• Co chevron_right

      Non à la monnaie numérique proposée par la banque centrale

      ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Thursday, 9 February, 2023 - 03:50 · 5 minutes

    Par Connor O’Keeffe.

    Que cela vous plaise ou non, les monnaies numériques des banques centrales (CBDC pour « central bank digital currencies » ) arrivent. C’est ce qui ressort d’une récente chronique technique du Wall Street Journal . Des organisations telles que le Forum économique mondial , le Fonds monétaire international et l’ Atlantic Council adoptent un ton similaire.

    La lecture de ces sources pourrait vous amener à assimiler les soi-disant CBDC aux camions autonomes ou aux écrivains à intelligence artificielle (IA) – une technologie qui répond si bien aux besoins des consommateurs qu’il est impossible d’y résister. Mais ce n’est pas le cas. Les CBDC ne constituent pas un développement révolutionnaire de la technologie financière. Elles constituent la prochaine étape de la corruption de l’argent par le gouvernement et une grave menace pour la liberté.

    L’argent a évolué de manière organique sur le marché libre. Des personnes travaillant à leurs propres fins, contraintes par la rareté et la loi économique, ont choisi différentes marchandises pour les aider à transcender le troc et à s’engager dans des échanges indirects . Le bétail, les coquilages, le cuir et le bronze sont les premières formes de monnaie. Mais lorsque les nations qui peuplaient la surface du globe ont commencé à interagir et à commercer, les métaux précieux comme l’or et l’argent sont devenus la forme dominante de monnaie.

    Les hôtels des monnaies privés ont commencé à façonner les métaux pour en faire des pièces, jouant leur réputation sur leur capacité à indiquer avec précision le poids et la finesse d’une pièce – des attributs importants pour les commerçants. Plus tard, les marchands ont compris qu’ils pouvaient éviter de transporter de lourdes pièces en stockant leur argent et en échangeant avec les reçus de dépôt .

    La monnaie s’est développée sans autorité centrale, mais comme pour le droit et la langue, la classe politique a détourné cette institution apatride pour servir ses propres intérêts. Le contrôle de l’État a représenté un tournant pour la monnaie, passant d’une évolution ascendante à une corruption descendante. Cela a commencé avec les monnaies d’État et les lois sur le cours légal, qui permettaient aux gouvernements de déprécier les pièces.

    Puis vint la banque centrale, un partenariat entre le gouvernement et les banques pour gonfler le nombre de reçus de dépôt au-delà de la masse monétaire qu’ils sont censés représenter. La dépréciation de la monnaie s’est poursuivie jusqu’à ce que les gouvernements rompent le lien entre les billets de banque et la monnaie réelle en suspendant l’étalon-or. C’est ce qui s’est passé dans la plupart des pays occidentaux dans les années 1930 et aux États-Unis en 1971. Cette décision a marqué le début de l’ère de la monnaie par décret gouvernemental, ou monnaie fiduciaire, dans laquelle nous vivons aujourd’hui.

    Comment les monnaies numériques des banques centrales s’inscrivent-elles dans cette histoire ?

    Elles représenteraient la prochaine étape de la déchéance monétaire. Jusqu’à présent, les gouvernements se sont lentement octroyé un contrôle direct sur la masse monétaire. Les CBDC iraient encore plus loin et donneraient au gouvernement le contrôle de la distribution et de la circulation de l’argent. Le système contournerait le système bancaire et obligerait les Américains à détenir des dollars numériques sur un compte auprès de la Réserve fédérale.

    Le fait que les banques politiquement liées seraient abolies avec l’adoption des CBDC de détail est probablement le plus grand obstacle auquel se heurte le programme. Les CBDC testées aujourd’hui sont des CBDC de gros ou des réserves numériques que les banques déposent auprès de la Fed. Le déploiement des CBDC de détail directement auprès des particuliers se produirait très probablement lors d’un effondrement bancaire national, lorsque Washington pourrait laisser tomber les banques du pays sans crainte de représailles.

    Mais remarquez la différence entre l’évolution économique et la corruption politique de l’argent. L’une est choisie, et l’autre est imposée. Et si quelque chose est imposé, on peut y résister. Il n’y a rien de naturel ou d’inévitable dans les CBDC, malgré ce que disent certains chroniqueurs techniques. Si suffisamment de personnes se levaient et disaient « non », il n’y aurait pas de CBDC. Il suffit de regarder ce qui est arrivé au mandat de vaccination de l’Occupational Safety and Health Administration (OSHA) du président Joe Biden.

    Les personnes de toutes tendances politiques devraient s’opposer aux CBDC. Ce nouveau système bancaire nationalisé permettrait au gouvernement fédéral d’ajouter ou de retirer des dollars numériques des comptes bancaires des ménages et de retracer la destination de ces dollars. Les chèques de relance pourraient être déposés et contrôlés et peut-être même assortis d’une limite de temps. Washington, en quête de sanctions, pourrait rendre les boycotts étrangers obligatoires. Le gouvernement fédéral pourrait geler l’argent de n’importe qui à tout moment pour des raisons allant de la suspicion de crime à la dissidence politique. Les implications inquiétantes ne manquent pas. Et même si certaines semblent exagérées, il est naïf de confier au gouvernement le contrôle total de l’argent et d’espérer qu’il s’abstiendra d’utiliser tout ce pouvoir à son propre avantage.

    Comme tout programme gouvernemental, le moment pour annuler les CBDC serait avant leur mise en œuvre. Un autre argument en faveur des CBDC de détail est qu’elles aideront les personnes non bancarisées à accéder au système financier mondial. Il existe de nombreuses façons de résoudre ce problème sans violer les droits de quiconque. Mais si les CBDC sont utilisées, ceux qui dépendent de ces monnaies seront utilisés pour vilipender toute personne tentant de réduire le programme. « Retirez-nous le contrôle de l’argent, et les pauvres seront coupés de l’économie » sera la menace implicite utilisée par la classe politique, sous couvert d’un langage compassionnel.

    Les monnaies numériques des banques centrales ne sont pas une technologie financière nouvelle et innovante. Elles représentent l’étape suivante de la corruption de l’argent par les gouvernements. Mais si suffisamment de personnes sont sensibilisées aux dangers que représente un système bancaire nationalisé, le programme de la CBDC de détail pourrait ne jamais voir le jour. Comme il est beaucoup plus difficile de faire reculer un programme gouvernemental que d’en empêcher la mise en œuvre, c’est maintenant qu’il faut dénoncer haut et fort le gouvernement qui ose même envisager une prise de pouvoir aussi flagrante.

    Traduction Contrepoints

    Sur le web

    • chevron_right

      « Il ne suffit pas de sortir de l’euro pour redevenir souverain » – Entretien avec David Cayla

      news.movim.eu / LeVentSeLeve · Wednesday, 8 February, 2023 - 19:31 · 32 minutes

    La crise de 2008, celle des dettes souveraines du Sud de la zone euro, la pandémie et maintenant la crise inflationniste ne cessent de montrer les limites d’un modèle économique où le marché est censé permettre la meilleure allocation des ressources. Contrairement aux néolibéraux, qui pensent que le marché doit être simplement mieux organisé grâce à l’action de l’Etat, l’économiste David Cayla considère que le marché est incapable de remplir la mission qui lui a été donnée. Pour ce membre des Économistes Atterrés, d’autres approches sont nécessaires. Celle de la théorie monétaire moderne (MMT) propose selon lui une réflexion intéressante, mais ne pourra suffire à elle seule à définir une nouvelle doctrine capable de remplacer le néolibéralisme mourant. Entretien.

    Le Vent Se Lève : En 2020, dans votre livre Populisme et néolibéralisme , vous faisiez un lien entre les doctrines néolibérales et l’essor de mouvements populistes. Vous poursuiviez aujourd’hui votre étude du néolibéralisme – et son exégèse, avec Déclin et chute du néolibéralisme . Dans votre chronologie, ce courant de pensée naît dans les années 1920 et sa disparition a débuté en 2008. Ne vivons-nous pourtant pas toujours en régime néolibéral ?

    David Cayla : En 2008, le monde connaît la plus grave crise financière depuis le krach de 1929. La soudaine faillite de la banque d’investissement Lehman Brothers contraint le gouvernement américain, puis la banque centrale, à intervenir massivement pour sauver le système financier de la faillite. Ainsi, à partir de cette date, le rôle des banques centrales change et se politise. C’est la fin d’une époque fondée sur le principe de la neutralité de la monnaie et le désengagement continuel de l’État.

    Le livre entend démontrer que le néolibéralisme est en déclin depuis cette date. Cela ne veut pas dire qu’il ait disparu, mais plutôt que nous ne sommes jamais vraiment revenus au monde d’avant. Ainsi, les banques centrales, du moins dans les pays développés, ont largement contribué à financer les besoins financiers des États lors de la pandémie de Covid. Pour autant, on ne va pas jusqu’à remettre en cause l’indépendance des banques centrales. Même si un certain nombre de pratiques néolibérales ont été abandonnées, le néolibéralisme continue de dominer les esprits et les représentations. Nous sommes donc dans une phase de transition et il est difficile de prévoir quelle nouvelle doctrine succédera au néolibéralisme.

    LVSL : Dans votre ouvrage, vous rappelez en effet que la neutralité des banques centrales vis-à-vis du pouvoir politique est un élément central du néolibéralisme. Vous pointez notamment la grande proximité entre la création de la Bundesbank après-guerre, qui dispose d’un statut indépendant et du mandat centré sur la stabilité des prix, et la Banque Centrale Européenne. Pourquoi s’être aligné sur l’Allemagne ?

    David Cayla : L’Union Européenne s’est construite sur un accord franco-allemand dans les années 1950. Lors de cette discussion, il y a eu une sorte de compromis fondé en partie sur l’ambiguïté des textes. Quand on lit le traité de 1957 qui instaure la CEE, il y a beaucoup de choses qui peuvent aller dans des directions opposées. Au fur et à mesure du développement de la CEE, puis de l’Union Européenne, l’interprétation allemande des textes s’est mise à prédominer. Ainsi, on peut dire que la vision allemande a gagné en influence à partir des années 1980-1990. La monnaie unique apparaît dans ce contexte de domination de l’interprétation allemande. De plus, pour que les Allemands acceptent de perdre leur monnaie fondée sur des principes ordolibéraux (la version allemande du néolibéralisme), ils ont exigé que l’euro fonctionne comme le Deutsche Mark, c’est-à-dire avec une banque centrale indépendante, centrée sur l’objectif de stabilité des prix.

    Le Vent Se Lève : Pourquoi la France dirigée alors par un président socialiste, accepte-t-elle l’institutionnalisation du monétarisme via le traité de Maastricht ? De manière générale, comment expliquer la prédominance de politiques français issus du Parti Socialiste dans la constitution de la mondialisation financière, par exemple avec Pascal Lamy ou Jacques Delors ?

    David Cayla : Il faut se replacer dans le contexte de l’époque et rappeler que la mondialisation financière s’est construite en trois temps. Lors de la première phase, celle issue du capitalisme encastré des accords de Bretton Woods : les taux de change des monnaies étaient administrés, les droits de douanes élevés et les flux financiers internationaux contrôlés. Il y avait des échanges financiers internationaux bien sûr, mais ces derniers étaient sous la coupe des institutions politiques. La plupart des banques centrales n’étaient alors pas indépendantes. Ce système s’effondra à partir de l’été 1971, lorsque Nixon annonça la fin de la convertibilité en or du dollar.

    La deuxième phase, la phase d ’internationalisation financière , apparaît lorsque des pays comme les États-Unis, décident unilatéralement de libéraliser les flux financiers et de laisser flotter leurs monnaies. Lors de cette phase, certains pays tentent d’attirer les capitaux internationaux. Cette deuxième phase fondée sur la concurrence permet à chacun de réguler son système financier comme il l’entend. Il n’y a pas d’harmonisation des règles.

    La troisième phase, celle de la mondialisation financière proprement dite, apparaître dans les années 80. C’est une phase qui engendre l’harmonisation des règles en matière de régulation financière. Cette harmonisation nécessite un cadre commun qui sera négocié au sein d’institutions telles que le FMI, l’OCDE ou l’Union Européenne. C’est en 1986 que l’acte unique européen est signé. C’est cette troisième phase qui va être promue par des socialistes français et qu’a étudié l’historien britannique Rawi Abdelal . Elle va conduite à interdire le contrôle les mouvements de capitaux et à sacraliser partout dans le monde l’indépendance des banques centrales. Les normes de la gouvernance néolibérale vont alors s’imposer.

    Dans la perspective des socialistes français qui les ont promues, il y avait l’idée qu’on pourrait ainsi mieux contrôler et canaliser la mondialisation financière. Sauf que les effets sont allé dans le sens inverse : en interdisant aux États de contrôler leurs flux financiers et en libéralisant les marchés financiers, on a nourri les paradis fiscaux et organisé la concurrence fiscale à l’échelle mondiale. La mondialisation financière est sans conteste la conséquence la plus importante des politiques néolibérales.

    LVSL : Vous expliquez aussi clairement que le néolibéralisme a été, paradoxalement, planifié. Il a été sciemment mis en place alors qu’il prône la spontanéité du marché. Comment expliquer ce paradoxe ?

    David Cayla : Précisions d’abord que, dans l’histoire du XXe siècle, il y a eu des phases de régulation économique, comme celle des 30 glorieuses, et des phases de libéralisation. Là où il y a un paradoxe, c’est que la phase de régulation qui s’ouvre aux États-Unis avec la crise des années 1930 prend les États et les économistes de court et n’a donc pas été théorisée au préalable. Lorsque survient la Seconde guerre mondiale, les États en viennent à contrôler l’essentiel des prix pour permettre de réorienter l’économie d’un système productif fondé sur les besoins civils à une économie devant répondre aux impératifs de la guerre. Cette phase de contrôle des prix sera allégée une fois la paix rétablie, mais ce n’est qu’à partir des années 1970 qu’elle sera véritablement abandonnée.

    La phase de libéralisation de l’économie apparaît lorsque le système économique des 30 glorieuses commence à s’essouffler, à partir de la fin des années 1960. Et c’est à ce moment qu’interviennent les économistes néolibéraux. Ces derniers avaient une théorie toute prête qui disait que l’État ne peut pas contrôler les prix sans engendrer de l’inefficacité.

    Il se trouve que la doctrine néolibérale fut conçue dans les années 1920 et 1930 pour contester le système soviétique. A l’époque, il y a un débat chez les économistes pour savoir le système soviétique pouvait ou non être efficace. Certains économistes l’affirmaient, parce qu’il y a un côté rationnel dans la planification et parce qu’ils pensaient que le contrôle de l’économie par l’Etat pouvait éviter un certain nombre de coûts de marché. D’autres économistes, comme Ludwig von Mises ou Friedrich Hayek, tentèrent alors de démontrer que lorsque l’État contrôle les prix, il se prive du marché. Or, ce dernier constitue pour eux un outil indispensable pour agréger et diffuser l’information dispersée détenue par les agents économiques.

    Pour les néolibéraux, la fonction première du marché est de déterminer un système de prix, lequel constitue un système d’incitations permettant de coordonner la société et de parvenir à l’efficacité. Cette réflexion, qui est la base du néolibéralisme, n’a pu être mise en œuvre alors en raison d’un renforcement inverse de régulation étatique pour faire face à la crise et à la guerre. De plus, l’Union Soviétique n’a pas périclité, contrairement à ce qu’ils pensaient. Au contraire, le système soviétique a tenu 70 ans et l’URSS est devenue une superpuissance dans les années 1950 et 1960.

    En fin de compte, les néolibéraux ont dû attendre 50 ans et la chute du système de Bretton Woods pour que le néolibéralisme soit enfin mis en œuvre. On a alors progressivement libéralisé les marchés afin de faire éclore des prix n’émanant pas du pouvoirs politique.

    LVSL : Vous mettez en avant une corrélation entre croissance et limitation de la liberté de marché. Plus le marché est libre et plus le taux de croissance serait faible. Pouvez-vous étayer ?

    David Cayla : C’est un constat plutôt qu’une analyse. Je constate que les moments de forte croissance, sont des moments où les marchés ont été davantage contrôlés, comme lors de la période des 30 glorieuses. À l’inverse, les périodes néolibérales n’ont pas été très porteuses de croissance.

    Pour autant, je ne dis pas que c’est directement à cause des politiques de libéralisation qu’on a connu un affaiblissement de la croissance. La fin de la forte croissance est plutôt liée à la désindustrialisation, qui est elle-même la conséquence des progrès de la productivité du travail et du changement des habitudes de consommation (les ménages consommant davantage de services en proportion de leurs revenus). Il y a néanmoins eu un effet négatif de la mondialisation : les pays riches se sont trouvés concurrencés par les pays en développement où les salaires sont beaucoup plus faibles et ils se sont affaiblis industriellement.

    Il faut comprendre que la hausse de la productivité est liée à la mécanisation du travail et dépend donc, pour l’essentiel, du nombre des salariés travaillant dans des métiers mécanisables. Or, ce qui est mécanisable c’est surtout la production industrielle. En perdant son industrie, un pays comme la France a donc perdu son potentiel de croissance.

    LVSL : Les néolibéraux s’appuient souvent sur des modèles mathématiques pour justifier leur politique. On peut citer par exemple celui d’Andrew K. Rose pour l’euro, ou de Rogoff sur les taux d’endettement public à ne pas dépasser pour ne pas affaiblir la croissance. Comment cette doctrine a-t-elle pu dominer si longtemps alors que ses modèles ont bien souvent été démentis par la réalité ?

    David Cayla : Il faut d’abord distinguer la théorie économique de la doctrine. Les économistes font de la théorie : ils essaient de construire des modèles pour comprendre des phénomènes économiques, et ces modèles n’impliquent pas nécessairement des politiques particulières. La doctrine, c’est différent. C’est une forme d’acte de foi. On porte des jugements de valeur : « ça c’est bien » ou « ça c’est mal ».

    Le néolibéralisme est une doctrine qui vise à diriger l’action politique : elle est normative, elle dit le bien. En tant que telle, les doctrines néolibérales s’occupent surtout des rapports entre l’État et le marché. Contrairement au libéralisme, le néolibéralisme n’est pas favorable au laissez-faire. Il dit au contraire que l’intervention de l’État est indispensable au bon fonctionnement des marchés parce que les marchés ne sont pas des espaces naturels, mais s’appuient sur des institutions sociales et politiques, sur le droit, etc. Autrement dit, le néolibéralisme entend mettre l’État au service des marchés afin qu’ils fonctionnent le mieux possible.

    « Contrairement au libéralisme, le néolibéralisme n’est pas favorable au laissez-faire. Le néolibéralisme entend mettre l’État au service des marchés afin qu’ils fonctionnent le mieux possible. »

    Dans les théories économiques, on a aussi aujourd’hui une mise en avant assez systématique du marché. Pourtant, à l’origine, chez Adam Smith ou David Ricardo par exemple, la pensée économique s’intéressait surtout à la production. Ce n’est qu’à la fin du XIXe siècle que la pensée économique met l’échange et l’allocation (donc le marché) au cœur de son analyse. De même, à la différence des économistes classiques qui pensaient en termes de classes sociales, la pensée économique contemporaine s’appuie sur des modèles fondés sur des agents individuels cherchant à maximiser leur utilité dans un cadre concurrentiel. Ainsi, l’approche dominante en économie, la théorie néoclassique, alimente clairement la doctrine néolibérale, même si elle s’en distingue et qu’on peut trouver des économistes adeptes de l’économie néoclassique qui ne sont pas néolibéraux et inversement.

    De la même façon, ce qui caractérise les économistes hétérodoxes, c’est-à-dire ceux qui refusent le paradigme théorique dominant, n’est pas qu’ils soient contre le néolibéralisme mais que leurs théories relève d’un autre cadre intellectuel. Être hétérodoxe aujourd’hui, c’est souvent considérer que les marchés ne peuvent, par nature, être efficaces et que créer des institutions pour résoudre les défaillances de marchés est vain. Les approches hétérodoxes se distinguent donc clairement de la vision néolibérale.

    Pour la plupart des économistes hétérodoxes, même en situation de concurrence parfaite, même avec des agents parfaitement rationnels et informés l’allocation d’un marché ne sera jamais optimale. C’est ce qu’on constate dans la finance. Pour les économistes mainstream , par exemple pour Jean Tirole dont j’étudie la pensée dans le livre, les crises financières telles la crise des subprimes relèvent toujours d’une défaillance de marché, des mauvais systèmes d’incitations, d’une insuffisance des régulateurs, etc. À l’inverse, les économistes hétérodoxes affirment qu’il ne suffit pas de rendre les marchés parfaits pour que mécaniquement le système économique fonctionne mieux et que c’est le principe même de la régulation par les marchés qui engendre des crises.

    LVSL : Les monétaristes considèrent que la stagflation des années 1970 est due à l’excessive régulation des marchés. Quelle explication retenez-vous de cet événement ? Comment comprendre l hégémonie de l’explication monétariste dans le débat public jusqu’à maintenant ?

    David Cayla : Dans les années 1950 et 1960, l’inflation était relativement faible. Elle apparaît soudainement dans les années 70, notamment lors des deux chocs pétroliers de 1973 et 1979 et dépasse alors les 10 %. Cette forte inflation, qui dure, pose question à tout le monde, d’autant qu’elle entraine des tensions sociales.

    Pour expliquer l’inflation des années 1970, les monétaristes disposent d’une réponse simple, à l’image de Milton Friedman qui déclare que l’inflation a toujours une cause monétaire, autrement dit qu’elle résulte d’une politique monétaire trop expansive. Dans la vision monétariste, c’est parce que les banques centrales créent trop de monnaies que l’inflation émerge. Ainsi, la seule manière de réduire cette inflation serait de mener des politiques restrictives en augmentant le coût de l’argent, quitte à déclencher une récession, pour solder, en quelque sorte, les politiques « laxistes » qui auraient été menées auparavant. Cette politique d’austérité monétaire est engagée dès 1979 par le président de la Réserve fédérale Paul Volcker, qui augmente brutalement le taux de refinancement des banques à 20% pour combattre une inflation de 10%. Il s’agit d’un taux d’intérêt extrêmement élevé qui entraine immédiatement une récession et qui vaut au président démocrate Jimmy Carter de perdre l’élection présidentielle de novembre 1980 face à Reagan.

    On dit aujourd’hui que Volcker a fait preuve de courage et que grâce à lui l’inflation a été enraillée (au prix de millions de chômeurs). Mon interprétation est différente. Je ne crois pas que l’inflation soit due à des politiques monétaires laxistes. Contrairement à Friedman je ne crois pas que l’inflation puisse se résumer à des phénomènes monétaires. Si c’était vrai, pourquoi aurait-elle commencé à la fin des années 1960 et non dans les années 1950 ? Après tout, cela faisait longtemps qu’on avait mis en place un système d’économie régulée. Et puis évoquer les causes monétaires de l’inflation c’est oublier tout un ensemble d’événements qui se sont passés dans les années 1970 et qui méritent de faire partie de l’explication. Par exemple, il est évident que les chocs pétroliers ont joué. Mais ces derniers, notamment celui de 1973, est lui-même le produit d’une volonté tout à fait compréhensive des pays producteurs des matières premières de reprendre le contrôle de leurs économies.

    Avant même le choc pétrolier, il y eut la nationalisation du secteur pétrolier par les pays producteurs en 1970-71. Ce phénomène touche d’ailleurs d’autres pays producteurs de matières premières ou agricoles. Plus largement, à partir de la fin des années 1960, les pays en voie de développement cherchent à se décoloniser économiquement en reprenant le contrôle de leurs matières premières, de leurs produits agricoles et des puits de pétrole qui étaient sur leur sol. Les occidentaux avaient, pendant des années, exploité sans vergogne les pays producteurs parce qu’ils contrôlaient les entreprises qui exploitaient ces gisements ou parce qu’ils étaient les pays anciens colonisateurs.

    L’inflation peut tout à fait s’expliquer ainsi, par le basculement d’une économie auparavant extrêmement dirigée par les pays consommateurs de matières premières dans les années 1950 et 1960 vers une économie où les rapports de force s’équilibrent. Je n’ose pas dire s’inversent. Tout cela se passe dans le cadre des mouvements tiers-mondistes et avec l’appui de l’URSS. On peut ajouter d’autres événements comme la tendance à la désindustrialisation qui s’amorce et engendre des tensions sociales. Cette époque des années 1970 est aussi une période au cours de laquelle les taux de profit des entreprises diminuent, ce qui les incitent à augmenter leurs prix. La désorganisation des systèmes productifs et industriels dans les pays capitalistes développés est aussi une cause de la stagflation qui mérite d’être prise en compte sans qu’il soit nécessaire d’évoquer le « laxisme » des banques centrales.

    Le narratif monétariste s’appuie sur une théorie très simple à comprendre : « Regardez, il y a trop de monnaie, donc il y a de l’inflation ». C’est une pensée un peu mécanique et globalement fausse.

    L’autre raison pour laquelle les économistes keynésiens ne sont pas parvenus à proposer un narratif différent de celui des néolibéraux c’est qu’ils ne sont jamais vraiment intéressés à la question du contrôle des prix. Le keynésianisme n’a pas vraiment de théorie sur la régulation des prix, ce qui signifie qu’on interprété en général les 30 glorieuses uniquement à travers le prisme d’un État régulant, par ses dépenses, les grands équilibres macroéconomiques. Or, ce qu’il se passe dans les années 1970 c’est que les États ne parviennent plus à contrôler les mécanismes de régulation des prix qui avaient fonctionné depuis la guerre. Faute d’une réponse théorique adéquate de la part des Keynésiens, c’est donc le narratif monétariste qui l’a emporté à la faveur de la montée de l’inflation.

    LVSL : Dans votre ouvrage, vous expliquez que les prix ne seraient pas forcément capables de refléter de manière efficace toute l’information disponible. Qu’est-ce qu’un tel constat implique dans un contexte économique de plus en plus marqué par des pénuries ?

    David Cayla : Pour un néolibéral, le rôle du marché est d’agréger l’information pour construire des prix qui soient pertinents et reflètent la réalité économique. Les néolibéraux estiment que chaque personne a une certaine connaissance partielle de l’économie et elle utilise cette connaissance pour effectuer des opérations d’achat ou de vente sur les marchés. Et en faisant cela, les agents contribuent à apporter de l’information au marché. En somme, pour les néolibéraux, le marché serait une sorte de gigantesque algorithme permettant de produire des prix à partir des comportements, ces prix reflétant une grande partie de l’information disponible dans la société.

    « Pour les néolibéraux, le marché serait une sorte de gigantesque algorithme permettant de produire des prix à partir des comportements. »

    Le problème de cette théorie est qu’elle fonctionne rarement et que les comportements ne sont pas toujours ceux qui sont attendus. Dans les marchés financiers par exemple il peut y avoir des bulles spéculatives au cours desquels lorsque les prix montent, les gens achètent davantage en espérant revendre plus cher. Mais un tel comportement est contraire avec l’idée qu’une hausse des prix entraîne une diminution des achats.

    L’autre problème avec la vision néolibérale des marchés c’est que les gens n’ont pas de l’information ou de la connaissance en tête, mais des croyances. On le mesure par exemple avec le Bitcoin. Les gens qui achètent des bitcoins sont convaincus, on pourrait même dire qu’ils ont la foi. Ainsi, des communautés, des croyants achètent du bitcoin parce qu’ils ont une vision techno-prophétique selon laquelle l’avenir est aux cryptomonnaies. Mais il ne s’agit pas là d’information, cela ne relève pas de la réalité, c’est un point de vue construit socialement. Autrement dit, ce qu’on met dans l’algorithme ce ne sont pas des faits mais des constructions sociales, des croyances partagées. Les prix ne reflètent donc pas une quelconque réalité mais la force des convictions. Le problème est que si les prix représentent par exemple des croyances sur l’avenir, et non l’avenir réel, cela pose la question de savoir si ces prix sont fiables et si on peut organiser un système économique résilient sur le long terme à partir d’une telle base.

    Prenons le cas des ressources naturelles. Comme elles sont naturelles, elles sont limitées en quantité et non renouvelables. Une fois qu’on aura tout extrait, il n’y en aura plus. En économie, il faudrait distinguer ce qui est produit par le travail et qui peut être renouvelé de ce qui est produit par la nature et qui ne peut pas être renouvelé. Si on réfléchit comme un marché parfait, on pourrait penser que plus on consomme un stock non renouvelable, plus la quantité disponible de cette ressource diminue et plus le prix devrait augmenter. Or, ce n’est jamais ce qu’il se passe sur les marchés. C’est la raison pour laquelle les marchés ne peuvent pas déterminer la valeur des ressources naturelles.

    Étudions le cas des pénuries. Lorsqu’un bien devient rare et qu’il n’est pas possible d’en augmenter l’offre les prix du marché peuvent exploser, surtout quand il s’agit d’un bien indispensable comme l’électricité. Cette explosion des prix ne peut pas être acceptée sans broncher par les populations car elle engendre des injustices. De plus, quand les prix augmentent cela ne pèse pas sur les riches. Prenons un cas concret. Le carburant peut être utilisé par un ouvrier pour aller à son boulot ou par une infirmière pour aller faire les visites à domicile. Ce même carburant peut aussi être utilisé par Elon Musk pour offrir aux milliardaires une expérience de tourisme spatial. Or, si on laisse le marché décider de ce qui doit être fait du carburant qui reste, il y a de fortes chances pour que l’ouvrier ou l’infirmière ne puissent se rendre à leur travail alors que les milliardaires pourront continuer à aller dans l’espace. Le problème est que si toutes nos ressources non renouvelables sont utilisées pour le tourisme spatial, mais que les ouvriers et les personnels soignants ne peuvent plus travailler, on en arrive à une situation où la société elle-même est mise en péril.

    Autrement dit, il manque quelque chose au marché. Il lui manque une conscience politique, une conscience sociale. En fin de compte, il faut aussi raisonner en sortant du cadre de l’économie pour s’intéresser à notre survie en tant que société… et aussi à la survie de notre écosystème. Or, tout ça ne peut pas être intégré dans le fonctionnement des marchés tel qu’il est présenté par les néolibéraux.

    LVSL : Pourquoi parlez-vous de « prix administrés » en ce qui concerne les marchés financiers ? Et en quoi seraient-ils amenés à s’étendre au-delà des marchés monétaires et financiers ?

    David Cayla : Lors de la crise de 2007-2008 le monde s’est retrouvé dans une situation d’événement systémique. Autrement dit, le système bancaire et financier américain était sur le point de s’effondrer. Quand un tel événement survient, l’État ne peut pas rester sans rien faire et assister à l’effondrement. Il doit agir. C’est ce qu’il s’est passé en 2008. Le gouvernement américain a dû chercher à sécuriser le monde financier en rachetant aux banques les actifs immobiliers dont elles ne voulaient plus de manière à leur redonner un prix. En effet, comme plus personne ne voulait ne certains actifs immobiliers américains, il n’y avait plus d’achats, donc plus de prix : le marché, pour ces titres, avait disparu.

    Dans le monde néolibéral, la disparition des prix pose de sérieux problèmes car on ne sait plus évaluer la valeur, et donc faire des choix. De plus, on ne peut plus établir les bilans des sociétés qui détiennent les actifs en question. Le fait qu’un actif n’ait plus de prix contraint à le considérer sans valeur. Cela entraîne des pertes comptables et peut conduire des sociétés à la faillite.

    En 2008, la décision du gouvernement américain a été de racheter ces actifs en pensant, à juste titre, que même s’ils n’étaient plus demandés, ils avaient tout de même une certaine valeur. Il a donc fallu que l’État « invente » des prix à l’issue d’une évaluation négociée avec les parties prenantes, afin d’éviter au système financier de faire faillite. Des gens se sont plaints en estimant que le gouvernement fédéral dépensait des milliards pour sauver des banques qui avaient fait n’importe quoi. Le gouvernement a donc modifié sa politique en décidant de prendre des participations dans les entreprises au lieu de leur racheter leurs titres. C’est alors la Réserve fédérale qui a pris le relais et s’est mise à racheter ces titres sans valeur de marché. C’est ainsi que la banque centrale américaine s’est mise à pratiquer des politiques dites « non conventionnelles » en intervenant directement sur les marchés.

    Au début de l’année 2009, la question du financement du plan de relance de Barack Obama s’est posée. À l’époque, il fallait sauver l’industrie automobile américaine. Obama a donc lancé un plan de près de 800 milliards de dollars. La banque centrale américaine va alors aider l’État à se refinancer en rachetant des obligations publiques sur les marchés afin d’augmenter leur valeur. Ce faisant, elle a contribué à diminuer les taux d’intérêt que paie l’État sur sa dette. C’est ce qu’on a appelé les politiques de « quantitative easing » (QE), ou « assouplissement quantitatif » en français. Ces politiques se sont ensuite généralisées, d’abord au Royaume-Uni puis, quelques années plus tard, dans la zone euro.

    « Les politiques de quantitative easing ne sont pas des politiques de création monétaire. »

    Les politiques de quantitative easing ne sont pas des politiques de création monétaire. Il n’y a pas de monnaie créée dans ces opérations de rachat. Ce sont des politiques qui visent surtout à faire baisser les taux d’intérêt pour les États, mais aussi pour les ménages et les entreprises, afin de les aider à se financer et à investir. Autrement dit, ces politiques de QE relèvent bien d’une forme d’administration des prix. Certes, il ne s’agit pas d’une administration directe. Ce n’est pas le ministre des Finances qui décide directement des taux. Mais, de manière indirecte, les banques centrales se sont mises à piloter la baisse des taux d’intérêt. La BCE l’a fait en particulier pour sortir de la crise des dettes souveraines et éviter la faillite des États d’Europe du Sud.

    De plus il faut noter que même si aujourd’hui les banques centrales ont cessé de racheter des actifs en raison du retour de l’inflation, elles n’ont absolument pas renoncé au principe du contrôle des taux d’intérêts. C’est ce que j’appelle la finance administrée, c’est-à-dire le retour de l’intervention de l’État au sein des marchés financiers par l’intermédiaires des banques centrales.

    LVSL : Un autre courant économique, la Modern Monetary Theory (théorie monétaire moderne ) a gagné en intérêt ces dernières années. Les conditions d’effectivité de la MMT pourraient-elles être réunies prochainement ? Cette théorie pourrait-elle être succéder au néolibéralisme ?

    David Cayla : Dans l’ouvrage, je me réfère surtout à l’approche de Stéphanie Kelton telle qu’elle est exprimée dans Le mythe du déficit (2021). La MMT n’est pas vraiment une théorie, c’est un éclairage spécifique sur la monnaie. Ce qu’elle essaie de démontrer, c’est qu’un État souverain monétairement est libre de dépenser comme il le souhaite puisqu’il dépense dans une monnaie qu’il contrôle. Autrement dit, d’après la MMT, il n’y a pas de limite financière à la dépense publique.

    Cependant la MMT ne permet pas à l’État de faire tout ce qu’il veut. Car une autre contrainte apparaît : c’est la contrainte réelle. Ainsi, dans une économie avec un secteur public et un secteur privé, si l’État commence à dépenser sans limite, il va devoir embaucher beaucoup et il ne restera plus grand monde pour produire des services marchands. Stéphanie Kelton en déduit que l’État ne doit intervenir que lorsque le taux de chômage est élevé et que cela permettrait de mettre en place une garantie fédérale de l’emploi. Autrement dit, on pourrait supprimer le chômage en imaginant que l’État régule directement le marché du travail en créant autant d’emplois publics (payés au salaire minimum) qu’il le faut pour supprimer le chômage.

    « Le problème avec la MMT est qu’elle suppose qu’un État soit pleinement souverain monétairement. »

    Le problème avec la MMT est qu’elle suppose qu’un État soit pleinement souverain monétairement. Or, la souveraineté monétaire c’est un concept qui mérite discussion et débat. Il est clair que dans une économie fermée, un État est totalement souverain monétairement et peut faire ce qu’il veut. Mais nous ne vivons pas dans des économies fermées. Aujourd’hui, on ne peut quasiment rien produire sans importer du pétrole, des minerais, des terres rares, des produits industriels qu’on ne sait pas faire mais que d’autres savent fabriquer. Ça veut dire qu’il faut qu’en échange de nos importations on ait quelque chose à vendre. Il faut que les flux financiers s’équilibrent à peu près avec les autres pays. Cela signifie qu’on ne peut pas dépenser tout ce qu’on souhaite. L’État ne peut pas, par exemple, assécher le secteur privé, car alors on ne pourrait plus vendre des choses que nos partenaires commerciaux voudront acheter en contrepartie de ce que nous on a besoin pour produire.

    Ce que je veux dire, c’est que la souveraineté monétaire implique des conditions économiques pour être garantie et pas uniquement des conditions institutionnelles et politiques. Il ne suffit pas de dire qu’on peut créer la monnaie qu’on veut parce qu’on contrôle la banque centrale pour être souverain monétairement. Il faut aussi qu’on puisse payer nos achats de pays étrangers avec une monnaie qui ait de la valeur et il faut que ces pays acceptent de commercer avec nous en échange de nos marchandises ou de garanties qu’on leur apporte. Ainsi, l’ouverture commerciale implique une limite à la souveraineté monétaire et économique d’un pays.

    Et ce que je reproche à la MMT c’est de ne pas beaucoup discuter les limites de la souveraineté monétaire. Stéphanie Kelton explique dans son livre que les États-Unis et le Japon ont un gouvernement monétairement souverain. Elle range en revanche la Turquie ou la Russie dans une autre catégorie. Pourtant ils ont eux aussi une monnaie nationale et une banque centrale. Pourquoi alors seraient-ils moins souverains ? Et puis il y a des pays qui ne sont pas du tout souverains mais qui disposent pourtant de leur propre monnaie… En fin de compte, qu’est-ce que ça signifie être souverain monétairement ? La MMT ne répond pas vraiment à cette question.

    Ce que j’en déduis, ce n’est pas que la MMT serait fausse ou qu’il faudrait la balayer d’un revers de main, mais plutôt qu’il faudrait s’intéresser sérieusement aux principes qui garantissent la souveraineté économique et monétaire d’un pays. Par exemple, il ne suffit pas de sortir de l’euro pour redevenir souverain. Le retour au franc ne constituerait pas un réel gain de souveraineté pour la France. Pour que ce soit le cas, il faudrait mener des politiques visant à limiter nos dépendances en matière énergétique et industrielle, et cela demande une politique économique protectionniste. Il faudrait également mettre en place des systèmes de coopérations hors marché avec les pays producteurs de matières premières. En faisant du troc, on peut davantage préserver notre politique monétaire et notre indépendance financière que si on achète avec de la monnaie.

    Ainsi, à mon sens la MMT ne peut constituer une réponse pertinente que si elle sort de son cadre purement monétaire et financier pour s’intéresser plus largement au fonctionnement global de l’économie, à la politique commerciale et aux conditions de la souveraineté économique. Plus largement, je pense qu’on ne peut pas penser l’économie à partir du seul prisme de la monnaie. L’économie est un ensemble d’institutions politiques, sociales, de rapports de force, c’est une histoire, une sociologie. Ce n’est pas en utilisant un seul levier, la politique monétaire ou les dépenses publiques, que l’on peut résoudre tous les problèmes.

    C’est pour cette raison que j’inscris ma pensée dans le cadre intellectuel de l’économie institutionnaliste. Je pense qu’il faut comprendre l’économie non pas en analysant des modèles abstraits mais en combinant la pensée économique avec les apports des autres sciences sociales. C’est ce qui manque à certaines approches hétérodoxes telles que la MMT.

    • Co chevron_right

      Les banques centrales vont-elles populariser les crypto ?

      Simone Wapler · ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Sunday, 4 December, 2022 - 04:30 · 9 minutes

    Avec l’effondrement de la plateforme FTX, beaucoup d’observateurs des cryptomonnaies sonnent le tocsin. Les banques centrales en profitent pour avancer leurs pions sur l’échiquier des monnaies numériques centralisées et de la réglementation. Mais forcer les citoyens à aller vers ces monnaies numériques contrôlées par la force publique n’est-ce pas faire indirectement la promotion des monnaies numériques privées ?

    On reparle beaucoup des cryptomonnaies depuis la faillite du courtier FTX. Certains se réjouissent que des spéculateurs crédules soient ruinés et donc punis. Selon eux, la faillite de FTX prouverait que la monnaie est une chose trop sérieuse pour être confiée à des personnes privées et ne peut être administrée que par des fonctionnaires irréprochables, soucieux du bien public et de l’intérêt général.

    Pourtant, la déclaration de naissance de bitcoin ne pouvait que plaire aux adeptes du libéralisme classique. Mon livre reprend la genèse de cette histoire et le contexte de l’arrivée de bitcoin.

    Naissance de Bitcoin : révolte contre la politique monétaire et le flicage des données privées

    Depuis 1971, la monnaie n’est plus ancrée à rien de concret. Elle est redevenue du crédit pur. Les registres de dettes sont tenus par les banques et les banquiers centraux. Mais les grands sorciers financiers modernes ont négligé ce que les Anciens avaient appris : pour prévenir les risques de surendettement, il faut adosser les prêts à une garantie concrète et prévoir des jubilés ou des remises de dettes périodiques. Faute de cette sécurité, les crises financières se multiplient.

    Simultanément, avec le développement des réseaux de télécommunication, la monnaie papier commence à tomber en désuétude dans les pays développés au profit de compte bancaires, de cartes de débit ou crédit et d’enregistrements électroniques.

    Notre monnaie est non seulement une convention sociale abstraite mais elle est aussi largement dématérialisée.

    En 2008 au lieu de laisser les faillites se produire, les banquiers centraux multiplient le crédit en abaissant les taux.

    Non seulement les taux sont abaissés à zéro mais les banquiers centraux trafiquent sans retenue les registres de dette en se livrant à des opérations de rachat de titres de créance. Ce sont les opérations de quantitative easing ou QE, nouvelle expression chic pour noyer le poisson de la création monétaire.

    En janvier 2009, Satoshi Nakamoto (un pseudonyme) crée une nouvelle «  monnaie ».

    Le réseau Bitcoin est un moyen d’échange ; «  bitcoin » est une unité de compte électronique, décentralisée et privée.

    C’est pour la monnaie fiduciaire une révolution similaire à celle de l’Internet pour l’information. Nakamato – dont le mystère de l’identité reste entier – entend apporter une réponse à ceux qui s’inquiètent des dérives de la finance et des devises fiduciaires inféodées aux banquiers centraux.

    Il est probable que Satoshi Nakamato (ou le groupe d’informaticiens se cachant derrière ce pseudonyme) a été aussi sensible aux dénonciations d’Edward Snowden relatives à l’espionnage par le gouvernement américain des données privées. Les révélations publiques de Snowden – ancien de la CIA et de la NSA- datent de 2013 mais le programme de surveillance généralisé avait débuté en 2007. Certains spécialistes du bitcoin relèvent que le cœur du code repose sur un algorithme de cryptage appelé SHA 256 développé par la National Security Agency, employeur d’Edward Snowden.

    Voici ce qu’en pensent ceux qui se penchent alors sur le bébé bitcoin  :

    « Les racines théoriques de Bitcoin peuvent être trouvées dans l’École autrichienne d’économie et ses critiques du système actuel de monnaie fiduciaire et des interventions menées par les gouvernements et d’autres organismes, qui, à leur avis, provoquent des cycles économiques exacerbés et une inflation massive ». BCE, octobre 2012.

    « La concurrence monétaire telle qu’envisagée par Hayek est devenue possible même en l’absence d’auto-limitation par les gouvernements […] la BCE soupçonne (à juste titre) que le travail théorique de Hayek était le spiritus rector des cryptomonnaies d’aujourd’hui » Stoeferle & Valek

    « Bitcoin est le début de quelque chose de formidable : une monnaie sans gouvernement, quelque chose de nécessaire et d’impératif ». Nassim Nicholas Taleb

    Une « monnaie » pour les geeks et les spéculateurs mais pas les gens ordinaires

    Âgé de maintenant 13 ans, le bitcoin a désormais passé l’âge de raison. Hélas, cet enfant un peu autiste n’intéresse surtout que les geeks bienveillants et les spéculateurs.

    Voici le constat cruel qui en était récemment fait :

    « Descendez dans la rue avec des bitcoins, vous n’achèterez ni pain, ni viande, ni maison. Les cryptos n’ont jamais rempli l’office le plus élémentaire d’une monnaie. Premier mirage.

    Si les cryptos étaient un refuge contre l’inflation, elles auraient dû gagner en valeur quand l’inflation est arrivée. C’est le contraire qui s’est produit : l’ensemble du système crypto s’est affaissé à mesure que progressait l’inflation. Dans des proportions du reste nettement plus graves — de l’ordre de moins 70 % — que la plupart des autres catégories d’actifs.

    Enfin, le dollar ne s’est jamais aussi bien porté tandis que les cryptos mordent la poussière. Aucune des promesses cryptos initiales n’a été tenue. Aucune.

    Pire : c’est tout un écosystème financier crypto qui est venu se greffer aux cryptomonnaies, avec banques cryptos et places financières cryptos. »

    Le bulletin de note de l’ado bitcoin est déplaisant, mais ce sont des faits, pas des appréciations subjectives. Ils actent que jusqu’à présent, bitcoin n’a pas conquis le grand public qui ne s’est pas approprié cette monnaie. Peu importe la valeur de la technologie ou l’utilité du concept de monnaie démocratique, c’est-à-dire contrôlée par personne.

    La tare de naissance du bitcoin ?

    En fait, le bitcoin est né avec la même tare génétique que les monnaies qu’il entend concurrencer : il n’a aucun ancrage dans la réalité. C’est une monnaie immatérielle. Certes elle ne repose plus sur la confiance en un État comme les grandes monnaies fiduciaires mais elle repose sur la confiance dans un algorithme.

    Pour le commun des mortels un algorithme est une notion ésotérique et immatérielle. Le commun des mortels utilise sa carte de débit ou un système de paiement par smartphone, exécute de plus en plus de virements depuis une interface bancaire mais le commun des mortels ne se sert pas de bitcoin. Bref, en treize années d’existence, la plus célèbre des cryptomonnaies n’est pas devenue une monnaie d’usage. Elle ne s’est pas démocratisée.

    Les monnaies numériques de banques centrales au secours du bitcoin ?

    Pourtant plus le temps passe, plus les conséquences des erreurs de politiques monétaires se font visibles. L’ inflation monétaire a finalement donné naissance à une hausse des prix de la vie courante et non plus une augmentation des seuls prix des actifs financiers et de l’immobilier. C’est désormais devenu un sujet sensible.

    Si les banquiers centraux prétendent lutter contre la hausse des prix en relevant les taux, n’est-ce pas avouer qu’ils la stimulaient en baissant les taux ? Cette évidence commence à pénétrer dans l’esprit des cobayes de leurs expériences monétaires. Le capital confiance des monnaies fiduciaires s’érode quelque peu.

    Compte tenu du niveau d’endettement insoutenable, la hausse des taux va faire long feu et la création monétaire va bientôt reprendre.

    Entretemps, la Banque centrale européenne aura probablement pris des dispositions pour faire avancer son euro numérique car il faudra bien emprisonner les gens pour empêcher une fuite devant une monnaie lorsque la majorité aura compris qu’elle est créée à volonté par une élite pour servir sa seule volonté. Dans ce contexte, Bitcoin devient un concurrent à éliminer.

    Gérard Dréan estime les monnaies numériques de banques centrales inutiles pour les usagers :

    « Le développement de monnaies numériques de banque centrale, que ce soit l’euro ou d’autres, est un phénomène tout à fait secondaire, inutile pour les usagers, et qui ne contribuera que très marginalement aux objectifs des organisations étatiques. Elles ne pourraient prendre une part significative dans les paiements que si l’utilisation des cryptomonnaies était sévèrement entravée par des mesures réglementaires ou juridiques qui en détourneraient les utilisateurs.

    Il a raison sur ce point. En revanche, ces monnaies de banques centrales me semblent très utiles « aux objectifs des organisations étatiques » et pas du tout de façon marginale. Car les objectifs sont d’accaparer le plus de pouvoirs possibles. De telles monnaies permettent :

    • le contrôle total de toute transaction privée,
    • l’orientation des transactions privés vers les secteurs jugés utiles par les omniscients.

    Mais en voulant contraindre chacun à adopter une monnaie numérique et à marginaliser la possibilité de paiement en espèces, les banquiers centraux s’avancent aussi sur une pente savonneuse.

    Les devises étatiques ne sont plus que des unités de compte de trafic d’influence

    Le grand public pourrait enfin prendre conscience que la monnaie actuelle n’est rien d’autre que des unités de compte de trafic d’influences, qu’elle est utilisée à des fins politiques et à rebours de leurs intérêts.

    Il pourrait découvrir que finalement la demande de monnaie étatique est artificielle, elle n’est suscitée que par l’impôt et la taxe. Car si les banquiers centraux créent de la monnaie à volonté sans problème pourquoi ne pas couvrir les dépenses publiques avec cette même monnaie au lieu de recourir à la taxe ?

    Il pourrait alors constater qu’une technologie concurrente est disponible, exempte des vices de la monnaie centralisée qu’on le contraint à utiliser

    Il pourrait être tenté d’y venir, donnant ainsi le dernier mot à Taleb : « une monnaie sans gouvernement, quelque chose de nécessaire et d’impératif. »

    Donc les banques centrales feront tout pour éviter la fuite hors de leur monopole monétaire. Elles en ont les moyens : la fiscalité, la réglementation, la restriction. Elles ne rencontrent que peu d’opposition puisque les cryptomonnaies n’ont pas de valeur d’usage. Et la faillite de FTX leur ouvre l’opportunité de tuer la concurrence dans l’œuf.

    « L’histoire du contrôle gouvernemental exercé sur la monnaie est, à l’exception de quelques périodes heureuses, une histoire de tromperie et de fraude incessante » Friedrich von Hayek, Pour une vraie concurrence de la monnaie

    Pendant des millénaires, la « monnaie sans gouvernement » a existé : c’était l’or et l’argent. Comme je l’explique dans mon livre , les politiques monétaires ne servent jamais le peuple. En ayant boudé l’usage des cryptomonnaies, se pourrait-il que le peuple ait raté une opportunité de s’affranchir ? Qui vivra verra mais une crise monétaire majeure couve.

    • chevron_right

      Le retour en grâce du contrôle des prix

      news.movim.eu / LeVentSeLeve · Thursday, 1 December, 2022 - 17:13 · 8 minutes

    Le maintien de la stabilité des prix constitue le cœur du mandat des banques centrales. Mais les caractéristiques de l’inflation actuelle, causée par la hausse des prix l’énergie, place les autorités monétaires dans l’inconfort . Celles-ci sont en effet moins bien outillées pour faire face à des chocs d’offre qu’à des chocs de demande. À l’image du bouclier tarifaire français, du Inflation Reduction Act de l’administration Biden et des débats en cours au niveau européen pour plafonner le prix de l’énergie, les incursions des autorités budgétaires dans le domaine réservé des banques centrales se multiplient, jusqu’à réhabiliter une notion que d’aucuns qualifieraient de désuète : le contrôle des prix. Pourtant honni par les modèles micro-économiques classiques et jugé inefficace pour lutter contre l’hyperinflation des années 1970, le contrôle des prix retrouve aujourd’hui ses lettres de noblesse. Un retour qui fait écho à un autre épisode de l’histoire économique : le « Emergency Price Control Act » de 1942, par lequel l’administration Roosevelt a bloqué les prix des produits de première nécessité pour accompagner l’effort de guerre. Article du think-tank Hémisphère Gauche, publié sur Alternatives Economique s.

    Une inflation par l’offre qui alimente le risque de récession

    L’inflation que connaît actuellement la zone euro est tirée par des facteurs d’offre. Contrairement à une inflation par la demande (c’est-à-dire une augmentation des salaires nominaux ou une politique de crédit expansionniste à volume de production égal), l’inflation actuelle a pour origine l’augmentation du coût des intrants, en particulier celui de l’énergie.

    Selon Eurostat, en glissement annuel, l’inflation s’établit à 9,1 % en zone euro en août. Mais sa décomposition reflète des différences importantes entre items : l’augmentation de l’indice des prix atteint 38,3 % pour l’énergie contre seulement 3,8 % pour les services. L’affaiblissement de l’euro face au dollar à un point bas historique renforce cette dynamique : les biens importés en dollar, dont l’énergie, voient leurs prix augmenter.

    Source : Eurostat

    Malgré l’augmentation des salaires nominaux, ceux-ci peinent à suivre l’inflation. Ainsi, les revenus réels s’effondrent en zone euro, laissant présager une chute de la demande adressée aux entreprises. La survenance d’une récession paraît dorénavant inévitable : l’agence de notation Fitch Ratings prévoit une diminution de 0,1 % du PIB de la zone euro en 2023.

    Dans l’UE, conformément à l’article 127 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE), l’objectif principal de la Banque centrale européenne (BCE) est de maintenir la stabilité des prix. C’est seulement sans préjudice de cet objectif que la BCE peut également apporter son soutien aux politiques économiques générales de l’Union, dont le « plein emploi » (article 3 du TUE).

    L’inflation que connaît actuellement la zone euro et qui perdure depuis le début de la guerre en Ukraine incite la BCE à agir. L’objectif de 2 % contenu dans sa stratégie de politique monétaire doit rester le point d’ancrage des anticipations d’inflation. Or, il existerait un risque de désencrage, y compris parmi les « financially litterate people ». Selon Isabel Schnabel, membre du directoire de la BCE , cela oblige l’autorité monétaire à prendre ses responsabilités, au risque sinon d’être discréditée dans son objectif de stabilité des prix et d’enclencher un cycle d’inflation auto-entretenu. C’est en ce sens que la BCE a relevé ses taux directeurs de 0,75 point le 27 octobre, puis à nouveau de 0,75 point le 2 novembre ; des niveaux inédits depuis 2008.

    Des banques centrales en zugzwang

    En renchérissant le loyer de la monnaie, la banque centrale retire un soutien important à l’économie européenne alors qu’une récession approche probablement. D’où l’expression de « zugzwang » employée par l’économiste Daniela Gabor dans une tribune dans le Financial Times , qui se rapporte à une situation aux échecs, où un joueur est obligé de jouer un coup qui le fera nécessairement perdre ou dégradera sa position.

    C’est finalement la situation peu enviable dans laquelle se trouve la BCE, obligée d’augmenter les taux pour répondre à son mandat, au risque de provoquer ou d’aggraver la récession. Se pose alors la question du contrôle des prix, en particulier des biens de première nécessité, pour lutter contre l’inflation tout en préservant l’activité économique. Une manière pour les gouvernements de venir en appui à la banque centrale, en s’attribuant un objectif de stabilité des prix sans assécher l’accès au crédit.

    Le contrôle des prix : une mesure hasardeuse ?

    Pour quiconque dispose de notions basiques de microéconomie, le contrôle des prix inspire peu confiance. En fixant un prix au-dessous du prix du marché, le contrôle des prix éloigne des producteurs du marché. Cela se traduit au global par une perte sèche pour l’économie, malgré un effet redistributif a priori favorable aux consommateurs, qui affecte les producteurs (moins de ventes signifie moins de revenus pour les offreurs), mais également les consommateurs (une partie de la demande, à savoir les consommateurs prêts à accepter un prix supérieur au prix fixé, devient non-satisfaite).

    Courbes d’offre (S) et de demande (D) sur un marché avec une demande inélastique et une offre contrainte.

    Outre l’approche théorique, des expériences historiques tendent à discréditer le recours au contrôle des prix. C’est le cas du gel du prix de l’essence instauré aux États-Unis sous l’administration Nixon en 1971, lors de l’abandon des accords de Bretton-Woods. Cette mesure est vue comme un échec , tant elle est associée à des pénuries et de multiples déboires bureaucratiques. En France, le contrôle des prix défendu par Jean-Luc Mélenchon lors de l’élection présidentielle 2022, et aujourd’hui par la NUPES, est parfois décrit comme une proposition irréaliste, une sorte de fantasme d’extrême-gauche inapplicable en réalité.

    Il apparaît cependant que le marché des biens de première nécessité présente des caractéristiques particulières, qui justifie dans certaines circonstances de recourir au contrôle des prix. Comme le montre l’économiste Sam Levey , dans le cas du marché de l’énergie, la demande (D) est plus pentue que sur un marché classique. L’énergie constitue en effet le bien de consommation inélastique par excellence : une forte variation du prix n’a qu’un impact négligeable sur la variation de la consommation d’énergie, car celle-ci répond à des besoins de première nécessité. Côté offre (S), la quantité produite n’augmente pas fonction du prix, car la production est techniquement contrainte à court terme. Les hausses de prix reflètent en revanche la position de rente des producteurs, si bien que le blocage des prix peut conduire à une redistribution du surplus très largement favorable aux consommateurs, pour une perte sèche globale limitée.

    Les conditions d’un contrôle des prix réussi

    Face au dilemme des banques centrales, des économistes et chercheurs de renom se sont interrogés publiquement sur le recours au contrôle des prix. La guerre en Ukraine, et ses effets sur le prix du gaz en Europe, a rebattu profondément les cartes d’un débat qui jusque-là donnait très peu de crédit aux partisans d’une intervention directe sur les prix.

    Ainsi même Paul Krugman (prix Nobel d’économie 2008, ndlr), au départ très critique, se montre dorénavant plus ouvert à l’idée d’un contrôle des prix dans le contexte européen. Laisser les forces du marché opérer l’ajustement par les quantités lui paraît « grotesquement inéquitable », au sens où, pendant ce temps, les profits colossaux engrangés par les producteurs d’énergie se font sur le dos des familles et des entreprises. Si reverser des chèques ciblés aux ménages paraît tentant sur le papier, Krugman souligne qu’à revenu égal, des ménages peuvent avoir des besoins énergétiques diamétralement différents – rendant cette solution complexe à mettre en œuvre. D’où le recours nécessaire des démocraties au contrôle des prix en temps de guerre.

    Isabella M. Weber et Meg Jacobs ont quant à elles publié une tribune dans le Washington Post en août 2022 explicitement favorable au contrôle des prix. Elles reviennent sur l’expérience du « Emergency Price Control Act » de l’administration Roosevelt pendant la Seconde Guerre mondiale. Pour les auteures, l’efficacité du contrôle des prix dépend d’une mobilisation entière de l’économie autour d’un discours politique clair et cohérent. Ceci expliquerait la réussite de la méthode Roosevelt dans la lutte contre l’inflation, à rebours du contrôle des prix opportuniste à la Nixon qui n’y aurait eu recours qu’à des fins électorales. Or le choc inflationniste actuel provoquerait selon elles un momentum rooseveltinen susceptible de coaliser des groupes sociaux hétérogènes – les ménages modestes et les entreprises puissantes fondées sur un modèle low-cost – autour de la lutte contre l’inflation.

    L’argumentation dans cet éditorial paraît pour le moins légère : difficile de croire que l’échec ou la réussite d’un contrôle des prix ne tienne qu’à des considérations d’économie politique ou à la personnalité des décideurs. En ce sens, le texte ne rend pas hommage à la profondeur du travail mené par Isabella M. Weber sur le modèle de développement chinois, qui a reposé sur une ouverture lente et progressive de ses marchés, à l’opposé de la « thérapie de choc » appliquée dans les pays d’ex-URSS.

    Cette contribution a néanmoins le mérite de mettre en lumière un épisode méconnu de l’histoire américaine – le contrôle des prix de Roosevelt – qui nous invite à comparer les bénéfices et coûts engendrés par les outils classiquement recommandés face à l’inflation comme la hausse des taux directeurs et la baisse de la dépense publique, par rapport à des mesures alternatives mais plus efficaces dans certaines circonstances.

    Une ode à l’ouverture intellectuelle, en somme : le débat académique doit toujours montrer aux citoyens et décideurs politiques l’étendue des choix possibles.

    • chevron_right

      Hausses des taux : les banques centrales jouent avec le feu

      news.movim.eu / LeVentSeLeve · Wednesday, 2 November, 2022 - 07:07 · 17 minutes

    Prises de court par l’inflation, les banques centrales américaine (Fed) et européenne (BCE) augmentent leurs taux d’intérêt de manière effrénée, dans l’espoir d’endiguer l’emballement des prix. Le but assumé est de provoquer une hausse du chômage et une baisse des salaires, comme l’a reconnu le président de la Fed, Jerome Powell. Au risque de plonger l’économie mondiale en récession sans parvenir à casser la hausse des prix. Tout semble en effet indiquer que le relèvement des taux ne pourra pas agir directement sur l’inflation, dont les causes se situent du côté d’un resserrement de l’offre plus que d’un excès de demande. L’ONU et Wall Street semblent désormais considérer que l’entêtement des banquiers centraux fait peser un grave risque sur l’économie mondiale.

    Le 21 septembre 2022, la Federal Reserve (Fed) a augmenté son principal taux directeur de 75 points de base. Il s’agissait de la 7e hausse en moins d’un an, faisant passer progressivement le taux directeur de 0.25 à 3.25 %. Un niveau jamais atteint depuis 2007. Il est désormais question d’une hausse identique au mois de novembre . Au-delà du chiffre, c’est la vitesse d’augmentation qui surprend. La Fed a justifié cette nouvelle politique de contraction monétaire par la nécessité de contrôler l’inflation, qui ne montre aucun signe de ralentissement aux États-Unis. Publiés le 13 octobre, les chiffres de septembre marquent une hausse de 0.4 % de l’indice des prix, soit une augmentation de 8.2% par rapport au mois de septembre 2021.

    Suivant la Fed, la Banque centrale européenne (BCE) a également entrepris une politique de hausse des taux excédant les prévisions des marchés en augmentant son taux directeur de 75 points au mois de septembre, puis d’autant le 27 octobre, contre l’avis de la France et l’Italie. Le Financial Times relevait ainsi une tendance globale à la hausse des taux observée sur 20 des principales banques centrales. Avec deux caractéristiques importantes : la vitesse inédite des hausses de taux, et la détermination des banquiers centraux à continuer dans cette voie aussi longtemps que nécessaire.

    Le choix du chômage

    Pour comprendre pourquoi la Fed augmente ses taux aussi drastiquement, il faut revenir aux fondamentaux des modèles économiques qui pilotent son action. Le principe de base de sa politique monétaire (lire notre article Inflation, aux origines de la doxa néolibérale ) repose sur la présomption d’un lien étroit entre le taux de chômage et l’inflation. Selon cette théorie, lorsque le taux de chômage est élevé, les entreprises peuvent baisser les salaires (ou contenir les augmentations), ce qui réduit le revenu disponible des ménages, donc la consommation et in fine les pressions inflationnistes sur les prix. Inversement, lorsque le taux de chômage est faible, les salariés sont en mesure d’arracher de meilleurs salaires tandis que les entreprises doivent offrir des rémunérations plus élevées pour recruter. Le revenu des ménages augmente, la consommation progresse et les prix s’ajustent à la hausse. Il existerait ainsi un taux de chômage d’équilibre, appelé NAIRU (Non-Accelerating Inflation Rate of Unemployment) permettant de maintenir une inflation basse et une croissance économique décente. En temps normal, les banques centrales tendent à ajuster leurs taux directeurs pour essayer de maintenir le chômage à un niveau proche du « NAIRU ». Ce qui est particulièrement vrai pour la Fed, dont les prérogatives ne se limitent pas à « garantir la stabilité des prix » (comme la BCE, qui doit cibler un taux d’inflation de 2%) mais également « maintenir le plein emploi » et « modérer les taux d’intérêt à long terme ». Selon ses modèles économiques, des taux élevés pénalisent le crédit et l’investissement, ce qui provoque un ralentissement économique et une hausse du chômage. Inversement, des taux bas doivent faciliter l’accès au crédit, l’investissement, la consommation, et donc l’emploi.

    Jerome Powell, le président de la Fed, a explicitement reconnu que sa politique allait conduire à « une période prolongée de croissance en dessous des tendances normales » et à « un relâchement du marché du travail » – c’est-à-dire une récession et des vagues de licenciements massifs.

    Concrètement, cette théorie implique qu’une politique monétaire visant à réduire l’inflation doit nécessairement provoquer une hausse du chômage. Jerome Powell, le président de la Fed, l’a explicitement reconnu en déclarant que sa politique de hausse des taux allait conduire à « une période prolongée de croissance en dessous des tendances normales » et à « un relâchement du marché du travail » – c’est-à-dire un ralentissement économique pouvant déboucher sur une récession et des vagues de licenciements massifs. La Fed a ainsi indiqué viser un taux de chômage de 4.4% à la fin de l’année, soit un point au-dessus du taux actuel et 1.2 million de chômeurs supplémentaires. Ces chiffres masquent une réalité sociale plus dramatique, faite de baisse des salaires réels et de précarisation accrue, en plus du million d’emplois détruits.

    La décision assumée de provoquer une hausse du chômage pourrait se justifier – dans une certaine mesure – si elle était véritablement un mal nécessaire : une petite part de la population perdrait son emploi et certaines entreprises feraient faillite, mais l’ensemble de la société retrouveraient du pouvoir d’achat et de la stabilité financière.

    En temps normal, un tel « compromis » parait difficile à vendre à l’opinion, comme le reconnaissait Olivier Blanchard, ancien économiste en chef du FMI et macro-économiste influant, lorsqu’il évoquait « la difficulté d’expliquer à un travailleur qu’il est nécessaire qu’il perde son emploi pour lutter contre l’inflation ». A choisir, un travailleur préfère généralement conserver son salaire, quitte à le voir rogné de 8% par l’inflation, que de perdre son emploi. Or, si la récession semble désormais inévitable, rien ne permet d’assurer qu’elle débouchera sur une baisse de l’inflation. Les travailleurs du monde entier pourraient ainsi se retrouver avec la peste et le choléra : une crise économique avec tout ce que cela implique et une inflation persistante.

    La hausse des taux ne garantit pas la baisse de l’inflation

    Interrogé par la sénatrice démocrate Elizabeth Warren lors d’une audition sous serment devant le Sénat des États-Unis, le président de la Fed avait reconnu que sa politique de hausse des taux n’aurait pas d’impact sur la hausse du prix de l’énergie et des produits alimentaires de base. Et pour cause : ces biens de consommation courante présentent ce que les économistes appellent une demande « inélastique ». En clair, il s’agit de consommation contrainte. Quel que soit le prix, le consommateur peut difficilement arrêter de faire le plein d’essence, de se chauffer ou de se nourrir. Powell a également été forcé d’accorder le point à Elizabeth Warren lorsque cette dernière lui a fait remarquer que les tensions sur les chaines d’approvisionnement n’allaient pas disparaître avec la hausse des taux. En effet, on voit mal comment les pénuries de composants électroniques qui ralentissent la production de certains produits manufacturés pourraient disparaître suite à une baisse de la demande qui résulterait d’un ralentissement économique provoqué par la hausse des taux.

    Powell avait alors admis que sa politique visait à « assouplir le marché de l’emploi », c’est-à-dire éviter une boucle inflationniste prix-salaires qui verrait l’inflation produire une hausse des salaires venant alimenter la hausse générale des prix.

    Mais la théorie économique du « Nairu » sur laquelle semblent reposer ses craintes n’est plus valide depuis des années déjà, comme le notait le Nobel d’économie Paul Krugman. En 2019 Jerome Powell l’avait d’ailleurs admis lors d’une autre audition au Congrès, face à l’élue socialiste Alexandria Ocasio-Cortès . Avant 2020, les faibles taux de chômage constatés aux États-Unis, en Allemagne, au Japon et en Grande-Bretagne n’avaient pas provoqué d’inflation notable, malgré les politiques monétaires par ailleurs expansionnistes des banques centrales respectives. Les milliers de milliards créés par les banques centrales sont en effet restés dans la sphère financière, où une inflation de la valeur des actions a effectivement été constaté. Par ailleurs, les faibles niveaux de chômage dans les pays cités plus haut masquaient une plus grande précarisation de l’emploi et l’explosion des temps partiels (hors Japon). De plus, en Europe comme aux États-Unis, le taux de syndicalisation est au plus bas. Malgré le retour de l’inflation, le rapport de force capital-travail reste donc défavorable aux travailleurs, ce qui rend l’apparition de boucles prix-salaires résultant d’un vaste mouvement social peu probable. On l’a vu en France récemment, où malgré un énorme levier de négociation, les raffineurs ont été contraints d’accepter des hausses de salaire inférieures à l’inflation face à des entreprises pétrolières réalisant pourtant des profits records.

    Si les rémunérations augmentent aux États-Unis, c’est avant tout du fait de la politique volontariste de Joe Biden et de mouvements sociaux isolés et non-coordonnées à l’échelle nationale. Ces hausses restent modestes, très inférieures à la hausse du taux de profit des entreprises et en dessous de l’inflation . Du reste, lorsqu’on observe les tendances à l’échelle mondiale, l’existence de boucle prix-salaire ne s’observe que marginalement dans certains pays.

    Plus de la moitié de l’inflation observée outre-Atlantique proviendrait de la hausse des marges des entreprises.

    À l’inverse, il est de plus en plus communément admis que l’inflation actuelle provient d’abord des pénuries d’offre provoquées par la reprise post-covid mal anticipée par les producteurs, les tensions sur les chaînes d’approvisionnements, la guerre en Ukraine, les aléas climatiques et une stratégie assumée de la part de nombreuses entreprises de profiter de la crise pour accroitre leurs marges en augmentant leurs prix. Aux États-Unis en particulier, on ne compte plus les exemples de PDG admettant publiquement que l’inflation leur fournit une excuse rêvée pour augmenter leur prix. Plus de la moitié de l’inflation observée outre-Atlantique proviendrait ainsi de la hausse des marges des entreprises . Un récent éditorial du Financial Times exhorte d’ailleurs la Fed à admettre cette réalité plutôt qu’à poursuivre vainement des hausses de taux.

    Tous ces éléments pointent vers une inflation causée par des tensions sur l’offre, la demande n’excédant pas les tendances observées avant le covid. Ce qui implique que les hausses des taux de la Fed ne puissent agir que très indirectement sur l’inflation, et vraisemblablement au prix d’une récession sévère.

    Le risque d’une grave récession inquiète les places financières

    Le débat qui anime les places financières porte essentiellement sur la vitesse d’augmentation des taux et la capacité de la Fed à ralentir l’économie sans provoquer trop de dégâts. Powell parle ainsi de « soft landing » (atterrissage en douceur), sans convaincre les marchés financiers, de plus en plus critiques. Comme le notait le magazine Jacobin , Citigroup et Moody’s estiment désormais qu’une récession est l’issue la plus probable. La banque UBS jugeait « particulièrement notable que la Fed admette le risque d’une récession ». Devant le Congrès, les patrons des principales banques ont alerté à ce propos, Jamie Dimond (JP Morgan) déclarant « ces hausses de taux vont assurément provoquer une récession et une hausse du chômage ». Le fonds d’investissement Blackrock jugeait les projections de le la Fed trop optimistes, tout en critiquant une stratégie qualifiée « d’arbitrage brutal » entre prix et salaires qui va « provoquer une large récession ». Surtout, Blackrock ne voit pas en quoi la hausse des taux va contenir l’inflation, qu’il considère provenir d’un problème d’offre.

    Pour Wall Street, il s’agit de prévenir leurs clients qu’une forte dépréciation des actifs financiers est à l’horizon, si la Fed poursuit dans la même voie. Et cette préoccupation va au-delà des simples marchés boursiers. La Banque Mondiale s’inquiétait du fait que « les banques centrales vont sacrifier leur économie à la récession pour contrôler l’inflation ». Les Nations Unies ont alerté sur le fait que les politiques monétaires risquaient « d’infliger des dégâts supérieurs à la crise financière de 2008 et à la pandémie de covid-19 de 2020 ».

    Aux États-Unis, le taux d’emprunt immobilier moyen s’établit désormais à plus de 7,5%, contre 3% en 2021. Soit le plus haut taux en 22 ans, qui provoque de sérieuses craintes d’un retournement du marché immobilier, la demande s’effondrant face à l’inaccessibilité du crédit. Or, une chute brutale de ce secteur pourrait avoir des retombées économiques et financières dramatiques. Tout cela pour des résultats qui se font attendre sur le front de l’inflation.

    Les Nations Unies ont alerté sur le fait que les politiques monétaires risquaient « d’infliger des dégâts supérieurs à la crise financière de 2008 et à la pandémie de covid-19 de 2020 ».

    En septembre, l’indice des prix américains a augmenté de 0,4% par rapport au mois d’août, alors que le marché du travail résistait, tout en ralentissant son rythme de créations d’emplois. Mais si l’économie américaine semble supporter les hausses de taux (à l’exception du marché immobilier), la politique de la Fed impacte déjà négativement le reste du monde.

    En effet, ses hausses de taux provoquent une appréciation spectaculaire du dollar face aux autres monnaies. Ceci s’explique autant par l’attractivité des bons du trésor fédéral que par la confiance accrue dans l’économie américaine, qui semble plus capable de faire face à la conjoncture économique en tant que pays exportateur net de matières premières et énergie (pétrole, gaz, céréales,…). Si l’appréciation du dollar permet aux Américains de réduire le prix des biens importés tout en profitant davantage de leur manne gazière et pétrolière, pour le reste du monde, les effets sont problématiques. Le dollar demeure la monnaie d’échange internationale. Ainsi, la chute de 20% de l’euro augmente mécaniquement le prix du pétrole de 20%, avant même de prendre en compte la hausse de ce dernier. La livre sterling a également perdu plus de 20% de sa valeur face au dollar. Autrement dit, la FED est en train d’exporter l’inflation à tous les autres pays, développés comme émergents.

    Pour limiter cet effet, les autres banques centrales ont emboité le pas à la Fed, augmentant leurs taux – entre autres – pour défendre leur monnaie. Au risque de provoquer à leur tour une récession dans leurs pays respectifs, sans parvenir à juguler l’inflation. Le 27 octobre, Christine Lagarde a reconnu que « l’économie de la zone euro va vraisemblablement ralentir de façon significative au troisième trimestre (…) la récession se profile à l’horizon ». Elle a pourtant justifié une nouvelle hausse des taux de 75 points de base en affirmant qu’un « ralentissement de la demande permettra de faire diminuer l’inflation et la pression sur les prix, notamment de l’énergie ». Des déclarations qui tiennent de la méthode Coué, la BCE ayant par ailleurs admis que l’inflation ne provenait pas d’un emballement de l’économie ou des salaires, mais des prix de l’énergie et de l’alimentation, dont elle prévoit une poursuite de l’augmentation. Comme pour la FED, la Banque centrale européenne admet qu’elle n’a pas de prise directe sur l’inflation tout en assumant prendre le risque de pousser l’économie vers la récession.

    Cette politique monétaire établit un précédent historique inquiétant : jamais une banque centrale n’avait encore renoncé à soutenir ses États membres en période de guerre. Or, le conflit qui oppose objectivement l’UE à la Russie s’ajoute à de nombreuses autres crises nécessitant un soutien monétaire. Citons la crise climatique, une récession déjà actée en Allemagne et l’envolée des prix de l’énergie qui menace le tissu industriel européen. Les États de l’Eurozone vont pourtant devoir financer leur effort de guerre via les marchés financiers, à des taux en hausse du fait de la politique monétaire de la BCE, qui demande par ailleurs aux États d’engager des efforts de désendettement. Tous les ingrédients sont réunis pour provoquer une violente récession.

    De plus, l’augmentation des taux va réduire la capacité du secteur privé et des États à investir dans les domaines indispensables que sont la transition énergétique, l’adaptation au changement climatique et les infrastructures. L’augmentation de la charge de la dette va également réduire les marges de manœuvre des États et collectivités locales en matière de politiques sociales, voire nécessiter des coupes budgétaires drastiques dans les services publics et la protection sociale. La France est d’autant plus exposée que le gouvernement Macron a émis des obligations indexées sur l’inflation, une décision incompréhensible, sauf à vouloir vider le trésor public pour enrichir les investisseurs privés, comme l’a implicitement admis Bruno Le Maire face au Parlement .

    Une attitude incompréhensible, à moins de l’analyser comme une politique de classe.

    Aux États-Unis, l’action de la Fed peut s’analyser comme un effort visant à protéger les détenteurs de capitaux de l’inflation, tout en brisant la capacité du mouvement ouvrier et syndical à obtenir de meilleures conditions de travail. Les mouvements de grèves et de syndicalisation, encore timides et cantonnés à certaines grandes entreprises et secteurs industriels (fret ferroviaire, transport routier, Amazon, Starbucks…) ont déjà provoqué une réaction violente du patronat . Et les commentaires de Jerome Powell sur l’importance d’assouplir le marché du travail sont suffisamment explicites. En juin, il avait estimé que le rapport de force capital/travail était « trop favorable aux travailleurs », confirmant que sa politique monétaire vise aussi à réduire les capacités de négociations des syndicats, et pas uniquement « faire baisser les salaires pour faire baisser l’inflation », comme il l’avait expliqué dès le mois de mai . Les économistes de la Fed estiment pourtant que la politique monétaire de Powell va provoquer une sévère récession, selon les révélations de The Intercept . Ce qui n’empêche pas Powell de poursuivre la hausse des taux. Du reste, la Fed est sujette à l’intense lobbying des grandes banques privées et syndicats patronaux, qui avaient dépensé des millions de dollars pour obtenir la nomination de Powell.

    Mais au-delà du réflexe de classe, qu’on retrouve également du côté de la BCE, l’autre explication de l’entêtement à augmenter les taux tiendrait dans le manque d’alternatives apparentes. À moins d’intervenir directement dans l’économie, en finançant des initiatives publiques visant à agir sur les causes profondes de l’inflation (investissement dans les infrastructures, dans la transition énergétique,…) et confrontées à l’inaction relative des gouvernements, les banques centrales s’en remettent à ce qu’elles savent faire de mieux : agir sur leur taux directeur. Parfois sans y croire, comme le notait le Financial Times . Le journal économique de référence rapportait que Isabel Schnabel, une des principales économistes de la BCE, estimait que les modèles de la Banque Centrale Européenne n’étaient plus valides et que la hausse des prix serait durable, malgré la hausse des taux.

    Se pencher sur d’autres modes d’action remettrait en cause le modèle néolibéral, et dans le cas de la BCE, la logique des traités européens. Quel que soit le bout par lequel on analyse le problème, il s’agit donc bien d’une politique de classe. L’inflation rogne les salaires et l’épargne. La hausse des taux permet de mieux rémunérer les capitaux tout en cassant le pouvoir de négociation des salariés et ainsi maintenir les salaires bas. Mais les conséquences de cette stratégie pourraient échapper au contrôle des banques centrales, en provoquant une grave récession à l’échelle mondiale, avec toute la souffrance que cela implique pour les classes laborieuses de par le monde.