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      La bataille oubliée de Salvador Allende pour la souveraineté technologique

      news.movim.eu / LeVentSeLeve · Tuesday, 12 September, 2023 - 18:47 · 13 minutes

    « La technologie, c’est la géopolitique par d’autres moyens » : telle serait la leçon oubliée de la présidence de Salvador Allende, et du coup d’État qui l’a renversé. C’est ce qui ressort du podcast du chercheur Evgeny Morozov The Santiago boys , fruit d’un long travail dédié au projet Cybersyn . Cet « internet chilien avant la lettre », système sophistiqué de télécommunications développé sous le gouvernement d’Allende, était destinée à asseoir la souveraineté du pays en la matière. La « voie chilienne vers le socialisme » passait par une émancipation vis-à-vis des technologies américaines, perçues comme un facteur de sous-développement. Le podcast d’Evgeny Morozov permet de prendre la mesure de l’ambition du gouvernement de Salvador Allende. En négatif, il souligne le désintérêt que porte une grande partie de la gauche contemporaine à la question de la souveraineté technologique. Recension.

    Lorsque Fiona Scott Morton, ex-lobbyiste pour les GAFAM, a été nommée à un poste clef auprès de la commissaire européenne à la Concurrence, il ne s’est trouvée que la France pour protester – bien timidement. Une fois son retrait acté, une grande partie de la gauche européenne a repris son souffle : les institutions européennes étaient sauves, le système de checks and balances avait fonctionné, c’est la loi européenne qui allait s’appliquer, au bénéfice des Européens, et non des Américains.

    Des Big Tech américaines, la gauche européenne critique l’opacité, le gigantisme, le coût écologique ou les liens avec l’extrême droite. Elle réclame, toujours à l’échelle européenne, une régulation plus stricte. Il y a peu encore, elle érigeait la commissaire européenne à la Concurrence Magrethe Vestager au rang d’héroïne pour avoir dénoncé les pratiques anti-concurrentielles des GAFAM. Le Digital Markets Act et le Digital Services Act, adoptés par les institutions européennes en 2022 sous son impulsion, étaient censées forcer les géants de la Silicon Valley à respecter leurs obligations auprès des consommateurs européens.

    Mais rares sont, au sein de la gauche européenne, ceux qui s’en prennent à la suprématie américaine sur les géants du numérique en tant que telle. Il semble acquis que si ces derniers se plient à leurs obligations légales et offrent un service de qualité, leur nationalité américaine sur tout un continent ne soulève aucun problème particulier. Pas davantage que l’absence de souveraineté numérique des Européens.

    Parmi les administrateurs de la multinationale américaine des télécommunications nationalisée par Allende, on trouve John McCone, ancien directeur de la CIA (1961-1965).

    Une telle attitude entre dans la catégorie de ce qu’Evgeny Morozov nomme « solutionnisme technologique », qui consiste à analyser les questions techniques en évacuant leur dimension politique et conflictuelle 1 . Il n’est donc pas surprenant qu’il se soit intéressé au Chili des années 1970, où les infrastructures techniques – notamment celles liées à la télécommunication – font l’objet d’une intense politisation, et sont pensées sous le prisme de la souveraineté, ou de l’absence de souveraineté. Le plus important, déclarait Salvador Allende (cité par Morozov) n’était pas d’apporter une solution aux problèmes des services téléphoniques et télégraphiques que connaissait le Chili des années 1970 ; le plus important était de « trouver nous-mêmes nos propres solutions ».

    Il n’était pas le seul à penser de la sorte. Une grande hétérogénéité caractérisait l’Union populaire, cette coalition qui a dirigé le Chili pendant trois ans sous sa présidence. Dans les ministères, on croisait aussi bien des socialistes bon teint que les marxistes-léninistes du MIR ( Movimiento de izquierda revolucionaria , « mouvement de la gauche révolutionnaire »). Mais s’il est un point qui faisait consensus, c’est le caractère néfaste du monopole américain sur le secteur des télécommunications au Chili.

    En Amérique latine, la multinationale ITT ( International Telephone and Telegraph , basée à Washington) est honnie, d’abord pour les tarifs abusifs qu’elle pratique. C’est en les dénonçant que le jeune avocat cubain Fidel Castro obtient une première notoriété. Mais ce n’est pas la seule raison, ni la principale. Confier un secteur aussi stratégique à des capitaux étrangers et privés, estime-t-on, nuit à la souveraineté des populations latino-américaines – et les condamne à un sous-développement chronique. Une fois élu, Allende entreprend d’exproprier ITT. Une lutte souterraine s’engage.

    Intérêts oligarchiques et dépendance technologique

    Il ne s’agit pas seulement, on l’a vu, de permettre aux Chiliens d’avoir accès à un système téléphonique et télégraphique fonctionnel. Le problème réside moins dans la piètre qualité des services d’ITT et des multinationales analogues que dans l’asymétrie de pouvoir qu’elles entretiennent avec la population chilienne. ITT elle-même constitue un emblème vivant de la confusion entre le renseignement américain et le secteur privé.

    Lorsque Salvador Allende nationalise ITT, les intérêts qu’il heurte n’ont rien d’anodin. Parmi les administrateurs de l’entreprise on trouve John McCone, ancien directeur de la CIA (1961-1965). Quelques années plus tôt, il avait supervisé le coup d’État contre le gouvernement brésilien de Joao Goulart ; il s’était alors appuyé sur cette même ITT, qui avait contribué à paralyser les télécommunications du pays. Et plus tôt encore, il avait participé à des opérations de sabotage contre le gouvernement de Fidel Castro à Cuba, dont les plus importantes concernaient… les télécommunications. Il n’était donc nul besoin d’être un marxiste particulièrement radical pour considérer que ces enjeux n’étaient pas réductibles à des questions techniques…

    Ainsi, Allende tente d’attirer des ingénieurs du monde entier afin de poser les fondements d’un système de télécommunications qui permettrait au Chili de se passer des brevets et infrastructures fournis par Washington. Parmi eux, l’excentrique britannique Anthony Stafford Beer, versé dans la cybernétique. Avant les tristement célèbres Chicago boys , d’autres contingents internationaux ont cherché à bouleverser l’organisation sociale du pays : les Santiago boys .

    Evgeny Morozov rappelle que ces ingénieurs radicalisés sont influencés par la « théorie de la dépendance ». Selon celle-ci, la faible souveraineté technologique du Chili cantonne le pays au statut d’exportateur de matières premières. Les pays riches, estiment les « théoriciens de la dépendance », monopolisent les savoir-faire technologiques et possèdent les conditions de leur reproduction. Les pays pauvres, de leur côté, condamnés à importer des produits à haute valeur ajoutée, ne possèdent pas les ressources nécessaires pour les concurrencer. Inertie institutionnelle aidant, cet avantage de départ pour les uns, ce handicap pour les autres, se maintiennent. Ils tendent même à s’accroître avec le commerce international tel qu’il prédomine sous le capitalisme 2 . Avec le projet Cybersyn , les Santiago boys cherchent à briser ce cercle vicieux.

    C’est ainsi qu’à huis clos, ils travaillent à l’élaboration de moyens de communication révolutionnaires. Ils ébauchent un système télégraphique qui permettrait d’envoyer des messages d’un point à un autre du territoire, et des les afficher sur des téléimprimeurs. À Santiago, une salle secrète, avec un écran, centralise ces échanges. Ce système, estiment les Santiago boys , permettrait de cartographier l’ensemble du pays, et de connaître en temps réel les besoins et les capacités de tout un chacun (la demande et l’offre), de la zone australe à la frontière péruvienne du Chili.

    On voit qu’il s’agit de bien autre chose que de remplacer le système téléphonique et télégraphique existant : le projet Cybersyn ouvre la voie à des modes de coordination et de communication inédits. Par bien des aspects, il anticipe les prouesses réalisées plus tard par l’internet de la Silicon Valley.

    De l’économie de guerre civile à la planification ?

    C’est lors de la grève des camionneurs que le projet Cybersyn révèle son utilité. En 1972, le pays manque d’être paralysé : sous l’impulsion du mouvement d’extrême droite Patria y libertad et de la CIA, les conducteurs routiers se livrent à une obstruction des voies publiques. En face, les militants du MIR tentent de faire échouer le mouvement, et d’assurer autant que possible la normalité des échanges.

    L’outil des Santiago boys permet alors de faire état, en temps réel, de la situation des uns et des autres : les entreprises dont les routes sont bloquées, celles dont les routes sont libres, les entreprises en pénurie, celles qui sont en excédent, peuvent être mises en rapport. On espère ainsi mettre en échec l’asphyxie de l’économie souhaitée par les grévistes. Bien sûr, Cybersyn demeure encore embryonnaire.

    Mais l’idée fait son chemin : ce mode de coordination, si prometteur en temps de guerre civile, ne pourrait-il pas être généralisé en temps de paix ? Si l’ensemble des entreprises du pays étaient connecteés au telex , elles pourraient faire état, en temps réel, de leurs intrants et de leurs extrants. Il serait alors possible d’agréger ces données, d’établir des régularités, et de repérer (avant même que les agents en aient conscience) les éventuels problèmes dans le processus de production.

    Révolutionnaire, le projet Cybersyn ? Morozov souligne que la CIA possédait en réalité un réseau de communication similaire, avant même les années 1970.

    L’ingénieur britannique Stafford Beer est féru de cybernétique, cette « science des systèmes complexes » généralement associée à une idéologie autoritaire et libérale. Il cherche à en faire un outil d’émancipation au service de la planification. Il expose sa conception « cybernétique » de l’État à Salvador Allende : comme un organe, l’État possède une partie consciente – qui prend des décisions politiques – et une autre non consciente – qui effectue au jour le jour des schémas réguliers, répétés spontanément sans réflexion.

    Or, ces schémas réguliers deviennent rapidement obsolètes face à un réel en perpétuelle évolution. Pour qu’ils s’adaptent de manière incrémentale à ses changements, quoi de mieux qu’un système national de télécommunications permettant à chaque organe de connaître, en temps réel, les changement qui surviennent dans n’importe quelle sphère du gouvernement ou de l’économie ?

    Morozov souligne l’hostilité encourue par Stafford Beer et les Chicago boys . Les médias conservateurs tirent à boulets rouges sur un projet décrit comme orwellien. Mais l’opposition, plus douce, vient aussi de la gauche : les marxistes-léninistes du MIR défendent le pouvoir ouvrier face à celui de quelques ingénieurs. Cette tension entre démocratie ouvrière et technocratie caractérise, plus largement, l’ensemble du mandat de Salvador Allende 3 . Couplée à l’intensification des manoeuvres de sabotage de l’opposition, elles expliquent que Cybersyn n’ait, en grande partie, jamais dépassé le stade de projet. Le 11 septembre 1973, il est définitivement enterré.

    Quelles leçons du 11 septembre 1973 ?

    Révolutionnaire, le projet Cybersyn ? Morozov souligne que la CIA possédait en réalité un réseau de communication similaire, avant même les années 1970. Afin de coordonner la répression anticommuniste, elle avait fourni un système de telex à ses alliés latino-américains, destiné à faciliter la coopération. Plusieurs historiens, interrogés par Morozov, détaillent son fonctionnement. À Washington, un écran géant centralisait l’ensemble des informations et des conversations. Il pouvait afficher les messages échangés entre les uns et les autres, mais aussi des cartes, ou réaliser des agrégations de données.

    Les Chicago boys n’ont-ils fait qu’imiter, bien maladroitement, un système de télécommunication déjà existant ? Une autre question plus lancinante traverse ce podcast : durant la présidence d’Allende, ces réseaux parallèles ont-ils continué à opérer, et à faciliter la communication entre la hiérarchie militaire et les services américains ? Des événements troublants, rapportés par Morozov, laissent entendre que les officiers putschistes, le 11 septembre 1973, se sont appuyés sur un tel système pour distiller de fausses informations, générer de la confusion et permettre au coup d’État de parvenir à son terme. Quoi qu’il en soit, ce système a perduré dans les années 1970. Il a garanti aux protagonistes de « l’Opération Condor » des moyens de répression d’une redoutable efficacité.

    Le podcast de Morozov offre une plongée dans les canaux souterrains du coup d’État de 1973, avec une précision chirurgicale. Il dévoile à quel point les réseaux de communication abandonnent leur apparente neutralité sitôt que la situation politique se tend, pour devenir des armes de guerre – aux côtés de la finance ou de l’armée.

    On ne peut s’empêcher d’effectuer un parallèle avec la situation présente – et de contraster le volontarisme politique de l’Union populaire chilienne avec l’atonie d’une grande partie de la gauche contemporaine. Quant l’une tentait de se débarrasser d’ITT, l’autre semble paralysée face aux GAFAM – quand elle n’y est pas totalement indifférente.

    Les multiples affaires d’espionnage du gouvernement américain sur ses homologues européens, permises par leur suprématie technologique, n’ont soulevé qu’une faible indignation. L’affaire Pierucci, qui a vu un cadre français d’Alstom arrêté par le Department of Justice (DOJ) des États-Unis, puis condamné sur la base de messages échangés via Gmail (à laquelle le DOJ avait bien sûr accès), n’a jamais réellement mobilisé la gauche française. Et face au Cloud Act voté sous le mandat de Donald Trump, qui officialise le droit pour les États-Unis de violer la confidentialité des échanges si leur intérêt national le leur intime, la gauche européenne est surtout demeurée muette.

    On objectera avec raison que les Big Tech américaines présentent des défis autrement plus importants que les multinationales de la télécommunication d’antan. Mais qui pourra dire que l’expérience de l’Unité populaire face à ITT n’est pas riche d’enseignements pour le présent ? Et que le dédain d’une partie de la gauche française pour toute forme de souveraineté numérique ne constitue pas un problème majeur ?

    Notes :

    1 Les implications du « solutionnisme technologique » vont au-delà de ce qu’il est possible de présenter dans cet article. On renverra notamment à l’ouvrage d’Evgeny Morozov Le mirage numérique. Pour une politique du Big Data (Les prairies ordinaires, 2015).

    2 La « théorie de la dépendance » au sens strict met l’accent sur l’asymétrie technologique entre pays riches et pays pauvres, et l’inertie institutionnelle qui permet à cet état de fait de perdurer. Elle est souvent conjuguée au « théorème Singer-Prebisch » (du nom des deux économistes l’ayant théorisé), qui postule une « dégradation des termes de l’échange » : sur le long terme, le prix des biens à haute valeur ajoutée tendrait à augmenter plus rapidement que le prix des matières premières. Il s’agit, on s’en doute, d’un facteur supplémentaire de maintien ou de renforcement de cette asymétrie technologique…

    3 Dans Chili, 1970-1973 – Mille jours qui ébranlèrent le monde (Presses universitaires de Rennes, 2017), Franck Gaudichaud détaille par le menu ces contradictions qui caractérisent l’expérience gouvernementale chilienne.

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      Gabriel Boric a-t-il trahi la mémoire de Salvador Allende ?

      news.movim.eu / LeVentSeLeve · Monday, 11 September, 2023 - 19:00 · 15 minutes

    Au Chili , les commémorations du coup d’État du 11 septembre 1973 ont un goût amer. Un demi-siècle après cette matinée qui a plongé le pays dans une longue dictature néolibérale, une crise est en cours. Le président à la tête du pays, Gabriel Boric, prétend s’inscrire dans les pas de Salvador Allende, assassiné il y a cinquante ans. Pourtant, son action s’inscrit par bien des manières aux antipodes de l’ancien leader socialiste. Ayant renoncé à une confrontation avec les élites chiliennes, Boric s’aligne parfois sur elles – notamment sur les questions de politique étrangère. Dans un Chili plus fracturé que jamais, où les plaies mémorielles du coup d’État demeurent brûlantes, la rupture avec le système économique hérité de la dictature reste à entreprendre.

    11 septembre 1973 : le putsch qui achève l’expérience révolutionnaire

    Le 11 septembre 1973, un coup d’État militaire renverse le gouvernement de l’Unité populaire. Salvador Allende, premier président socialiste du Chili, est assassiné. Son mandat (novembre 1970 – septembre 1973) fut l’occasion d’une expérience révolutionnaire unique.

    Dès son élection, il est soumis aux manoeuvres de déstabilisation des secteurs élitaires du Chili, appuyés par les États-Unis. L’asphyxie de l’économie est organisée dans le secteur minier et routier, téléguidée par CIA, tandis qu’une propagande médiatique joue sur l’anticommunisme ambiant pour fragiliser le gouvernement. Plusieurs groupes d’extrême droite organisent des attentats terroristes pour détériorer les infrastructures ou s’en prendre à des représentants de l’Unité populaire – le chef de l’État-major chilien René Schneider est notamment assassiné. Pour le remplacer, sont nommés à ce poste Carlos Prats González, puis un certain Augusto Pinochet…

    Poignées de portes du sculpteur Ricardo Mesa représentant la force du monde ouvrier, réalisées pour l’édifice de la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement à Santiago de Chile en 1972 © Jim Delémont pour LVSL, décembre 2021

    Alors que la menace d’une sédition militaire se confirme, Allende et ses ministres refusent jusqu’au bout d’armer leurs partisans. C’est finalement le matin du 11 septembre 1973 que l’expérience chilienne prend fin. Un assaut organisé par le général Augusto Pinochet sur le palais présidentiel la Moneda renverse le gouvernement et coûte la vie à Salvador Allende – après une ultime élocution destinée à rester dans les mémoires .

    Les espoirs d’une transition démocratique en-dehors du cadre défini par le régime s’évanouissent. C’est à l’initiative de Pinochet qu’un référendum est organisé portant sur la prolongation de sa fonction à la tête du pays.

    La dictature qui s’instaure règne par les méthodes les plus sanglantes. Plus de 45 000 personnes sont détenues dans les semaines suivant le putsch, tandis que 200 000 fuient le Chili entre 1973 et 1988. L’intention des putschistes soutenus par Washington se précise : établir un projet contre-révolutionnaire de long terme et éradiquer toute forme d’opposition.

    « Le corps au service du capital » : collage dans les rues de Valparaíso par le collectif Pesímo servicio. © Jim Delémont pour LVSL, janvier 2022,

    Institutionnaliser le néolibéralisme, au-delà de la dictature

    La dictature transforme le Chili en laboratoire des politiques néolibérales. La « thérapie de choc » appliquée par Pinochet sur les conseils d’une myriade d’économistes américains – dont Milton Friedman – bouleverse les structures socio-économiques du Chili.

    Les organisations de la classe ouvrière chilienne sont alors été méthodiquement démembrées, de façon à briser son pouvoir d’action sur les modes de production. Les implications économiques de cette transition libérale sont éloquents : alors que 25 % de la population chilienne vivait sous le seuil de pauvreté en 1970, ce chiffre grimpe à 45 % en 1991 1 .

    Le régime tient par la répression, mais aussi par une propagande de masse via la télévision – qui se généralise jusque dans les foyers chiliens les plus éloignés des préoccupations politiques. En 1980, l’instauration de la nouvelle Constitution rédigée par Jaime Guzmán parachève d’imposer la logique néolibérale dans le cœur du pays.

    L’extrême difficulté d’organiser des mobilisations sociales a pour effet de renforcer le rôle des partis politiques, autorisés ou non, notamment à gauche et dans l’opposition. Après les échecs consécutifs pour faire vaciller le pouvoir, les espoirs de voir une transition démocratique en-dehors du cadre défini par le régime s’évanouissent. C’est à l’initiative de Pinochet qu’un référendum est organisé portant sur la prolongation de sa fonction à la tête du pays. La victoire du « non » laisse place à une transition démocratique négociée entre la dictature et les partis politiques, qui pérennisent les institutions du système.

    Les promesses de la transition démocratique sont rapidement déçues. Si l’obstacle de la répression militaire n’est plus, la transition a intégré les mécanismes qui maintiennent l’État captif des intérêts financiers. Au sortir de la dictature, le système chilien porte donc ainsi déjà en lui les ingrédients de la crise politique qu’il traverse aujourd’hui.

    « Chili, entreprise familiale », collage dans les rues de Valparaíso par le collectif Pesímo servicio © Jim Delémont pour LVSL, janvier 2022,

    Commémorations officielles et lectures réactionnaires du coup d’État

    L’organisation des commémorations des cinquante ans du coup d’État a fait l’objet d’un intense débat – signe qu’il s’agit d’une plaie béante davantage que d’une cicatrice. Outre les 40 000 victimes de torture, la dictature a laissé derrière elle plus de 2300 morts et l’ombre de 1 102 personnes toujours portées disparues à ce jour 2 .

    Pour autant, il n’y a pas de consensus sur la lecture du coup d’État. Si la dictature est condamnée – parfois timidement – par la droite, cette réprobation est systématiquement associée à un discours qui pointe la responsabilité le gouvernement de Salvador Allende. Celui-ci aurait semé un chaos dont le putsch était une issue logique. Cette stratégie discursive est amplement répandue dans tout un pan du personnel politique, et largement admise dans les médias de masse.

    Cinquante ans plus tard, victimes et tortionnaires devraient donc partager un récit commun. Cette absence de consensus mémoriel rend possible la réhabilitation de la dictature par l’extrême-droite, qui s’affirme volontiers « pinochetiste ».

    La présidence Boric permet bien l’émergence d’un discours officiel qui reconnaît la responsabilité de l’État chilien dans les crimes commis durant une décennie et demi. L’exécutif a mis en place un programme baptisé « cinquante ans du coup d’État : la démocratie, c’est la mémoire et le futur ». Cette série d’événements a débuté par la présentation du Plan national de recherche, de vérité et de justice qui ambitionne d’éclaircir les circonstances d’assassinat ou de disparition des opposants politiques.

    « Groupement des familles d’exécutés politiques ». Manifestation à Valparaíso. © Jim Delémont pour LVSL, mai 2018

    Pour autant, en mettant sur le même plan « la mémoire et le futur », Boric ambitionne d’initier un apaisement, et vise l’écriture d’un récit que beaucoup à gauche jugent consensuel quant au bilan de la dictature. Une volonté difficilement tenable alors qu’une multitude de mémoires dissonantes fractionnent le pays… C’est ce qu’a souligné la Declaración del 11 , une initiative de l’exécutif qui a invité toutes les forces politiques a signer le 11 septembre une déclaration transpartisane en quatre points pour la défense de la démocratie.

    Les partis de droite ont réagi en annonçant signer leur propre déclaration, parvenant ainsi a isoler une fois de plus le gouvernement tout en maintenant intactes les fractures historiques. En dernière instance, Gabriel Boric aura malgré tout remporté son pari, l’ensemble des anciens présidents ayant confirmé leur présence à l’événement.

    Estallido , Constituante, Boric : un espoir mais…

    Depuis 2019, le Chili est plongé dans une certaine incertitude politique. Après l’incroyable mobilisation sociale – estallido social de 2019, les cartes ont été rebattues. La mise en place de plusieurs processus constituants et l’arrivée au pouvoir de Gabriel Boric en 2021 marquent un tournant majeur. Du moins en apparence.

    Alors que le retour à la démocratie avait été marqué par le bipartisme entre les forces de la concertacion/ Nueva Mayoria (Parti Socialiste, Parti pour la démocratie PPD, Parti radical, Parti Démocrate-Chrétien) et celle de la droite traditionnelle, la mobilisation a changé la donne et permis à une nouvelle génération, principalement issue des luttes étudiantes des années 2010, de conquérir l’appareil d’État. Gabriel Boric en est le produit. Depuis plus d’un an, cette nouvelle génération st confrontée à la réalité du pouvoir, avec la promesse difficile « d’en finir avec le néolibéralisme là où il est né », d’après les mots de Boric.

    Depuis un an, c’est surtout le ralentissement de la dynamique qui a porté Boric au pouvoir et ses multiples échecs qui sont notables. Après une première lourde défaite au référendum de 2022 pour faire approuver une nouvelle constitution (64 % pour le « non »), proposée par une majorité plutôt située à gauche, plurielle et alternative, le dernier processus constituant a vu l’élection à l’inverse d’une majorité de droite et d’extrême droite au deux tiers.

    Agenda législatif modéré, et une ligne totalement à contre-courant sur les questions internationales avec ses partenaires latino-américains : Gabriel Boric cherche à éviter la confrontation

    Pire encore, le Parti républicain de José Antonio Kast, située à l’extrême-droite de l’échiquier politique, s’est placé premier à ces élections constituantes et représente près de la moitié de cette nouvelle assemblée. Voilà ainsi plusieurs mois que la droite et surtout l’extrême droite, héritières du « pinochetisme », sont dans une dynamique électorale qui semble définitivement refermer la parenthèse de rupture initiée avec l’estallido social . La droite et l’extrême-droite, dans un contexte de vote obligatoire, obtiennent en cumulé un score inégalé de l’histoire politique du Chili avec plus de 5 millions de voix , laissant perplexe quant à l’avenir politique du pays.

    Gabriel Boric présente le Plan national de recherche, de vérité et de justice le 30 août 2023 à Santiago.

    Éviter la confrontation avec les élites

    Ce contexte interroge la stratégie adoptée par le gouvernement et sa coalition politique, Apruebo Dignidad 2 . Depuis l’annonce de son dispositif gouvernemental, Gabriel Boric a assumé une ligne politique modérée , espérant s’épargner une confrontation directe avec les élites chiliennes. Cette ligne s’observe dans la composition de l’appareil gouvernemental, un agenda législatif très modéré – malgré une situation sociale incandescente – et une ligne totalement à contre-courant sur les questions internationales avec ses partenaires latino-américains. Boric s’oppose en particulier au positionnement non-aligné du président Lula sur le conflit ukrainien, et à sa volonté d’inclure le Venezuela comme un allié politique dans l’intégration régionale.

    La première démonstration de cette orientation politique a résidé dans la formation de son gouvernement où des personnalités de l’ex- concertación ont été intégrées. Il faut rappeler que les forces d’ Apruebo Dignidad elles-mêmes ne détiennent pas la majorité à l’Assemblée nationale chilienne : avec seulement 37 députés, les forces de Boric sont loin du seuil des 78 permettant d’obtenir une majorité absolue. Raison pour laquelle le gouvernement de Boric regroupe une large coalition, allant des forces de l’ex-concertacion au Parti communiste chilien, permettant d’afficher un bloc de 66 députés devant manœuvrer pour obtenir une majorité sur les différents débats législatifs.

    Avec cette majorité très élargie, la présidence de Boric a été marquée par de nombreux compromis pour la composition des différents gouvernements, avant et après les échecs électoraux. D’un gouvernement déjà modéré avec une forte représentation de l’ ex-concertacion , les cinglantes défaites électorales ont conduit Boric dans des remaniements qui réduisaient toujours plus le poids de sa coalition. De plus, malgré la formation de cette large coalition gouvernementale, les oppositions et polémiques entre les forces plus modérées de l’ ex-concertacion, et au delà , contre celles du Président Boric sont autant d’éléments qui ont démontré la fragilité de l’actuelle majorité gouvernementale.

    Le référendum sur la proposition de Constitution de 2022 en est une illustration. Si, officiellement, la majorité gouvernementale partait unie à ce scrutin pour porter la voix de l’Apruebo , des figures de l’ex- concertación se sont prononcé en sa défaveur. Ainsi, on retrouve l’ancien président de la démocratie-chrétienne Eduardo Frei qui a appelé au rechazo (rejet), l’ancien président Ricardo Lagos qui n’a pas donné de consignes, et l’ancienne présidente socialiste Michelle Bachelet, pourtant soutien du gouvernement, qui a appelé à un apruebo (approbation) assez timide les jours précédent le scrutin. Dans le même temps, de nombreuses figures importantes de la démocrate-chrétienne ont appelé à voter rechazo , témoignant les divisions au sein du parti malgré une décision nationale des instances pour l’apruebo.

    Aux nouvelles élections constituantes de mai dernier, des forces de l’ ex-concertación, avec le Parti pour la démocratie, le Parti radical et la démocratie-chrétienne, ont présenté leur propre liste en-dehors de la majorité gouvernementale pour obtenir 9 % des voix, alors que la liste de la majorité gouvernementale a obtenu 28,5 % des voix, 7 points derrière la liste d’extrême droite arrivée première…

    Malgré un double jeu évident, aussi bien sur les scrutins électoraux que dans l’action gouvernementale et législative, Boric a confirmé depuis un an sa tendance à se rapprocher de l’ ex-concertacion et des forces modérées afin de maintenir une forme de consensus au prix d’un isolement toujours plus important de sa famille politique. Après la défaite au référendum sur la constituante de 2022, Izkia Siches, ancienne directrice de campagne de Gabriel Boric, est remplacée au ministère de l’intérieur lors du premier remaniement.

    L’option de la « conciliation » avec l’opposition et les élites économiques semble déboucher sur une impasse

    Celle-ci avait durement été critiquée par la droite et l’extrême droite notamment sur sa gestion du conflit avec les indigènes Mapuche au sud du pays, les questions migratoires et la montée de l’insécurité dans le pays. Marcela Rios, membre du parti de Boric, a dû démissionner sous pressions de la droite et de l’extrême-droite, après des prises de position de la Ministre et de Boric en faveur de la libération de prisonniers politiques de l ‘estallido social et de l’ex-guérilla du front patriotique Manuel Rodriguez . Après un bras de fer engagé par des magistrats de la de la Cours Suprême, et la menace de destitution de la Ministre par des parlementaire, celle-ci a été contraint de démissionner en janvier 2023.

    Autre figure encore plus importante, Giorgio Jackson, numéro 2 du Frente Amplio et figure historique des luttes étudiantes de 2011 menée avec l’actuel Président, a démissionné de son poste au Ministère du développement social après avoir été déjà écarte du poste très stratégique de Ministre-secretariat de la présidence . Cette ultime démission a eu lieu le 11 août dernier après des accusations diverses de corruptions lorsqu’il était en poste au sein du ministère du développement social. L’extrême-droite, relayée dans la presse, a fait pression sur le ministre pour obtenir sa destitution, qui s’est finalement soldé par la démission de celui-ci. La démission de Jackson, comme les défaites successives du gouvernement aux deux derniers scrutins sur les processus constitutionnels, témoigne aussi du rôle fondamental des médias dans la diabolisation de Boric et finalement l’opposition à toutes alternatives au Chili.

    Enfin, il est très important de souligner le rôle fondamental que jouent les médias dominants dans l’accroissement des tensions entre l’opposition et le gouvernement, visant à conduire celui-ci à un modérantisme croissant. Surmédiatisation des questions d’insécurité et d’immigration, traitement médiatique à sens unique des révoltes indigènes dans le sud et nombreuses fake news relayées sur le projet de constitution de 2022 : sur de nombreux sujets, les médias de masse s’alignent sur l’oligarchie chilienne.

    En 1987, Pinochet éloigne le Parlement de la capitale en faisant construire le Congreso à Valparaíso. © Jim Delémont pour LVSL, juillet 2019,

    Les leçons de la « conciliation »

    L’option de la « conciliation » avec l’opposition et les élites économiques semble déboucher sur une impasse. Pire encore : il conduit au renforcement du bloc conservateur, qui apparaît désormais comme la seule alternative crédible aux yeux des forces centristes et modérées. Les difficultés auxquelles sont confrontées Boric sont les mêmes que celles de Salvador Allende : obstruction des médias, de l’opposition au parlement, des grandes puissances économiques.

    Cette première année d’expérience de Boric constitue une leçon quant à l’inéluctabilité d’une confrontation avec les élites économiques dans la perspective d’un agenda de transformation. Elle remet en question la perspective des alliances opportunistes avec des forces plus modérées, dont le revirement se fait sentir au premier souffle. Dans un contexte où de nombreuses forces de gauche latino-américaines, mais aussi européennes, adoptent un recentrage politique, les leçons du Chili – que l’on parle du 11 septembre 1973 ou de l’année 2023 – possèdent une actualité brûlante.

    Notes :

    1 P. Guillaudat et P. Mouterde, Les mouvements sociaux au Chili, 1973-1993. Paris, L’Harmattan, 1995, 304 p.

    2 Coalition du Frente Amplio, regroupement de plusieurs partis politiques, et du Parti Communiste Chilien.

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      « Que Salvador Allende démissionne ou se suicide » : retour sur le 11 septembre 1973

      news.movim.eu / LeVentSeLeve · Sunday, 10 September, 2023 - 15:41 · 14 minutes

    Mort d’une utopie ? Destruction de l’une des « plus anciennes démocraties » d’Amérique latine ? Victoire des secteurs oligarchiques et de l’impérialisme ? Éclatement des contradictions de la révolution incarnée par le président Allende, à la fois socialiste, démocratique et constitutionnelle ? Le 11 septembre 1973 est tout cela à la fois. Pour les Chiliens, il marque le reflux d’un processus continu de conquêtes sociales – et l’entrée forcée dans l’ère d’un libéralisme de type nouveau. Ce jour marque le commencement d’une série de crimes de masse perpétrés par la junte militaire du général Pinochet. Pour les cinquante ans de cette date, Le Vent Se Lève publie une série d’articles dédiés à l’analyse des « mille jours » de la coalition socialiste de Salvador Allende et au coup d’État qui y a mis fin. Ici, Franck Gaudichaud retrace ses premières heures de manière chirurgicale. Professeur d’Université en histoire et études des Amériques latines à l’Université Toulouse Jean Jaurès , il est l’auteur d’une série d’articles et d’ouvrages sur le Chili, dont Chili, 1970-1973 – Mille jours qui ébranlèrent le monde (Presses universitaires de Rennes, 2017 – les lignes qui suivent en sont issues) et plus récemment Découvrir la révolution chilienne (1970-1973) (éditions sociales, 2023).

    « Si les mille jours de l’Unité populaire avaient été vertigineux, le temps a souffert une énorme accélération le 11 septembre. Ce fut un jour de définitions. Ce qui était en jeu n’était pas seulement la politique, le changement, le socialisme, ce qui était désormais au centre de tout était la vie, sans abstractions, la vie au sens propre 1 . » Début septembre, le Parti national n’hésite plus à distribuer des tracts, qui laissent deux « alternatives » à Allende : la démission immédiate ou le suicide… [NDLR : le Parti national est le plus important parti conservateur chilien ].

    Affiche de propagande du Parti national invitant Allende à la « démission » ou au « suicide ». Archives BDIC – Paris – Dossier Chili – F° A 126/16 – 1973.

    Chacun sait que l’affrontement est proche, que c’est une question d’heures ou, tout au plus, de quelques jours. Comme en témoigne Rigoberto Quezada, la question de l’armement revient continuellement au sein des bases ouvrières : « Le coup d’État était annoncé dans les journaux, la radio et même par le président du Sénat, E. Frei (père). On parlait beaucoup de la révolution espagnole, où les ouvriers ont pris d’assaut les régiments et se sont armés 2 . » Le golpe est sur toutes les lèvres, dans tous les esprits.

    Les dernières heures de Salvador Allende

    Allende en a parfaitement conscience. Il joue son dernier atout, bien tardif d’ailleurs : l’appel au plébiscite populaire, en vue d’un changement constitutionnel et, avec comme espérance, la stabilisation du gouvernement jusqu’aux élections présidentielles de 1976. Selon toute vraisemblance, si le coup d’État intervient précisément le 11 septembre, c’est que le président de la République a pour projet d’annoncer le référendum le soir même, à la radio, comme il l’a personnellement précisé au général Pinochet. Ce dernier n’en demandait pas tant pour se décider à agir au plus vite 3 .

    Comme l’a par la suite expliqué Gabriel Garcia Márquez, la mort d’Allende est une parabole qui résume les contradictions de la voie chilienne : celle d’un militant socialiste, défendant une mitraillette à la main, une révolution qu’il voulait pacifique et une constitution créée par l’oligarchie chilienne

    Nous ne nous attarderons pas ici sur le détail des opérations militaires, qui vont de l’intervention de la marine dans le port de Valparaíso, tôt le matin du 11 septembre, jusqu’aux déplacements de troupes dans la capitale. Il s’agit d’une guerre éclair de quelques jours, une guerre interne dotée de puissants soutiens externes (la CIA) et menée en vue du pouvoir total. Elle comprend l’utilisation d’avions de chasse et de tanks et pousse au suicide le président Allende, vers 14 heures, dans le palais présidentiel de la Moneda 4 .

    Refusant l’ultimatum des officiers, Allende décide de résister quelques heures, sans vouloir quitter le palais Présidentiel comme lui demande l’appareil militaire du Parti socialiste (PS). Rejoint par quelques proches et des membres du GAP, le « camarade-président » a eu le temps d’y prononcer son dernier discours (connu comme « Le discours des grandes avenues » ), qui est aussi un testament politique laissé aux futures générations.

    Comme l’a par la suite expliqué l’écrivain Gabriel Garcia Márquez, la mort d’Allende dans la Moneda en flamme est une parabole qui résume les contradictions de la voie chilienne : celle d’un militant socialiste, défendant une mitraillette à la main, une révolution qu’il voulait pacifique et une constitution créée par l’oligarchie chilienne au début du siècle 5 . Cette mort est aussi celle d’un homme politique et d’un militant intègre, fidèle jusqu’au bout à ses principes et à ses engagements.

    Résistance ouvrière atone face aux militaires ?

    Jusqu’au 11 septembre, 8 heures du matin, le président de la République a eu confiance dans la loyauté du général Pinochet et espère, d’une minute à l’autre, son intervention en défense du gouvernement 6 . C’est pourtant ce dernier qui prend la tête de la rébellion. Les soldats, carabiniers ou sous-officiers qui refusent ce qu’ils considèrent comme une trahison, sont immédiatement passés par les armes.

    La stratégie militaire déclenchée dans la capitale suit un plan simple, mais efficace : une incursion directe à la Moneda, afin de détruire (symboliquement et physiquement) le pouvoir central et, de là, se diriger vers la périphérie, avec pour priorité le contrôle des Cordons industriels (CI) 7 . [NDLR : les « Cordons industriels » sont des organismes de démocratie ouvrière, d’inspiration socialiste, destinées à faire le lien entre les diverses sections syndicales ou les différents secteurs industriels du pays ]

    Dans ses mémoires, le général Pinochet dit son étonnement face à la faible résistance rencontrée au sein des CI : « Nous avons effectué un dur labeur de nettoyage. Dans ces derniers moments, nous n’avons pas dû affronter les réactions prévues, de la part des Cordons industriels 8 . » Tout de suite après le coup d’État, de nombreuses rumeurs ont circulé de par le monde, annonçant une opposition massive des ouvriers chiliens au coup d’État. Aujourd’hui, on connaît plus précisément l’ampleur de cette réaction populaire. En fait, le principal foyer d’opposition s’est déroulé dans la zone sud de Santiago.

    Guillermo Rodríguez, qui a tenu avec d’autres de ses camarades à combattre malgré tout, devait écrire : « je crois qu’à ce moment-là, nous nous sommes battus pour l’histoire, afin de laisser un petit drapeau qui dirait “nous avons tout de même fait une tentative, alors que dans d’autres endroits, rien n’a été fait” »

    Elle est le fait de militants de gauche aguerris, membres des appareils militaires du PS et du Mouvement de la gauche révolutionnaire (MIR, Movimiento de izquierda revolucionaria ), qui se sont déplacés au sein des Cordons [NDLR : le MIR, d’obédience marxiste-léniniste, est l’élément le plus radical de la coalition dirigée par Salvador Allende ]. Ceci souvent, avec l’appui actif de salariés prêts à se battre. Une fois le coup démarré, l’appareil militaire du PS (avec à sa tête Arnoldo Camú) réussit à regrouper et armer une centaine d’hommes, tandis que se réunit dans l’usine FESA du CI Cerrillos, la commission politique de ce parti.

    Les instructions sont d’initier un plan de défense du gouvernement, qui consisterait à libérer une zone de la ville où puissent se coordonner des actions en collaboration avec les ouvriers des CI San Joaquín, Santa Rosa y Vicuña Mackenna. Le point de ralliement fixé est l’entreprise Indumet (CI Santa Rosa), où se retrouvent des responsables de l’ensemble de l’UP, auxquels se joignent environ 200 ouvriers combatifs. À 11 heures du matin, les dirigeants nationaux de chaque organisation évaluent leur capacité politico-militaire immédiate 9 .

    Comme le rapporte P. Quiroga, témoin de cette réunion, la précarité de la préparation saute aux yeux des militants. La proposition du PS (prendre d’assaut une unité militaire pour avancer sur la Moneda) est rejetée par le Parti communiste (PC), qui préfère attendre la réaction tant espérée des forces armées (pour finalement passer à la clandestinité). Quant à M. Enríquez – d’accord pour intervenir -, il annonce que la force centrale du MIR nécessite encore plusieurs heures, pour pouvoir être opérationnelle… Selon Guillermo Rodríguez, le MIR a mis en veille son appareil politico-militaire (et donc enterré les armes) depuis le 6 septembre, persuadé que le gouvernement est sur la voie de nouvelles conciliations avec la droite 10 .

    Finalement, en l’absence d’une aide venue des soldats de gauche et d’une planification politico-militaire sur le long terme, le « pouvoir populaire » est incapable d’organiser une résistance armée au coup d’État [NDLR : « pouvoir populaire » désigne les formes d’organisation para-étatiques, souvent ouvrières, destinées à concrétiser le socialisme par des actions complémentaires à celles de l’État – ou, pour les plus radicaux, à le remplacer ]. Comme le dit aujourd’hui Guillermo Rodríguez, qui a tenu avec d’autres de ses camarades à combattre malgré tout, « je crois qu’à ce moment-là, nous nous sommes battus pour l’histoire, afin de laisser un petit drapeau qui dirait “nous avons tout de même fait une tentative, alors que dans d’autres endroits, rien n’a été fait 11 ” ».

    La répression et le début du terrorisme d’État

    La violence d’État envahit alors le pays et elle vise en priorité les militants de gauche et les dirigeants du mouvement social, dont tous ceux qui se sont lancés dans l’aventure du « pouvoir populaire ». Dans les témoignages, la dimension traumatique de ces heures de violence intense est partout présente. C’est le début de la « période noire » pour les militants, qui connaîtront la détention, la torture, la mort de proches, l’exil ou la vie en clandestinité pendant des années, etc.

    En même temps que la dictature impose sa chape de plomb à l’ensemble de la société, les habitants des poblaciones , les ouvriers des Cordons, les partisans de gauche connaissent la signification concrète de ce que peut représenter la terreur d’État 12 . Un exemple pris parmi d’autres, est celui de Carlos Mújica. Salarié de l’usine métallurgique Alusa, militant MAPU et délégué du cordon Vicuña Mackenna, il tient à témoigner :

    « Le jour du coup d’État il y avait des morts dans la rue, ils les apportaient même d’autres endroits et ils les jetaient ici. […] Et on ne pouvait rien faire ! Je crois que le plus dur fut à cette époque, l’année 73 – 74. Par la suite, en 1975, les services secrets viennent me chercher à Alusa. Ils me détiennent et m’emmènent à la fameuse Villa Grimaldi : là, ils passaient les gens à la parilla , c’est-à-dire sur un sommier en fer où ils appliquaient le courant électrique sur les jambes… Ils savaient que j’étais délégué du secteur… 13 »

    Déploiement militaire dans les quartiers périphériques de Santiago (11 septembre 1973). Reproduit dans La Huella, Santiago, n° 12, septembre 2002.

    Ils sont des centaines de milliers à passer dans les mains des services secrets de la junte et à être torturés. Plusieurs milliers d’entre-eux sont, aujourd’hui encore, des « détenus disparus ».

    Il s’agit d’une victoire stratégique de l’impérialisme qui permet non seulement de revenir sur les avancées sociales conquises durant ces mille jours, mais aussi de transformer le Chili en un véritable laboratoire : celui d’un capitalisme néolibéral encore inconnu sous d’autres latitudes

    L’une des premières mesures de la junte est d’écraser le mouvement syndical et d’interdire la CUT. La défaite du mouvement révolutionnaire signifie de véritables purges politiques dans les entreprises, qui – pour les plus importantes – passent sous la coupe des militaires : il y aura plus de 270 détenus à Madeco, 500 personnes immédiatement licenciées à Sumar ou encore une répression plus ciblée, comme à Yarur ou Cristalerias de Chile 14 . De nombreux patrons participent pleinement au système de délation et arrestation des militants mis en place par la junte. C’est précisément ce qui se passe à l’usine Elecmetal, rendue à ses propriétaires le 17 septembre 1973 15 .

    Cette répression s’accompagne du licenciement de 100 000 salariés, inscrits sur les « listes noires » de la junte (afin qu’ils ne puissent pas être réemployés). En même temps, la dictature impose la loi martiale, ferme le Congrès, suspend la Constitution et bannit du pays l’activité des partis politiques, y compris de ceux qui ont appuyé le coup d’État. Peu à peu, Pinochet et ses acolytes donnent à la répression une dimension transnationale, en coordination avec les autres régimes militaires de la région et avec le soutien du gouvernement des États-Unis, formant ce qui est désormais connu comme « l’Opération Condor » 16 . Et c’est bien dans le cadre des rapports de forces politiques mondiaux que s’inscrit cette fin tragique de l’UP.

    Il s’agit d’une victoire stratégique de l’impérialisme qui permet, non seulement de revenir sur les nombreuses avancées sociales conquises durant ces mille jours, mais aussi de transformer le Chili en un véritable laboratoire : celui d’un capitalisme néolibéral encore inconnu sous d’autres latitudes et dont ce petit pays du Sud expérimente, le premier, les recettes, sous la coupe des Chicago Boys . Les 17 années de dictature postérieures au 11 septembre 1973, sont celles de ce que Tomás Moulian ou Manuel Gárate nomment « révolution capitaliste », tant la société va être remodelée par la junte 17 .

    Il s’agit, en fait, d’une contre-révolution , dans le sens le plus strict du terme. Et l’ampleur de la violence d’État, complètement disproportionnée en regard de la résistance qui lui est opposée, ne s’explique que parce qu’il s’agit, non seulement de tuer les individus les plus actifs dans le processus de l’UP, mais aussi d’arracher les traces, au plus profond de leur enracinement social, des expériences autogestionnaires qui s’étaient multipliées. Maurice Najman, qui est allé sur place observer l’UP, affirme en octobre 1973 : « En définitive les militaires sont intervenus au moment où le développement du « pouvoir populaire » posait, et même commençait à résoudre, la question de la formation d’une direction politique alternative à l’Unité populaire 18 . »

    Face au coup d’État, il croit pouvoir pronostiquer une prompte résistance armée. Ce pronostic, erroné, est le fruit d’une vision surdimensionnée de la force du « pouvoir populaire ». En fait, l’opposition massive à la dictature ne renaît que bien plus tard, au début des années 1980, à l’occasion des grandes protestas . Entre-temps, l’ensemble des tentatives de « pouvoir populaire » ont complètement disparu sous le talon de fer du régime militaire. Cependant il est un trait du « pouvoir populaire » que la dictature n’a pu effacer complètement : sa mémoire, ou plutôt ses mémoires.

    Notes :

    1 Patricio Quiroga, « Compañeros, El GAP, la escolta de Allende », El Centro , 2002,

    2 Témoignage de Rigoberto Quezada, recueilli par Miguel Silva, Los cordones industriales y el socialismo desde abajo , auto-édition, 1900.

    3 Pour une description des derniers jours d’Allende : Joan Garcès, Allende y la experiencia chilena , Las armas de la política , Santiago, Siglo XXI, 2013.

    4 Patricia Verdugo., Interferencia Secreta. 11 de septiembre de 1973 , Editorial Sudamericana, 1988

    5 Gabriel García Márquez, « La verdadera muerte de un presidente », 1974

    6 Voir les remarques à ce sujet de Luís Vega, alors conseiller du ministère de l’Intérieur, à Valparaíso ( Anatomía de un golpe de Estado. La Caída de Allende , Jerusalén, La semana publicaciones, 1983).

    7 Vicente Martínez., « La estrategia militar en Santiago », La Tercera , 2003

    8 Augusto Pinochet., El día decisivo , Santiago, Andrés Bello, 1979

    9 Se trouvent sur place Víctor Díaz et José Oyarce du PC, Miguel Enríquez et Pascal Allende du MIR, Arnoldo Camú, Exequiel Ponce et Rolando Calderón pour le PS.

    10 Entretien réalisé à Santiago, 6 août 2003.

    11 Entretien réalisé à Santiago, 6 août 2003

    12 Stohl M. et López G., The state as terrorist , Wesport, Greennewood Press, 1984

    13 Entretien réalisé à Santiago, le 14 mai 2002

    14 Peter Winn, Weavers of Revolution: The Yarur Workers and Chile’s Road to Socialism, Oxford University Press, 1989.

    15 La situation d’Elecmetal est plus connue car on a pu, plusieurs années plus tard, retrouver par hasard les corps des victimes et les autopsier (« La complicidad de Elecmetal y Ricardo Claro », El Siglo, Santiago, 20 octobre 2000.

    16 Franck Gaudichaud. Operación Cóndor. Notas sobre el terrorismo de Estado en el Cono sur , Madrid, Sepha, 2005.

    17 Thomas Mouliant, Chile actual, anatomía de un mito , Santiago, ARCIS-LOM, col. « Sin Norte », 1997

    18 Le Monde Diplomatique , Paris, octobre 1973.

    Journée #internationale des victimes de disparitions forcées

    Le 30 août, le Groupe #Amériques du Secrétariat International de la #CNT s’associe à la Journée Internationale des Victimes forcées, et témoigne tout son soutien aux familles des victimes, ainsi qu’aux organisations qui luttent pour la vérité et la justice à travers le sous-continent latino-américain.

    En effet, depuis les années des dictatures en #Argentine, au #Chili, en #Uruguay, au #Paraguay, au #Pérou, au #Brésil, en #Bolivie et dans de nombreux autres pays, les familles des disparus continuent de réclamer la vérité sur le sort de leurs proches qui reste généralement opaque, malgré les efforts déployés grâce aux luttes pour la mémoire et la dignité…

    http://www.cnt-f.org/international/Journee-internationale-des-victimes-de-disparitions-forcees.html

    #répression #lutte #social #politique #internationalisme
    Communiqué du Secrétariat international de la #CNT de soutien au peuple #Mapuche

    Le 1er août dernier des militant-e-s mapuches occupaient des mairies pour exiger la libération des prisonniers politiques mapuches. L’extrême droite latifundiste locale a alors organisé, avec l’assentiment des autorités politiques, un lynchage. Nous condamnons avec la plus grande fermeté cette nouvelle dérive raciste et fasciste du régime de Piñera…

    http://www.cnt-f.org/international/Communique-de-soutien-au-peuple-Mapuche.html

    #Chili #internationalisme #répression #racisme #social #politique
    Courtes brèves sur la situation en #Amérique du Sud - #COVID19

    Au #Chili, #Paraguay et #Équateur : http://www.cnt-f.org/international/Breves-americaines-COVID19.html
    Situation judiciaire/carcérale, hospitalière/sanitaire, sociale …

    Secrétariat Internationale de la #CNT

    #coronavirus #NosViesPasLeursProfits #internationalisme #Santé #Prison