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      Documentaire « Nous paysans » : dérapage à la minute 1:18:13

      ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Wednesday, 15 March, 2023 - 03:30 · 9 minutes

    Mme Marie-Thérèse Lacombe a joué un rôle important, peu connu, dans le changement des conditions de vie et de statut des femmes en agriculture. Elle fut l’épouse de Raymond Lacombe, secrétaire général de la FNSEA de 1984 à 1986 et président de 1986 à 1992. Elle apparaît dans le documentaire.

    France 3 a rediffusé le mercredi 8 mars 2023 « Nous paysans » ( disponible jusqu’au 28 mars 2023 ) dont on peut dire qu’il a été excellent jusqu’à la minute 1:18:13.

    On a pioché dans des archives cinématographiques intéressantes, les intervenants ont été de qualité, avec des témoignages sonnant généralement juste – un subtil équilibre de soulagement et de nostalgie… non, ce n’était pas mieux avant.

    Les images auraient pu être plus dures, à l’instar de cette séquence d’un quart d’heure sur le malaise paysan en Bretagne, en 1960 :

    Le résumé de « Nous paysans »

    « En à peine un siècle, les paysans français ont vu leur monde être profondément bouleversé. Alors qu’ils constituaient autrefois la grande majorité du pays, ils ne sont plus aujourd’hui qu’une infime minorité et se retrouvent confrontés à un défi immense : continuer à nourrir la France. De la figure du simple métayer décrite par Émile Guillaumin au début du XX e siècle au lourd tribut payé par les paysans durant la Grande Guerre, des prémices de la mécanisation dans l’entre-deux-guerres à la figure ambivalente du paysan sous l’Occupation, de la course effrénée à l’industrialisation dans la France de l’après-guerre à la prise de conscience qu’il faut désormais repenser le modèle agricole et inventer l’agriculture de demain, le film revient sur la longue marche des paysans français, racontée par Guillaume Canet, »

    On aime bien le « continuer à nourrir la France ». Une évidence que l’on tend à oublier…

    Le début de l’épidémie de Covid-19 a fait prendre conscience de cet impératif stratégique. Les agriculteurs et la filière agroalimentaire au sens large ont assuré… une partie de la population est rapidement retombée dans ses travers, ses préjugés et partis pris. La guerre d’agression de la Russie contre l’Ukraine nous a aussi fait prendre conscience… pour un temps à nouveau limité.

    On aime beaucoup moins « la course effrénée à l’industrialisation dans la France de l’après-guerre » – si « industrialisation » s’applique comme nous le pensons à l’agriculture, dorénavant taxée d’« industrielle » ou « productiviste » par ses détracteurs (bien nourris…).

    Un peu de contexte

    Pour utiliser un cliché, je suis né au milieu du siècle dernier, quand le monde comptait 2,54 milliards d’habitants. Nous sommes 8 milliards aujourd’hui et serons 9,7 milliards à l’horizon 2050 selon le scénario central de l’ONU. Pour la France, ces chiffres sont respectivement de 41,6 millions, 68 millions et, selon les différents scénarios retenus, 61 à 79 millions d’habitants, 70 selon le scénario central.

    En France, l’agriculture occupait 39 millions des quelque 55 millions d’hectares du territoire métropolitain, contre 33 millions aujourd’hui (26,9 millions d’hectares de surface agricole utilisée selon ce document ). La différence est partie à l’« artificialisation », la friche et… le reboisement.

    Il y avait 416 436 exploitations en activité en 2020, pour quelque 700 000 unités de travail annuel.

    En moyenne triennale centrée sur l’année suivante, le rendement du blé s’établissait à 18 quintaux/hectare . C’était le début de l’ascension vers un rendement en gros quatre fois plus élevé aujourd’hui, autour de 71 quintaux, en stagnation. Enlevons 150 kg pour la semence : un hectare de 1950 fournissait quelque 6100 rations quotidiennes de pain (325 g) ; il fournit aujourd’hui 69 500 rations (120 g). Voir un article devenu un classique sur mon blog.

    ( Source )

    L’« industrialisation » de l’agriculture s’est faite plutôt lentement sous l’influence de plusieurs facteurs agricoles, économiques, sociologiques et technologiques.

    J’ai connu le dernier agriculteur qui attelait des vaches, dans une région qui n’était pas pauvre. J’ai une pensée émue pour sa mère : les écoliers devaient périodiquement vendre des timbres dont le revenu servait à la lutte contre la tuberculose… et c’est chez Mme Jeanne Kniebiehler, qui vivait très modestement avec son fils à deux pas de l’école, que le plus dégourdi d’entre nous vendait son premier timbre. J’ai aussi connu le derniers attelage de bœufs.

    La tuberculose… Si on ne saurait critiquer le choix éditorial des réalisateurs pour un documentaire de 145 minutes très dense, on peut néanmoins regretter l’absence de points de référence pour mettre certaines choses en contexte.

    J’ai vu arriver les premiers tracteurs modernes et partir le dernier attelage de chevaux. Les machines agricoles se sont converties lentement à la traction mécanique (au début, en remplaçant les timons des machines tirées par les chevaux par des attelages). Les machines autonomes comme la moissonneuse-batteuse ne sont arrivées que bien plus tard.

    Le discours convenu

    On peut franchement détester la « prise de conscience qu’il faut désormais repenser le modèle agricole et inventer l’agriculture de demain ».

    Déjà « le modèle », comme s’il n’y en avait qu’un… Mais c’est le discours à la mode… les douces rêveries. Il faudra toujours nourrir 68 millions de Français, 70 millions en 2050 selon le scénario moyen, et si possible contribuer à l’alimentation de nos voisins et amis (et moins amis, pour des raisons stratégiques). Avec les rendements du « bio » ? D’un bio qui n’est viable ni à grande échelle, ni à long terme ?

    Le dérapage

    Passons au film.

    La première partie est une superbe description de l’évolution du monde agricole et rural. Elle fait à juste titre une grande place aux femmes.

    On clôt la séquence « réduction du nombre d’agriculteurs et désertification rurale »… et patatras. Un tracteur hors d’âge avec une barre de coupe (certains sont encore en service…), et :

    « [Voix off] Le désenchantement gagne les campagnes. Pourtant, il faut bien continuer à produire pour nourrir le pays. Mais comment faire à un ce qu’on faisait à 10, 20 ou 100 auparavant ? C’est une dernière révolution qui va permettre de résoudre l’impossible équation. Une révolution de la chimie dont l’objectif est d’obtenir encore plus de rendement de la terre avec toujours moins de bras pour s’en occuper. D’abord on propose aux agriculteurs de nouvelles céréales sélectionnées. Dans les champs de démonstration on fait venir les exploitants et on leur explique que ces nouvelles variétés de blé auront des rendements bien supérieurs. Seule difficulté : elles sont trop fragiles, alors il faudra bien les protéger grâce aux nombreux produits que les groupes agrochimiques sont en train d’inventer pour eux. Et ces produits, il va falloir les utiliser à outrance.

    [ M. Jean-Luc Malpaux s’exprime] « Les sociétés chimiques vont commencer à proposer des fongicides. Et puis après, à partir de 1976, on a vu qu’on nous a présenté des variétés de blé qui valorisaient les fongicides. Par les coopératives, ce sont les techniciens de coopératives qui nous disaient cela. Et donc sur même pas 10 ans, on est passé d’une application d’un herbicide et de 100 kg d’azote à un herbicide, quelquefois un deuxième, parce qu’en mettant plus d’azote, on avait plus d’herbes, deux fongicides, quelques fois trois et un ou deux insecticides. Donc comme changement c’est quand même terrible au niveau intensification. Et donc, dans les années 1974-75, quand je faisais 64-65 quintaux de rendement, c’était de bons rendements. Après, on est passé à 85, 90 et 100 quintaux, ceux qui mettaient mettaient toute la panoplie. »

    [Voix off] « Et voilà l’agriculture française qui prend massivement le tournant des produits que l’on appelle phytosanitaires pour ne pas effrayer sur leur dangerosité. Une dernière révolution technologique, celle des pesticides, qui va s’avérer la révolution de trop. En quelques années, des agriculteurs vont devenir malades tant ils ont été exposés à ces produits dangereux. Des produits qui se sont disséminés partout et aujourd’hui, les sols et l’eau sont souvent empoisonnés.

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    Et bien au-delà de ces pesticides, il y a surtout ce modèle agricole productiviste qui pousse à la ruine de nombreux producteurs endettés. Ruine, désepoir et parfois suicide. La profession devient bientôt celle qui connaît le taux de suicide le plus élevé du pays […]. »

    Non, non et non

    Tout est faux ou quasi. Et la loi de Brandolini est trop dure pour que l’on s’attaque à tous les poncifs. Mais faisons un petit effort sur quatre points.

    Non, le bond en avant à partir des années 1970 ne se limite pas à la chimie honnie. Et d’ailleurs ce n’est pas la chimie qui a permis de compenser le « manque de bras ».

    Non, les variétés mises sur le marché dans les années 1970 n’étaient pas plus sensibles aux maladies que les générations précédentes, bien au contraire : la résistance aux bioagresseurs est un élément clé des stratégies d’amélioration des plantes dans la perspective de l’amélioration et de la sécurisation des rendements. La variété de blé Renan représente à cet égard un tour de force ; elle serait sans nul doute conspuée par le militantisme en tant qu’« OGM caché » si, trois décennies après sont introduction, elle n’était pas une des variétés les plus cultivées en bio.

    Non, ces variétés n’avaient pas besoin de plus de chimie. Mais elles valorisaient les apports d’engrais et les traitements phytosanitaires. Et c’est une outrance que d’affirmer : «  il va falloir les utiliser à outrance ».

    L’utilisation d’une séquence avec un hélicoptère – dont l’utilisation, normalement interdite, est exceptionnelle en France – est indécente. Il en est de même, en particulier, pour l’emploi du mot « empoisonnés », et pour l’évocation des suicides (et l’agriculture est malheureusement dépassée par d’autres professions s’agissant des suicides).

    Ce documentaire s’arrête fort opportunément à ces années maintenant d’un autre temps, zappant tous les progrès qui ont été réalisés depuis lors, tant dans les sciences que dans les technologies… et ne disant mot sur tous les espoirs qu’il est permis de raisonnablement mettre dans l’inventivité et l’ingéniosité humaines.

    Le monde avance grâce au génie humain. Il est important de savoir d’où nous venons. Il est tout aussi important de voir l’avenir comme un défi à relever.

    Un pessimiste voit la difficulté dans chaque opportunité, un optimiste voit l’opportunité dans chaque difficulté. Winston Churchill

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      Pour moi, agriculteur, fini la betterave !

      Auteur invité · ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Sunday, 30 October, 2022 - 03:30 · 5 minutes

    Par Jean-François Pâques.

    Je suis agriculteur sur une petite exploitation en Champagne crayeuse.

    Après avoir arrêté la culture du colza depuis 2019 car devenu difficile à implanter (sécheresse d’été), et encore plus difficile à désherber avec la suppression de certains herbicides, c’est celle de la betterave que je risque fort d’arrêter.

    En plus du prix de vente historiquement bas, je subis comme tous mes voisins la présence de jaunisse qui va amputer mon rendement de 20 ou 30 %, malgré plusieurs insecticides en végétation au coût non négligeable, qui ont été moins efficaces contre les pucerons que les néonicotinoïdes retirés l’an dernier pour des raisons purement idéologiques.

    C’était soi-disant pour protéger les abeilles , mais comme les betteraves ne fleurissent pas, les abeilles n’y viennent pas. L’interdiction des néonics est donc totalement infondée. Donc fini la betterave, et je ne serai pas le seul.

    Sans betteraves, les sucreries ne vont pas tarder à fermer. Et donc adieu mes parts sociales dans ma coop betteravière.

    Adieu aussi les centaines d’emplois dans ces sucreries, et chez tous les sous-traitants qui y travaillent. À la récolte, des dizaines de transporteurs approvisionnent les usines en betteraves (deux millions de tonnes par an pour la seule sucrerie où je livre), et la saison betteravière est souvent une grosse part de leur chiffre d’affaires. Dommage pour eux, ils devront trouver autre chose à transporter, pour ceux qui ne feront pas faillite.

    Ces mêmes transporteurs évacuaient les pulpes vers les éleveurs du coin, qui trouvaient ainsi une nourriture de qualité pour leurs animaux. Il devront trouver autre chose.

    Et la pulpe va aussi en usine de déshydratation, en prenant le relais de la campagne de luzerne. Sans toutes ces tonnes de pulpes à traiter, la luzerne seule ne va pas suffire à rentabiliser nos déshydrateurs qui vont donc devoir diminuer leurs prix, payés aux agriculteurs, pour ne pas crouler. Et si le prix de la luzerne baisse, rares seront les agriculteurs qui continueront à en cultiver. Et donc disparition aussi des déshydrateurs, de leurs salariés, et d’une autre source d’aliments de qualité pour nos éleveurs.

    Colza, betterave, luzerne, ça fait déjà trois cultures qui dégagent. Au passage, colza et luzerne sont deux cultures très fréquentées par les abeilles. Où iront-elles butiner quand ces cultures ne seront plus là ? Pour sauver les abeilles, on en arrive à faire disparaître leurs sources d’approvisionnement ! Bien joué !

    Mais ce n’est pas fini.

    Accolées à nos sucreries, il y a parfois des distilleries. Sans sucrerie, pas de distillerie. On allonge donc la liste des chômeurs à venir. Au nord de Reims, un gros complexe agro-industriel majoritairement coopératif associe ainsi une distillerie à une sucrerie et à plusieurs autres usines, les sous-produits d’une usine servant de matière première à l’usine d’à côté (voir ici ).

    Cette distillerie a la particularité de travailler avec des sous-produits betteraviers et du blé. Elle engloutit ainsi 400 à 450 000 tonnes de blé par an. Mais elle ne peut pas travailler qu’avec du blé. Donc si la sucrerie ferme, la distillerie ferme aussi, et le blé devra trouver une autre destination.

    La distillation du blé produisait des drèches, qui vont donc disparaître aussi. C’est un troisième aliment de choix pour l’élevage qui disparaît. Heureusement que le Brésil et les USA sont prêts à nous vendre du maïs et du soja en grandes quantités pour compenser. Produits souvent OGM. Ce n’est pas un problème car sans danger, mais interdit de production chez nous.

    On continue ?

    Dans les groupe d’usines pré-citées, il y a une amidonnerie (encore 400 à 450 000 tonnes de blé par an). Pour améliorer ses process , elle utilise certains sous-produits de la sucrerie et de la distillerie voisines. Sans celles-ci, on supprime son avantage technique et économique par rapport à ses concurrents.

    Dans cet ensemble on trouve aussi de la production d’acide hyaluronique utilisé en cosmétique. Production menacée si les ingrédients de base provenant des usines voisines disparaissent. Et c’est un produit à haute valeur ajoutée qui est menacé.

    Les concurrents s’en réjouiront.

    À condition d’avoir une production de biomasse…

    Au final, nos petites copines abeilles, qui n’ont jamais butiné une fleur de betterave, vont pleurer la disparition du colza et de la luzerne, alors que pas une n’a jamais souffert des néonics qui protégeaient nos betteraves jusqu’à l’an dernier.

    Les éleveurs vont pleurer la disparition de leur source de pulpes de betteraves, de drèches de blé, de luzerne déshydratée et autre balles de luzerne, de tourteaux de colza (sans colza, adieu aussi les usines locales de trituration de colza).

    Les agriculteurs vont pleurer la fin de cultures bonnes pour l’environnement (luzerne), bonnes pour diversifier les rotations, bonnes pour leur revenu (autrefois). Il vont faire des céréales et… des céréales. Et Bruxelles leur dira qu’ils ne respectent pas les critères de diversification. Quelques cultures semencières (pois, graminées…) ne suffiront pas à assurer une diversification et un revenu suffisant.

    Les transporteurs vont pleurer la disparition de la betterave.

    Les agriculteurs-coopérateurs vont pleurer la disparition de leurs parts sociales souscrites dans leurs coops betteraves et luzerne qui risquent de couler.

    Les salariés de toutes les usines concernées vont pleurer en allant pointer à Pôle Emploi.

    Tous les sous-traitants qui assurent l’entretien et l’amélioration continue de ces usines vont pleurer aussi la disparition de ces gros clients.

    Notre balance commerciale va pleurer la disparition des exportations d’alimentation animale vers nos voisins belges et hollandais, gros consommateurs.

    Nos voisins agriculteurs des régions voisines vont pleurer en voyant affluer sur les marchés toutes les céréales champenoises qui auront moins de débouchés locaux, plus toutes les quantités produites sur les surfaces auparavant emblavées en colza, luzerne et betterave.

    J’ai peut-être un peu noirci le tableau, mais l’idée générale est là.

    Pour la suppression d’une famille de produits (néonicotinoïdes) sur des bases purement idéologiques (je sais, je me répète, mais c’est la triste vérité), on va assister à des catastrophes en chaîne de grande ampleur, dans le monde agricole mais pas seulement, et on n’aura sauvé aucune abeille alors que c’était le prétexte avancé. Et on va même en condamner un grand nombre en supprimant leur source d’alimentation.

    Messieurs les politiques, écoutez les scientifiques et pas les écologistes politiques, qui trouveront sans fin des prétextes fallacieux pour faire interdire tout un tas de choses avec comme seul but la décroissance.

    Article publié initialement le 22 août 2020