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      "Tu es né fils d'immigré, tu le resteras", ou comment le destin de classe n'est pas inébranlable - BLOG

      news.movim.eu / HuffingtonPost · Thursday, 23 June, 2022 - 09:07 · 5 minutes

    La prise de risque caractérise toujours les trajectoires improbables. La prise de risque caractérise toujours les trajectoires improbables.

    CLASSE SOCIALE - La notion de “transclasse” anime de nombreux débats. Elle contredit ce que la sociologie nomme un destin de classe : les riches engendreront des héritiers et les pauvres des gens de peu.

    Cette notion oublie l’existence des trajectoires improbables. Ainsi, des personnes initialement stigmatisées dans les entreprises pour cause de handicap physique, d’orientation sexuelle, d’origine ethnique , de genre, d’absence de capital scolaire peuvent finalement inverser leur destin et accéder à une reconnaissance positive en devenant dirigeant * . Dans mon dernier livre, la biographie de Pierre, professeur d’université issu de la déchéance sociale (sans classe), je reviens sur la capacité à inventer sa vie.

    La capacité à inventer sa vie

    Ces trajectoires improbables projettent les individus dans l’identité d’ « étranger », que le philosophe allemand Simmel a si magnifiquement décrite. Ni ici ni ailleurs l’étranger doit observer les coutumes pour en comprendre le sens, comme chacun d’entre nous lorsque nous nous trouvons dans un milieu mal connu. Il discerne alors ce que masquent les rôles convenus du théâtre social. Le virilisme de la pensée managériale fait par exemple sourire les homosexuels et les femmes. Pierre, découvrant le mode de vie des ouvriers et celui des bourgeois , apprend à se glisser dans des rôles qu’il n’épouse pas, auxquels il ne se soumet pas. La distance conduit ainsi l’étranger à objectiver le monde, à le regarder avec étonnement. Et, du même coup, à ne pas en être dupe. Cette compétence distingue fondamentalement les dirigeants atypiques des technocrates, qui confondent leurs coutumes avec la réalité du monde.

    L’étranger se sait également sous surveillance. Inquiet de réaliser le faux pas qui vérifierait les stéréotypes des natifs, il mobilise une vigilance inquiète et analyse, souvent de manière obsédante, la nature des relations qu’il entretient avec eux. Un dirigeant autodidacte, confronté quotidiennement à des élites issues des meilleures écoles, indique que cette manie l’inquiète, tout en sachant qu’elle l’étaye. Pierre ne cesse d’avoir honte, faute de savoir se tenir en société. L’empathie caractérise alors l’étranger: sans bien connaitre les coutumes mais en écoutant ce qui habite l’âme de l’autre, en se mettant dans sa peau, il parvient à vivre avec lui. Pour cette raison, les individus engagés dans des trajectoires improbables s’adressent souvent plus aux personnes qu’à leur statut : les relations directes et authentiques, mais aussi l’humour et l’autodérision caractérisent leurs relations. Cette caractéristique est une ressource : elle permet de construire des liens forts, personnalisés.

    Payer un ticket d’entrée

    L’engagement rime cependant avec la distance. Ceux qui s’inscrivent dans une trajectoire improbable doivent en effet en faire plus que les autres. L’idée est simple : un dirigeant noir ne peut pas seulement tenir sa place comme le ferait son homologue blanc, il doit réussir (aussi) pour donner les preuves de l’inconsistance des stéréotypes. De même, Pierre, pour parvenir à payer ses années de lycée, devait travailler dur dans les cafés, le soir et pendant les congés ; il ne pouvait se contenter de faire ses devoirs.

    Occuper une place non destinée suppose ainsi de payer un ticket d’entrée, gratuit pour ceux qui s’y trouvent destinés. Pour cette même raison, la prise de risque caractérise toujours les trajectoires improbables. D’abord pour une raison logique : pour échapper au péril du destin de leur genre, de leur orientation sexuelle ou de la couleur de leur peau, les patrons atypiques, avant de franchir le « plafond de verre », transgressent les normes.

    Occuper une place non destinée suppose ainsi de payer un ticket d’entrée, gratuit pour ceux qui s’y trouvent destinés.

    Ils respectent mal les règles du jeu des puissants, ils mobilisent des réseaux que leurs homologues ne connaissent pas, ils acceptent les sales boulots. Pierre, lui, ne cesse ainsi de tricher, de voler, pour compenser la faiblesse de son capital.

    Provoquer le destin

    Mais la prise de risque représente également un gout pour l’aventure, une sorte de pari avec le ciel : les porteurs de trajectoires improbables aiment provoquer le destin, pour mettre leur chance à l’épreuve. Les patrons atypiques deviennent ainsi entrepreneurs plus souvent que technocrates et Pierre, dans les années 68, préfère faire la route, comme Kerouac, plutôt que de s’engager politiquement.

    Il reste qu’un individu est rarement isolé. Celui qui ne tient pas sa place trouve toujours des amis et des soutiens pour l’aider à réaliser une trace qu’il ne pourrait réaliser seul. Des fées peuvent ainsi réenchanter une vie difficile en la protégeant, en lui donnant sens et projet : elle se nichent dans les relations amicales et amoureuses, elles prennent aussi la forme d’un professeur qui sait capter l’élève créatif et engagé derrière le masque du cancre. Il faut également revenir sur les critiques portées à l’école par la sociologie critique: pour les pauvres en capital de toute sorte, elle exerce peut-être de la « violence symbolique » (elle impose une culture), mais, tout autant, une douceur du même type : elle protège (et doit continuer à protéger) de la violence du reste du monde.

    L’existence de ces parcours, qui désobéissent à la loi de la « domination », donne raison à La Boétie: « Soyez donc résolus à ne plus servir et vous serez libres ». C’est de l’exercice risqué de cette liberté que se saisissent ceux qui tentent, avec plus ou moins de succès et toujours de la peine, de subvertir leur destin social. Mais peu osent l’afficher, préférant l’opacité à la conflictualité. Clandestinement, informellement, passagèrement et partiellement, dans le monde du travail, urbain, affectif, familial, scolaire ou politique, la transgression légitime des règles existe. L’indiscipline sociale se niche dans les espaces de notre société, laquelle souffre du coup autant de désordre que d’ordre social.

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    * - Norbert Alter - La force de la différence, itinéraires de patrons atypiques - Ed. PUF 2012

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