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      L’Europe dans le Sahel : la culture de l’impuissance ?

      Pierre d'Herbès · ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Wednesday, 7 December, 2022 - 03:50 · 5 minutes

    Un coup dur pour la mission de l’ONU, déjà privée cet été de l’appui déterminant de l’opération Barkhane. Outre la recrudescence des attaques et des violences intercommunautaires, l’Europe est aussi menacée de voir son influence régionale diminuée au profit de ses compétiteurs stratégiques.

    Pendant quelques mois, Berlin avait fait planer le doute sur ses intentions, jusqu’à envisager officiellement, en mai, l’augmentation de ses effectifs déployés sur le théâtre malien.

    Finalement, l’Allemagne a annoncé son retrait de la Minusma d’ici au début de l’année 2024. Elle prend la suite des Britanniques qui ont indiqué leur retrait à la mi-novembre, ainsi que des Suédois (février). À noter que l’Égypte, la Côte d’Ivoire et le Bénin, trois alliés de la France, ont aussi annoncé leur départ.

    En parallèle, la mission européenne de formation de l’armée malienne, EUTM Mali, se réduit aussi. Ses effectifs de 500 hommes ont été réduits cet été à 300 par Bruxelles. Ses effectifs étaient majoritairement fournis par l’Allemagne et l’Espagne. Le départ allemand de la Minusma et la dégradation des relations entre l’Europe et le Mali ne laissent que peu de doutes sur la pérennité de la mission sur le long terme. La République tchèque a initié un premier mouvement en ce sens, au début du mois de novembre, en indiquant son retrait de la mission.

    L’impuissance européenne

    La mauvaise volonté du gouvernement malien et sa collaboration avec les mercenaires de l’agence russe Wagner sont en partie à l’origine de ces départs en cascades. On peut aussi y voir un soutien à la position française vis-à vis du régime de transition malien. Le départ cet été des derniers soldats français du Mali a également rappelé à la Minusma et aux forces européennes leur dépendance opérationnelle à l’opération Barkhane. De facto , toutes les rares forces déployées par des pays européens dans le Sahel étaient dépendantes de la France.  Non seulement les missions EUTM et la Minusma mais aussi la Task Force Takuba . Sans compter les 300 combattants britanniques, danois et estoniens intégrés organiquement à l’Opération Barkhane.

    Or c’est bien le nœud du problème : indépendamment des services parfois décisifs qu’ils peuvent fournir les pays européens ne peuvent rien militairement sans l’intervention d’une nation cadre. Et l’ Occident n’en compte que deux :  les États-Unis et France. L’esprit de défense est par ailleurs singulièrement bas : dans le cadre de la Minusma, l’Allemagne refusait que ses soldats soient mis en danger tout en peinant à trouver un accord au niveau politique dans le degré de son implication. Un facteur limitant largement la palette opérationnelle de Berlin et son utilité aux côtés de Paris.

    Perte d’influence européenne

    Ce retrait progressif de l’Europe dans le Sahel est symbolique de la perte d’influence mondiale de l’Europe.

    La guerre d’Ukraine dans laquelle le continent est plus spectateur qu’acteur en est l’expression la plus flagrante. La sous-région du Sahel n’en demeure pas moins un enjeu stratégique car la guerre d’Ukraine n’a pas fait disparaître l’instabilité structurelle de la région et les risques qu’elle fait peser sur l’Europe. Au Mali comme au Burkina Faso, les attaques des groupes armés terroristes et les violences intercommunautaires s’amplifient à mesure que la réponse internationale (Barkhane, Minusma, EUTM) s’affaiblie. La menace métastase et commence à s’implanter vers le nord du golfe de Guinée (Côte d’Ivoire, Ghana, Togo, Bénin).

    Parallèlement, d’autres pays s’y affirment, comme la Russie via le groupe Wagner. En collusion avec Moscou , l’Algérie tente actuellement de réactiver ses structures de commandement « multilatérales », le Comité d’état-major opérationnel conjoint (Cemoc) et l’Unité de fusion et de liaison (UFL), qui avaient été marginalisées par l’opération Barkhane et la mise en place du G5 Sahel. Alger a toujours considéré la zone comme sa chasse gardée. La Turquie tente, elle aussi, de s’y implanter. La montée en force régionale de ces puissances revient à déléguer une partie de la sécurité de la France et de l’Europe à des compétiteurs stratégiques. Sans compter la simple perte d’influence. Déjà des narratifs anti-allemands et anti-italiens commencent à se développer.

    La crise n’est pas terminée

    Comment se présentent les évènements ?

    Paris recompose aujourd’hui son dispositif autour du Niger et du Tchad. Les relations sont restées très bonnes avec ces pays tout comme avec la Mauritanie. Dans les mois qui viennent, l’opération Barkhane devrait disparaître au profit de nouvelles modalités d’intervention.

    Selon les déclarations d’Emmanuel Macron au début du mois de novembre l’armée française gardera 3000 soldats dans la région mais n’agira plus qu’en accompagnement des forces de ses partenaires. À voir les modalités concrètes : car ces dispositions sont proches de celles formulées par le sommet de Pau en janvier 2020. C’était d’ailleurs la raison d’être de la Task Force Takuba .

    Parallèlement, l’effort européen apparait, sans surprises, assez minime. Bruxelles réfléchit à déplacer la mission EUTM au Niger. De son côté l’Italie dispose toujours de sa mission (CIMIN) de coopération et de formation de l’armée nigérienne. Mais la situation n’est pas figée.

    Il n’est pas impossible que la France temporise avant de se doter d’un nouveau plan d’action. Dans le cas contraire on peut penser que Paris n’aurait pas gardé autant de personnels sur place : le même nombre qu’au début de l’opération Barkhane en 2014. Or, la « saison fraiche » est de retour et les attaques vont se multiplier. Il n’est pas interdit de voir la situation se dégrader rapidement au Mali, sans que le groupe Wagner puisse s’y opposer. Déjà depuis quelques mois, la situation du régime de Transition apparait de plus en plus précaire .

    La France pourrait alors être amenée à intervenir de nouveau, avec une légitimité réaffirmée. Avec, on l’espère, une doctrine d’influence et de maitrise de son environnement cognitif plus élaborée qu’auparavant : sa seule véritable erreur ces dernières années.

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      Organiser pour l’incertitude : le cas de l’armée allemande avant guerre

      Philippe Silberzahn · ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Sunday, 20 November, 2022 - 04:00 · 8 minutes

    Comment une organisation peut-elle non seulement se protéger de l’incertitude mais surtout en tirer parti ?

    La question est d’une actualité brûlante de nos jours. Elle préoccupe nombre de stratèges sautant d’une crise à l’autre dans un monde devenu très instable et riche en surprises. Une source d’inspiration peut-être inattendue est l’armée allemande qui a construit, à partir de la fin du XIX e siècle, un modèle très puissant pour former ses soldats à faire face à l’inattendu.

    Pourquoi la France a-t-elle été défaite en 1940 ?

    Le sujet n’a pas fini d’alimenter les réflexions mais dans son ouvrage L’étrange défaite , écrit dans les semaines qui ont suivi la débâcle mais publié après la guerre, l’historien Marc Bloch estime que la victoire allemande a avant tout été intellectuelle.

    Contrairement à une idée très ancrée, elle n’est en effet pas due à la supériorité technologique. L’image d’une armée allemande ultramoderne et motorisée est surtout le produit de la propagande par des images bien choisies. La réalité est qu’elle utilisait encore largement les chevaux : plus de deux millions durant le conflit. Les armées alliées françaises et anglaises notamment n’étaient pas du tout inférieures sur le plan technologique. Le succès de 1940 est en fait largement dû à une stratégie audacieuse et au modèle de leadership de la Wehrmacht. En substance et comme le remarque Ernest May dans son ouvrage Strange victory sur la conquête de la France par Hitler, le processus de jugement par l’exécutif allemand – la façon dont il prenait ses décisions – a fonctionné de bien meilleure manière que celui des Alliés.

    Un processus que Bloch qualifie de méthodique opportunisme :

    « Les Allemands croyaient à l’action et à l’imprévu. »

    Ils pensaient en effet que la clé pour gagner était d’agir mentalement plus rapidement que leurs ennemis. Par « plus rapidement », ils entendaient non seulement la vitesse physique brute mais aussi le fait de prendre de meilleures décisions. Les deux sont liés : de meilleures décisions prises en temps opportun se traduisent par une meilleure vitesse physique par rapport à l’ennemi.

    En substance, ils ont développé un modèle liant l’apprentissage et l’action basé sur une boucle répétée.

    Le méthodique opportunisme, clé face à l’incertitude

    En quoi consiste ce méthodique opportunisme ?

    Ernest May explique que la décision en incertitude consiste à se poser trois questions :

    1. Que se passe-t-il ?
    2. Qu’est-ce que ça implique ?
    3. Que pouvons-nous faire ?

    Il s’agit d’un jugement plus que d’un calcul car en incertitude – le brouillard de la guerre – l’information est très limitée et ambiguë, voire fausse.

    Ces trois questions doivent être posées en boucle, encore et encore, jusqu’à ce qu’émerge une solution originale et réalisable. On reconnaît ici la posture entrepreneuriale de l’effectuation (que puis-je faire maintenant avec ce que j’ai sous la main maintenant ?) appliquée pourtant dans un contexte très différent.

    Face à l’incertitude et à la rapidité du développement des situations le décideur est confronté à deux enjeux : garder une certaine maîtrise de l’action et ne pas se laisser dépasser (c’est la partie défensive), mais surtout autant que possible tirer parti des opportunités qui se présentent dans le tourbillon de ces événements.

    C’est en cela que le méthodique opportunisme est utile. Il est construit sur des principes forts mais laisse une large place à l’autonomie : il est opportuniste mais repose sur une méthode. Ce modèle n’est pas une série d’outils, de cases à remplir ni de diagramme à suivre mais une véritable culture.

    La Wehrmacht (l’armée allemande) y est parvenue grâce à une approche progressive et innovante du développement de ses leaders.

    Les trois piliers du modèle de leadership

    Comment ce méthodique opportunisme a-t-il été possible ?

    Par le développement d’un modèle de leadership. Celui-ci porte le doux nom de auftragstaktik , ou tactique ( taktik ) de la mission ( auftrag ). Le modèle de l’ auftragstaktik (je vais l’écrire plusieurs fois dans le texte, vous finirez bien par réussir à le prononcer) repose sur trois principes :

    La connaissance

    On attend des soldats une maîtrise de la base du métier, que ce soit la manœuvre, le maniement des armes ou les spécificités de leur corps. Elle constitue le socle de l’action pour savoir quoi faire dans les situations connues. Cette maîtrise technique renforce la légitimité auprès des camarades et la confiance entre chefs et subordonnés. Elle construit l’équipe.

    L’indépendance

    L’indépendance est la capacité à décider soi-même en fonction des circonstances. Elle est importante car un agent peut être le seul présent à avoir le pouvoir de prendre une décision à un moment donné. On ne peut pas toujours attendre que les chefs nous disent quoi faire et quand le faire.

    La joie de prendre des responsabilités

    C’est la volonté de continuer à agir et à décider même dans les circonstances les plus difficiles. C’est ce qui empêche d’abandonner.

    Ce modèle de leadership exige une maîtrise du connu par l’expertise et définit une posture pour réagir face à l’inconnu, avec l’indépendance et la prise de responsabilités. En bref, on apprenait aux officiers comment penser et non ce qu’il fallait penser, en particulier face à l’incertitude. Dans ce modèle, ce qui est impardonnable c’est l’absence d’initiative face à une situation qui se développe. Attendre une information parfaite avant de prendre une quelconque décision n’était pas toléré. Cette attitude s’étendait à tous les échelons, jusqu’au soldat individuel.

    Ce modèle a été mal compris par les Alliés, notamment les Américains qui l’ont étudié longtemps avant la Seconde Guerre mondiale. Pour eux, il se ramène à distinguer l’intention du haut commandement, d’une part, et de l’autre l’exécution, cette dernière étant laissée à l’appréciation des exécutants.

    Mais l’ auftragstaktik est beaucoup plus qu’un simple découpage cartésien entre la pensée et l’action. C’est un système de sélection et de formation approfondies à tous les niveaux de l’armée et engagé sur de nombreuses années. L’ auftragstaktik constitue la culture de commandement ultime parce que, grâce à la confiance entre chefs et subordonnés, elle permet à l’individu de résoudre au mieux les problèmes après un développement professionnel approfondi.

    Ainsi, ce n’est pas Hitler qui a construit l’armée allemande qui gagne en 1940. Celle-ci est le produit d’un long travail qui a commencé dès la fin du XIX e siècle. À son arrivée au pouvoir, il trouve une armée allemande certes affaiblie par sa défaite de 1918 mais disposant d’un remarquable modèle de leadership. Il en fera l’usage que l’on connaît mais surtout il le détruira progressivement.

    Comme le remarquait le général français Yakovleff à propos de l’armée russe en Ukraine, un modèle basé sur l’apprentissage et l’amélioration de performance suppose une culture de la vérité, ce qui n’est pas possible dans un régime totalitaire.

    La dimension éthique

    Mais il y a une autre leçon que l’on peut tirer, celle-ci en creux : il manquait une composante essentielle au modèle de la Wehrmacht, celle de l’éthique, c’est-à-dire des principes du bien agir.

    Une chose est de maîtriser une expertise, d’être indépendant et de joyeusement prendre des responsabilités, encore faut-il déterminer pour quoi on le fait et surtout ce que l’on se refuse à faire. Les crimes commis par la Wehrmacht durant la guerre ne sont en effet pas tant le résultat du détournement d’une armée honorable par un dictateur que la conséquence inévitable de son modèle de leadership conçu comme purement fonctionnel, d’où l’éthique est totalement absente. On touche là encore aux contradictions d’un modèle mettant en avant l’indépendance et la responsabilité dans un système totalitaire qui nie l’aspect moral de ces deux dimensions.

    En substance, le système souffre d’une contradiction interne. Lorsqu’elle est une composante d’un modèle de leadership, l’éthique contraint sans doute l’action à court terme mais elle est un facteur de supériorité sur le long terme parce qu’elle confère un avantage moral.

    C’est cet avantage qui fait la force des armées de citoyens libres.

    Leçons pour le management

    Même si, évidemment, beaucoup d’éléments de ce modèle de leadership et de l’ auftragstaktik sont spécifiques au contexte militaire et qu’il faut appliquer avec prudence un modèle conçu pour un contexte spécifique dans un autre, on peut néanmoins en tirer des leçons utiles pour les organisations non militaires : d’abord l’importance de développer une culture de vérité ; ensuite une compréhension que les connaissances techniques, et notamment des outils et méthodes, s’appliquent au monde connu mais sont limitées au-delà ; et enfin une confiance en l’autonomie et l’initiative du terrain pour ce qui relève de l’inconnu.

    Ce modèle n’est possible que par un investissement de très longue haleine pour développer cette culture au sein de l’organisation.

    En faisant de chaque individu un leader à son niveau, il va à rebours de la pensée dominante actuelle qui réserve les qualités de leadership aux seuls dirigeants de l’organisation et qui de ce fait reste ancrée dans une opposition décideur/exécutant qui rend l’organisation fragile face à l’incertitude.

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