• chevron_right

      Disgrâce de la « théorie du nudge »

      news.movim.eu / LeVentSeLeve · Sunday, 7 January - 18:50 · 8 minutes

    Si la transition écologique traîne, c’est à cause de « biais » cognitifs, qu’il faudrait corriger. Si notre système de santé est menacé, c’est parce que les citoyens ne possèdent pas les incitations nécessaires pour prévenir les maladies évitables. Telle était la vision portée par l’administration Obama : en « incitant » ( to nudge ) les agents à effectuer des modifications insensibles de leur comportement, on produirait des changements structurels. La tâche des politiques publiques serait donc de mettre en place des nudges destinés à corriger les biais des agents. L’administration Obama s’appuyait sur « l’économie comportementale », une discipline dont deux des principaux promoteurs médiatiques ont récemment été pointés du doigt pour la falsification de leurs travaux… Par Liza Featherstone, traduction et édition par Albane le Cabec [1].

    C’est le nouveau scandale qui secoue le monde universitaire : les célèbres spécialistes de l’économie comportementale Francesca Gino et Dan Ariely auraient falsifié de nombreuses données au cours de leurs travaux. La première a été renvoyée de la Harvard Business School, tandis que le second a vu la dépublication de l’un de ses articles universitaires.

    Dans un article paru dans le New Yorker , et intitulé « Ils ont étudié la malhonnêteté. Leur travail était-il un mensonge ? » , Gideon Lewis-Kraus retrace, de manière convaincante, la chute des deux chercheurs. Au-delà des potins universitaires, les implications de cette affaire sont importantes. Selon les travaux de Data Colada, un blog tenu par plusieurs spécialistes du comportement renégats préoccupés par les arnaques généralisées dans ce domaine, bon nombre des études les plus connues s’appuient en réalité sur des données erronées, exagérées ou fausses. La légitimité même du domaine est donc en chute libre. Et beaucoup sont même prêts à reconnaître que le domaine n’a jamais été autre chose qu’une absurdité néolibérale.

    Le « pouvoir du nudge » et l’administration Obama

    Ariely était devenu célèbre avec des livres et des conférences aux titres accrocheurs ; en témoigne le titre de son livre phare Predictably Irrational , traduit en français par C’est (vraiment ?) moi qui décide : Les raisons derrière nos choix . L’économie comportementale, le domaine sur lequel repose la théorie du nudge , soutient simplement que les individus n’agissent souvent pas de manière rationnelle, ni dans leurs intérêts, contredisant ainsi les hypothèses de l’économie néoclassique.

    [NDLR : L’économie comportementale étudie le comportement des individus en mobilisant des études psychologiques et neuroscientifiques. Elle se développe en réaction aux limites de la théorie néoclassique, qui repose notamment sur le postulat d’un agent rationnel, c’est-à-dire poursuivant ses intérêts. L’économie comportementale suppose au contraire qu’un certain nombre de facteurs psychologiques et cognitifs nous empêchent de prendre des choix rationnels. Elle se fonde sur des études empiriques du comportement des individus en situation de choix, et tâche d’identifier les « biais cognitifs » à l’origine de choix jugés « irrationnels ». Pour les corriger, elle prône la mise en place des nudges , légères incitations destinées à modifier les choix individuels. Si l’économie comportementale remet donc en cause les hypothèses de la théorie néoclassique, le jugement qu’elle porte sur le comportement dit « irrationnel » suppose pourtant que l’ homo economicus demeure l’horizon. D’un point de vue normatif, la théorie néoclassique reste donc valide . Pour une analyse plus détaillée, lire l’intervention d’Audrey Woillet, Eugène Favier-Baron et Simon Woillet , responsables éditoriaux au Vent Se Lève : « L’ingénierie comportementale au service de l’action publique » ]

    Pour le public de la classe moyenne supérieure, cette idée a constitué une révélation : l’exploitation n’était plus le principal problème de la vie économique. Celui-ci résidait dans les choix effectués par les agents, ou plutôt dans ceux qu’ils n’étaient pas capables de faire. Cette théorie présuppose en effet leur irrationalité. Elle était à la fois désespérante et source d’un grand. Désespérante, parce que la faillibilité humaine était érigée au rang d’invariant ; pleine d’espoir, parce qu’il existait des solutions simples pour pallier cet état de fait.

    Au lieu d’instaurer un système de santé gratuit et accessible pour tous, la théorie du nudge proposait ainsi de corriger les mauvaises habitudes de la population en influençant leurs choix en matière alimentaire, sportifs ou sanitaires.

    Pour rendre le monde meilleur, plus besoin de redistribuer à grande échelle les richesses : il suffit d’influencer la population grâce à des nudges de façon à ce qu’ils fassent – enfin – les bons choix. Le nudge est censé permettre une modification de l’architecture des choix tels qu’ils sont présentés aux gens et, selon cette théorie, cette légère inflexion des décisions individuelles, rapportée à l’ensemble de la population, produit des effets majeurs.

    Dans l’une des découvertes célèbres – et fortement médiatisées – d’Ariely (qui se révèle à présent fausse), il était avancé que la signature d’un contrat en haut de la feuille plutôt qu’en bas favorisait « l’honnêteté » de l’échange. Dans le cadre d’une autre recherche aujourd’hui discréditée, il a été supposément constaté que le changement du terme opt-out pour celui d’ opt-in sur le permis de conduire [NDLR : les États-Unis ont un système de donation d’organe dit opt-in ] conduisait à un accroissement des dons d’organes. Le soubassement théorique qui soutient l’argument est le suivant : même si la majorité des gens consent au don de ses organes, peu d’entre nous prendront la peine d’entamer une démarche afin de changer l’option par défaut – un phénomène que les sciences cognitives nomment le « biais de statu quo ».

    L’économie comportementale constituait l’un des fondements intellectuels de l’administration Obama (bien qu’il puisse être audacieux d’utiliser le mot « intellectuel » pour un domaine dont les promoteurs ont davantage brillé par leurs conférences rémunérées, best-sellers et prêches plutôt que par des procédures académiques…). Les spécialistes du comportement comme Cass Sunstein ont séduit la classe politique par le supposé « pouvoir du nudge » , présentant une solution confortable à une administration composée de profils à la fois progressistes et issus des classes supérieures.

    Au lieu d’instaurer un système de santé gratuit et accessible pour tous, la théorie du nudge proposait ainsi de corriger les mauvaises habitudes de la population en influençant leurs choix en matière alimentaire, sportifs ou sanitaires. De la même manière, il ne s’agirait plus de renforcer la sécurité sociale et les retraites publiques, mais d’inciter à mieux épargner. L’économie comportementale nourrissait donc l’espoir qu’un gouvernement progressiste soucieux de l’équilibre budgétaire puisse encore améliorer la vie des gens, si bien qu’Obama lui-même a signé un décret en 2015 ordonnant à toutes les branches du gouvernement d’exploiter les connaissances de l’économie comportementale…

    Les implications politiques d’une science aujourd’hui remise en cause par la communauté universitaire sont nombreuses. Avec elles, l’ère des solutions politiques modestes et courageuses est probablement révolue. Alors qu’en 2008 le New Yorker faisait l’éloge d’Ariely , Lewis-Kraus observe désormais, dans un article paru dans ce même journal, que cette théorie maintenant célèbre a été élaborée dans un laboratoire financé par BlackRock et MetLife, le Center for Advanced Hindsight. Lewis-Kraus ne se contente pas de dénoncer Ariely et les nombreux autres escrocs du secteur : ses reportages remettent aussi en question toute l’idéologie qui sous-tend l’administration Obama.

    Il écrit qu’« au cours des dernières années, d’éminents spécialistes du comportement en sont venus à regretter leur participation au fantasme selon lequel des modifications du comportement humain répareraient le monde ». Il note le prisme de compréhension individuel plutôt que systémique et cite un économiste de l’Université de Chicago qui a déclaré : « C’est ce que les PDG adorent, n’est-ce pas ? C’est mièvre, cela ne touche pas vraiment à leur pouvoir tout en prétendant faire ce qu’il faut. »

    Au-delà du nudge

    Ce n’est pas la première fois que les médias confèrent une ample couverture à des recherches frauduleuses, dénoncées par les universitaires. Mais si l’on se souvient de l’enthousiasme suscité par ces théories à l’époque d’Obama, il est surprenant de voir tant de figures médiatiques critiquer la politique des « coups de pouce » et réclamer des changements plus structurels. À cet égard, il est encourageant de constater que même une partie du consensus démocrate s’éloigne de solutions qui n’impliquent pas une redistribuent des richesses. L’élection de Shawn Fain à la présidence des Travailleurs unis de l’automobile, l’apparition de Joe Biden sur un piquet de grève, les milliards investis dans les emplois et les infrastructures verts, et la présence au gouvernement d’Alexandria Ocasio-Cortez constituent autant de signes qu’un abandon du dogme antérieur.

    L’enthousiasme généré par les sciences du comportement semble désormais révolu. L’idée que les enjeux politiques se résument à bien autre chose que des prises de décision individuelles fait son chemin. Qui peut encore défendre que des problèmes comme l’inflation, la crise climatique ou les bas salaires requièrent des nudge pour conduire les agents à se comporter autrement ?

    Notes :

    [1] Article originellement publié par notre partenaire Jacobin sous le titre « The “Nudge” of the Obama Era Was Always Neoliberal Nonsense ».

    • Co chevron_right

      Covid-19 : les biais cognitifs qui nous ont conduit à l’affaissement des libertés

      Contrepoints · ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Wednesday, 30 November, 2022 - 04:00 · 20 minutes

    La crise du covid a amené des restrictions des libertés.

    La question qui se pose est de savoir pourquoi celles-ci ont été soutenues par une partie non négligeable de la population. Contrepoints s’est entretenu avec Samuel Fitoussi qui a étudié l’économie à Cambridge et à HEC.

    Contrepoints : Irresponsables par nature : vous revenez sur la séquence ahurissante des auto-attestations, dont les plus fervents défenseurs posaient la bêtise des Français comme un fait établi. Là aussi, la croyance des bureaucrates a donc conditionné la réponse autoritaire des pouvoirs publics ?

    Samuel Fitoussi : Pendant la pandémie , les défenseurs les plus fervents des restrictions ont semblé se ranger à l’idée de l’existence d’un tempérament français.

    Défini selon eux par l’indiscipline et la connerie (« les Français sont des cons »), il a justifié toutes formes de contraintes et permis de déconsidérer les comparaisons avec la gestion de pays voisins. Combien de mesures peu reprises à l’étranger ont été défendues au motif que les Français forment un peuple irresponsable que l’on doit gouverner d’une main de fer et qu’il faut contraindre plutôt que raisonner ? La France a par exemple été un des seuls pays d’Europe (avec l’Italie et la Grèce) à mettre en place un système d’auto-attestation , bureaucratisant ainsi la sortie à la boulangerie et le retour du bureau après 18 heures.

    Le dispositif fut peu remis en cause (l’attestation représentant selon certains le seul moyen de faire comprendre aux Français le sérieux de la situation) alors qu’autour de nous la plupart des pays s’en passait. De même, l’interdiction des balades en forêt, les fermetures des parcs et le concept de plages dynamiques (l’interdiction de s’asseoir sur le sable) furent défendus au nom de la crainte « d’abus », les Français étant jugés indignes de confiance.

    On peut aussi citer l’obligation du port du masque dans la rue, qui de l’aveu du gouvernement, servait avant tout à éviter que certains citoyens oublient de le remettre en entrant dans un lieu clos ou une rue bondée et à envoyer un signal rappelant l’importance des gestes barrières. En France, on continua longtemps après avoir eu la certitude scientifique de l’inutilité du masque en extérieur à l’imposer dans la rue au moindre rebond épidémique : il était encore obligatoire à Paris en décembre 2021 et janvier 2022.

    Mais existe-t-il vraiment un tempérament national ? Cela ne signifierait-il pas que certains traits de caractères se retrouveraient chez tous les Français mais que pris au hasard, un Français aurait plus de chance d’exhiber certains traits qu’un Espagnol, un Anglais ou un Américain ? Dans une étude publiée dans la revue Science en 2005, 65 chercheurs de toutes nationalités se sont penchés sur la question. 3989 volontaires issus de 49 cultures devaient évaluer en fonction de 30 critères la personnalité type correspondant au caractère national de leur pays.

    Les critères correspondaient à ceux utilisés par le test NEO PI-R, questionnaire de personnalité standardisé dont les scientifiques avaient obtenu les scores de 11 479 participants issus de ces mêmes 49 cultures. En comparant la personnalité moyenne réelle d’une nation avec la personnalité moyenne attribuée à cette nation par ses propres citoyens, les chercheurs aboutissent à une conclusion surprenante : il n’existe aucune corrélation entre l’idée que se font les citoyens de leur tempérament et la réalité.

    Conclusion des chercheurs : « Les perceptions du caractère national apparaissent comme des stéréotypes infondés dont la fonction est peut-être de préserver un sentiment d’identité nationale. »

    Si l’irresponsabilité des Français n’est pas inscrite dans leur patrimoine génétique, il est possible que la croyance qu’elle l’est mène à une infantilisation qui en retour crée un environnement sociétal où tout ce qui n’est pas explicitement interdit (ou strictement empêché) semble autorisé (ou toléré).

    Dans un monde où ils n’auraient jamais connu le concept d’attestation, les Français auraient sans doute respecté un confinement à l’anglaise autant que les Anglais. Après avoir été habitués aux attestations, ils les auraient peut-être moins respectées. Autrement dit : la croyance que les Français sont cons rend les Français cons.

    De cette croyance a découlé une différence majeure entre la philosophie des restrictions en France (et souvent dans les pays latins) et au Royaume-Uni (et souvent dans les pays du nord de l’Europe ). Tandis que les premiers ont souvent supprimé les libertés dont les citoyens auraient pu faire mauvais usage, les seconds se sont souvent contenté d’interdire les mauvais usages.

    À l’hiver 2020/2021, parce que nous savions que le virus se transmettait peu à l’extérieur mais beaucoup à l’intérieur, les gouvernements français et britannique ont voulu réduire le nombre de rassemblements en lieu clos. Les Anglais ont pour cela interdit les rassemblements en lieu clos tandis que les Français ont mis en place un couvre-feu pour que nous ne puissions plus sortir dans la rue, sortie qui aurait pu nous permettre de nous rendre dans des lieux clos.

    Il est d’ailleurs possible que la méthode française ait été contreproductive.

    Sans couvre-feu, une partie de ceux qui, au mépris des règles, se regroupaient en intérieur se serait sans doute retrouvée dans des parcs, sur les berges de la Seine ou dans la rue où le risque de contamination était jusqu’à dix fois inférieur. Même en imaginant que le nombre total d’interactions ait été inférieur en France à celui des pays sans couvre-feu, il est possible que cela ait été plus que compensé par un ratio interactions intérieures/extérieures plus élevé. Dans le même esprit, une réouverture des terrasses (fermées du 30 octobre 2021 au 19 mai 2021) quelques semaines plus tôt (notamment dès le retour des températures printanières) aurait peut-être provoqué une substitution intérieur/extérieur suffisamment significative pour qu’elle ait un effet positif sur la dynamique épidémique.

    Du 16 février au 19 mai, les restaurants étaient ouverts en Espagne, fermés en France et c’est pourtant nous qui comptions chaque jour de toute la période le plus de cas et de décès quotidiens. Beaucoup de facteurs ont pu jouer mais il n’est pas impossible que la différence s’explique en partie par le fait que les Espagnols se regroupaient moins dans la sphère privée (et donc moins en lieu clos) que nous. En tout cas, on peut s’étonner que de telles mesures (couvre-feu, fermeture des terrasses) aient été mises en place et reconduites si longtemps sans certitudes sur leur efficacité.

    Certains, au pire moment de la crise, ont affirmé que la « liberté n’était pas celle de contaminer autrui » pour approuver les restrictions les plus radicales.
    En quoi leur raisonnement était-il faussé ?

    « La liberté des uns s’arrête là où commence celle des autres ».

    L’idée formulée pour la première fois par le philosophe britannique John Stuart Mill au XIX e siècle, a été brandie pour justifier toutes sortes de restrictions de liberté. La formule est pourtant fausse et porteuse de projets de société totalitaires. D’abord, on peut toujours la renverser : est-ce ma liberté de sortir sans masque qui doit s’arrêter là où commence celle de mon voisin à ne pas risquer la contamination ? Ou est-ce sa liberté de ne pas risquer la contamination qui doit s’arrêter là où commence la mienne de sortir sans masque ?

    Ensuite, vivre dans une société libre implique de pouvoir faire courir un certain niveau de risque aux autres. Appliquée rigoureusement, la formule légitimerait la mise en place d’un passe sanitaire de vaccination contre la grippe, l’abolition des voitures manuelles (les accidents y sont plus fréquents qu’en automatique), l’interdiction des cigarettes (votre liberté de fumer s’arrête là où commence ma liberté de ne pas financer vos soins en cancérologie). Elle pourrait aussi justifier l’interdiction du voile (votre liberté de le porter crée une pression sociale qui nuit à ma liberté de ne pas le porter) et des avions (votre liberté de voyager nuit à ma liberté d’habiter une planète décarbonée).

    On peut imaginer que les adeptes de cette formule confondent condition suffisante et condition nécessaire.

    Un gain de liberté pour certains est une condition nécessaire mais pas suffisante à la restriction d’une liberté pour d’autres. Pour qu’une restriction soit légitime, il faut aussi que la somme des libertés obtenues grâce à celle-ci soit supérieure à la somme des libertés supprimées. On en arrive donc à la question de la proportionnalité dont on a trop eu tendance à s’affranchir pendant la crise.

    Vous expliquez que l’extension des normes bureaucratiques amenuisaient le capital social des institutions libérales. Pouvez-vous développer ?

    Dans un papier publié en 2014, les économistes Mathew Jackson et Daren Acemoglu montrent qu’une loi contraire aux normes sociales peut se révéler contreproductive.

    Elle sera peu respectée, transformera des citoyens modèles en « délinquants » et modifiera le rapport de la population à l’autorité, alimentant une culture de la défiance.

    Jackson prend l’exemple de lois restreignant strictement la liberté des entreprises à recruter des sans-papiers :

    « Les patrons qui continuaient à embaucher des sans-papiers, puisqu’ils devenaient des hors- la-loi, avaient tendance à cesser de respecter d’autres règles plus importantes comme celles de sécurité sur les chantiers ».

    Pendant la pandémie, de nombreuses restrictions sont restées en place alors qu’elles n’étaient plus respectées. La plupart des jeunes ont par exemple fini par systématiquement contourner le couvre-feu. La loi n’étant plus de leur côté, il devenait moins intimidant pour eux de briser d’autres règles (isolement systématique lorsque cas contact, pas de soirées…).

    Pire : puisque les interdits s’additionnaient, beaucoup de citoyens sont passés d’une attitude de coopération à une posture de défiance, les restrictions étant devenues des obstacles à contourner plutôt que des règles à respecter par responsabilité citoyenne. Conclusion : la suppression de certaines restrictions aurait peut-être permis de mieux lutter contre l’épidémie.

    On pense à la formule de Montesquieu : « Les lois inutiles affaiblissent les lois nécessaires ».

    Jackson et Acemoglu discutent aussi d’un autre mécanisme : si trop de gens enfreignent la loi, la criminalité n’est plus stigmatisée socialement et le regard des autres n’a plus d’effet dissuasif. En mars 2020, les injonctions morales à rester chez soi furent effectivement un facteur de respect du confinement au moins aussi puissant que la peur des 135 euros d’amende. Dix-huit mois plus tard, la sévérité des restrictions ayant conduit la plupart des Français à enfreindre la loi, il restait peu de donneurs de leçons.

    Vous analysez les erreurs commises au moment de la crise sanitaire sous le prisme des biais cognitifs. Vous discutez notamment de la théorie de l’inoculation, qui aurait pu immuniser une partie de la population contre l’analyse critique des mesures sanitaires.

    Emprisonnés par la Corée du Nord après la guerre de Corée dans les années 1950, plusieurs soldats américains renient leur pays et les valeurs occidentales. Devant cet échec, le gouvernement américain souhaite prendre des mesures pour qu’à l’avenir, l’ennemi ne réussisse plus à laver le cerveau de captifs.

    Le psychologue William McGuire argue que munir les soldats d’arguments solides n’est pas la solution la plus efficace : le mieux est de les exposer à des arguments anti-américains facilement réfutables. Il utilise une analogie médicale. Pour se protéger d’un virus, il existe une stratégie dite « de soutien », consistant à renforcer notre organisme (vitamines, sport…) mais aussi une stratégie dite « d’immunisation », consistant à nous exposer à une version affaiblie du pathogène pour stimuler nos défenses. Dans le cadre d’idées ou d’attitudes, la stratégie d’immunisation correspond à l’exposition à des contre-arguments mauvais.

    En 1961, McGuire évalue par exemple la solidité de la croyance selon laquelle il convient de faire une radio pulmonaire chaque année. Dans un premier temps, il explique brièvement à des volontaires les mérites de cette radio annuelle. Ensuite, il divise les participants en deux groupes. Il fournit aux premiers des arguments solides en faveur de la radio annuelle (stratégie de soutien), tandis qu’il expose les seconds à des contre-arguments contenant des erreurs de logique flagrantes (stratégie d’immunisation).

    Enfin, il soumet chaque participant à une discussion avec un contradicteur qui tente, via des arguments solides, de contester l’utilité d’une radio pulmonaire annuelle. Résultat : les participants du groupe « immunisé » étaient beaucoup moins enclins à revenir sur leur position que ceux du premier groupe, même lorsque les contre-arguments employés par le contradicteur n’avaient aucun rapport avec ceux auxquels ils avaient été exposés. Ces participants avaient été immunisés contre le changement d’avis.

    Dès le début de la campagne sanitaire, les défenseurs de mesures sanitaires en rapport avec le vaccin (passe sanitaire, passe vaccinal, politique des doses de rappels…) ont dû répondre à des arguments attaquant les mesures au nom de la prétendue inefficacité ou nocivité du vaccin. La vaccination et Bill Gates, la vaccination et la 5G, la vaccination et Big Pharma, la vaccination et le bras aimanté, le vaccin inefficace car la majorité des décédés sont vaccinés (réfutable — les vaccinés sont plus nombreux dans la population), le vaccin inefficace car nous atteignons des records de cas quotidien malgré 92 % d’adultes vaccinés (réfutable — le vaccin limite la probabilité de formes graves), etc.

    Confrontés à des mauvais arguments, ils se sont vu renforcés dans leurs croyances et ont développé le réflexe de balayer les objections sans réellement les examiner. Puisque l’irrationalité est présente chez mes contradicteurs elle ne peut être présente chez moi ; toute mesure à laquelle on oppose des arguments irrationnels ne peut être que rationnelle.

    Immunisés contre l’analyse critique des mesures sanitaires, beaucoup d’opposants aux antivaccins ont été vaccinés contre le doute. Conséquence : la force avec laquelle ils ont soutenu le passe n’a été nullement influencée par l’évolution du contexte (incapacité du vaccin à couper la transmission, réduction du réservoir de non-vaccinés, augmentation du taux d’immunisés par l’infection parmi les non-vaccinés, inclusion de la troisième dose dans le passe…) ou par les modalités de son application (gratuité ou non des tests PCR, applicabilité à partir de 12, 16 ou 18 ans…). Tout a fonctionné comme s’il avait existé une stricte équivalence entre l’adhésion au vaccin et l’adhésion à toute mesure visant à augmenter le taux de vaccination.

    Le phénomène a sans doute été amplifié par la division artificielle du débat public entre d’un côté le camp des « obscurantistes antitout » et de l’autre les garants de l’héritage de Pasteur, soucieux de la vie d’autrui et donc défenseurs de l’action du gouvernement. Cette division entretenue de manière un peu trop habile par l’exécutif a participé à l’impossibilité d’une analyse rationnelle des mesures.

    Dès lors qu’elle est apparue dans les esprits, elle a biaisé le débat d’idées : une mécanique d’auto-identification à un groupe s’est mise en place, l’adhésion à certaines idées est devenue une façon d’affermir son estime de soi et l’énonciation de convictions politiques une façon de se positionner socialement. La rationalité — c’est-à-dire l’analyse de mesures pour elles-mêmes — a disparu progressivement.

    Vous écrivez que le cerveau est incapable d’appréhender les distributions exponentielles. En quoi cela a-t-il pu nous pousser à surestimer le risque que posait le covid chez les enfants ?

    Tout en reconnaissant que le risque du Covid-19 augmente avec l’âge, nous estimons que le différentiel de gravité entre le Covid-19 et les autres maladies reste constant avec l’âge. Si le Covid-19 est en moyenne plus mortel que la grippe, nous en concluons que pour les enfants il est plus néfaste que la grippe. L’erreur de raisonnement : nous nous représentons une augmentation linéaire du risque du Covid-19 avec l’âge plutôt qu’une augmentation exponentielle.

    Imaginez que sur un jeu d’échecs on place un grain de riz sur la première case, deux sur la deuxième, trois sur la troisième et ainsi de suite pour arriver à 64 grains de riz sur la 64ème et dernière case.

    Deux constats :

    1. La dernière case reçoit 64 fois plus de grains de riz que la première.
    2. La moitié des cases reçoit un nombre de grains de riz inférieur à la moyenne.

    C’est ainsi que nous nous représentons l’augmentation du risque Covid-19 avec l’âge.

    Imaginez maintenant que sur un deuxième jeu on place un grain de riz sur la première case, deux sur la deuxième, quatre sur la troisième, puis huit, seize et ainsi de suite, doublant à chaque fois la somme pour arriver à deux puissance 63 grains de riz sur la dernière case.

    Deux constats :

    1. La dernière case reçoit 9 000 000 000 000 000 000 fois plus de grains de riz que la première.
    2. 57 cases, soit 90 % des cases, reçoivent un nombre de grains de riz inférieur à la moyenne.

    C’est ainsi que nous aurions dû nous représenter l’augmentation du risque Covid-19 avec l’âge.

    En mars 2021, un papier publié dans Nature (Bauer, Brugger et König) démontre que 98,3 % des décès en Europe et aux États-Unis concernent les personnes de plus de 40 ans et que le taux de mortalité du Covid-19 augmente exponentiellement. Constat que les données de mortalité françaises semblent confirmer puisqu’au 1er janvier 2021, les plus de 80 ans (6,3 % de la population) représentaient 74,9 % des décès tandis que les plus de 90 ans (1,4 % de la population) en représentaient 32 %.

    On peut énoncer deux répercussions statistiques contre-intuitives de cette augmentation exponentielle du risque avec l’âge.

    1. Le taux de mortalité en cas d’infection au covid est pour la très grande majorité de la population inférieur au taux de mortalité moyen du covid.
    2. Le covid peut être en moyenne bien plus létal que la grippe tout en étant moins létal que celle-ci pour plus de 50 % de la population.

    Ce n’est donc pas parce que le covid posait un problème d’ordre collectif plus grave que la grippe qu’il était pour les enfants plus dangereux que la grippe — raisonnement théorique confirmé par les données.

    Le 19 mai 2022, un rapport de Santé Publique France indiquait que l’on recensait en tout (en 26 mois de pandémie) 31 cas de décès de mineurs potentiellement imputables au covid ; seuls cinq de ces enfants ne présentaient pas de « comorbidités sévères ». À titre de comparaison, 90 enfants meurent chaque année de diverses maladies infectieuses et parasitaires (grippes, gastroentérites, bronchiolites…).

    Au Royaume-Uni, un rapport de l’Office National des Statistiques (ONS) datant du 23 mai 2022 démontre qu’entre mars 2020 et avril 2022, on a compté 45 décès liés au covid chez les moins de 14 ans contre 56 liés à la grippe et à la pneumonie.

    Tout ceci ne signifie évidemment pas que le covid ne posait aucun danger pour les enfants mais qu’il posait un danger d’ordre de grandeur comparable à celui de maladies que l’on avait toujours tolérées.

    Par conséquent, les mesures à l’école (masques obligatoires en cours pendant deux ans dès l’âge de 6 ans, interdiction du brassage interclasse, fermetures régulières des classes dès la détection d’un cas…) servaient avant tout à protéger indirectement les adultes et non à protéger les enfants comme on a pu vouloir se le faire croire (pour se donner bonne conscience ?).

    Vous pensez que d’une certaine manière, plus les sacrifices exigés étaient douloureux, plus nous avons pu avoir tendance à les juger légitime. Avons-nous cherché à rationaliser coûte que coûte les efforts auxquels nous avons consentis ?

    Sous certaines conditions, le cerveau humain a tendance à rationaliser même ce qui relève de l’irrationnel et il n’est donc parfois pas facile de nous rendre compte que nous nous enfonçons dans l’erreur .

    Je cite notamment l’expérience suivante.

    En 1959, deux psychologues américains (Mills et Aronson) organisent, dans le cadre d’une expérience, une conférence sur « la psychologie des rapports sexuels » à laquelle s’inscrivent 63 étudiantes (qui ne savent pas qu’elles deviennent un sujet d’étude).

    Celles-ci sont divisées en trois groupes.

    Pour 21 d’entre elles, la participation à la conférence est conditionnée à l’accomplissement d’un rite initiatique « très embarrassant » (la lecture devant une foule de spectateurs de courts extraits érotiques).

    Pour les 21 suivantes, la participation est conditionnée à un rite « moyennement embarrassant » (la lecture de mots liés à la sexualité).

    Les 21 dernières échappent à toute forme d’épreuve d’admission. Toutes obtempèrent et finissent par assister à la discussion.

    Le jour J, les trois oratrices (complices des expérimentateurs) rendent la conférence ennuyeuse : elles discutent des caractéristiques sexuelles secondaires d’animaux incongrus.

    À la sortie, les étudiantes doivent noter l’événement :

    • Score moyen attribué par les étudiantes qui avaient été soumises au rite initiatique « très embarrassant » : 14,46/20.
    • Score des étudiantes soumises au rite « moyennement embarrassant » : 12,1/20.
    • Score des participantes librement admises : 11,8/20.

    Pourquoi ? Parce que pour les étudiantes du premier groupe, la fadeur de la discussion crée une dissonance cognitive, la valeur de l’évènement ne correspondant aucunement aux efforts fournis pour y participer.

    Pour la résoudre et ne pas perdre la face vis-à-vis d’elles-mêmes, elles développent une stratégie inconsciente consistant à surévaluer son intérêt. Les étudiantes des deux autres groupes sont moins sujettes à ce biais : moins l’admission est éprouvante (moins son coût est élevé), moins il y a besoin de « surnoter » l’événement (se persuader d’en avoir tiré un bénéfice élevé) pour lui rétablir une balance coût-bénéfice neutre.

    « L’homme, écrit Aronson, n’est pas un animal rationnel, c’est un animal rationalisant qui tente de paraître rationnel à la fois aux yeux des autres et vis-à-vis de lui-même ».

    La mère qui pendant près de deux ans voit son enfant contraint de porter le masque huit heures par jour a besoin de rationaliser cette obligation. Commence alors une stratégie inconsciente de surestimation des bénéfices du masque (efficacité dans la limitation de la circulation virale en classe, danger du covid long pour son enfant) et/ou de sous-estimation de ses coûts (les enfants s’adaptent).

    De même, après plusieurs mois sous couvre-feu, envisager l’idée que la situation sanitaire aurait été peu ou prou la même avec un couvre-feu à minuit plutôt qu’à 18 heures est impossible puisque cette conviction créerait une dissonance cognitive : tout ça pour rien ?

    C’est en partie parce que les efforts demandés (et fournis) pendant deux ans étaient conséquents que nous considérons qu’ils étaient nécessaires.

    Nietzsche défendait cette idée à sa manière :

    « La conclusion tirée par tous les imbéciles est qu’il doit bien y avoir quelque chose de vrai dans une cause pour laquelle on accepte de mourir. […] Cette conclusion a constitué un obstacle considérable à l’examen, à l’esprit d’examen et de prudence. »

    On pourrait aujourd’hui reformuler :

    « Il doit bien y avoir quelque chose de vrai dans une cause pour laquelle on a obligé des enfants de six ans à porter le masque dans la cour de récréation, pour laquelle on a interdit à six millions de citoyens de prendre le train ou de boire un café, et au nom de laquelle on a accepté pendant huit mois de ne plus avoir le droit de sortir de chez soi après 19 heures. »

    Retrouvez la note de l’Institut Sapiens ici