Allemands la part d’autorité dont il est dépositaire au point de tenter de se trancher la gorge ? Ou de Pierre Brossolette se jetant de la fenêtre de la Komandantur de peur de se trahir sous la torture ? La question du sacrifice tangente aussi celle de l’héroïsme : quid d’une pensée de l’héroïsme qui fasse sa part à l’exemplum d’exception, sans ramener toute forme de bravoure à un malentendu ?

    Gilbert Durand l’a bien montré : les épistémès d’une époque changent en même temps que ses grands affects. Or, il est évident que la mémoire historique des cinquante dernières années a lentement installé la figure de la victime à la place qu’occupait naguère celle du héros. Comme l’écrit François Azouvi pour le cas de la Seconde Guerre, « tandis que le temps travaille pour la mémoire du génocide, il travaille contre celle de la Résistance ». Le même parallèle serait d’ailleurs à faire, mutatis mutandis , pour le mouvement ouvrier, puisque les nouveaux imaginaires militants commençaient eux aussi, durant la même période, à conférer aux groupes de marginalisés de la société le statut de « sujets révolutionnaires » privilégiés, statut auparavant associé une classe de travailleurs constituée en sa masse, et définie par son rapport au travail. Il n’en va pas autrement des imaginaires scientifiques, à plus forte raison ceux des sciences dites « humaines et sociales ». Toute conception hégémonique se définit avant tout par la dimension qu’elle ignore ou escamote, et qui marque les limites de sa « scientificité ». Ce qu’un esprit sociologique diffus parmi les savoirs universitaires croit avoir remisé à l’enseigne de l’une ou l’autre forme d’« objectivation » correspond, en réalité, à l’élément précis que le dit esprit se choisit plus ou moins consciemment comme angle mort.

    C’est aussi ou (peut-être) avant tout l’effet de ce double reflux affectif et épistémique qui fait voir à certains le gaullo-communisme comme périmé, obsolète, fantasmé ou tout bonnement impensable. Sans nier que des instrumentalisations parasitaires se soient greffées sur son affect métahistorique, il faudrait pourtant pouvoir le repenser en ré-imaginant que la Résistance se pensa elle-même comme une intensité sacrificielle vécue à l’enseigne de la nation envahie et, par-là même, comme un insécable sociologique et psychologique. Moins méthodique que nos sociologues, Maurice Merleau-Ponty avait perçu dès 1945 ce qui, dans l’expérience collective à peine achevée, échappe encore à ses objectivateurs d’aujourd’hui : « Les résistants ne sont ni des fous ni des sages, ce sont des héros, c’est-à-dire des hommes en qui la passion et la raison ont été identiques, qui ont fait, dans l’obscurité du désir, ce que l’histoire attendait et qui devait ensuite apparaître comme la vérité du temps ».

    Que l’affect de sacrifice pour la nation soit venu habiter cette « obscurité du désir » explique qu’autant de frères ennemis se soient rejoints au diapason de la patrie déshonorée. Qu’on y voie ou pas l’horizon d’un programme anthropologique, ce phénomène requiert, au moins pour qu’il soit compris, de pouvoir admettre qu’honneur et sacrifice aient pu apparaître comme des idées valables, des idées que certains citoyens ont pu juger déshonorées, au point parfois de se sacrifier au nom de l’attachement qu’ils leur portaient, dans un geste aussi sincère qu’éclairé.

    Tout à la fois beaucoup moins et beaucoup plus que ce que peuvent en dire, respectivement, ses mythologues et ses démythificateurs, le gaullo-communisme n’est saisissable qu’à la condition d’alterner entre différents registres dans la réflexion qu’on lui consacre. Comme doctrine ou comme « programme » éventuel, il demeure introuvable si on n’y reconnaît pas avant tout une polarité, dans la tension qu’elle installe, fondatrice d’une hégémonie, et d’où peuvent émaner quelques principes sur lesquels gaullistes et communistes purent s’entendre plus ou moins tacitement, surtout entre 1958 et 1969. Mais surtout, souterrainement à ces articulations politiques de discours, le phénomène est impensable si l’on ne fait pas crédit à la Résistance d’avoir été aussi un engagement mystique. À tort ou à raison, De Gaulle et le PCF ont pu récolter l’essentiel du prestige de cet événement métahistorique : ce prestige, les deux camps ne l’ont capté que marginalement sous la forme d’un « capital » objectivable et exploitable dans la vie publique de l’après-guerre, mais beaucoup plus sérieusement comme une expérience qui oblige ses parties prenantes – d’où qu’il vinssent au départ – et qui a pu réellement les voir se réunir, en dernière instance, en vertu de ce lien qui n’est pas réductible à un calcul cynique de position.

    L’expérience ne pouvait bien sûr pas durer plus longtemps que ce laps d’une génération, qui court de 1945 à 1970. Comme pour Valmy, comme pour la Commune, cette mémoire devait vite devenir celle de regrets, regrets bien plus durables que l’euphorie de l’événement lui-même. Nihil novum sub soli , donc. Mais quittes à être rendus à la seule mémoire déceptive du gaullo-communisme, autant en travailler la qualité, conscient de ses limites, pour dégager, pour les occasions des temps qui viennent, les principes politiques et mystiques d’une inspiration qui n’est peut-être pas tout à fait desséchée.

    • chevron_right

      L’actualité des marxismes chinois

      news.movim.eu / LeVentSeLeve · Sunday, 25 June, 2023 - 20:19 · 12 minutes

    À la manière d’une mise en abyme, le numéro 73 d’ Actuel Marx porte sur les « marxismes chinois ». Il s’agit d’étudier une question trop souvent balayée d’un revers de main : l’importance véritable de la pensée marxiste en Chine depuis le début du XX e du siècle à nos jours, tant pour les autorités, les milieux universitaires que les courants d’opposition. Ainsi, la revue offre des clés précieuses pour comprendre les dynamiques à l’œuvre dans la seconde puissance économique mondiale.

    Il est courant d’évoquer la République populaire de Chine (RPC) sur le mode de la démonologie. Si la nature répressive du régime est indéniable – que l’on pense à la gestion autoritaire du Covid-19, à l’internement de millions d’Ouïghours dans le Xinjiang ou aux multiples répressions de conflits ouvriers –, une telle perspective n’aide aucunement à le comprendre. Pas davantage qu’il ne permet d’éclaircir son paradoxe central : si la pensée marxiste se veut émancipatrice, comment interpréter son omniprésence dans une Chine bien peu socialiste ?

    Le parti dirige tout

    Conformément au rôle que lui conféraient déjà Marx et Engels dans leur Manifeste , le Parti communiste est dans le marxisme officiel chinois l’organisation qui doit conduire le pays vers le communisme. Nathan Sperber 1 analyse les ressorts concrets de cette fonction dirigeante à l’aune du précédent soviétique. Tout comme en Union soviétique, ce que les marxistes appellent l’ appareil d’État n’est pas supprimé mais doit servir d’instrument d’exécution au service du Parti communiste qui, lui, décide.

    Dès lors, le Parti communiste et l’État restent deux entités bien distinctes, mais structurées de manière homologique de sorte à assurer la domination du premier sur le second. À chaque échelon étatique correspond un échelon partidaire, ce qui permet un contrôle à tous les niveaux. Une autre similitude tient dans la concentration du pouvoir par les instances dirigeantes. En dépit de l’affirmation du principe de centralisme démocratique 2 par le Parti communiste d’Union soviétique (PCUS) et le Parti communiste chinois (PCC), les échelons supérieurs exercent un contrôle sur la nomination des membres des organisations inférieures.

    Tous ne considèrent pas ainsi la Chine comme capitaliste, à l’image de Remy Herrera et Zhimming Long pour qui le système chinois est un régime « avec capitalistes mais non capitaliste ».

    Nathan Sperber note néanmoins plusieurs différences significatives qui permettent de prendre la mesure du caractère inédit de la domination partidaire en Chine. Il est singulier que l’Armée populaire de libération (chinoise), contrairement à l’Armée rouge (soviétique), soit entre les mains du Parti et non de l’État. Ensuite, les dangzu ne connaissent pas d’équivalent en Union soviétique. Aussi appelés groupes du parti, on les trouve partout (ministères, administrations territoriales, entreprises publiques, grandes institutions éducatives, sanitaires, sportives, etc.) et leur autorité y est souveraine.

    Enfin, le système servant à nommer aux postes de responsabilités au sein du PCC (la nomenclature) est centralisé horizontalement autour de zuzhibu ou « départements de l’organisation » présents à chaque échelon du parti – ce qui est censé restreindre le développement d’une « bureaucratie » comme en URSS, et participerait à assurer la domination concrète du Parti sur l’appareil d’État.

    Le tournant opéré sous Xi Jinping à partir de 2012 ne fait qu’accroître cette domination du parti. Alors que toute réduction du périmètre d’intervention du PCC est rejetée depuis le mouvement de Tiananmen et l’effondrement de l’URSS, Xi Jinping estime néanmoins que la direction de l’État par le parti pourrait être plus systématique et rigoureuse. Il s’ensuit alors une « suractivité réglementaire, des réagencements bureaucratiques majeurs et une hausse des moyens à la disposition du Comité central et de ses instances ». En parallèle, émerge du discours officiel une conception absolutiste du Parti. Ainsi Xi Jinping affirme-t-il, dans son rapport au 19 e Congrès du PCC, que « le parti dirige tout ». Mais dans quelle direction ?

    Le modèle chinois, une alternative au néolibéralisme ?

    Si d’aucuns peuvent légitimement douter de la nature communiste du régime chinois, Jean-Numa Ducange et Nathan Sperber 3 rappellent que la question du mode de production chinois fait l’objet de vives discussions dans la communauté scientifique, dont ils présentent les grandes contributions. Tous ne considèrent pas ainsi la Chine comme capitaliste, à l’image de Remy Herrera et Zhimming Long pour qui le système chinois est un régime « avec capitalistes mais non capitaliste ».

    Selon Wu Xiaoming et Qi Tao 4 , le « le socialisme aux caractéristiques chinoises » offre au monde l’exemple d’un « projet de civilisation post-néolibérale ». Depuis l’ouverture du pays à l’économie de marché et aux capitaux étrangers sous Deng Xiaoping, les problèmes structurels de bulles économiques, de dégradation écologique, et de l’inégale répartition des richesses perdurent en Chine. Pour autant, l’horizon de la « prospérité commune » fixé par Xi Jinping, ainsi que la politique de lutte contre l’extrême pauvreté 5 permettent aux auteurs d’affirmer que la Chine est entrée dans une nouvelle ère de son développement. Après être restée pendant des décennies au « stade primaire du socialisme », la Chine aurait atteint un nouveau stade de développement dont la portée dépasse la politique intérieure. Wu Xiaoming et Qi Tao vont jusqu’à voir dans cette nouvelle orientation une source d’espoir pour le socialisme mondial.

    Nous regrettons toutefois que les auteurs ne se soient pas davantage attardés sur les parts d’ombres de ce « défi à l’ordre néolibéral occidental », et qu’ils se soient contentés de les évoquer par la formule de « contradictions inhérentes à la crise ». Une analyse de l’état de la lutte des classes en Chine, et de l’attitude active des autorités chinoises dans la répression des contestations ouvrières, aurait été de quelque utilité. D’autant plus que Wu Xiaoming et Qi Tao reconnaissent eux-mêmes que ce sont précisément ces « contradictions » qui empêchent une grande partie des chercheurs occidentaux – et donc plus largement de la population occidentale – de ne voir en la Chine autre chose qu’une menace.

    Vers la domination ou l’harmonie universelle ?

    Dans l’esprit d’un certain nombre de commentateurs occidentaux, la Chine, de l’ Empire du milieu, est devenue l’ Empire du mal . C’est pour lutter contre l’idée reçue d’une Chine expansionniste et dangereuse pour l’ordre international que Viren Murthy 6 revient sur la notion de tianxia chez Zhao Tingyang. À l’origine, le tianxia est un concept confucéen qui signifie littéralement « tout ce qui est sous le ciel ». Zhao Tingyang l’analyse d’un point de vue cosmologique, en ce que le Tianxia mènerait à « l’idée de l’un comme unité harmonieuse de la multiplicité », et est ainsi vecteur d’universalisme.

    On regrettera l’absence d’analyse des pratiques auxquelles s’adonne la Chine en matière de politique internationale. Que l’on parle d’asservissement par la dette ou de rachat d’actifs stratégiques, on voit mal en quoi elle se distingue des États-Unis

    Zhao Tingyang formule à partir de là un projet normatif de communauté universelle libérée de l’impérialisme et gouverné pour le bien commun. Il n’est pas inintéressant de relever que pour certains penseurs chinois cités par l’auteur, les institutions internationales comme les Nations-Unies constituent un tremplin dans la réalisation de l’ordre global auquel appelle le tianxia .

    Cette notion est également brandie par Xi Jinping, qui bute néanmoins sur deux obstacles selon Viren Murthy. Sur le plan intérieur, les exemples du Tibet et du Xinjiang démontrent « incontestablement l’échec du “multiple” en même temps que de l'”Un” ». À propos de l’ordre international, si Xi Jinping, conformément à l’idéal du tianxia , parle fréquemment de « communauté de destin pour l’humanité », il résout néanmoins la tension entre l’un et le multiple en faisant primer le premier sur le second lorsqu’il considère que la question de la démocratie est une affaire interne à chaque État.

    On voit ainsi que le concept de tianxia , profondément ancré dans la culture chinoise, assure à celle-ci un idéal régulateur opposé à l’ordre mondial impérialiste et guerrier actuel. En bon dialecticien, Viren Murthy souligne, avec la marxiste Lin Chun, que « jusqu’à présent ce discours s’est gardé de prendre en compte […] la question du capitalisme », tout en reconnaissant que le souci qu’a Zhao Tingyang de « remodeler l’ordre mondial dans le sens de l’épanouissement humain et de l’égalité entre les nations » porte une charge révolutionnaire compatible avec la perspective marxiste d’abolition du capitalisme.

    On regrettera ici l’absence de mise en perspective de cette notion philosophique avec les pratiques réelles auxquelles s’adonne la Chine en matière de politique internationale. Que l’on parle d’asservissement par la dette – du Sri Lanka à divers pays d’Asie centrale – au rachat d’actifs stratégiques, on voit mal en quoi la Chine se distingue des États-Unis en matière de contrats financiers.

    La question de l’échange inégal

    Plus fréquent encore que la critique de son interventionnisme extérieur, on reproche souvent à la Chine sa politique commerciale agressive. Celle-ci profiterait de la sous-évaluation de sa monnaie – et des faibles salaires – pour doper ses exportations. De même, les subventions aux entreprises nationales et le poids des contraintes réglementaires constitueraient des freins à l’importation de marchandises, ce qui renforcerait l’endogénéité de la production du pays. En outre, la Chine est accusée de pratiquer le vol de propriété intellectuelle. C’est en portant ces accusations que les États-Unis (dirigés par Donald Trump mais avec le soutien du Parti démocrate) ont enclenché en 2018 une « guerre commerciale » contre l’Empire du milieu.

    Si le creusement du solde de la balance commerciale entre les États-Unis et la RPC constitue une preuve indéniable de « l’avantage » commercial chinois, le véritable bénéficiaire n’est pas nécessairement celui auquel on pense. C’est la thèse que défendent les économistes Rémy Herrera, Zhiming Long, Zhixuan Feng et Bangxi Li 7 en s’appuyant sur le concept d’« échange inégal ». Forgé par Arghiri Emmanuel puis approfondi par Samir Amin, l’« échange inégal » désigne le transfert de valeur qui s’opère des pays en développement vers les pays « développés » à travers le commerce de biens et de services dont la production nécessite un nombre d’heures de travail humain sensiblement différent. L’échange d’un tracteur contre une certaine quantité de café est certes égal en terme nominal, le prix des deux termes est le même, mais la quantité de travail qu’il aura fallu pour les produire ne l’est pas.

    À mesure que le transfert de valeur des États-Unis vers la Chine se réduit, c’est l’exploitation économique du premier pays par le second qui est remise en cause.

    À partir de deux méthodes de calculs différentes, les auteurs tentent une démonstration économétrique visant à établir l’inégalité de l’échange entre les États-Unis et la Chine. Ils concluent ainsi qu’« entre 1978 et 2018, en moyenne, une heure de travail aux États-Unis a été échangé contre près de 40h de travail chinois ».

    Néanmoins, on observe une baisse considérable de l’échange inégal entre les deux pays sur cette même période. En 2018, 6,4h de travail chinois étaient en moyenne échangées contre une heure de travail des États-Unis. Une explication à cela tient dans la stratégie de développement chinoise grâce à laquelle les biens et les services de haute technologie représentent aujourd’hui plus de la moitié des exportations du pays 8 .

    À mesure que le transfert de valeur des États-Unis vers la Chine se réduit, c’est l’exploitation économique du premier pays par le second qui est remise en cause. Or, si les Chinois ne peuvent accepter plus longtemps la domination économique américaine, les États-Unis ne sauraient abandonner un des fondements de leur prospérité sans livrer bataille.

    Cette contribution a selon nous le grand mérite de poser la question de l’actualité de la théorie marxiste de la valeur pour l’analyse de l’économie mondiale, à l’heure où celle-ci est pratiquement oubliée – ou ignorée – par une gauche française, qui tend à faire du débat sur la « valeur-travail » une question morale.

    Le numéro 73 d’ Actuel Marx offre de précieux éclairages sur les liens entre parti et État, le régime économique intérieur et les relations commerciales entre la Chine et le reste du monde – autant de questions sur lesquelles la grille de lecture marxiste s’avère féconde. C’est tout juste si l’on regrettera que le paradoxe central qui vient à l’esprit de tout observateur – l’omniprésence de la pensée marxiste dans un régime caractérisé par de fortes inégalités et une répression des conflits ouvriers – ne soit qu’effleuré…

    Notes :

    1 Sperber, Nathan. « Les rapports entre parti et État en Chine aujourd’hui : une clé de lecture soviétique », Actuel Marx , vol. 73, no. 1, 2023, pp. 21-39.

    2 Le centralisme démocratique, tel qu’établi par Lénine, consiste dans le devoir qu’a la minorité de respecter la majorité, et l’organe inférieur de suivre l’organe supérieur, en échange du fait que toutes les institutions du Parti soient gouvernées par des élections démocratiques.

    3 Ducange, Jean-Numa, et Nathan Sperber. « Marxismes chinois et analyses marxistes de la Chine : les défis du XXIe siècle », Actuel Marx , vol. 73, no. 1, 2023, pp. 10-20.

    4 Xiaoming, WU, et Qi Tao. « Modernisation à la chinoise et possibilités d’une nouvelle forme de civilisation », Actuel Marx , vol. 73, no. 1, 2023, pp. 78-93.

    5 Il est estimé que, depuis les quarante dernières années, le nombre de Chinois vivant sous le seuil de pauvreté tel que défini par la Banque mondiale (1,9 $ par jour et par personne) a diminué de 800 millions.

    6 Murthy, Viren. « Le « tianxia » selon Zhao Tingyang : l’ordre du monde de Confucius à Mao », Actuel Marx , vol. 73, no. 1, 2023, pp. 64-77.

    7 Herrera, Rémy, et al. « Qui perd gagne. La guerre commerciale sino-étasunienne en perspective », Actuel Marx , vol. 73, no. 1, 2023, pp. 40-63.

    8 La hausse du niveau des salaires en Chine est aussi un facteur explicatif. La rémunération du travail dans les pays du Sud et la « mauvaise » spécialisation sont débattues comme causes de l’échange inégal entre Samir Amin et Arghiri Emmanuel. Voir : http://partageonsleco.com/2022/06/13/lechange-inegal-fiche-concept/.

    • chevron_right

      Derrière le retour du folklore maoïste, la mise au pas des travailleurs chinois

      news.movim.eu / LeVentSeLeve · Friday, 21 April, 2023 - 16:35 · 12 minutes

    Le Parti communiste chinois (PCC) connaîtrait-il un retour à l’ère maoïste ? Depuis quelques années, les médias occidentaux ne sont pas avares de comparaisons entre Xi Jinping et le fondateur de la République populaire de Chine (RPC) Mao Zedong. Un rapprochement favorisé par la propagande du PCC lui-même, qui multiplie les références au marxisme et au socialisme – « à la chinoise ». Cette inflation rhétorique masque mal la réalité d’une société de marché brutale, où la répression contre les mouvements ouvriers s’est accrue depuis l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping. Ce dernier s’appuie sur une partie de la faction « maoïste » du PCC, et les mécontents de la transition vers le capitalisme en général. Si leurs revendications sont piétinées par les orientations politiques de Xi Jinping, du moins obtiennent-ils satisfaction dans les symboles… Par Marc Ruckus, traduction Albane le Cabec.

    Dans les années 1990, la République populaire de Chine (RPC) devenait « l’usine du monde » des biens de consommation. Le boom de la manufacture, de la construction et d’autres secteurs reposait sur une main-d’œuvre abondante, procurée par la migration interne de travailleurs chinois issus des campagnes.

    Leurs conditions de travail difficiles ont entraîné de nombreux conflits sociaux, notamment des grèves sporadiques dans les usines et sur les chantiers de construction, suivies de près par de courtes vagues de grèves dans les provinces de la côte est – en particulier dans le Guangdong. Ces mobilisations comprenaient également des formes cachées de résistance quotidienne sur le lieu de travail – sabotage, ralentissements et ce que James Scott nomme les « armes des faibles ».

    De la migration interne à la lutte

    Dans la première moitié des années 2000, les revendications des travailleurs migrants étaient majoritairement défensives, réclamant le respect du droit du travail ou le paiement des arriérés. S’ils ne négligeaient pas les stratégies de pression sur la direction, ils recouraient surtout aux voies légales, comme les conseils d’arbitrage ou les tribunaux du travail.

    Dans la seconde moitié des années 2000, l’expérience des travailleurs s’est accrue et ils ont commencé à adopter une attitude plus offensive, réclamant des augmentations de salaire, un meilleur traitement de leur hiérarchie et une diminution de leur temps de travail – parfois même des négociations collectives ou une représentation adéquate des travailleurs au sein de l’entreprise.

    Dans l’industrie légère, la construction et les transports – secteurs caractérisés par une forte concentration de travailleurs, ce qui leur confère une capacité d’action particulière – les mouvements les plus significatifs ont eu lieu. Les travailleurs ont ainsi bénéficié de l’amélioration de leur pouvoir de négociation générée par les pénuries de main-d’œuvre dans certains secteurs clés de la côte est.

    Le nombre de manifestations ouvrières a continué d’augmenter jusqu’en 2015, avant de décroître lentement. La nature des protestations changeait elle aussi : la tertiarisation de l’économie a notamment impliqué davantage de travailleurs des services – transports, éducation, banque, informatique – dans les conflits sociaux.

    Les travailleurs chinois migrants ne se définissaient pas eux-mêmes comme « travailleurs », ils utilisaient plutôt le terme de dagongmei, « garçon travailleur », ou nongmingong , « travailleur du pays », qui expriment le statut précaire et temporaire des travailleurs des villes

    Avec le ralentissement de la croissance économique, et les restructurations et délocalisations qui en ont résulté, les travailleurs ont multiplié les luttes contre les licenciements massifs qui avaient cours. Il faut ajouter à cela que suite au vieillissement des travailleurs migrants – dont beaucoup atteignaient alors la quarantaine ou la cinquantaine -, les cotisations sociales sont devenues un objet de revendications.

    Conflit de classes sans langage de classes

    La plupart de ces luttes étaient spontanées et autonomes des organisations. Elles prenaient place dans un contexte législatif où les grèves n’étaient ni garanties ni protégées par la loi, et où le Parti communiste chinois (PCC) n’autorisait pas la création de syndicats indépendants.

    Lorsque leurs luttes se sont propagées dans les années 2000, les travailleurs migrants n’exprimaient pas leurs revendications en termes de classes sociales. La base de l’auto-organisation était souvent constituée du lieu d’origine des travailleurs – issus d’un même village ou d’une même région. Mais avec leur installation pérenne dans des zones urbaines, de plus en plus de protestations se sont organisées sur la base d’intérêts communs et l’emploi commun, le département commun, ou l’usine commune sont devenus le fondement de la mobilisation.

    Dans les débats publics, le langage des classes ( jieji ) et de la lutte des classes ( jieji douzheng ) avait disparu dans les années 1980, abandonné par le PCC et la plupart des universitaires et analystes, pour être remplacé par un discours wébérien sur les « couches sociales » ( jieceng ).

    Les travailleurs migrants ne se définissaient pas eux-mêmes comme « travailleurs », car le terme chinois gongren était encore réservé aux travailleurs des entreprises publiques urbaines. Ils utilisaient plutôt celui de dagongmei, « garçon travailleur », ou nongmingong , « travailleur du pays », qui expriment le statut précaire et temporaire des travailleurs des villes.

    Si elles se sont heurtées à la répression du parti-État, les mobilisations et les luttes des travailleurs migrants ont été victorieuses sur plusieurs plans.

    Dans les années 90 et 2000, le parti au pouvoir, alors sous la direction de Jiang Zemin et en pleine restructuration de l’économie chinoise, n’a souvent pas été en mesure de répondre aux conflits sociaux de manière cohérente et planifiée ; il a préféré les résoudre en envoyant la police, jetant de l’huile sur un feu déjà brûlant. La stratégie du gouvernement change seulement avec Hu Jintao dans le milieu des années 2000 et s’appuie davantage sur des méthodes de concession et de cooptation.

    La carotte et le bâton

    À cette époque, les grèves présentaient rarement un problème majeur pour les entreprises, publiques ou privées : le faible niveau des salaires et le boom de l’économie autorisaient de petites concessions. Les autorités locales ou régionales toléraient les manifestations ouvrières tant qu’elles se limitaient à une seule entreprise, tandis que les organisateurs de grève étaient licenciés et les tentatives de création de syndicats indépendants étaient sévèrement réprimées.

    C’est seulement lorsque les luttes ouvrières se sont propageaient au-delà des limites de l’entreprise, accouchaient de revendications politiques ambitieuses ou ne pouvaient être résolues rapidement que les autorités locales intervenaient. Après plusieurs années de développement de ses capacités répressives cependant, l’État chinois était prêt, dans la décennie 2010, à recourir à des mesures policières plus systématiques. La police avait crû en nombre et en qualification, la surveillance et de censure en ligne avaient gagné en efficacité, les activités des ONG étaient mieux réglementées – sans compter que de nouvelles lois sociales encadraient davantage la vie au travail et renforçaient le pouvoir des syndicats officiels.

    La passation de pouvoir entre Hu Jintao et Xi Jinping n’a rien changé quant aux méthodes institutionnalisées de résolution des conflits au travail, qui ont continué à demeurer prévalentes. Dans le même temps cependant, la répression des conflits s’accroissait à mesure que la croissance se tassait, tandis que d’autres facteurs – les fermetures d’usines causées par leur délocalisation, les problèmes liés au vieillissement des travailleurs migrants, etc – tendaient à les multiplier.

    ONG syndicales et néo-maoïsme : la nouvelle donne politique

    La popularité des ONG s’accroissait en Chine à mesure que l’État cessait peu à peu de remplir ses fonctions de service public – respectant à la lettre le slogan « petit gouvernement, grande société » ( xiaozhengfu, dashehui ). La plupart n’affichaient au départ aucune coloration politique et ne se présentaient pas en opposition au régime. Seule une minorité soutenait ouvertement les luttes sociales.

    Des militants de gauche issus de Hong Kong n’ont pas peu fait pour politiser les ONG et investir les réseaux syndicaux chinois. Et certaines de ces organisations ont alors commencé à recevoir un soutien financier d’ONG et de fondations basées à Hong Kong, en Europe et en Amérique du Nord.

    La répression repose sur une palette variée d’outils destinés à limiter l’activité de la gauche d’opposition, et ce depuis son renouveau dans les années 1990. Les libertés politiques ont été plus restreintes encore sous la nouvelle direction de Xi Jinping après 2012.

    Elles ont joué un rôle non négligeable lorsque les luttes des travailleurs migrants se sont généralisées à la fin des années 2000 – aidant en coulisse à coordonner des mobilisations, notamment sur internet, appelées « actions collectives déguisées » ou « mobilisation sans les masses ».

    Une grande diversité caractérisait ces « ONG syndicales » en termes d’orientation politique. Le Bulletin des travailleurs chinois , par exemple, basé à Hong Kong, défendait une perspective sociale-démocrate et d’indépendance syndicale. D’autres étaient influencées par le trotskysme.

    L’utilisation croissante des plateformes a créé un espace de débats qui a permis à une variété de courants d’émerger – du moins jusqu’à ce que la censure ne restreigne leur importance. C’est dans le néo-maoïsme que les militants syndicaux ont puisé leur influence la plus importante – un courant distinct de la gauche maoïste qui avait fait ses armes au cours de la Révolution culturelle. Dans de nombreuses universités chinoises, de jeunes étudiants issus de milieux urbains – et de plus en plus fréquemment de familles migrantes – ont formé des « groupes d’étude marxistes » où la littérature maoïste était relue à l’aune de la nouvelle réalité capitaliste de la RPC. Les visites dans les zones industrielles du sud sont devenues monnaie courante, ainsi que les enquêtes secrètes dans des usines – comme celles du fournisseur d’électronique Foxconn. Des actions spectaculaires d’étudiants rejoignant l’usine pour y soutenir les luttes ouvrières ont eu lieu.

    La répression a commencé après l’affaire de l’usine Jasic à Shenzhen – fabricant de machines à souder – en 2018. Au départ, les étudiants maoïstes recevaient peu de soutien des autres travailleurs. Mais lorsque la police locale a procédé à des arrestations, ils sont parvenus à organiser des mobilisations massives. C’est alors que la police a procédé à une campagne nationale de répression contre les groupes d’étude maoïstes dans tout le pays.

    Cette vague de répression a frappé non seulement les personnes impliquées dans l’affaire Jasic, mais également d’autres groupes militants et ONG syndicales. Au sein de la gauche, elle a disqualifié la stratégie néo-maoïste d’éducation populaire et d’organisation des travailleurs portée par ces groupes étudiants.

    Au tournant de la décennie 2010, un clivage politique s’est creusé entre différents courants du néo-maoïsme. Alors que certains saluaient les réformes sociales de Hu Jintao (et son programme visant à instituer de « nouvelles campagnes socialistes »), le « modèle de Chongqing » suscitait encore davantage d’enthousiasme. Dans la grande ville de Chongqing, à l’Ouest de la Chine, Bo Xilai, le dirigeant du PCC, défendait une politique de logement et de protection sociale tout en menant une campagne contre le crime organisé. Il entretenait soigneusement le folklore maoïste et la nostalgie des grandes années « rouges » de la Chine.

    Bo était largement perçu comme le concurrent du successeur désigné de Hu Jintao, Xi Jinping. La direction du parti trancha contre la ligne de Bo, qui fut finalement arrêté en 2012 et reconnu coupable de corruption. Le « modèle de Chongqing » s’éteint avec lui. Mais non sans avoir durablement accru les fractures entre les tendances de « gauche maoïste » ( maozuo ) et de « droite maoïste » ( maoyou ). La « gauche maoïste », qui converge dans un rejet du tournant pro-capitaliste du PCC, est elle-même un courant très large, unissant des socialistes démocrates à des partisans d’une forme plus autoritaire de socialisme.

    La droite maoïste, de son côté, continue de critiquer l’impact négatif des réformes libérales sur la classe ouvrière, mais s’accroche à l’idée marxiste-léniniste d’un parti-État unique. Elle espère ramener la direction du PCC vers une voie « socialiste » et a même soutenu la direction du parti sous Xi Jinping, qui avait multiplié les clins d’oeil à son égard ces dernières années…

    Repeindre en rouge l’intégration des « capitalistes » au Parti

    La répression repose sur une palette variée d’outils destinés à limiter l’activité de la gauche d’opposition, et ce depuis son renouveau dans les années 1990. Les libertés politiques ont été plus restreintes encore sous la nouvelle direction de Xi Jinping après 2012. La répression contre différentes formes d’opposition organisée s’est intensifiée, et ciblait les journalistes, les avocats et les militants.

    Alors que bon nombre de ces personnalités de l’opposition étaient des libéraux éloignés des actions militantes, la répression contre les militants syndicaux et les ONG en décembre 2015 a indiqué qu’ils sont également dans le collimateur des forces de sécurité de l’État. Sur le front idéologique, et afin de renforcer sa légitimité, le PCC a promu une interprétation monolithique et simplifiée du marxisme, du maoïsme et de son propre héritage socialiste. La redéfinition du « marxisme » par la direction du parti avait commencé peu de temps après que les « capitalistes » furent autorisés à rejoindre leurs rangs, dans les années 2000.

    Le parti craignait alors de perdre sa légitimité et son soutien parmi les ouvriers et les paysans. Sous Xi Jinping, la direction a tenté de renforcer le pouvoir du parti par des réformes à la fois institutionnelles et idéologiques. Confronté au ralentissement de la croissance économique, aux contradictions généralisées au sein du parti au pouvoir et de l’appareil d’État, et à la persistance des inégalités et des tensions sociales, il a décidé de renforcer son pouvoir par des campagnes, des purges et la censure.

    Les mesures répressives ont été complétées par la réintégration d’une rhétorique de gauche et marxiste dans le discours officiel. La répression étatique de l’opposition de gauche est devenue préventive, et tente désormais de tuer dans l’œuf toute coordination entre les manifestants et les militants. Ni les ONG syndicales ni les groupes d’étudiants maoïstes n’ont pu poursuivre leur engagement depuis le début de la vague de répression. Cette jeune génération de militants pourrait d’ores et déjà être arrivée à son terme.

    • Co chevron_right

      [Entretien] – Rafaël Amselem : « Je refuse l’idée d’une nécessaire équivalence entre communisme et nazisme »

      ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Thursday, 20 April, 2023 - 03:30 · 18 minutes

    Baptiste Gauthey : Bonjour Rafael Amselem. Il y a quelques jours, Olivier Babeau a publié un tweet dans lequel il compare le communisme et le nazisme en avançant que la différence essentielle entre les deux régimes serait je le cite « le nombre de morts ». Que penser de cet argument ?

    Rafaël Amselem : Le premier élément qui importe, c’est de voir les points d’accord et ceux sur lesquels nous devrions tous reconnaître une certaine forme de vérité. D’un point de vue historique et systémique, le communisme a abouti à des régimes totalitaires, criminels et radicalement violents. C’est une réalité que l’on a du mal à traiter aujourd’hui. Il suffit aussi de voir le nombre incroyable de réactions indignées qu’a suscité le tweet, relativisant parfois l’histoire violente du régime soviétique.

    En revanche, j’ai un point de désaccord fondamental avec Olivier Babeau, ou plutôt sur l’idée qu’il expose : la nécessaire équivalence entre communisme et nazisme, sur la base d’un argument comptable – l’idée qu’il suffirait de faire le décompte des morts de chaque régime pour établir celui qui, d’entre les deux, incarne le mal radical. Passons sur les éléments de forme de cette comptabilité (les résultats du Livre Noir sont, au moins pour partie, contestés ; le communisme s’est étalé sur près d’un siècle, là où le nazisme a duré une dizaine d’années) : son postulat est surtout faux sur le plan philosophique.

    L’impossibilité d’une telle équivalence est simple : le nazisme, a contrario du communisme, repose sur une ontologie raciale. Lucie Doublet, dans un excellent ouvrage ( Emmanuel Levinas et l’héritage de Karl Marx , Édition Otrante, 2021), expose la pensée du philosophe Emmanuel Levinas sur la question. Levinas a vécu le nazisme dans sa chair, en tant que juif, et en tant que prisonnier politique durant la guerre ; ce qui l’amènera évidemment à traiter du nazisme en termes philosophiques. Il sera par exemple l’un des premiers à affirmer, très tôt dans les années 1930, la violence contenue dans la doctrine de Heidegger. Lui-même proche du socialisme libertaire, il exposera aussi une critique très nourrie du marxisme et des régimes qui s’en réclamèrent par la suite.

    Levinas pense la construction de la civilisation occidentale comme l’avènement de « l’esprit des libertés ». Une grande histoire qui commence avec le judaïsme, ayant introduit la notion de pardon dans le monde ; et le pardon entretient avec la liberté un rapport fraternel, détachant notre être de l’enchaînement du passé, de nos erreurs d’hier ou d’avant-hier, inaugurant une voie de la rédemption qui s’ouvre sur un avenir radicalement indéterminé. Viennent ensuite le christianisme, mettant l’emphase sur l’au-delà et la sortie du monde terrestre, bref, en consacrant le primat de l’âme sur le corps ; le libéralisme, qui consacre les libertés politiques pour légitimer l’existence de la société politique ; le communisme, qui interroge la société libérale quant à la réalisation matérielle des libertés formelles (en d’autres termes, la société libérale déclare des droits, reste à savoir si ces droits deviennent concrets pour tous ou s’ils ne seraient pas au contraire réservés à une élite bourgeoise). Au fond, l’esprit des libertés se caractérise par un écart entre le soi et le monde, un recul vis-à-vis de l’être, une évasion de l’immanence de l’existant. La liberté consiste dans la capacité à transcender ses propres déterminations.

    Le nazisme est essentiellement une négation de l’esprit des libertés. Le nazisme est une ontologie raciale. Le nazisme pense l’humain par le primat de l’expérience corporelle ; ou, pour le dire simplement, de la race. Le nazisme est l’impossibilité métaphysique pour le sujet de s’extraire de ses caractères biologiques, dont il résulte une pensée de la violence et de l’hérédité. Il y a bien un mal du stalinisme chez Levinas. Mais jamais les doctrines socialistes et communistes ne se font l’écho d’une telle ontologie. Georges Steiner le formula de la façon suivante ( Grammaires de la création , Gallimard, 2001) : « Il semble cependant que l’extermination par les nazis de la communauté juive d’Europe soit une « singularité », non pas tant par son ampleur – le stalinisme a tué infiniment plus – que par ses motivations. Toute une catégorie de personnes humaines, les enfants compris, a alors été déclarée coupable d’être. Leur seul crime était d’exister et de prétendre vivre. » Là est la différence radicale, si ce n’est insurmontable, entre nazisme et communisme. Certes, les expériences communistes n’ont pas été étrangères à l’antisémitisme, notamment sous Staline. De même, sur le plan théorique, la critique du capital peut résulter sur des tropes antisémites (Moshe Postone, Critique du fétiche capital , Puf, 2013). Mais ces débouchés ne sont pas une fatalité a priori . Il a bien existé des phases où des juifs ont participé à l’édification du socialisme et du communisme. La métaphysique communiste ouvre cette possibilité ; à l’inverse, celle du nazisme ne permet même pas une poussière d’espoir en la matière.

    D’où vient donc cette erreur d’analyse ? À mon sens, beaucoup de libéraux se trompent lorsqu’ils fondent leur analyse du communisme et du nazisme à l’aune d’un seul et unique critère : le totalitarisme. Au fond, nazisme et communisme ne seraient que deux faces de la même pièce : le holisme, ou le collectivisme. Je rejette radicalement cette interprétation. Elle est d’évidence (excessivement) incomplète. Les valeurs nazies et communistes ne se situent pas sur le même plan. Pour le dire simplement, je mange aisément à la table d’un communiste, pas à celle d’un nazi.

    BG : En réaction, François Malaussena a publié un « thread » dans lequel il explique que s’il ne s’agit pas de réhabiliter le communisme, il ne faut pas le mettre sur le même pied d’égalité. Il écrit notamment qu’il « peut théoriquement exister un régime communiste qui ne tue personne, là ou c’est impossible pour un régime fasciste ». Est-ce juste ?

    RA : Non et plusieurs argumentaires peuvent être mobilisés pour y répondre. En premier lieu, il y a les écrits de Raymond Aron . L’État libéral, dit-il, celui de Constant ou Tocqueville, est bâti sur la séparation entre, d’une part, une sphère individuelle privée dans laquelle on s’appartient à soi, où la volonté d’autrui ne peut s’immiscer dans la conscience et les choix personnels, dont résulte l’illégitimité de l’État dans certains domaines d’intervention ; d’autre part, la sphère publique qui régule l’espace des communs. Cette distinction, qui consacre un espace de liberté individuelle, la doctrine marxiste s’y oppose frontalement. Pour Marx , dit Aron, cet État, celui de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen, est une aberration : si on sépare l’homme du citoyen, si on distingue le privé du public, si, dit autrement, on déclare que certains espaces de la vie sociale sont exclus de la loupe du législateur, ce n’est pas la liberté qu’on proclame, mais l’aliénation même du prolétaire : car sa vie privée, essentiellement vécue dans le monde du travail, est imprégnée d’aliénation. Consacrer l’étanchéité entre le travailleur et le citoyen, c’est bien entériner le rapport de force qui l’oppose au capitaliste, le laisser à la merci du bourgeois. D’où cet appel à construire un régime qui confonde volontairement corps social et corps politique, société civile et administration, bref, qui abolisse la dualité entre la société civile et l’État.

    Cet appel est d’autant plus fondé que la démocratie a montré aux hommes « la vérité secrète, l’énigme résolue de toutes les constitutions parce que le peuple est l’origine, le créateur de toutes les superstructures politiques et que l’homme n’arrive à la vérité de lui-même, à la prise de conscience de cette vérité, qu’en se reconnaissant maître et possesseur de toutes les institutions dans lesquelles il s’est, à travers les siècles, aliéné ». L’homme est le producteur de ses propres conditions d’existence : voilà la vérité de la démocratie dont le marxisme se fait le prophète. En séparant sphère publique et sphère privée, citoyen et travailleur, l’État libéral refuse d’acter cette suprême vérité. Pire, cette dualité consacre une illusion religieuse : de même qu’il y a dans le christianisme une séparation entre la vie terrestre (dégradée) et la destinée céleste (supérieure), on retrouve dans l’État libéral une vie prétendument privée (dégradée) et une participation épisodique aux affaires publiques (supérieure). Vient alors le marxisme qui affirme, contre les injustices du monde, contre les rapports de domination et de pouvoir : tout est politique. Le marxisme est radicalement « le refus de tenir aucune des données de l’ordre social comme une fatalité, échappant à la maîtrise des hommes ». Mais, ce faisant, et là est le point central, le champ d’intervention étatique devient illimité. Personne ne saurait échapper au regard du législateur. Or, si l’on suit la maxime libérale selon laquelle le pouvoir tend au pouvoir et à l’arbitraire, il est inévitable qu’un régime qui consacre une légitimité politique sans borne – il n’y a plus de vie privée ! – finira par déboucher sur de terribles dérives.

    Ces dérives sont d’autant plus palpables qu’en réalité, il y a une violence intrinsèque à la doctrine marxiste. Cette violence est d’abord consacrée par une vision singulière de l’histoire. Le marxisme est un millénarisme : le monde se meut vers une fin de l’histoire, dont le marxisme prophétise le dénouement ; fin de l’histoire d’autant plus déterminée que le marxisme prétend fonder son discours sur un plan scientifique : Marx ne ferait que découvrir, à travers le matérialisme historique, l’inévitable conclusion du mouvement historique. Au fond, sa mission consiste à hâter cette fin inéluctable.

    Cette posture pseudo-prophétique pose plusieurs difficultés. Elle consacre d’abord la supériorité du (faux) prophète. Lui seul maîtrise les dynamiques de l’histoire, et surtout, la place objective de chacun dans sa conclusion, sans qu’importe la subjectivité. La violence est contenue dans cette doctrine par l’effacement des individus qu’elle opère, d’autant plus marquée par une vision de la vie sociale tachée par la conflictualité (le prolétaire contre le bourgeois). Les vues et finalités individuelles ne sont pas signifiantes pour ce qu’elles sont, mais seulement dans leur participation à la nécessité historique ; la valeur de la subjectivité n’est comprise que dans sa place dans l’économie universelle et objective de la fin de l’histoire. Dit simplement, ce sont des moyens, non des fins ; des potentialités, non des sujets propres. Levinas affirme ainsi que cette perspective eschatologique transforme le philosophe en professionnel de l’herméneutique. Les actions individuelles n’ont pas de sens en soi, pas même celles que leur donnent les individus : elles sont englobées dans une perspective plus large, mystérieuse, que seul le philosophe adepte du matérialisme historique peut décoder. Toute vie intérieure et intime disparaît, elle se fait envahir par l’impératif de l’histoire. Levinas y voit un procédé viscéralement invasif et violent. Position d’autant plus marquée que, chez Levinas, la vie intérieure est irréductible à la vue de l’historien, elle constitue un espace de démarcation vis-à-vis de l’Être. La violence de cette pensée trouve enfin sa justification dans la téléologie marxienne : la résolution de la lutte des classes étant le moteur de l’émancipation universelle, le mal qui peut en résulter ne sert au fond qu’à faire advenir un bien encore plus grand. Il y a une logique presque sacrificielle qui imprègne le tout.

    Il nous faut encore évoquer le prolétariat. Dans le marxisme, le prolétariat constitue une masse unitaire, souffrante, qu’il nous appartient de sauver. Or, le prolétariat étant composé de millions de personnes, il ne saurait se muer en une unité homogène d’expression. Si tant est que tous les prolétaires de Russie, du Mexique, des USA, de la France observent les mêmes vues et opinions quant à leur condition, rien ne conduit à en déduire, selon un raisonnement logique, la nécessité de la révolution comme résolution. Mais admettons malgré tout que l’ensemble du prolétariat adhère au projet de l’Émancipation : il n’existe aucune façon concrète d’institutionnaliser cette unité d’expression en un organe représentatif, institutionnel, à même de traduire fidèlement la volonté de chaque travailleur. La marche de l’Émancipation ne peut être qu’à la charge d’une administration, une bureaucratie, un appareil d’État qui devrait incarner le prolétariat. Marx lui-même admettra qu’il y a un risque inhérent à ce processus : c’est que l’administration ne saurait être uniquement représentative. Elle a sa propre dynamique, ses propres organes, ses intérêts singuliers. L’appareil nécessaire pour la Justice risque ainsi de se prendre lui-même pour la Totalité. C’est une autre voie où la violence peut prospérer.

    Abordons enfin un dernier point avec François Furet . Il explique que cette nécessité historique, ce messianisme, fait que le marxisme se constitue en une nouvelle religion séculière. Il y a un sens religieux très fort, et puisqu’il y a un but plus transcendantal, une fin de l’histoire à réaliser, au fond toutes les turpitudes et les exactions peuvent être justifiées parce que le mal vise la réalisation d’un bien encore plus grand. Et c’est quelque chose dont parle Aron dans L’Opium des intellectuels , où il évoque la dispute entre Camus, Sartre et Francis Johnson. S’opposant à Camus, Francis Johnson aura des mots très clairs sur cette fin de l’histoire, sur ce grand projet émancipateur qui peut justifier certaines exactions : « Nous sommes donc à la fois contre lui [l’URSS] , puisque nous en critiquons les méthodes, et pour lui, parce que nous ignorons si la révolution authentique n’est pas une pure chimère, s’il ne faut pas justement que l’entreprise révolutionnaire passe d’abord par ces chemins-là, avant de pouvoir instituer quelque ordre social plus humain, et si les imperfections de cette entreprise ne sont pas dans le contexte actuel, tout compte fait, préférable à son anéantissement pur et simple ». Je crois que c’est assez clair.

    BG : Comment expliquer cette « passion française du communisme », pour reprendre l’expression de l’historien Marc Lazar ? D’où vient cette fascination et comment continue-t-elle à persister aujourd’hui ?

    RA : La première raison est celle d’une crise morale et spirituelle.

    Dans Le passé d’une illusion : « L ’idée d’une autre société est presque impossible à penser, personne n’avance sur le sujet dans le monde d’aujourd’hui, même l’esquisse d’un concept neuf, nous voici condamnés dans le monde où nous vivons ». Face à une société capitalistique, avec ses défauts, ses difficultés, ses turpitudes, il est extrêmement tentant (voire même nécessaire) de penser une forme d’utopie, de « sortie du monde ». Dans sa perspective eschatologique, messianique, le communisme répond admirablement à ce besoin-là.

    Je pense ensuite qu’il y a une passion purement intellectuelle. C’est Raymond Aron, à nouveau, qui l’expose dans L’Opium des intellectuels . Il affirme qu’il existe deux voies possibles pour changer le monde : la voie de la réforme et celle de la révolution. L’intellectuel, a priori , est biaisé : il a tendance à être bien plus attiré par la voie de la révolution. Car la réforme est quelque chose de très prosaïque, c’est « l’œuvre des fonctionnaires », là où dans la révolution il y a toujours quelque chose de poétique, de narratif, de ce « peuple dressé contre les exploiteurs ». Aron écrit à ce sujet : « Pour l’intellectuel qui cherche dans la politique un divertissement, un objet de foi ou un thème de spéculation, la réforme est ennuyeuse et la révolution excitante ».

    François Sureau ajoute que nous Français n’aimons pas nous confronter au réel. On dit que la France est ultralibérale, avec des normes et des dépenses publiques qui n’ont jamais été aussi explosives, des libertés publiques remises en cause dans beaucoup de domaines… Donc on aime bien l’idole conceptuelle, l’objet, le jouet théorique qui nous autorise à divaguer en belles formules, qu’elles soient adaptées au réel, ou non.

    Enfin, François Furet avance la thèse selon laquelle le communisme est une reprise du jacobinisme : l’idée que l’on peut construire par le haut la société. Marx ou les marxistes ne se diraient sans doute pas jacobins, mais dans cette idéal de confusion entre société civile et société politique, il y a quand même cette vision selon laquelle l’homme peut maîtriser l’ensemble des données propres à l’arène sociale, que l’on pourrait, en ayant les bonnes institutions, aboutir à un monde perfectionné.

    BG : L’esprit totalitaire semble prendre des formes nouvelles aujourd’hui, quelles sont-elles et comment mobiliser une argumentation libérale afin de les combattre ?

    RA : Le plus grand danger que nous sommes en train de courir, c’est le danger de la lassitude. Tant sur le plan économique, institutionnel… il y a une grande fatigue . Je ne pense pas que nous soyons au bord du grand soir (les révolutions toquent rarement à la porte avant de s’inviter à la fête) mais plutôt d’une immense lassitude. C’est un grand danger car quand on a une masse fatiguée, il est peut-être plus simple pour certains d’essayer de créer des discours homogénéisant, totalisant, qui visent à rassembler tout le monde derrière l’espérance d’une unique cause engageante. Des grands discours mobilisateurs qui réveillent les masses en faisant revenir l’attrait de l’utopie, d’une « libération idéelle » pour reprendre la formule d’Aron.

    Deuxième point, c’est que le grand danger est épistémique. Plus personne ne croit dans les vertus de la liberté. Beaucoup de doctrines constatent qu’il y a des dynamiques « raciales » si l’on prend le terme américain, qui empêchent certaines personnes à compétences et qualités égales de pouvoir s’élever dans la société. On ne croit pas non plus à la liberté en matière écologique car on explique que c’est bien le marché et la liberté qui ont provoqué l’émergence d’un problème planétaire et vital pour l’ensemble de la société humaine. Dans ce sens-là, il faudrait répondre à ces défaillances de la liberté par le plan, le retour de la verticalité, de la technocratie…

    Sur le plan des relations internationales, on assiste à un recul net et marqué des démocraties libérales, et l’on voit que ce sont des régimes irrationnels, qui se rassemblent derrière un homme, une grande doctrine, qui gagnent du terrain. On assiste également à un retour des empires qui se reforment dans le monde et menacent nos existences. Au fond, face à des régimes qui agitent l’esthétique martiale, une sorte de foi irrationnelle, eh bien les démocraties libérales semblent un peu engluées dans une forme de passivité, dans une forme de société qui préfère le loisir à l’effort, et qu’en ce sens les démocraties libérales sont des sociétés faibles, fragiles, exposées à se faire balayer dès qu’il s’agit de montrer un peu de résistance…

    Sur la question sociale encore, les libéraux ne parviennent pas à proposer une réponse doctrinale concrète et profonde sur des souffrances réelles.

    Au-delà de ces réponses circonstanciées, de façon générale, il faut en revenir à un esprit de la liberté. Face à des gens qui agitent l’utopie, qui animent une forme de spiritualité, il nous faut raviver un discours de la liberté qui soit poétique, qui aille chercher dans les passions, les émotions, afin d’éveiller une conscience de la liberté. Sur la thématique des restrictions sécuritaires par exemple, le discours de l’ État de droit apparaît comme inopérant. Ce sont des arguments justes sur le fond, résolument. Mais ils ne parlent à personne car face à une angoisse sécuritaire, on ne répond pas seulement par la voie du droit et de la technique. Il est donc nécessaire de recréer une adhésion émotionnelle à la liberté. Furet à nouveau démontre bien que ce qui a fait le succès du communisme, c’est cette capacité par l’utopie à réveiller des sentiments et des passions. En tant que libéraux, il faut repenser la liberté à l’aune de certains enjeux contemporains, tout en reformulant un discours poétique, qui va demander, sans doute, de dépasser la simple maîtrise de notre base doctrinale, à travers la littérature, la poésie… Si l’on peut expliquer le succès de personnalités comme François Sureau, c’est qu’ il parle de liberté en littéraire, à travers des figures littéraires et historiques.

    • chevron_right

      « Meloni veut en finir avec le mouvement ouvrier » – Entretien avec David Broder

      news.movim.eu / LeVentSeLeve · Monday, 17 April, 2023 - 15:44 · 23 minutes

    L’arrivée au pouvoir de l’extrême droite en Italie a fait couler beaucoup d’encre. Pour David Broder, historien et responsable de l’édition européenne du magazine Jacobin (partenaire de LVSL), la victoire électorale de l’an dernier n’est pourtant pas surprenante. Au cours des dernières décennies, et particulièrement depuis les années 1990, la mouvance « post-fasciste » (distincte par bien des aspects du fascisme historique) a réussi à réécrire l’histoire de la Seconde guerre mondiale, apparaître comme une opposante à l’ establishment et devenir un mouvement légitime au sein des élites, grâce à une alliance des droites. Dans son livre Mussolini’s grandchildren (Pluto Books, non traduit en français), il revient sur l’histoire tourmentée de cette famille politique et la façon dont elle s’est progressivement installée au coeur du système politique. Entretien.

    Le Vent Se Lève : Lorsque Giorgia Meloni est devenue Première Ministre de l’Italie il y a six mois, de nombreux journalistes ont évoqué un « retour du fascisme » tout juste 100 ans après la marche sur Rome de Mussolini. Si son parti, les Fratelli d’Italia (Frères d’Italie), réunit les représentants actuels des héritiers du fascisme, Meloni a cependant rejeté ces comparaisons en affirmant que « tout ça appartient au passé » et qu’il ne s’agit que d’une campagne de peur de la part de ses opposants. Vous consacrez justement tout votre livre à revenir sur la longue histoire de cette famille politique et ses nombreuses mutations depuis 1945. Selon vous, peut-on donc qualifier les Fratelli de « fasciste » ou ce terme n’est-il pas approprié ?

    David Broder : Il y a une mutation importante entre le fascisme au début du XXème siècle et les mouvements d’aujourd’hui. Cela est largement dû à un renouvellement générationnel. C’est pour ça que le titre de mon livre est « Les petits enfants de Mussolini » et non « les clones de Mussolini ». Bien sûr, il y a des liens, parfois personnels, comme dans le cas du Président du Sénat Ignacio La Rossa, dont le père était un leader fasciste en Sicile. Il y a aussi une filiation politique, avec des idées et une culture politique qui se sont transmises. Mais si l’on parle de post-fascisme ou de néo-fascisme, c’est bien car il y a une distinction importante entre l’histoire du régime fasciste et le mouvement qui lui a succédé. Giorgio Almirante, leader du Mouvement Social Italien [ le MSI était le parti néo-fasciste de l’après-guerre, ndlr] faisait d’ailleurs cette distinction.

    La démarche discursive de Giorgia Meloni est de séparer les deux choses. Dans ses discours, elle présente le MSI comme le parti de droite démocratique d’après-guerre, en rappelant que le MSI a condamné l’antisémitisme de Mussolini il y a déjà plusieurs décennies et a accepté la compétition électorale. Mais évidemment, réduire le fascisme à l’antisémitisme et à la dictature est incomplet et d’autres aspects n’ont pas véritablement été abandonnés. L’évolution s’est faite progressivement, en fonction du contexte politique. Durant les décennies d’après-guerre, par exemple durant les années de plomb [ années 1970, marquées par de nombreux attentats en Italie, ndlr], le MSI était déjà un parti important (quatrième ou cinquième suivant les élections) mais minoritaire.

    « Meloni est un produit de la fin de l’histoire. »

    Quand Meloni a adhéré au MSI à l’âge de 15 ans, dans les années 1990, l’époque avait déjà bien changé. C’était la fin de la Guerre froide, le Parti communiste et la Démocratie chrétienne, les deux grands partis de l’après-guerre, étaient en train de disparaître, l’Italie accélérait son intégration européenne avec le traité de Maastricht et Berlusconi invitait le MSI à rejoindre sa coalition de gouvernement (en 1994, ndlr). Meloni est un produit de la fin de l’histoire. En 1995, au congrès du MSI à Fuigi, où le parti est devenu Alianza Nationale, on parlait déjà de la fin des idéologies, des violences etc., comme le fait Meloni aujourd’hui. A l’époque, l’historien Robert Griffin parlait d’une hybridation d’une culture idéologique fasciste, avec d’un côté une vision exclusiviste et homogénéisante de la nation et d’autre part l’acceptation du cadre de compétition électorale de la démocratie libérale. C’est pourquoi je parle de post-fascisme.

    Les comparaisons médiatiques de 2022 avec 1922 sont donc beaucoup trop réductrices : le monde a tellement changé. A l’époque, non seulement les seuils de violence étaient beaucoup plus hauts et la démocratie électorale était moins implantée, mais c’était aussi une époque de massification de la vie politique, avec des partis qui comptaient des centaines de milliers d’adhérents. Aujourd’hui, on constate plutôt l’inverse : l’abstention augmente et la politique n’intéresse plus les masses. Finalement, l’histoire du mouvement post-fasciste est celle d’un parti minoritaire de la Première République (période de 1945 au début des années 1990 avec un système politique dominé par la Démocratie chrétienne et le Parti communiste, qui a ensuite volé en éclats en quelques années, ndlr) qui a su devenir un parti important d’une démocratie en crise.

    LVSL : Votre démarche à travers le livre est celle d’un historien. Ainsi, vous accordez une place importante aux questions mémorielles et à la façon dont le MSI et les partis qui lui ont succédé ont réussi à réécrire certaines pages de l’histoire italienne à son avantage. Vous donnez notamment l’exemple des foibe , ces fosses communes où ont été enterrés des partisans fascistes, mais aussi des Italiens innocents, tués notamment par les communistes yougoslaves. Comment le mouvement post-fasciste est-il parvenu à renverser l’antifascisme hégémonique dans l’après-guerre, notamment en s’appuyant sur l’anti-communisme ?

    D.B. : Fratelli d’Italia est un parti obsédé par l’histoire de la Seconde Guerre mondiale. Il cherche à tout prix à détruire la culture mémorielle antifasciste de l’Italie d’après-guerre, qui était alors hégémonique. Comme je le disais, Meloni arrive en politique dans les années 1990, à une époque où la vie politique est marquée par la fin des grands récits, mais aussi des violences. Pour elle, l’enjeu n’est pas d’héroïser les fascistes, mais plutôt de les présenter comme des victimes. Elle s’inspire en cela de ce qui se fait ailleurs en Europe, comme en Pologne, en Hongrie ou en Lituanie. Pour elle, 1945 n’était pas une libération, mais le moment où les communistes profitent de la défaite de l’Italie pour tenter d’imposer une dictature pire que le fascisme.

    Cette histoire de foibe est un bon moyen d’introduire cette culture mémorielle est-européenne en Italie. Selon ce discours, les communistes yougoslaves ne sont pas des paysans qui ont libéré l’Italie aux côtés des Alliés, mais des meurtriers qui ont tenté de commettre un nettoyage ethnique envers les Italiens. Certes, ce récit s’appuie sur une certaine réalité : il y a des exactions commises par les communistes qui ne sont pas excusables. On prend souvent l’exemple de Norma Cossetto , une jeune fasciste violée puis tuée et jetée dans un foibe . Bien sûr, elle ne le méritait pas. Mais les post-fascistes ont réussi à faire passer ces exactions (qui ont tué plusieurs milliers de personnes, ndlr) commises dans un contexte trouble pour un second Holocauste. Il y a d’ailleurs deux jours de commémoration en Italie : un pour les victimes de l’Holocauste, le jour de la libération d’Auschwitz, et l’autre pour les victimes des foibe . Cela témoigne du succès de ce discours révisionniste.

    « Dans le discours des post-fascistes, l’Italie est victime des nazis et des communistes yougoslaves. »

    C’est une vision de l’histoire ultra-auto-indulgente, qui met sur le même plan les victimes du fascisme et les victimes fascistes. A travers ce discours, ils excluent complètement les responsabilités du fascisme. Par exemple, ils reconnaissent que la Shoah et l’antisémitisme sont inexcusables, mais ils imputent ces faits à l’alliance à l’Allemagne nazie, qui aurait été une erreur de Mussolini. Dans le discours des post-fascistes, l’Italie est donc victime des nazis et des communistes yougoslaves. En revanche, l’invasion de l’Ethiopie [ où les troupes du dictateur ont notamment employé du gaz moutarde contre les civils et attaqué les équipes humanitaires de la Croix Rouge , ndlr] et de la Yougoslavie ou la colonisation de la Libye ne sont presque jamais mentionnées dans le débat public.

    L’antifascisme se retrouve donc dépolitisé : les fascistes sont présentés comme des Italiens victimes de violence en raison de leur nationalité. Cette construction d’un nouveau récit historique avec les foibe a été répliquée avec les victimes des violences des années de plomb. L’exemple emblématique est celui de Sergio Ramelli, un jeune militant fasciste de 18 ans agressé dans la rue, alors qu’il n’était pas un véritable soldat politique qui aurait agressé des adversaires politiques. Meloni et ses lieutenants se servent de cet exemple pour se présenter comme innocents et affirmer que le MSI a été opprimé par la culture antifasciste d’après-guerre, dont il faudrait à tout prix se débarrasser. Selon elle, l’ennemi absolu est le communisme, qu’elle résume au goulag et au stalinisme, alors que le Parti communiste Italien a par exemple largement écrit la Constitution italienne.

    LVSL : Outre cette question mémorielle, le MSI faisait face à de nombreux obstacles lors de son apparition après la guerre. Jusqu’aux années 1990, les deux partis ultra-dominants sont la Démocratie chrétienne, continuellement au gouvernement, et le Parti communiste Italien, continuellement exclu du pouvoir. Durant cette période appelée « Première République » par les Italiens, le MSI a tenté plusieurs tactiques : la stratégie de l’insertion, puis celle de la tension et enfin celle de la pacification. Pouvez-vous revenir sur ces différentes phases ?

    D.B. : Dans le système politique italien d’après-guerre, il y avait des ex-fascistes dans tous les partis. Mais la spécificité du MSI, c’est qu’il défendait la République de Salò [ nouvelle version du régime mussolinien entre 1943 et 1945, ndlr] et que les fascistes qui avaient abandonné Mussolini en 1943 n’avaient pas le droit d’en faire partie. La ligne du parti vis-à-vis des 23 années au pouvoir de Mussolini est assez clairement définie dès le congrès fondateur du MSI en 1948 : ni restaurer le régime de Mussolini, ni renoncer à cet héritage. C’est une façon de réconcilier les deux âmes du parti, l’une plutôt sociale et anti-bourgeois, l’autre plus conservatrice. Ce positionnement a permis des prises de positions qui tranchent parfois avec l’histoire du fascisme sous Mussolini. Je trouve ça assez drôle quand certains s’étonnent de l’atlantisme de Meloni : le MSI soutient l’OTAN depuis 1951 !

    LVSL : Oui c’est un tournant intéressant. Les Américains et leurs alliés ont contribué à la chute de Mussolini et pourtant, le MSI rejoint très vite le camp atlantiste car il le voit comme un rempart au communisme. Et cette position n’a pas changé depuis…

    DB : En effet, cette transformation est assez remarquable. A l’origine, le récit du MSI autour de la République de Salò en fait une sorte de révolution manquée du fascisme, qui aurait tenté de se débarrasser de la monarchie et de l’Eglise pour créer une République sociale, ainsi que l’expression d’un patriotisme désintéressé, d’une défense coûte que coûte de l’Italie malgré une défaite certaine contre les Alliés. Mais seulement six ans plus tard, ils ont abandonné ce positionnement pour devenir un partenaire de l’Alliance atlantique. Bien sûr, certains courants et certains militants, comme Giorgio Almirante, n’ont pas adhéré à cette idée et ont plutôt repris l’idée gaulliste d’une équidistance entre Washington et Moscou. Mais la position hégémonique a bien été de chercher à construire la légitimité du parti en adhérant à cette alliance occidentale et anti-communiste.

    Par ailleurs, pour se légitimer, les post-fascistes tentent de devenir un partenaire de coalition acceptable pour les Chrétiens démocrates, au nom d’une lutte commune contre le communisme. Cette volonté d’alliance a failli se concrétiser en 1960, quand Tambroni, le Premier ministre de l’époque, a eu besoin de leurs voix pour être majoritaires au Parlement. Mais cette période a été marquée par une contestation sociale très forte, qui a montré aux Chrétiens-démocrates que les Italiens ne toléraient pas cette alliance [ le gouvernement est alors tombé, ndlr].

    Le journaliste et historien David Broder. © Pluto Books

    Suite à cet échec de la « stratégie de l’insertion », il y a au sein du MSI une analyse presque conspirationniste selon laquelle les Etats-Unis finiront par avoir besoin des fascistes pour combattre le communisme. L’objectif, notamment durant les années de plomb (années 1970, ndlr) est donc de faire un coup d’Etat afin d’instaurer un régime autoritaire, comme au Chili. Une telle option a bien été préparée à l’époque, notamment au travers de la loge P2 et de l’opération Gladio . Mais finalement, face à cette menace d’un coup d’Etat, des compromis réformistes ont été trouvés pour calmer la contestation sociale et cette option n’a jamais été déclenchée. En outre, le MSI a un peu surestimé sa propre utilité pour les soutiens d’un potentiel coup d’Etat, qui n’avaient pas nécessairement besoin de leur poids électoral pour mener cette opération.

    « L’existence d’un pan électoral et légaliste du mouvement fasciste italien à travers le MSI a bénéficié à des militants et des organisations fascistes radicales plus violentes. »

    En revanche, l’existence d’un pan électoral et légaliste du mouvement fasciste italien à travers le MSI a bénéficié à des militants et des organisations fascistes radicales plus violentes. Cela s’est vu par exemple avec l’attentat de la Piazza Fontana à Milan en 1969 , commis par le groupe paramilitaire Ordine Nuovo, fondé par Pino Rauti, qui était aussi un cadre important du MSI pendant des décennies et a même brièvement dirigé le parti en 1990. Les deux phénomènes vont de pair : pendant que le MSI cherchait à bâtir une alliance des droites, des mouvements terroristes d’extrême-droite qui partageaient à peu près la même idéologie commettaient des violences « préventives » pour éviter une victoire communiste en Italie.

    LVSL : Néanmoins, qu’il s’agisse de la stratégie de l’insertion, c’est-à-dire d’une alliance des droites, ou de celle de la tension, par un coup d’Etat, ces deux tactiques échouent et le MSI reste un parti minoritaire. Mais tout change au début des années 1990 : le Parti communiste est délégitimé après la chute du Mur de Berlin et la fin de l’URSS, tandis que les socialistes et la Démocratie chrétienne s’effondrent suite au scandales de corruption Tangentopoli. De nouveaux acteurs politiques émergent, notamment Berlusconi, qui va tendre la main au MSI pour former un gouvernement. Pouvez-vous revenir sur les nombreux changements qui ont lieu avec l’émergence de la Seconde République ?

    D.B. : La chute du mur de Berlin a certes achevé la chute du Parti communiste Italien, mais en réalité, elle a surtout fait exploser les contradictions préexistantes et aidé ceux au sein du parti qui voulaient le transformer en parti européiste et libéral. Cet événement, ainsi que l’effet de Tangentopoli sur la Démocratie Chrétienne et le Parti Socialiste, ont rendu plus probable une victoire électorale du nouveau centre-gauche, qui a émergé sur les décombres du Parti communiste. C’est ce qu’on a observé par exemple lors des élections locales en 1993, où se sont affirmés ces anciens communistes devenus libéraux, mais aussi la Lega – alors un parti régionaliste – et un peu le MSI. Lors des municipales cette année-là, le second tour à Rome a par exemple opposé un candidat écologiste à Gianfranco Fini, du MSI.

    Comme il n’avait pas participé aux différents gouvernements, le MSI a été épargné par les scandales de corruption et s’est présenté comme le parti des honnêtes gens. En outre, le MSI a aussi été légitimé par le Président de la République de l’époque, Francesco Cossiga (ancien démocrate-chrétien, ndlr). Celui a repris les slogans du MSI, en évoquant la nécessité d’en finir avec la « particratie », c’est-à-dire la mainmise de certains partis sur la vie politique, pour passer à un régime plus plébiscitaire etc. Berlusconi a aussi profité du moment pour entrer en politique début 1994.

    Déjà, l’année précédente, il avait soutenu Fini comme potentiel maire de Rome au nom de la lutte contre « l’extrême-gauche ». Son discours a été largement construit sur la peur d’une victoire des anciens communistes, qui, selon lui, auraient seulement changé leurs discours mais pas leurs idées. Ainsi, de manière assez bizarre, l’élection de 1994 s’est largement joué sur l’identité communiste ou anti-communiste de l’Italie, à un niveau inégalé depuis les années 1960. C’est d’autant plus absurde que tous ces progressistes ex-communistes ne cessaient de reprendre la rhétorique et les mesures originellement issues de la droite !

    « De manière assez bizarre, l’élection de 1994 s’est largement joué sur l’identité communiste ou anti-communiste de l’Italie, alors que tous ces progressistes ex-communistes ne cessaient de reprendre la rhétorique et les mesures originellement issues de la droite ! »

    Ainsi, Berlusconi et son « alliance des modérés » avec la Lega et le MSI, remporte l’élection de 1994. Giuseppe Tatarella, du MSI, devient alors vice-Premier ministre. A l’époque, sa présence choque : par exemple Elio di Rupo, futur Premier Ministre belge, refuse de lui serrer la main. On imagine mal cela aujourd’hui avec Meloni. Certes, ce moment coïncide avec une sorte de dédiabolisation du MSI conduite par son chef de l’époque, Gianfranco Fini. Mais il faut bien comprendre qu’il ne s’agit pas d’un abandon des racines du MSI, mais plutôt l’achèvement du processus lancé dès les années 1950 par Almirante : construire une grande alliance des droites anti-communistes dans laquelle la tradition néo-fasciste aurait droit de cité. Bien sûr, il y a eu des mobilisations antifascistes importantes – un million de manifestants à Milan en 1994 par exemple – mais clairement les barrières à une éventuelle alliance avec les néo-fascistes au sein de la droite avaient disparu.

    En fait, quand on parle de la montée en puissance électorale de l’extrême-droite, on pense souvent à une arrivée au pouvoir de barbares violents, mais la réalité est celle d’un processus de long terme. Si on en revient à Meloni, elle ne doit pas tant sa victoire à son génie, mais plutôt à cette longue progression. Dès les années 1990, Alianza Nationale (nouveau nom du MSI après 1995, ndlr) réunissait six millions de voix; l’an dernier, Fratelli d’Italia en a réuni sept millions. En réalité, le fait le plus marquant est la victoire intellectuelle des idées d’extrême-droite au sein de l’alliance des droites. On voit un peu la même chose en France avec le Rassemblement National, en Espagne avec Vox ou en Suède : ce n’est pas tant l’extrême-droite qui se modère, mais plutôt la droite historique qui se recompose sur des bases nouvelles, nationalistes et tournées autour de l’idée d’un déclin national. Le même récit postmoderne se retrouve un peu partout. En Italie, Meloni a par exemple tout un discours autour des financiers – toujours plus ou moins sionistes ou juifs – qui s’allient avec les marxistes et les ONG pour organiser un grand remplacement. Ce qui est par ailleurs assez drôle, c’est le contraste entre la grande vision du défi civilisationnel et de l’extinction programmée du peuple italien et les moyens qu’ils proposent pour y faire face, qui sont assez faibles.

    LVSL : Oui, on peut citer à ce sujet un discours où Meloni évoquait les « valeurs nationales et religieuses » qui seraient attaquées, pour transformer les individus en simples « citoyens x, parent 1 ou parent 2 » qui deviendraient alors « de parfaits esclaves à la merci des spéculateurs de la finance ». Tous ses discours sont très offensifs et permettent à Meloni de se présenter en outsider défendant les intérêts du peuple italien. Pourtant, son parti ne remet aucunement en cause l’appartenance à l’Union européenne et l’austérité qu’elle impose, à l’euro, à l’OTAN, les livraisons d’armes à l’Ukraine… Finalement, les Fratelli d’Italia semblent donc très bien s’accommoder du statu quo en matière économique et focalisent leurs actions sur des enjeux comme le droit à l’avortement, l’immigration ou les questions de genre.

    D.B. : En effet, les Fratelli n’entendent pas remettre en cause la position de l’Italie sur la scène internationale et son appartenance à l’OTAN ou à l’UE. De toute façon, un Italexit n’a jamais été sérieusement envisagé : même il y a une dizaine d’années, lorsque Meloni avait un discours plus eurosceptique qu’aujourd’hui, elle proposait une vague sortie commune de tous les pays, avec une déconstruction organisée. Donc cela n’a jamais été une option. Meloni emprunte plutôt un discours de politique identitaire à l’américaine, qui dépeint les Italiens en victimes de l’histoire, trahis par leurs élites etc. Pour vous donner un exemple, la Lega de Salvini avait par exemple produit une affiche où l’on voyait un amérindien avec le slogan « il n’a pas su défendre son pays »

    Bien sûr, il faut reconnaître que le racisme des Fratelli peut déjà s’exprimer dans le cadre des politiques migratoires actuelles de l’UE par exemple. Mais en accédant au pouvoir, Meloni va permettre de légitimer des positions encore plus extrêmes, d’autant que les libéraux ne défendent pas les fameuses « valeurs » et les droits de l’homme dont ils parlent en permanence. Même en France, sans arriver au pouvoir, le Rassemblement National réussit déjà à changer la vie politique française en profondeur. Ce qui est particulièrement dangereux en Italie, c’est qu’il n’y a pas d’opposition face aux propositions de l’extrême-droite. Je vous donne un exemple récent : après la publication d’un rapport de la Cour Européenne des Droits de l’Homme sur la torture dans les prisons italiennes, les Fratelli ont proposé de supprimer la torture du code pénal . En gros, les idées que défendent les Fratelli rejoignent beaucoup celles d’Orbán, par exemple en faisant une loi pour criminaliser ceux qui feraient une soi-disant apologie du communisme ou de l’islamisme. Donc plus qu’une prise de pouvoir par des milices fascistes dans la rue, c’est plutôt un scénario similaire à celui de la Pologne ou de la Hongrie qui se dessine. En ramenant toujours les ONG et les oppositions, pourtant dominées par les libéraux, au totalitarisme stalinien qui voudrait détruire l’Italie, Meloni veut achever la culture antifasciste et le mouvement ouvrier.

    « En accédant au pouvoir, Meloni va permettre de légitimer des positions encore plus extrêmes. »

    Donc même si je pense que Meloni n’aura pas trop de difficultés à conclure des accords avec des gens comme Biden par exemple, je pense qu’il ne faut rien laisser passer. Bien sûr, crier à la menace fasciste n’est souvent pas la bonne manière de les combattre politiquement et il est nécessaire d’aborder des questions centrales comme l’économie ou l’abstention. Mais tout de même, on ne peut pas renoncer à la lutte sur ces questions d’identité et d’histoire.

    LVSL : A la fin du livre, vous abordez les liens des Fratelli avec d’autres partis d’extrême-droite à l’étranger, comme le Fidesz de Viktor Orbán, le parti Droit et Justice en Pologne ou les Républicains américains. Tous ces partis ont en commun de promouvoir des théories du complot, notamment l’idée d’un grand remplacement, et de remettre en cause des avancées progressistes , comme le droit à l’avortement. Lorsque Meloni a été élue, beaucoup de médias français ont fait des parallèles avec Marine Le Pen et le Rassemblement National. Selon vous, qu’ont-elles en commun et qu’est-ce qui les différencie ?

    D.B . : Sur le plan des différences, j’en vois plusieurs. D’abord, si, un courant un peu plus social, en faveur de l’Etat-Providence, a existé au sein du MSI historiquement, il a disparu depuis longtemps, comme on l’a vu depuis les gouvernements dominés par Berlusconi. Certes, le parti se dit toujours « social » et se présente comme une droite défendant les petites gens, mais quand on regarde la réalité, Meloni a repris toutes les idées de Reagan. Elle parle tout le temps de « l’assistanat », on croirait presque entendre la droite du XIXème siècle. Tout récemment, un ministre a par exemple déclaré que les bénéficiaires des aides sociales devraient être envoyés dans les champs pour s’occuper des cultures , car ce serait de leur faute si l’Italie est obligée de recourir à des travailleurs migrants pour ces tâches. Donc, même si l’on peut fortement douter des promesses sociales de Marine Le Pen, pour moi, Meloni se rapproche plus de la ligne idéologique défendue par Jean-Marie Le Pen dans les années 1980.

    « L’équivalent en France de Meloni est davantage Eric Zemmour que Marine Le Pen selon moi. »

    Plus largement, l’équivalent en France de Meloni est davantage Eric Zemmour que Marine Le Pen selon moi . Marine Le Pen ne parle guère de la Seconde guerre mondiale ou de débats historiques par exemple, c’est plutôt Zemmour qui tente de réhabiliter Vichy et de polariser les débats sur des questions aussi clivantes. De même, Zemmour est le grand théoricien du grand remplacement, avec cette idée des ex-colonisés qui envahissent la métropole, que Meloni utilise très souvent. Enfin, c’est encore Zemmour et Marion Maréchal qui reprennent la stratégie des Fratelli, à savoir l’union des droites. Néanmoins, Marine Le Pen et Meloni ont tout de même des points communs. Toutes les deux cherchent à renouveler l’identité d’un vieux parti minoritaire, pour les rendre moins sectaires et marginaux. Le fait d’être des femmes y contribue en partie. Mais ces transformations concernent plus l’image que le fond idéologique de leurs partis.

    Mussolini’s Grandchildren (non traduit en français), David Broder, Pluto Books, 2023.

    • Co chevron_right

      Joseph Staline : top 10 de ses citations

      ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Monday, 13 March, 2023 - 03:30 · 4 minutes

    Par Jon Miltimore et par Lawrence W. Reed.

    La semaine dernière marquait le 70e anniversaire des funérailles de Joseph Staline, le dictateur marxiste qui a dirigé l’Union soviétique pendant la Seconde Guerre mondiale et à l’apogée de son état de terreur.

    Staline, qui a suivi les traces sanglantes de Vladimir Lénine , a été victime d’une attaque cérébrale et est décédé à son Daach de Kuntsevo le 5 mars 1953. Il avait 74 ans. Des funérailles nationales ont eu lieu à Moscou quelques jours plus tard, le 9 mars, et, comme le veut la tradition soviétique, même les funérailles ont tourné au désastre. Lorsque des centaines de milliers de citoyens soviétiques sont venus « présenter leurs condoléances » (il est plus probable qu’ils aient eu peur d’attirer l’attention de la police d’État s’ils n’étaient pas présents ; le niveau de peur et de paranoïa en URSS était élevé, comme le montre de manière comique la bande annonce ci-dessus du film de 2017 La mort de Staline ), un mouvement de foule s’est formé, tuant des centaines de personnes, voire des milliers.

    « Les Soviétiques ont supprimé la nouvelle », a rapporté Vanity Fair des décennies plus tard.

    Ce fut une fin tragique mais appropriée au règne effroyable de Staline.

    Les historiens soviétiques estimeront plus tard que quelque 20 millions de civils sont morts sous le régime de Staline à cause de la famine, des exécutions, de la collectivisation forcée et dans les camps de travail.

    Malgré ces atrocités, l’agence Reuters a récemment publié un article sur l’héritage « mitigé » de Staline dans les pays qu’il a autrefois terrorisés.

    « Pourquoi devrais-je avoir une mauvaise opinion envers [Staline] ? », a déclaré à Reuters un habitant de Moscou identifié uniquement sous le nom d’Andrei, expliquant que le dictateur soviétique devrait être loué en raison de ses réalisations en temps de guerre.

    Les lecteurs peuvent bien sûr déterminer eux-mêmes si Staline était un héros communiste ou un tyran diabolique. Bien que nous soyons convaincus que les faits historiques parlent d’eux-mêmes, voici quelques citations (sourcées) de Staline lui-même qui pourraient aider les lecteurs à décider quel genre d’homme il était vraiment.

    1 « Les idées sont plus puissantes que les armes. Nous ne laisserions pas nos ennemis avoir des armes, pourquoi devrions-nous les laisser avoir des idées ? – cité dans Quotations for Public Speakers : A Historical, Literary, and Political Anthology de Robert G. Torricelli

    2 « La mort est la solution à tous les problèmes. Pas d’homme, pas de problème ». – New York Times , 1989

    3 « La gratitude est une maladie dont souffrent les chiens. -Cité dans Stalin’s Secret War (1981) de Nikolaï Tolstoï

    4 « Je considère qu’il est tout à fait indifférent de savoir qui, au sein du parti, votera et comment ; mais ce qui est extraordinairement important, c’est de savoir qui comptera les votes et comment ». -Propos tenus en 1923, cités dans les Mémoires de l’ancien secrétaire de Staline ( texte en russe en ligne )

    5 « L’éducation est une arme dont l’effet est déterminé par les mains qui la manient, par ceux qui doivent être frappés » – entretien avec H. G. Wells, 1934

    6 « La presse doit se développer jour après jour – c’est l’arme la plus tranchante et la plus puissante de notre parti. -Discours prononcé lors du douzième congrès du R.C.P.(B.), le 19 avril 1923.

    7 « Les communistes s’appuient sur une riche expérience historique qui enseigne que les classes obsolètes n’abandonnent pas volontairement la scène de l’histoire. – Entretien avec H. G. Wells , 1934

    8 « Un seul mort est une tragédie ; un million de morts est une statistique. » Quote investigator

    9 « Affirmer que nous voulons faire la révolution dans d’autres pays, nous immiscer dans leur vie, c’est dire des mensonges et ce que nous n’avons jamais préconisé ». -Staline dans un entretien avec Roy Howard, président de Scripps-Howard Newspapers , trois ans avant qu’il ne se mette d’accord avec Hitler pour envahir la Pologne.

    10 « La gaieté est la caractéristique la plus remarquable de l’Union soviétique » – Staline en 1935 ( cette citation , prononcée sans ironie, inspirera plus tard une exposition d’art soviétique très populaire).

    Citation bonus :

    « Il n’y a pas de famine réelle, ni de décès dus à la famine… Pour dire les choses brutalement, on ne peut pas faire d’omelette sans casser des œufs. »

    Cette citation est souvent attribuée à tort à Staline, mais elle appartient en réalité au sympathisant de Staline Walter Duranty du New York Times , qui a prononcé ces mots en mars 1933, au plus fort de l’ holodomor ukrainien , une famine provoquée par l’homme qui a tué des millions de personnes.

    Sur le web

    • Co chevron_right

      La menace de l’écologisme

      ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Monday, 6 March, 2023 - 04:15 · 10 minutes

    Le gauchisme est une maladie, la maladie infantile du communisme. Ce n’est pas de moi, mais de Lénine . Cette affirmation est le titre d’un document rédigé par l’instigateur de la révolution bolchévique, document assez court et facilement accessible en ligne . Il mérite d’être lu, surtout avec le recul de ce qui s’est passé après 1920, date de sa rédaction.

    Le titre est intrigant. Comment et pourquoi opposer communisme et gauchisme ? On arrive vite cependant à comprendre où Lénine voulait en venir : afin de réussir la révolution prolétarienne (de gauche), les révolutionnaires doivent agir comme un corps hiérarchisé et discipliné (de droite), totalement subordonné aux décisions du chef suprême et dans lequel chaque individu doit faire preuve d’héroïsme et de sacrifice.

    « Et tout d’abord la question se pose : qu’est-ce qui cimente la discipline du parti révolutionnaire du prolétariat ? Qu’est-ce qui la contrôle ? Qu’est-ce qui l’étaye ? C’est d’abord la conscience de l’avant-garde prolétarienne et son dévouement à la révolution, sa fermeté, son esprit de sacrifice, son héroïsme. C’est ensuite son aptitude à se lier, à se rapprocher et, si vous voulez, à se fondre jusqu’à un certain point avec la masse la plus large des travailleurs, au premier chef avec la masse prolétarienne, mais aussi la masse des travailleurs non prolétarienne. Troisièmement, c’est la justesse de la direction politique réalisée par cette avant-garde, la justesse de sa stratégie et de sa tactique politiques, à condition que les plus grandes masses se convainquent de cette justesse par leur propre expérience. » Lénine – La maladie infantile du communisme (le gauchisme)

    Les maîtres-mots du camarade Lénine sont : discipline, discipline, discipline ! La fin justifie les moyens et les circonvolutions intellectuelles, les arguments, la politique, la démocratie, la négociation sont des preuves de faiblesse, d’un manque de maturité. Le gauchisme qui croit avoir raison par sa réflexion et ses arguments doit s’effacer pour laisser place à l’action qui seule permettra la victoire. Pour cela, il faut que l’individu soit discipliné et fasse preuve d’héroïsme et de sacrifice.

    Les enfants du léninisme

    L’enseignement de Lénine a fait des émules. Dans les années 1930, les dictateurs italiens et allemands ont repris mot pour mot ses directives : si la gauche revendique utiliser des méthodes « de droite », pourquoi la droite devrait-elle s’en abstenir ? Après la guerre, la même propagande déversée par l’ Union soviétique et les efforts de ses services ont continué à semer partout la graine du chaos et de la violence.

    Cette stratégie de la déstabilisation par la lutte a un nom : terrorisme.

    Les gauchistes auront beau essayer d’expliquer qu’une manifestation est légitime parce qu’elle vise un noble but, rien ne peut changer la nature des choses. L’action violente organisée dans le but de prendre le pouvoir ou d’imposer sa volonté, cela s’appelle du terrorisme : l’emploi systématique de la violence pour atteindre un but politique.

    Certaines mouvances terroristes sont clairement identifiées : ultradroite, mouvements islamistes, influences étrangères… mais en France une faction semble passer à côté des radars ou bénéficier d’une bienveillance assez générale. Il faut dire qu’elle mélange à la fois gauchisme et léninisme. Il s’agit de l’écologisme.

    L’écologisme est un léninisme

    On voit pourtant régulièrement les militants écologistes dépasser les limites du légal, ou même du raisonnable et leurs patronymes venir grossir le fameux fichier S .

    Marine Tondelier, récemment désignée à la tête du parti zadiste, se voit d’ailleurs en digne successeur de son mentor à la barbichette :

    « On manque d’une vraie discipline collective » a-t-elle déclaré .

    Son écologisme est radical : fini le gauchisme, il est temps de se battre, de se « réarmer » selon ses propres termes, de s’allier aux écoterroristes et autres écototalitaires, car « Aujourd’hui, il n’y a plus de place pour la demi-mesure quand c’est la survie de l’humanité, celle de nos enfants dans trente ans qui est en question »

    L’écologisme ne doit pas être mêlé de près ou de loin avec un quelconque souci écologique. Ça n’a absolument rien à voir : « il n’y a pas d’écologie sans justice sociale » selon Marine Tondelier : la défense de la nature n’est qu’un prétexte.

    L’écologisme est un mouvement prolétarien au sens léniniste : une direction politique dirigeant une avant-garde prolétarienne dévouée à la révolution et prête à tout pour arriver à ses objectifs. Son but n’est pas l’amélioration du cadre de vie mais la destruction par tous les moyens de la société actuelle, la destruction du « système » afin de le remplacer.

    L’écologisme est un fascisme

    L’écologisme, comme le communisme, comme le léninisme, comme le stalinisme, le maoïsme, le fascisme ou le nazisme et toutes ces horreurs du XX e siècle, repose sur une des multiples idioties racontées par Marx et Engels, idiotie elle-même reprise de Jean-Jacques Rousseau : le mythe romantique du bon sauvage et du communisme primitif.

    Il n’y a qu’une différence de nuance entre le nazisme, le fascisme et le marxisme ou l’écologisme. Il n’y a aucune différence de fond. Toutes ces pensées nauséabondes reposent sur une manipulation, un mensonge, une assertion dont on sait depuis qu’elle est totalement fausse : scientifiquement et historiquement totalement fausse. Fausse et moralement condamnable.

    Tous reposent sur la légende qu’il existait dans le passé un monde idéal, un âge d’or, que les « ennemis du peuple » ont corrompu, principalement par l’argent : « l’homme est naturellement bon, c’est la société qui le corrompt ».

    « Les villes sont le gouffre de l’espèce humaine […] Les hommes ne sont point faits pour être entassés en fourmilières, mais épars sur la Terre qu’ils doivent cultiver. Plus ils se rassemblent, plus ils se corrompent » – J.J. Rousseau – L’Émile

    Pour le fascisme italien des années 1930, tout comme pour les soi-disant patriotes actuels, le paradis perdu de l’Empire romain d’Occident a été mis à sac par des hordes d’envahisseurs barbares.

    Pour le nazisme, le paradis perdu des Valkyries a été corrompu par les banquiers et les commerçants juifs.

    Pour les écologistes, le paradis perdu de Gaïa a été corrompu par les banquiers et les commerçants européens.

    Ce monde parfait n’a jamais existé : les premières sociétés ont été rendues possibles par la spécialisation des tâches et l’échange quantifié : par l’inverse du communisme, par l’inverse du marxisme, par l’inverse de l’écologisme.

    L’empire romain n’a jamais été autre chose qu’une immense dictature chaotique bâtie sur la force armée et l’esclavage, un monde extrêmement violent, tout comme la Germanie, que ce soit celle des Valkyries ou celle de Gaïa.

    Beaucoup de bruit pour pas grand-chose

    Mettre sur le même plan écologisme, fascisme et soviétisme relève-t-il de la démagogie ? Clairement oui. Dire que l’écologisme est un fascisme est démagogique, mais il faut le dire , car la seule subtile différence avec les autres horreurs en isme du XX e siècle est que l’écologisme est un fascisme dans l’idéologie, mais heureusement, pas dans la réalité.

    Dans les faits, l’écologisme n’est pas un mouvement de masse, ni un mouvement populaire. Nombre d’écologistes militants ou sympathisants sont persuadés qu’ils œuvrent pour le bien du peuple et que le peuple est derrière eux, mais ceci est complètement faux !

    Le nazisme a été jugé dans les faits qui sont plus que répugnants. Le soviétisme n’a pas eu droit au même procès et on en voit aujourd’hui les conséquences dans l’est de l’Europe. Mais le nazisme ou le soviétisme n’ont été rendus possibles uniquement parce qu’à l’époque de leur ascension il n’y avait que peu d’opposition et surtout parce qu’ils ont cristallisé le ressentiment populaire contre le pouvoir en place.

    Or l’écologisme est assimilé au pouvoir en place et à la classe dirigeante des urbains nantis. Les deux derniers mouvements de contestation violents et populaires : Bonnets rouges en 2013 et Gilets jaunes en 2018, avaient à chaque fois comme raison initiale le refus de la mise en place d’une politique écologiste de taxes sur les transports et les carburants.

    Massivement, les habitants de l’Ouest ont rejeté l’action des écolos contre l’aéroport de Nantes . C’est le pouvoir qui a décidé d’abandonner Notre-Dame-des-Landes. C’est le pouvoir qui a fait du principe de précaution et de la lutte contre le réchauffement climatique des priorités.

    Nombre de gens sont de plus en plus remontés contre les méthodes quasiment mafieuses qui ont agité le pouvoir et qui ont conduit la France à laisser tomber le nucléaire , aboutissant à l’inflation énergétique qui frappe aujourd’hui les plus vulnérables de plein fouet.

    Plus que de ne pas bénéficier du tout d’un soutien populaire, l’écologisme est en train de devenir pour nombre de « prolétaires » de la France périphérique l’ennemi public numéro 1.

    Toutes les escroqueries sont dangereuses

    Faut-il alors arrêter de nommer l’écologisme pour ce qu’il est : une idéologie aux intentions nauséabondes et aux méthodes de plus en plus criminelles, quitte à verser dans l’excès ?

    Certainement pas ! Il faut continuer à dénoncer cette stupidité ! L’expérience a prouvé que même avec une base électorale ridicule, les écologistes ont déjà réussi à appauvrir et à détruire considérablement le pays, nombre de gens et d’entreprises.

    L’ application du principe de précaution , constitutionnalisé pour de pures raisons de magouilles politiciennes, a fait plonger la France dans la comédie ridicule du « quoi qu’il en coûte » dont il faudra des années pour se remettre.

    Le volontarisme vert a créé un gigantesque business de détournement de subventions, entre travaux de transition énergétique subventionnés et donc facturés deux ou trois fois le prix, produits bios produits à l’autre bout du monde ou d’une qualité plus que médiocre pour des prix délirants, éoliennes qui défigurent les paysages et qui remplissent les poches des promoteurs…

    L’écologisme est un des facteurs majeur de la dégringolade économique et sociale que subit le pays, avec la stupidité et la médiocrité des élites qui ont laissé cette mascarade s’installer. Jamais bilan d’un microscopique groupe politique n’a été aussi délétère : marché de l’énergie totalement faussé, prix des carburants punitifs, désindustrialisation par abandon de nombreuses filières d’excellence ou d’opportunités économiques : aviation, automobile, nucléaire civil, agroalimentaire, gaz de schiste et exploitations minières, agriculture…

    La terreur intellectuelle que les écologistes font régner, entre prévisions cataclysmiques, arguments d’autorité et jugements moraux permanents est en train de pourrir l’esprit de toute une génération.

    Il faut que ce délire cesse

    Le plus étonnant est qu’aucun parti de France n’ait encore franchi le pas de la contestation et ne se soit érigé en barrière affichée contre cette démence. Tout aussi étonnant que le rejet des bidouillages électoralistes avec des personnages dégoulinants de dogmatisme, d’incompétence et de carriérisme (la liste est longue) n’ait pas été affiché aussi haut et fort qu’il l’aurait mérité.

    L’écologisme n’est pas juste un délire de gauchistes illuminés aux cheveux longs ou de mamies névrosées et incommensurablement narcissiques. L’écologisme est un terrorisme qui s’attaque à chacun de nous et dont le but est de prendre le pouvoir en déstabilisant la société et en installant la peur.

    Il doit impérativement être mis hors d’état de nuire.

    • Co chevron_right

      Les centres du progrès (29) : Berlin (chute du communisme)

      ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Sunday, 22 January, 2023 - 04:00 · 11 minutes

    Un article de Human Progress

    Berlin a joué un rôle central dans la chute du communisme et le triomphe du libéralisme. Lorsque le mur qui avait divisé Berlin a été soudainement et joyeusement abattu en 1989, la ville a changé l’histoire de l’humanité.

    Aujourd’hui, Berlin est la ville la plus peuplée de toute l’Union européenne, avec environ 3,8 millions d’habitants. Célèbre pour son histoire, son art, sa musique et ses graffitis, Berlin attire chaque année des millions de touristes ainsi que de nombreux voyageurs d’affaires. L’économie de la ville tourne autour des industries de haute technologie et des services, et la métropole est un important centre de transports.

    Le site où se trouve aujourd’hui Berlin est habité depuis au moins le neuvième millénaire avant J.-C. et de nombreux artefacts tels que des pointes de flèches ont été conservés dans les anciens villages de la région. Au cours de l’âge du bronze et de l’âge du fer, les principaux résidents étaient des membres de la culture lusacienne, un peuple agricole qui préférait incinérer ses morts plutôt que de les enterrer. Diverses tribus ont migré à travers la région et au VII e siècle après J.-C., les peuples slaves peuplaient la région. Le nom de Berlin signifie probablement « marécage » en polonais, une langue slave aujourd’hui disparue.

    La similitude entre le nom de la ville et le mot moderne ours (bär en allemand), ainsi que l’ours figurant sur les armoiries de la ville, ont conduit à une idée fausse selon laquelle la ville porte le nom de cet animal. Le blason a en fait été donné à la ville par un noble connu sous le nom d’Albert l’Ours, qui a pris le contrôle de la région au XII e siècle lorsqu’il a établi le margraviat de Brandebourg en 1157.

    Officiellement fondée en 1237 (mais en fait avant), Berlin a connu deux siècles tumultueux. Malgré un incendie dévastateur en 1380, Berlin a réussi à atteindre une population d’environ 4000 habitants en 1400. Berlin a ensuite subi des dommages considérables pendant la guerre de Trente Ans (1618-1648) mais s’est à nouveau relevée, connaissant une forte croissance après être devenue la capitale du nouveau royaume de Prusse au XVIII e siècle. En tant que siège du pouvoir prussien, la ville est un centre administratif et entrepreneurial. Des ateliers ont vu le jour et Berlin s’est fait connaître pour ses artisans qualifiés.

    Au XIX e siècle, l’accès limité à l’énergie générée par les roues hydrauliques a contraint la ville à adopter rapidement l’énergie à vapeur. Son exploitation a permis à Berlin de s’industrialiser rapidement et de devenir un important producteur, des vêtements aux produits chimiques en passant par les machines lourdes. La situation centrale de la ville en a fait la plaque tournante du transport ferroviaire en Allemagne et Berlin est rapidement devenue une puissance économique.

    Au fur et à mesure de sa prospérité, la ville est devenue un sanctuaire pour le mouvement romantique allemand, accueillant peintres, musiciens, poètes et écrivains. Le compositeur romantique d’origine autrichienne Franz von Suppé (1819-1895) aurait écrit des paroles qui se traduisent par « Tu es fou mon enfant, tu dois aller à Berlin / où se trouvent les fous / ta place est là-bas « . Si ces paroles (rendues célèbres par une citation dans un film de 1958) sont probablement un ajout ultérieur à une mélodie composée par Suppé, elles n’en reflètent pas moins l’esprit créatif qui s’est emparé de la ville. Berlin a rapidement acquis la réputation d’être un foyer pour les « inadaptés » artistiques venus de tout le continent.

    Au XX e siècle, Berlin a conservé cette réputation, les peintres et cinéastes expressionnistes allemands expérimentant de nouveaux styles dans la ville. Malgré l’instabilité économique et politique croissante de la République de Weimar, Berlin était un centre renommé de vie nocturne et de création pendant les années folles. Les intellectuels de la ville ont également apporté des contributions notables à la science et ses universités ont gagné en importance. Le physicien Albert Einstein (1879-1955) a remporté le prix Nobel de physique en 1921 alors qu’il travaillait à l’université Humboldt de Berlin.

    La liberté intellectuelle qui imprégnait la ville s’est soudainement et dramatiquement éteinte avec la montée du national-socialisme (nazisme) et l’établissement du Troisième Reich totalitaire (1933-1945). Nombre d’artistes et de scientifiques qui avaient fait connaître la ville, dont Einstein, ont fui Berlin pour échapper au régime génocidaire d’Adolf Hitler (1889-1945). Après la défaite d’Hitler à la fin de la Seconde Guerre mondiale, les Alliés ont divisé l’Allemagne en quatre zones d’occupation différentes. L’Union soviétique a pris le contrôle de la partie orientale de Berlin et a déclaré la ville capitale du nouvel État satellite soviétique d’Allemagne de l’Est.

    Le nom officiel de l’Allemagne de l’Est est la République démocratique allemande. Son gouvernement est calqué sur celui de l’Union soviétique : planification centrale, propriété publique des moyens de production, limitation de la propriété privée, parti unique de facto, censure, vaste réseau d’espionnage et de répression et engagement apparent en faveur de l’égalité des classes.

    Berlin-Ouest et l’Allemagne de l’Ouest se sont rapidement remis de la Seconde Guerre mondiale et se sont enrichis mais les contrôles étroits exercés par le gouvernement sur l’économie de l’Allemagne de l’Est ont empêché une reprise similaire. Bien qu’elle soit peut-être la meilleure expérience naturelle de l’histoire mettant à l’épreuve le capitalisme contre le communisme, la partition a été dévastatrice pour la population d’Allemagne de l’Est. Entre 2,5 et 3 millions d’Allemands de l’Est ont fui vers l’Ouest. En 1961, on estime qu’environ un millier d’Allemands de l’Est fuyaient chaque jour, la plupart en passant par Berlin. Les personnes ayant fait des études supérieures ou possédant des compétences professionnelles sont particulièrement susceptibles de s’enfuir pour retrouver leur liberté. Alors que le jeune État socialiste perdait un grand nombre de ses citoyens les plus brillants, ses dirigeants étaient désespérés. Walter Ulbricht, le principal décideur d’Allemagne de l’Est, reçoit la bénédiction du Premier ministre soviétique Nikita Khrouchtchev pour mettre fin à l’exode par une barrière physique.

    En août 1961, des soldats érigent une barricade de fils barbelés pour bloquer l’accès de Berlin-Est à Berlin-Ouest. La barrière de fil de fer a ensuite été remplacée par un énorme mur. Le mur de Berlin était fait de blocs de béton massifs, mesurait 1,80 mètre de haut et s’étendait sur 96 km. Ses tours de garde, ses projecteurs et ses postes de mitrailleuses étaient tenus en permanence par des officiers (VoPos) formant la Volkspolizei. La barrière séparait les familles et les amis.

    Une force de police secrète, la Stasi, dont le siège était à Berlin-Est, surveillait la vie privée des citoyens afin de détecter et d’empêcher les plans d’évasion ou toute activité susceptible de remettre en cause le régime communiste. La campagne de surveillance de masse de la Stasi comprenait la lecture secrète de tout le courrier envoyé par le système postal d’État, la mise en place d’un vaste réseau d’informateurs et l’installation d’écoutes téléphoniques au domicile de nombreux citoyens.

    La Stasi cherchait à détruire psychologiquement les dissidents identifiés par ses espions grâce à un programme connu sous le nom de Zersetzung (décomposition). Les agents de la Stasi manipulaient la vie des victimes afin de perturber leur carrière et toutes leurs relations personnelles significatives (par exemple, en introduisant de fausses preuves d’adultère dans la vie d’un couple). L’objectif était que la victime se retrouve isolée, en échec social et professionnel et sans plus aucune estime de soi. On pense que le programme a fait jusqu’à dix mille victimes et en a endommagé mentalement de manière irréversible au moins cinq mille. (aujourd’hui les survivants reconnus de la Zersetzung reçoivent des pensions spéciales).

    Malgré les risques, les fréquentes pénuries matérielles et la pauvreté relative engendrées par le dysfonctionnement du système communiste un flot continu d’Allemands de l’Est a essayé de s’échapper. Entre 1961 et 1988, plus de 100 000 Allemands de l’Est ont tenté de franchir le mur de Berlin mais presque tous ont été appréhendés. Au moins 600 d’entre eux ont été abattus pendant leur tentative de fuite vers l’Ouest. Seuls 5000 environ ont réussi à franchir le mur au cours de cette période de 27 années.

    Le 26 juin 1963, le président américain John F. Kennedy a prononcé à Berlin-Ouest ce qui est considéré comme l’ un des plus grands discours de l’histoire .

    Ses paroles ont trouvé un écho auprès des Berlinois :

    « Beaucoup de gens dans le monde ne comprennent pas vraiment ou disent ne pas comprendre quel est le grand problème entre le monde libre et le monde communiste. Qu’ils viennent à Berlin ! Certains disent que le communisme est la tendance de l’avenir. Qu’ils viennent à Berlin ! […] La liberté présente de nombreuses difficultés et la démocratie n’est pas parfaite mais nous n’avons jamais eu à ériger un mur pour retenir notre peuple, pour l’empêcher de nous quitter… [Le] mur est la démonstration la plus évidente et la plus vivante des échecs du système communiste […] Tous les hommes libres, où qu’ils vivent, sont des citoyens de Berlin et par conséquent en tant qu’homme libre, je suis fier des mots « Ich bin ein Berliner » ! »

    Alors que les Berlinois de l’Est rêvaient de s’échapper, Berlin-Ouest prospérait et attirait à nouveau des artistes et des musiciens révolutionnaires. À la fin des années 1970, le chanteur anglais David Bowie a qualifié Berlin-Ouest de « plus grande extravagance culturelle que l’on puisse imaginer ». Sa chanson Heroes de 1977, écrite à Berlin et inspirée par la vue d’un couple s’embrassant près du mur, est depuis devenue un hymne officieux de la ville et plus largement de la résistance au totalitarisme. (après le décès du chanteur en 2016, le gouvernement allemand a même reconnu l’impact de la chanson et a remercié Bowie pour son rôle dans sa participation à la chute du mur). Parmi les autres succès musicaux de Berlin-Ouest pendant cette période, citons l’hymne anti-guerre de 1983 99 Luftballons .

    L’opposition au mur de Berlin ne cesse de croître. En 1987, alors qu’il séjournait à Berlin-Ouest, le président américain Ronald Reagan a lancé un appel célèbre au dirigeant soviétique pour qu’il retire la barrière : « M. Gorbatchev, démolissez ce mur ! ».

    Le 9 novembre 1989, alors que la non-viabilité du socialisme devient de plus en plus difficile à nier et que la guerre froide se dégèle, le porte-parole du Parti communiste de Berlin-Est annonce de manière inattendue que le franchissement du mur de Berlin sera légal à minuit. Un raz-de-marée de Berlinois de l’Est et de l’Ouest s’y sont précipités en scandant « Tor auf ! » (ouvrez la porte !). À minuit, des amis, des membres de la famille et des voisins séparés depuis longtemps franchissent la barrière pour se réunir et faire la fête.

    On estime que plus de deux millions de Berlinois de l’Est sont passés à Berlin-Ouest ce week-end-là, donnant lieu à ce qu’un journaliste a décrit comme « la plus grande fête de rue de l’histoire du monde ». Les fêtards ont joyeusement fait des graffitis et brisé le mur à coups de marteau tandis que des bulldozers démolissaient d’autres sections.

    La chute du mur de Berlin a symbolisé la fin du soutien généralisé au communisme et un tournant mondial vers des politiques de plus grande liberté économique et politique.

    « Pour les Allemands de l’Ouest, rien n’a changé à part les codes postaux. Pour les Allemands de l’Est, tout a changé », a déclaré à Reuters un Allemand vivant dans l’ancien Est.

    La ville a été réunifiée mais aujourd’hui encore les cicatrices économiques et psychologiques de la partition de la guerre froide se font sentir. Berlin-Est est toujours en proie à des niveaux de criminalité plus élevés et à des niveaux de confiance plus faibles que Berlin-Ouest, bien que les Berlinois de l’Est aient pour la plupart rattrapé leurs homologues de Berlin-Ouest en matière de qualité de vie.

    L’histoire de Berlin se lit comme une parabole sur l’importance de la liberté. La chute du mur a non seulement libéré des millions d’Allemands de la pauvreté et du despotisme mais s’est révélée être un moment crucial de l’histoire qui a aidé des millions d’autres personnes à atteindre une plus grande liberté économique et politique. Pour avoir abattu le mur, Berlin a gagné sa place en tant que vingt-neuvième Centre du progrès.

    Traduction Contrepoints

    Sur le web

    • Co chevron_right

      Alain Besançon : le libéralisme face au mal

      Pascal Avot · ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Wednesday, 14 December, 2022 - 03:50 · 7 minutes

    Le fait est peu connu du public libéral, et il doit être souligné avec énergie, tant nos motifs de fierté intellectuelle sont rares quand notre pays sombre dans un inexorable socialisme : la France peut s’enorgueillir d’avoir donné naissance à une foule de très grands experts du communisme en général et de la Russie en particulier. Il faut évoquer Jean-François Revel , Annie Kriegel, Françoise Thom, Galia Ackerman , Stéphane Courtois , Thierry Wolton , Nicolas Werth, tous esprits de grande qualité, tous dévoués corps et âme à la double cause de la vérité et de la liberté, tous combattant pied à pied, bec et ongles, décennie après décennie, les mensonges planétaires du Kremlin.

    Mais le plus grand d’entre eux est indiscutablement Alain Besançon.

    La soviétologie

    La soviétologie est l’étude scientifique du régime soviétique. Elle s’appuie sur l’histoire et au-delà. Car un de ses présupposés est que le long règne du communisme soviétique sur la Russie, sur l’URSS et, via la propagande, la manipulation, la guerre et la corruption, sur le XX e siècle tout entier, est un phénomène entièrement neuf, qui exige de mobiliser plusieurs disciplines. L’histoire, bien entendu, mais également l’économie, la sociologie, la polémologie, l’anthropologie, la métaphysique et même, pour certains, la théologie.

    En somme, le soviétologue est un historien qui, confronté à la puissante énigme du collectivisme, bat le rappel des sciences disponibles pour en former une nouvelle, seule à même d’affronter les destructions sans précédents commises par Lénine , Staline , Mao , Castro , Pol Pot , la dynastie des Kim , d’autres encore. Dans cet exercice ô combien difficile, Alain Besançon est le maître.

    Le soviétologue

    Né en 1932 à Paris dans une famille de la bonne bourgeoisie travailleuse et appliquée, fils et petit-fils de médecins, il adhère au Parti communiste français en 1951. Il s’y montrera un militant discipliné, soumis et aveugle comme ses camarades, considérant Staline comme un génie, conformément aux injonctions de l’organisation politique la plus influente et la plus totalitaire de France.

    Mais, en 1956, survient la dénonciation des crimes de Staline par Krouchtchev. Elle détruit d’un coup les convictions d’Alain Besançon. Il se sent trahi, la colère l’envahit. Il quitte le PCF et décide de consacrer sa vie à comprendre pourquoi et comment il a été manipulé et sali. Il ne le fait pas uniquement par désir de prendre sa revanche, mais également et surtout par volonté de se racheter.

    Il écrit :

    « Tout ce temps que j’ai passé sur l’histoire russe et le communisme soviétique, à l’étudier et à l’analyser, j’espère qu’il me sera compté à pénitence ».

    Commence alors une brillante carrière d’historien universitaire. Il enseigne à Columbia, à Stanford, à Washington, à Princeton, à Oxford, à l’EHESS. Au long d’une œuvre qui fait aujourd’hui internationalement référence, il forge une vision originale du communisme. C’est elle que les libéraux français contemporains doivent impérativement connaître s’ils veulent, un jour, peut-être, vaincre le socialisme qui ravage leurs existences.

    L’idéologie

    Alain Besançon fixe un centre de gravité au phénomène communiste : l’idéologie.

    À la suite de Soljenitsyne , il considère qu’elle seule peut expliquer les catastrophes observées en Russie, en Chine et ailleurs. Certes, il y a les contextes différents, les événements imprévisibles, les individus, la complexité de leurs profils psychologiques et leurs dévorantes ambitions, mais ce qui lie ensemble l’histoire du communisme, ce qui la rend homogène et cohérente malgré sa folie, systémique malgré sa sauvagerie, et incomparable avec le reste de l’aventure humaine, c’est l’idéologie.

    « Qu’est-ce que l’idéologie ? » Voilà la question fondamentale de la pensée d’Alain Besançon.

    Il y répond en ouverture de son chef-d’œuvre, Les origines intellectuelles du léninisme . Dans cet essai d’une densité et d’une profondeur remarquables, le soviétologue signale que l’idéologie est à la fois un tout et un rien.

    Un tout parce qu’elle est le cerveau qui dirige tous les organes du communisme. Elle dicte leurs pensées, leurs paroles et leurs actes aux dirigeants, même les plus mégalomanes. Mao et Staline peuvent bien se faire passer pour des dieux vivants, il n’en sont pas moins les humbles esclaves du dogme marxiste-léniniste : ils lui doivent tout, ils le savent, et ils n’imaginent pas un seul instant lâcher cette rampe d’acier qui les a menés si haut dans la hiérarchie universelle. Ils sont hantés, possédés par elle. Jusqu’à la fin de sa vie, dans la solitude de ses insomnies, Staline l’étudiera avec fièvre, tel un alchimiste penché sur ses grimoires. Aujourd’hui encore, comme lui, malgré les dizaines de millions de morts qu’elle a occasionnés, d’innombrables étudiants de gauche tentent de percer les secrets du « matérialisme dialectique ».

    Et l’idéologie est un rien parce qu’elle se trompe invariablement sur tous les sujets, qu’elle peut se résumer en quelques formules incroyablement vaines et creuses, et qu’elle s’exprime dans une langue de bois d’une pauvreté sans égale. L’idéologie est d’une médiocrité qui saute aux yeux et devrait suffire, en soi, à dénoncer son inanité. Pourtant, elle se présente aux foules comme la science des sciences, le savoir le plus parfait, le plus définitif auquel soit jamais parvenu l’humanité. Elle prétend rendre obsolètes toutes les connaissances, y compris, chez Lénine, les sciences exactes, qu’il réécrit à grands traits de plume, démontrant que la dialectique annule et remplace la chimie, l’astronomie et la physique. Ainsi l’idéologie, dans sa criante nullité, s’arroge-t-elle le droit de ridiculiser le génie civilsationnel. Tout irait bien si son influence sur la réalité se maintenait à un stade groupusculaire, sous une forme sectaire et anecdotique. Or, elle a conquis sur les cinq continents une myriade d’esprits au XX e siècle, et son extension ne semble pas prête de s’éteindre. C’est que l’idéologie, explique Alain Besançon, est contagieuse. Le vaccin reste à inventer.

    L’œuvre

    De cette alignement de l’histoire du communisme sur l’étrangeté idéologique, Alain Besançon tire des livres passionnants.

    À un public libéral, on signalera Anatomie d’un spectre , formidable dissection de l’indigence économique du communisme.

    À qui veut saisir la différence exacte entre communisme et nazisme, on recommandera Le malheur du siècle .

    Les fans de 1984 se lanceront dans la lecture de La falsification du bien : Soloviev et Orwell .

    Quiconque s’intéresse au poutinisme trouvera dans Sainte Russie des éclairages décisifs.

    Et, bien entendu, Les origines intellectuelles du léninisme , monument d’érudition et de clairvoyance, où Alain Besançon nous plonge dans les méandres cauchemardesques de l’âme de Lénine. Mais notons que tous ces essais se trouvent désormais dans un très gros et très beau volume réunissant l’essentiel d’Alain Besançon : Contagions , aux éditions des Belles Lettres. 1500 pages superbement mises en page, d’une lisibilité idéale, pour 55 euros. Ne pas se le faire offrir pour Noël serait masochiste. Ne pas l’offrir serait sadique.

    Alain Besançon ne se contente pas d’être un auteur de tout premier ordre, à la culture spectaculaire, aux idées d’une précision chirurgicale et au style d’une admirable élégance – et, par moments, à l’humour délicieusement incisif. Il est un professeur de pensée. Si Galia Ackerman, Françoise Thom et bien d’autres, disent volontiers de lui avec une émotion particulière dans la voix « C’est mon maître », c’est que cet élève de Raymond Aron a fondé sa propre école invisible, à laquelle appartiennent à vie la plupart de ceux qui l’ont lu. Voyager dans l’univers conçu par Alain Besançon laisse une trace dans l’intelligence : c’est une expérience unique et elle fait un bien fou.

    Pour finir, signalons qu’Alain Besançon est un libéral. Vous n’avez donc maintenant plus guère d’alibi pour ne pas faire le salutaire achat de Contagions .