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      La crise du bonapartisme post-soviétique et le conflit ukrainien

      news.movim.eu / LeVentSeLeve · Tuesday, 13 June, 2023 - 18:20 · 17 minutes

    « Préoccupations sécuritaires », « autodétermination », « choix civilisationnel », « projet impérial », « impérialisme » ou « anti-impérialisme » : ces notions fleurissent depuis le commencement du conflit. La plupart des commentateurs, de gauche ou de droite, critiques ou en faveur de l’OTAN, évoquent « la Russie » comme un acteur monolithique, qui agirait pour défendre ses intérêts et sa vision du monde – que ce soit pour défendre ses frontières, dans un accès de paranoïa, ou pour réaliser un sinistre dessein expansionniste. Les dynamiques internes de la société russe sont laissées de côté. Comprendre la nature de la classe oligarchique russe, de son régime d’accumulation et de ses contradictions est pourtant riche d’enseignements quant aux raisons de l’invasion ukrainienne. Par Volodymyr Ischenko, traduction Albane le Cabec.

    Le débat sur les « intérêts » russes est particulièrement pauvre. D’un côté, certains assimilent le positionnement de Poutine à celui de la société russe, sans questionner les raisons de son insistance sur l’appartenance des Ukrainiens et des Russes à un peuple unique. D’autres tiennent au contraire ses déclarations comme systématiquement mensongères – ou simplement stratégiques, et ne reflètent pas les « vrais » objectifs poursuivis en Ukraine.

    À leur manière, ces deux postures jettent un écran de brouillard sur les motivations du Kremlin plus qu’elles ne les clarifient. Comprendre « ce que veut vraiment Poutine » requiert d’aller au-delà de quelques citations sélectionnées dans ses grands discours ou la presse pro-gouvernementale russe. Une analyse des intérêts financiers en jeu – fût-ce pour ensuite les rattacher à un discours – est autrement plus éclairante…

    La concept d’impérialisme a été brandi – souvent à tort et à travers -, y compris par certains analystes, marxistes pour désigner les intérêts et la démarche du Kremlin. Le contexte post-soviétique diffère pourtant de celui où il a été théorisé, notamment par Lénine. Sa génération avait analysé l’impérialisme de sociétés capitalistes en voie d’expansion et de modernisation, tandis que les sociétés post-soviétiques connaissent des phases de crises, de dé-modernisation et de périphérisation : des différences de taille, qui exigent a minima quelques précisions.

    Si l’on s’en tient au prisme « marxiste » classique, la situation russe échappe aux explications traditionnelles. L’expansion du capital financier russe ne fournit pas un motif évident pour cette agression – que l’on songe simplement aux sanctions occidentales sur une économie russe fortement mondialisée. Pas davantage que la conquête de nouveaux marchés – l’Ukraine n’attire pratiquement pas d’investissement direct étranger. Pas plus que le contrôle des ressources stratégiques – quels que soient les gisements miniers se trouvant sur le sol ukrainien, la Russie aurait besoin d’une industrie en expansion pour les absorber, ce que les sanctions économiques limitent fortement… Face à cette difficulté, certains analystes ont alors prétendu que la guerre peut posséder la forme d’un impérialisme « politique » ou « culturel ». Une explication peu convaincante, qui impliquerait d’accepter que la classe dirigeante russe soit prise en otage par un maniaque nationaliste avide de pouvoir, obsédé par une « mission historique » de restauration de la grandeur russe…

    Or, Poutine n’est ni un idéologue fanatisé (des politiques de cette nature se sont révélées marginales dans tout l’espace post-soviétique depuis deux décennies), ni un fou. Et il faut bien admettre qu’il ne s’est pas outre mesure émancipé de l’agenda de la classe dominante russe… Mais quel est-il ?

    Le capitalisme politique – en Russie et ailleurs

    Qui dirige la Russie ? Un marxiste répondrait que « la classe capitaliste » est aux manettes. Un quidam de l’espace post-soviétique s’en prendrait aux « voleurs, escrocs, mafieux ». Une réponse plus médiatique consisterait à faire référence aux « oligarques » – terme qui met en évidence l’interdépendance entre les entreprises privées et l’État.

    Historiquement, « l’accumulation primitive » du capital des pays de l’ex-bloc soviétiques s’est produite grâce à la désintégration de l’État et de l’économie soviétiques. Le politologue Steven Solnick qualifie de « pillage de l’État » le processus par lequel les membres de la nouvelle classe dirigeante ont privatisé ce qui appartenait aux entités publiques – souvent pour quelques dollars. Ils ont bien sûr tiré profit de leurs relations informelles avec les dirigeants du nouvel l’État, et des lacunes d’un système juridique intentionnellement conçu pour faciliter l’évasion fiscale et la fuite des capitaux.

    L’économiste marxiste russe Ruslan Dzarasov désigne cette accumulation initiale comme une « rente d’initié ». On retrouve bien sûr ces pratiques dans d’autres parties du monde, mais le rôle de l’État est ici bien plus important dans la création et la reproduction de la classe dirigeante russe, en raison de la nature de la transformation post-soviétique.

    Ces phénomènes sont plus généralement subsumés par le concept de « capitalisme politique » – ou « capitalisme d’État », dans ses variantes. De nombreux penseurs, comme le sociologue Hongrois Ivan Szelenyi, ont développé ce concept traditionnellement défini par Max Weber comme l’exploitation de la fonction politique par la classe capitaliste, visant à maximiser l’accumuler de richesses. Partant, les « capitalistes d’État » – que l’on nommera ici, par commodité de langage, oligarques – désignent la fraction des détenteurs de capitaux dont le principal avantage concurrentiel provient de leur mainmise sur les institutions publiques – contrairement à ceux qui tirent leur pouvoir d’une main-d’œuvre bon marché ou d’innovations. Les oligarques n’existent pas seulement dans les pays post-soviétiques : ils tendent à bourgeonner sur les ruines des États qui ont joué un rôle structurant dans l’économie, accumulé d’importants capitaux, puis se sont brutalement ouverts au secteur privé.

    Il est possible, sur ces fondements, d’aller au-delà des déclarations du Kremlin portant sur sa « souveraineté » ou ses « sphères d’influence ». Si les avantages que procurent l’État aux oligarques sont fondamentaux pour l’accumulation de leur richesse, ils n’ont d’autre choix que de défendre le territoire sur lequel ils exercent un tel contrôle.

    Ce besoin de « marquer le territoire » est moins fondamental pour les autres catégories de détenteurs de capitaux. Les classes dominantes « traditionnelles » ne dirigent pas l’État directement : en Occident, les institutions étatiques jouissent d’une autonomie substantielle par rapport à la classe dominante, qu’elles servent indirectement en établissant des règles qui permettent leur l’accumulation. Les oligarques, en revanche, n’exigentp pas de l’État la simple mise en place de règles : ils souhaitent un contrôle beaucoup plus immédiat sur les décideurs politiques – lorsqu’ils n’en sont pas eux-mêmes.

    Bien sûr, de nombreuses icônes du capitalisme entrepreneurial classique ont bénéficié de subventions de l’État, de régimes fiscaux préférentiels ou de diverses mesures protectionnistes. Mais, contrairement aux oligarques, leur survie et leur expansion sur le marché ne dépendent que rarement des partis au pouvoir ou des régimes politiques en place. Le capital transnational survivrait sans les États-nations dans lesquels son siège social est situé – comme en témoigne les projets de villes entrepreneuriales flottantes, « indépendantes » de tout État-nation, rêvés par les magnats de la Silicon Valley comme Peter Thiel. Les oligarques, à l’inverse, ne peuvent survivre dans la concurrence mondiale sans un territoire duquel ils tirent une rente.

    Les conflits de classe à l’ère post-soviétique

    Un tel « capitalisme politique » est-il viable sur la longue durée ? Après tout, l’État doit bien puiser ses ressources quelque part pour pérenniser cette redistribution ascendante… Comme le note Branko Milanovic, la corruption demeure un problème endémique du « capitalisme politique » – que l’on songe simplement à la Chine, modèle le plus abouti en la matière. Les institutions du Parti communiste se sont désintégrées et ont été remplacées par des logiques fondées sur des réseaux de clientélisme. De telles réalités freinent les tendances à la de modernisation de l’économie. Pour le dire autrement, il n’est pas possible de voler éternellement à la même source : le « capitalisme politique » doit muer en une forme qui lui permette de maintenir un taux de profit élevé via des investissements en capital ou une exploitation intensive du travail – sans quoi la sources des rentes finira par se tarir.

    Or, le réinvestissement et l’exploitation de la force de travail se heurtent à des obstacles structurels dans le capitalisme post-soviétique. D’une part, les oligarques eux-mêmes hésitent à s’engager dans des investissements à long terme, ayant à l’esprit que la prospérité de leur modèle dépend de la présence au pouvoir d’un certain clan. Aussi, il est généralement plus opportun pour eux de transférer leurs bénéfices vers des comptes offshore, dans une logique de profit immédiat. D’autre part, la main-d’œuvre post-soviétique, urbanisée et qualifiée, n’est pas bon marché. Les salaires relativement bas de la région n’ont été rendu possibles qu’en raison de la vaste infrastructure matérielle et des institutions de protection sociale que l’Union soviétique a laissé en héritage. Cet héritage représente un fardeau énorme pour l’État, mais il n’est pas si facile de l’abandonner sans provoquer un grognement populaire immédiat.

    Dans une logique que l’on peut qualifier de « bonapartiste », Vladimir Poutine et son entourage ont cherché à mettre fin à cette guerre de « tous contre tous » qui a caractérisé les années 1990, équilibrer les intérêts de certaines fractions de l’élite, et en réprimer d’autres. Ce, sans altérer les fondements de ce « capitalisme politique ».

    Alors que cette expansion prédatrice du capitalisme russe l’expansion commençait à se heurter à ses limites internes, les élites ont cherché à l’externaliser pour soutenir leur taux de rente, en augmentant le bassin d’extraction. C’est ainsi que l’on peut comprendre l’intensification des projets d’intégration menés par la Russie comme l’Union économique eurasiatique. Ceux-ci se sont heurtés à deux obstacles.

    Le premier, relativement mineur, réside dans la résistance des classes dominantes locales. En Ukraine, les oligarques comptaient bien conserver leur propre droit souverain à récolter des rentes d’initiés sur leur territoire. Ils ont alors instrumentalisé le nationalisme anti-russe pour légitimer leur revendication sur la partie ukrainienne de l’État soviétique en désintégration – sans réussir à développer un projet national fondé sur le développement.

    Le célèbre titre du livre du second président ukrainien Leonid Koutchma – L’Ukraine n’est pas la Russie – illustre bien ce problème. Si l’Ukraine n’est pas la Russie, alors qu’est-elle au juste ? L’échec des oligarques post-soviétiques non-russes à surmonter la crise de l’hégémonie qu’ils traversaient a fragilisé leur pouvoir – in fine dépendant du soutien russe, comme en Biélorussie ou au Kazakhstan.

    L’alliance entre le capital transnational et les classes moyennes, représentées par des sociétés civiles pro-occidentales, traçait les contours d’un projet post-soviétique plus menaçant pour la Russie. Cette alliance, davantage que les oligarques traditionnels, obérait les projets d’intégration de la Russie. Une telle configuration offre une première réponse pour comprendre les raisons de l’invasion de l’Ukraine.

    Il faut également rappeler que la stabilisation toute « bonapartiste » des institutions, imposée par Poutine, a favorisé la croissance d’une classe moyenne. Si une partie de celle-ci était financièrement liée au régime, la grande majorité était exclue de ce « capitalisme politique ». Les principales opportunités de revenus et de carrière pour ses membres résidait donc dans une intensification des liens politiques, économiques et culturels avec l’Occident. On ne s’étonnera donc pas que cette classe moyenne ait été au premier poste de propagation du softpower occidental.

    Ce contre-projet, profondément élitaire par nature, explique son peu de succès en Russie et dans le reste de l’espace post-soviétique – bien qu’une alliance avec les factions nationalistes anti-russes aient pu, en Ukraine et ailleurs, lui fournir une audience non négligeable. Aujourd’hui encore, la mobilisation des Ukrainiens contre l’agression russe n’implique pas qu’ils soient unis autour d’un tel projet.

    La discussion sur le rôle de l’Occident dans l’invasion russe est généralement centrée sur la menace que représenterait l’OTAN pour la Russie. C’est un élément mis en avant par la classe dirigeante russe. Il est aisé de comprendre pourquoi : la classe oligarchique russe ne survivrait pas dans un modèle économique « à l’occidentale ». Les programmes « anti-corruption » mis en avant par les institutions européennes et nord-américaines constituent une pièce fondamentale dans leur agenda de lutte contre le « capitalisme politique » : pour les oligarques russes, le succès de ce programme signifierait la fin de la poule aux oeufs d’or.

    En public, le Kremlin tente de présenter la guerre comme une bataille pour la survie de la Russie. L’enjeu sous-jacent est cependant la survie de la classe dirigeante russe et de son modèle oligarchique. La restructuration « multipolaire » de l’ordre mondial lui fournirait un certain répit. On comprend donc la rhétorique tiers-mondiste du Kremlin, qui tente de populariser sa vision géopolitique auprès des élites du « Sud global ». Celles-ci, à leur tour, obtiendraient le droit à leur propre « sphère d’influence ».

    Crises du bonapartisme post-soviétique

    Il faut garder à l’esprit les intérêts contradictoires des classes oligarchiques post-soviétiques, des classes moyennes et du capital transnational pour comprendre la genèse du conflit actuel. La crise de l’organisation politique aux fondements du « capitalisme politique » a servi de catalyseur.

    Les régimes « bonapartistes », comme ceux de Poutine ou d’Alexandre Loukachenko, s’appuient sur un soutien passif et dépolitisé de la population. Ils tirent leur légitimité de leur capacité à surmonter le désastre de l’effondrement post-soviétique – une matrice hégémonique bien faible. de tels régimes, fortement personnalisés, sont fragiles en raison des problème de succession. Aucune règle n’émerge pour la passassion du pouvoir, pas davantage qu’une idéologie à laquelle le nouveau dirigeant devrait adhérer, qu’un parti ou un mouvement par lequel il pourrait se légitimer. Aussi la succession constitue-t-elle l’un des talons d’Achille de l’olgiarchie post-soviétique. Ces phases constituent des moments de fragilité, durant lesquelles les soulèvements populaires ont de meilleures chances de réussir.

    De tels soulèvements se sont accélérés à la périphérie de la Russie ces dernières années : Euromaïdan en Ukraine (2014), les soulèvements arméniens, la troisième révolution au Kirghizistan, le soulèvement raté en Biélorussie (2020) et plus récemment le soulèvement au Kazakhstan. Dans les deux derniers cas, le soutien russe s’est avéré structurant pour assurer la survie du régime. En Russie même, les rassemblements « Pour des élections équitables » organisés en 2011 et 2012, ainsi que les mobilisations ultérieures inspirées par Alexeï Navalny, soutenus pas la classe moyenne pro-occidentale, ne sont pas anodins. À la veille de l’invasion, l’agitation populaire était en hausse, tandis que les sondages établissaient une baisse de confiance en Vladimir Poutine – et une hausse de ceux qui souhaitaient sa mise à la retraite.

    Aucun de ces soulèvements n’a pourtant représenté une menace vitale pour l’ordre oligarchique post-soviétique. Ils n’ont fait que substituer une fraction de la classe dominante à une autre, aggravant la crise de la représentation contre laquelle ils étaient précisément apparus – raison de leur caractère endémique.

    Comme le souligne le politologue Mark Beissinger, les phénomènes de type « Maïdan » constituent des soulèvements civiques et urbains qui, contrairement aux révolutions sociales du passé n’affaiblissent que temporairement le régime en cours, par un renforcement conjoncturel de la « société civile » issue de la classe moyenne. Ils ne parviennent à instaurer un ordre politique alternatif, pas davantage que des mutations démocratique durables, encore moins un infléchissement égalitaire des structures économiques. Dans les pays post-soviétiques, ces soulèvements n’ont fait qu’affaiblir l’État – et rendre les oligarques locaux plus vulnérables aux assauts du capital transnational, à la fois directement et indirectement, notamment via les ONG pro-occidentales.

    L’Ukraine constitue un cas d’école. Une série d’agences « anti-corruption » ont été obstinément promues par le FMI, le G7 et la « société civile » ukrainienne suite au soulèvement Euromaïdan. Ils n’ont pourtant mis fin à aucun cas majeur de corruption au cours des huit dernières années. Leur principale réussite réside dans l’institutionnalisation de la surveillance des principales entreprises d’État par des ressortissants étrangers et des militants anti-corruption, réduisant ainsi les opportunités de récolter des rentes d’initiés pour les oligarques locaux. Les oligarques russes ont une bonne raison de craindre les institutions occidentales…

    C onsolidation de la classe dirigeante russe

    Divers facteurs conjoncturels permettraient de comprendre pourquoi l’invasion a été enclenchée à ce moment précis – et les raisons de son caractère désastreux : avantage temporaire de la Russie dans les armes hypersoniques, dépendance de l’Europe en énergie russe, répression de l’opposition – soi-diant « pro-russe » – en Ukraine, enlisement des accords de Minsk de 2015, échec des services secrets russes en Ukraine, etc. Il s’agit ici d’esquisser à grands traits le conflit de classe à l’origine de l’invasion : celui qui oppose des oligarques souhaitant soutenir leur taux de rente par une expansion territoriale, et un capital transnational allié aux classes moyennes exclues de ce « capitalisme politique ».

    Ce conflit ne se manifeste pas seulement par cette facette impérialiste. La répression qui s’abat sur les manifestants en Biélorussie et en Russie même en découle également. L’intensification de la crise d’hégémonie post-soviétique et l’incapacité de la classe dirigeante à développer un leadership politique, moral et intellectuel constituent des causes déterminantes dans l’escalade de la violence.

    La classe dirigeante russe est diverse. Si certaines fractions subissent de lourdes pertes du fait des sanctions occidentales, l’autonomie partielle du régime russe par rapport à celles-ci lui permet de poursuivre des « intérêts collectifs » de long terme. Dans le même temps, la crise des régimes périphériques exacerbe la menace qui pèse sur la classe dirigeante russe. Les fractions les plus « souverainistes » des oligarques russes ont la main haute par rapport aux plus « compradores », – même si celles-ci comprennent qu’avec la chute du régime, ils seraient également perdants.

    En déclenchant la guerre, le Kremlin a cherché à contrecarrer cette menace – et à tendre vers l’horizon d’une restructuration « multipolaire » de l’ordre mondial. Comme le suggère Branko Milanovic, la guerre confère une légitimité au découplage entre la Russie et l’Occident malgré ses coûts extraordinairement élevés – et plus le temps passe, plus la machine arrière paraît improbable. Elle permet également à la classe dirigeante russe de renforcer son organisation politique et sa légitimité idéologique. Ne voit-on pas poindre les signes d’une transformation vers un régime politique autoritaire, idéologisé et mobilisateur ?

    Pour Poutine, il s’agit essentiellement d’une autre étape dans le processus de consolidation post-soviétique entamé au début des années 2000 en apprivoisant les oligarques russes. Le récit de la prévention des catastrophes et de la restauration de la « stabilité » constituait une première étape. Un nationalisme conservateur plus articulé lui emboîte le pas, dirigé vers des acteurs étrangers comme les Ukrainiens et l’Occident, ou intérieurs – les « traîtres » cosmopolites.

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      « Les Machiavéliens » de James Burnham, une lecture libérale (I)

      ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Sunday, 29 January, 2023 - 03:30 · 11 minutes

    Par Finn Andreen.

    Bien que Les Machiavéliens : défenseurs de la Liberté fut publié en 1943, c’est un livre qui mérite une attention continue. Pourtant, cet important ouvrage du politologue James Burnham (1905-1987) reste méconnu du grand public et parfois même des universitaires. Jusqu’à tout récemment, la seule autre édition en anglais fut publiée en 1964. Ce livre n’a pas été traduit en français depuis 1949.

    Une recension des idées des penseurs machiavéliens est opportune en raison de la clarté politique qu’elles peuvent apporter aux jeunes adultes d’aujourd’hui, surtout à une époque où le modèle démocratique est soumis à des crises de légitimité dans de nombreux pays.

    En effet, les principaux enseignements de cette œuvre de Burnham sont particulièrement pertinents aujourd’hui. Ils concernent surtout les organisations politiques et leurs implications pour la démocratie moderne en tant que système politique viable et stable.

    Cette recension examinera également les lacunes de la pensée politique machiavélienne d’un point de vue libéral, à savoir une théorie de l’État peu développée et la faible définition de la liberté que présente Burnham. Ces lacunes empêchèrent Burnham de proposer des solutions pertinentes aux problèmes politiques inhérents à la démocratie.

    Les machiavéliens présentent des idées qui sont restées en marge de la théorie politique dominante tout au long du XXe siècle. Encore aujourd’hui, elles ne correspondent pas à l’idée plutôt satisfaite que l’ Occident se fait de lui-même en tant qu’incarnation réussie de démocratie et d’égalitarisme. Les auteurs machiaveliens ne sont généralement jamais présentés aux étudiants en science politique, ce qui rend pratiquement certain que leurs idées resteront largement inconnues.

    Une science de la politique

    Beaucoup connaissent de façon anecdotique les conseils politiques que Machiavel donna au Prince, mais n’imaginent pas que cela a conduit ensuite à ce que Burnham a nommé, « une tradition distincte de la pensée politique » qui est aujourd’hui aussi pertinente que jamais 1 .

    L’approche machiavélienne de la politique est dépassionnée et réaliste. Elle est machiavélienne car elle n’a pas d’agenda politique, ce qui peut être perturbant pour certains : c’est une méthode qui ne juge pas si un régime politique est bon ou mauvais. Elle se contente d’observer de loin les affaires des hommes, notamment en tant que membres d’organisations politiques, et en tire des conclusions.

    Machiavel lui-même n’était pas tout à fait aussi scientifique que la méthode qui porte aujourd’hui son nom, son travail était influencé par son époque et par la situation personnelle dans laquelle il se trouvait. Cependant, son œuvre reste révolutionnaire pour l’époque, par sa sincérité et son objectivité sur le pouvoir et la politique, par exemple par opposition à Dante.

    En effet, Burnham commença son livre par une comparaison entre Dante (« La politique comme désir « ) et Machiavel (« La science du pouvoir « ) afin de montrer comment l’écriture de ce dernier était fermement ancrée pour la première fois dans la réalité de la politique.

    Burnham s’est donc concentré sur la tradition politique machiavélienne, pas sur l’homme lui-même. Bien que la vision de Machiavel de la politique soit le point de départ, la tradition politique machiavélienne a été principalement développée par les penseurs qui ont tout à fait consciemment marché dans ses pas.

    Ainsi, Burnham passe en revue dans ce livre les contributions clés de chacun des penseurs machiavéliens. Elles sont clairement présentées, un par chapitre : Gaetano Mosca (1858-1941), George Sorel (1847-1922), Robert Michels (1876-1936), et Vilfredo Pareto (1848-1923).

    Burnham résume admirablement les idées de ces penseurs et les relie afin de faire émerger la science politique machiavélienne.

    Ces penseurs avaient en commun le fait qu’ils voyaient tous « le sujet de la politique comme la lutte pour le pouvoir social », quel que soit le type de régime politique 2 . Burnham a également identifié l’« anti-formalisme des machiavéliens, leur refus de prendre pour argent comptant les mots, les croyances et les idéaux des hommes 3 ».

    Ils étaient fermement convaincus qu’il fallait toujours faire preuve de scepticisme à l’égard des messages politiques et plutôt s’efforcer de découvrir les motivations et les intérêts réels qui les sous-tendent. En effet, l’idée de Sorel sur le rôle du mythe en politique est à cet égard importante car elle permet aux dirigeants politiques d’influencer les masses politiquement désintéressées.

    Il est intéressant, mais peut-être pas surprenant, de noter qu’aucun des penseurs machiavéliens n’était de tradition politique anglo-saxonne ou germanique (Michels était allemand mais a passé sa vie en Italie). Deux d’entre eux étaient, comme Machiavel lui-même, italiens.

    Sans doute, les penseurs dont la culture politique a été fortement impactée par des millénaires de luttes de pouvoir et de machinations politiques sophistiquées, ont peu de foi dans le progrès politique de l’humanité. Les machiavéliens pourraient ainsi être qualifiés de réalistes, voire de cyniques, n’ayant aucune illusion sur la politique et l’exercice du pouvoir.

    Pour le meilleur et pour le pire, les machiavéliens manquent d’innovation en théorie politique – et ceci consciemment – puisqu’ils n’ont aucune prétention à proposer quoi que ce soit de nouveau ou de mieux. Burnham les qualifie de « pessimistes sociaux » : il y a en effet une nette tendance pessimiste à la pensée machiavélienne, exprimée ouvertement par Sorel.

    La pensée politique machiavélienne n’est pas normative mais pratique. C’est une science politique, mais pas une philosophie politique, car elle ne repose sur aucun ensemble de principes éthiques directeurs. C’est une analyse sans valeur du pouvoir politique, n’ayant ni idéologie ni objectif politique.

    D’une part, cette objectivité dans l’analyse de la politique est louable et rare, et a permis à ces penseurs de découvrir des vérités politiques que d’autres penseurs, plus biaisés idéologiquement, n’ont pas. Mais d’autre part, cette approche scientifique de l’observateur objectif et dépassionné rend difficile l’apport de solutions aux problèmes politiques que cette même science expose si brillamment.

    Les machiavéliens ont dévoilé des principes sociologiques et psychologiques fondamentaux à propos des organisations et du pouvoir politique. Burnham a explicitement énuméré ces principes au début de son chapitre final.

    Selon lui, ils « constituent une manière de voir la vie sociale, un instrument d’analyse sociale et politique » , que les politologues modernes feraient bien de prendre en compte s’ils veulent analyser correctement la politique 4 . Les plus importants de ces principes sont présentés dans les passages qui suivent.

    La loi d’airain de l’oligarchie

    La pensée politique machiavélienne commence par l’idée, intuitivement évidente, que toutes les organisations humaines ont besoin de chefs. En particulier, les hommes et les femmes qui évoluent pour devenir les dirigeants d’organisations politiques sont, selon les mots de Burnham, « ceux qui prennent au sérieux la lutte pour le pouvoir 5 ». Ils ont tendance à avoir certaines qualités personnelles spécifiques, comme des compétences politiques très développées, une intelligence aiguë, ainsi qu’une grande motivation et capacité de travail.

    Avec le temps, les intérêts des dirigeants ont naturellement tendance à diverger de la base dans une organisation politique où tous ont commencé au même niveau. Quelqu’un qui consacre une partie importante de son temps et de ses efforts (et parfois même de sa fortune personnelle) à une organisation, s’attend naturellement à en tirer plus d’avantages que quelqu’un qui participe en tant que membre passif à temps partiel. Les dirigeants auront également tendance à être affectés psychologiquement et se distinguer des autres membres à mesure qu’ils prennent goût au pouvoir.

    Michels a montré dans son étude magistrale sur les partis politiques , qu’il y a des raisons techniques pour lesquelles aucune organisation ne peut se développer elle-même, encore moins prospérer, sans qu’un petit sous-groupe ne prenne les décisions et la responsabilité de l’ensemble de l’organisation.

    La taille et la complexité considérables d’une organisation mature empêchent naturellement tous ses membres d’être impliqués de manière égale dans le processus de décision. L’organisation est obligée d’introduire une division du travail entre les membres, car la diversité et la complexité croissantes des tâches nécessitent de la spécialisation.

    Progressivement, deux groupes distincts tendront à émerger au fur et à mesure qu’une organisation grandit et mûrit : une minorité organisée et bien informée qui dirige l’organisation, et une majorité non coordonnée et non informée, composée du restant de ses membres.

    Au fil du temps, cette minorité aura tendance à représenter de moins en moins la majorité et à suivre plutôt sa propre ligne de conduite, indépendamment du pot-pourri de souhaits émanant de la majorité de l’organisation. Autrement dit, cette minorité deviendra oligarchique .

    Il faut ici faire une distinction que Burnham ne fait pas, entre l’organisation commerciale et l’organisation politique. L’existence de minorités dirigeantes ne pose pas de problèmes aux entreprises commerciales car elles sont légitimement contrôlées par leurs dirigeants et propriétaires. Contrairement aux organisations politiques, il n’y a pas d’ambiguïté ou de secret en ce qui concerne le contrôle d’une organisation commerciale.

    Les études historiques et sociologiques importantes effectuées par les machiavéliens montrent que toutes les organisations politiques sont dirigées par des minorités oligarchiques organisées, plutôt que par des majorités désorganisées à volonté démocratique.

    Ainsi, la fameuse loi d’airain de l’oligarchie de Michels énonce que quelle que soit leur idéaux et leur ferveur initiale, toutes les organisations politiques deviennent oligarchiques au fur et à mesure qu’elles se développent et mûrissent. Le pouvoir s’éloigne progressivement de la masse des membres, et se concentre chez un petit nombre d’individus au sommet.

    La classe dirigeante et la circulation des élites

    La loi d’airain de l’oligarchie s’applique aussi bien sûr à la plus grande des organisations politiques, à savoir le système politique d’une société.

    Résumant Mosca, Burnham écrit :

    L’existence d’une classe dirigeante minoritaire est, il faut le souligner, une caractéristique universelle de toutes les sociétés organisées dont nous avons une trace. Elle est valable quelles que soient les formes sociales et politiques, que la société soit féodale ou capitaliste ou esclave ou collectiviste, monarchique ou oligarchique ou démocratique, quelles que soient les constitutions et les lois, quelles que soient les professions et les croyances 6 .

    Cette règle inclut donc également les « démocraties libérales » modernes, ce qui contribue à expliquer les tensions politiques qui existent aujourd’hui dans ces systèmes, un point qui sera élaboré dans la prochaine partie de cette revue.

    Cependant, la structure du pouvoir composée d’une minorité dirigeante et d’une majorité dirigée, n’est jamais complètement stable. Mosca a montré avec beaucoup de détails historiques dans son chef-d’œuvre, La classe dirigeante , comment l’élite politique est reproduite et renouvelée, parfois de façon drastique, pour maintenir son emprise sur le pouvoir.

    Pour reprendre les mots de Burnham :

    Les leçons de l’histoire montrent qu’une classe dirigeante ne peut que rarement rester longtemps au pouvoir si elle n’est pas prête à ouvrir ses rangs à des nouveaux membres, capables et ambitieux, venant d’en bas 7 .

    En tant que Sicilien, Mosca aurait certainement été d’accord avec le fameux bon mot du Prince Tomasi di Lampedusa à propos de la classe dirigeante locale : « Se vogliamo che tutto rimanga com’è, bisogna che tutto cambi . » (« Si nous voulons que tout reste tel qu’est, il faut que tout change »).

    En effet, il est normal que la direction d’une organisation politique soit régulièrement contestée par des rivaux avides de pouvoir. En pratique, cela peut se produire rapidement et sans pitié, comme lors de révolutions ou de coups d’État, ou lentement et pacifiquement, comme lorsque des dirigeants politiques et des administrations changent en raison d’un changement de génération ou d’une pression politique croissante.

    Ce processus de « Circulation des élites « , identifié par Pareto, est sain et nécessaire à la survie de l’organisation. Il est parfois considéré comme tel même par des parties éclairées de la minorité dirigeante, car, comme l’a dit Burnham, elle est « une protection contre la dégénérescence bureaucratique, un frein aux erreurs et une protection contre la révolution 8 ».

    En d’autres termes, les systèmes politiques les plus performants et les plus stables sont ceux qui permettent et même adoptent ce mouvement, selon lequel les dirigeants de la société sont progressivement remplacés à mesure que les nouveaux dirigeants rejoignent ceux qui sont établis. La société anglaise est un bon exemple de cela.

    Malgré ce processus de renouvellement des élites, la tendance naturelle et constante de tous les systèmes politiques à évoluer vers un régime oligarchique pose évidemment un dilemme particulier pour les démocraties. Ce point a également reçu beaucoup d’attention de Burnham et sera étudié plus en détail dans la prochaine partie.

    À suivre

    Article publié initialement le 15 octobre 2021

    1. Burnham, J., The Machiavellians: The Defenders of Freedom , 2nd edition, Gateway, 1964, p251.
    2. Ibid. p131.
    3. Ibid. p131.
    4. Ibid. p251.
    5. Ibid. p262.
    6. Ibid. p262.
    7. Ibid. p. 301.
    8. Ibid. p302.
    Cette pauvre oligarchie n'a pas même pas la ressource d'une once de cohérence et ce même autour d'un sujet aussi brûlant qu'est son appareil de répression. Ainsi, un croche-patte, certes pas sympa, mais vraisemblablement sans dégât physique au vue de la vidéo, est inacceptable ! Quand on compare à tout ce qui serait acceptable, car non-condamné, quand ce n'est pas adoubé sous le prétexte par exemple du contexte, on en est en droit de se demander si nous ne vivons pas dans une comédie. Pour notre malheur, c'est loin de n'être que drôle, mais le sarcasme peut faire du bien.
    https://www.franceinter.fr/emissions/la-chronique-de-bruno-donnet/la-chronique-de-bruno-donnet-17-janvier-2020
    https://blog.mondediplo.net/quelle-violence-legitime
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