• Co chevron_right

      « La tyrannie du divertissement » d’Olivier Babeau

      ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Friday, 3 March, 2023 - 03:30 · 15 minutes

    Cet ouvrage absolument passionnant et particulièrement instructif s’inscrit dans la réflexion sur le temps long, à l’instar de deux autres essais que nous avons présentés très récemment : Les écologistes contre la modernité de Ferghane Azihari et L’amour et la guerre de Julien Rochedy. Même remontée dans le temps depuis le Paléolithique et le Néolithique jusqu’à aujourd’hui, en retraçant de grands bouleversements ayant eu lieu à différentes époques entre les deux. Même apport de connaissances époustouflant, qui ne manque pas de surprendre le lecteur par les enseignements que l’on peut en tirer. Un vrai travail de fond, des réflexions approfondies qui interrogent nos pratiques à l’aune du monde contemporain.

    La civilisation du loisir

    À l’heure où une partie des Français sont dans la rue pour protester contre la énième tentative de réforme des retraites, il est intéressant de prendre du recul afin de réfléchir à l’évolution des sociétés humaines au cours des millénaires, en particulier en matière de travail et de loisirs.

    Jamais, remarque Olivier Babeau , l’être humain n’a eu autant de temps libre depuis le début de la civilisation. Mais l’utilise-t-il de manière opportune ? Rien n’est moins sûr. Surtout à l’ère du numérique , qui a favorisé le plaisir immédiat , la recherche du moindre effort, la superficialité, le divertissement, et… l’isolement. Au détriment de la culture qui enrichit, de l’ouverture aux autres, de l’équilibre personnel.

    Pourtant, la question de l’utilisation du temps libre est une question relativement nouvelle. Pris en tenaille entre travail et nécessités, les humains n’ont pas toujours eu cette chance de pouvoir bénéficier d’autant de temps pour soi. Allongement de l’espérance de vie et recul du temps de travail ont bouleversé nos modes de vie en nous permettant d’accéder à beaucoup plus de temps qu’avaient pu en avoir les générations qui se sont succédé depuis au moins la révolution industrielle. Mais pour en faire quoi ? C’est un vrai défi en soi. Et la thèse défendue par Olivier Babeau est que nous traversons une crise du loisir. Ce temps disponible étant presque entièrement dominé par le divertissement , pris dans un tourbillon ravageur qui a pour effet d’enfermer et de creuser les inégalités de manière dramatique, voire tyrannique.

    Une histoire du temps libre

    Ce qui m’a véritablement frappé à la lecture du livre est, d’une part que l’on connaisse aujourd’hui avec tant de précision comment nos ancêtres préhistoriques occupaient leur temps et d’autre part que la très longue histoire des premiers hominidés (qui remonte à deux millions et demi d’années) jusqu’au Néolithique est marquée par une vie orientée en grande partie vers l’oisiveté, contrairement à tous les a priori que l’on peut avoir selon une sorte de « présent éternel » bien éloigné de ce que nous pouvons connaître au cours de notre ère. Je n’entrerai pas dans la précision mais j’ai dévoré la lecture des chapitres et conseille à tous ceux qui sont curieux la lecture du livre, tant il est riche en surprises.

    La vraie rupture est le passage au Néolithique, la sédentarisation ayant transformé profondément les communautés humaines mais paradoxalement restreint sensiblement le temps libre, contrairement à ce qui avait pu en partie en motiver l’érection. Il devient alors un marqueur et un outil de pouvoir, jusqu’à nos jours, la hiérarchisation des sociétés datant en quelque sorte de cette époque.

    Olivier Babeau nous invite à un voyage à travers le temps, mettant en lumière les trois grands usages du temps libre au fil des siècles et des époques, avec en exergue la conception du sens de l’existence et de l’art de vivre. On distingue ainsi le loisir aristocratique – tout entier tourné vers la préoccupation de tenir son rang, de se définir par l’appartenance au groupe -, le loisir studieux – fondé sur le perfectionnement de soi, l’amélioration de ses capacités -, et le loisir populaire – qui s’épuise dans l’instant et dont la finalité semble être de passer le temps, se délasser, se divertir. Avec son lot d’implications, à chaque époque, bien marquées.

    La sagesse antique ne propose pas de se tourner vers une divinité mais de se tourner vers soi. Elle est, chez les Romains, une conversio ad se . C’est une éthique de la maîtrise dont le but est, comme chez Sénèque , de dépasser la simple voluptas (plaisir) pour parvenir à la laetitia (bonheur, joie). […] Quand Cicéron emploie le terme d’ humanitas , des humanités, il désigne les activités de l’esprit qui font devenir pleinement humain, par opposition à l’animal, et pleinement civilisé, par opposition aux Barbares […] L’humaniste italien Plutarque écrit au XIV e siècle La Vie solitaire , un éloge de la solitude permettant à l’homme de progresser vers la perfection morale et intellectuelle.

    Autre élément qui m’a frappé au cours de cette lecture, ce chiffre éloquent (toujours au moment où le pays s’émeut sur la question des retraites et où certains jugent de bon ton de réclamer un droit à la paresse ) : le temps de travail représentait 12 % de celui d’une vie éveillée en 2015, contre… 70 % en 1841 ! On mesure à quel point la déconnexion avec le temps long est préoccupante en matière de réalités.

    De fait, le temps pour soi s’était largement éclipsé pour le plus grand nombre depuis la révolution industrielle en particulier et dans une moindre mesure depuis la révolution néolithique, comme nous l’avons vu. Sa renaissance s’inscrit dans les fantastiques progrès économiques réalisés, permettant cette tendance au cours des toutes dernières décennies . Un nouvel arbitrage entre travail et loisir a permis cette « explosion du temps libre », mais il s’agit aussi d’un « cadeau empoisonné ».

    L’accroissement des inégalités

    Car tout le problème est là : l’accroissement des inégalités se fait sans qu’on en ait conscience, par la différence dans les temps de travail des professions dites supérieures et de celles qui exigent toujours moins de temps de travail (il convient de lire le détail des explications pour bien en comprendre les mécanismes), et plus encore dans la mauvaise utilisation de ce temps libre, cœur du livre. Sans que l’auteur porte de jugement moral sur le travail, précisons-le bien.

    Même si Olivier Babeau juge heureux ce retour historique à plus de temps de loisirs et le voit comme un réel progrès, il entend en effet nous interroger non plus sur le sens du travail mais sur la question « non moins redoutable » du sens du loisir. Le problème étant que le triomphe du loisir est allé de pair tant avec une forme de désespérance existentielle (et de consommation d’antidépresseurs et autres drogues) que d’une inégalité croissante du fait que le divertissement est venu occuper presque tout le temps de loisir disponible de certaines catégories de gens.

    Les conditions de la réussite se sont ainsi profondément transformées. Les classes supérieures ont fait du loisir un travail devenu clef de la reproduction sociale, qu’on le veuille ou non. Et c’est ce que notre auteur explore de manière passionnante.

    Les hiérarchies sociales ont été longtemps déterminées par la puissance physique. Puis, dans les sociétés de classe, par la naissance. Au XIX e siècle, la possession du capital en était la clé. Depuis un siècle, les places s’attribuent désormais par ce que l’on peut appeler le talent. Les muscles, les ascendants, le patrimoine financier, ne sont plus la clé la plus générale et certaine du succès. Désormais, c’est le cerveau.

    Dans cette course à la compétence, les laissés-pour-compte sont ceux qui s’enferment dans le culte de l’immédiat et du divertissement sans fond, sans même prendre conscience qu’ils seront les perdants de demain. Car en matière d’inégalités, on se trompe de cible en se fixant sur les revenus ou le patrimoine, qu’il faudrait selon beaucoup prélever en vue de fabriquer une égalité durable. Or, montre Olivier Babeau, ce n’est pas le facteur le plus déterminant. Ces politiques échouent d’ailleurs, car fondées sur un mauvais diagnostic, insiste-t-il. En ce sens, faire le procès du mérite est une grave erreur , dont la faute revient aux conceptions erronées de Jean-Jacques Rousseau sur la société pervertie et l’idéalisation de la nature qui serait bonne .

    Le nouvel ordre du monde lance des défis inédits. L’occupation des meilleures places sociales y demande plus que jamais une forme d’excellence qui ne s’acquiert que par un effort prolongé et méthodique. La compréhension de ce mécanisme nous livre une grille de lecture des dynamiques égalitaires qu’il faut à présent détailler, car le temps libre y joue un rôle central.

    En effet, le capital culturel joue un rôle important dans les trajectoires de vie. Hélas, le système éducatif échoue à corriger les inégalités en la matière par ses choix hasardeux . On assiste depuis trop longtemps, déplore l’auteur, au déclin du courage . Là où la volonté et le sens de l’effort constituent des facteurs-clé de la réussite, il s’agit de valeurs qui n’ont plus vraiment la cote. Dans ce contexte, le travail sur soi se trouve discrédité et la démocratisation du loisir studieux est un échec.

    Si la culture sert à distinguer, c’est, conclut la vulgate bourdieusienne, qu’elle ne sert qu’à ça et qu’elle a été créée en vue de ça. Il n’est pas envisagé qu’il puisse s’agir d’une conséquence parmi d’autres, d’un effet collatéral de la sophistication de groupes sociaux développant des mœurs particulières. Autrement dit, Bourdieu n’accepte à aucun moment que la distinction puisse être une conséquence et non une fin. Celui qui apprend à lire dans une population d’analphabètes se distingue pourtant profondément, accède à un monde entièrement différent qui changera toute sa manière de vivre. Il n’a pas appris pour s’éloigner de ses semblables, il s’est éloigné car il a appris.

    Le loisir en miettes

    Dès lors, dans la deuxième moitié du XX e siècle, se cultiver devient suspect et cet instrument bourgeois qu’est le savoir doit être aboli. C’est ainsi, qu’au nom de la « justice », on s’ingéniera à affaiblir la mystique du travail et à abandonner la démocratisation de la culture, réalisant ainsi ce que prophétisait Hannah Arendt .

    Le tourisme de masse et ses artifices n’en est que le symptôme. Tandis que le service public de l’audiovisuel s’est fourvoyé dans un divertissement formaté bien éloigné des missions qu’il s’était fixé à l’origine, symbole à la fois de l’horreur politique et du « loisir en miettes », réduit à ce dramatique accaparement du « temps de cerveau disponible » dont le réseau Tik Tok constitue le reflet le plus emblématique.

    L’économie de l’attention est fondée sur la capacité à mettre à profit nos instincts les plus primaires. Une course qui prend notre cerveau reptilien comme levier. En substituant la culture à la nature, la civilisation a créé depuis longtemps une tension entre la façon dont fonctionnent notre corps et notre esprit, conçus pour le monde d’il y a cent mille ans, et notre mode de vie. La civilisation a progressé bien plus vite que nos structures biologiques. Depuis l’accélération époustouflante des évolutions technologiques, le décalage avec notre cerveau est devenu une béance. C’est là, dans ce décalage entre notre cerveau de chasseur-cueilleur et notre vie d’homme vainqueur de la nature et capable d’explorer l’espace, qu’interviennent ceux qui veulent nous influencer.

    On peut ainsi constater que tout le temps gagné grâce aux technologies, aux innovations et aux découvertes scientifiques, a en fin de compte été dilapidé de manière dérisoire, « dans le néant d’une fuite en avant solitaire », à très peu se cultiver ou développer notre rapport aux autres, mais plutôt à « scroller » et à se divertir jusqu’à l’ennui, voire la dépression, inversant le sens même qui pouvait lui être alloué.

    Le divertissement était le moment fugitif de délassement d’une vie harassante. Il est devenu un état de transe habituel, parfois interrompu par de courts moments de labeur. Le loisir distrayait du travail. Aujourd’hui le travail vient distraire d’une vie de loisirs. N’avons-nous pas perdu beaucoup en perdant le sens du temps, de la lenteur, de la durée ?

    Dans cette « dictature de l’immédiateté », les écarts se creusent de plus en plus entre classes sociales, ayant des retentissements aussi bien en termes de réussite que de santé et d’espérance de vie. Les comportements à risque et l’attrait de l’immédiat sont beaucoup plus puissants au sein des classes dites populaires, tandis que ceux qui ont la capacité à différer les plaisirs et ont un rapport différent à la vie auront plus de chances de réussir leur vie.

    Savoir différer une satisfaction immédiate au profit de gratifications futures est une compétence essentielle. Plus grande est la maîtrise de soi, plus grande est la réussite.

    Constat cruel mais imparable qui démontre que la transmission des valeurs joue un rôle déterminant dans notre avenir. Les enfants favorisés « reçoivent un rapport différent à la vie, au savoir, à la prise de risque, à la curiosité, à l’effort. Et c’est sans doute ce qui est le plus déterminant dans l’inégalité des destins ». Inversement, ceux issus de milieux moins favorisés ont une plus forte propension à se laisser soumettre, voire à consentir à la manipulation cérébrale, au culte de l’immédiat, de la captation de l’attention, de la récompense immédiate, laissant toute latitude à ceux qui veulent asservir nos esprits de le faire.

    Et le constat à la fois de leur plus grand échec scolaire, mais aussi du moindre développement de leur cerveau est proportionnel à l’importance de leurs comportements addictifs liés aux écrans, et ce de plus en plus dès leur plus jeune âge, dans un environnement souvent peu propice aux interactions et stimulations, surtout lorsque leurs parents eux-mêmes sont hyperconnectés et repliés sur leurs écrans .

    Se former aux loisirs

    Olivier Babeau ne s’en tient cependant pas au diagnostic et au fatalisme de l’aliénation par le loisir. Il pense au contraire qu’il est tout à fait possible de réagir, d’adopter des stratégies réfléchies de préservation du cerveau. Elles passent bien entendu par l’éducation, l’apprentissage du bon usage des technologies, la restauration de l’égalité des chances par une réforme de l’école, à condition que les politiques ne se contentent pas, comme toujours, de commander des rapports à des commissions de réflexion, qui ne débouchent pour ainsi dire jamais sur quoi que ce soit de concret.

    Il en appelle ainsi à une revalorisation radicale du métier d’enseignant, qui doit « redevenir l’élite et la fierté de la nation » (à niveaux de salaires très fortement revalorisés, qui doivent attirer les meilleurs profils), et à une restauration de l’esprit de la skholè , de la capacité à transmettre du savoir, loin de la démagogie de tout ce qui a sonné le glas de l’école , cette dernière devant être profondément transformée, selon des modalités qu’il détaille dans le livre, en particulier le mentorat.

    À condition de hiérarchiser et équilibrer en parallèle les loisirs, de manière à combattre l’ignorance , sans quoi tout cela serait vain. Là aussi, il consacre la fin de l’ouvrage à en détailler les idées, selon une hiérarchisation fondée sur le principe du « Jouir judicieusement des loisirs », et sans prendre parti pour une forme artistique ou une époque. Sans non plus nier l’importance du divertissement, mais simplement en en réduisant la place excessive et hégémonique, de manière à trouver une meilleure harmonie, par la modération et la véritable émancipation.

    À lire aussi :

    • Co chevron_right

      Faut-il tolérer l’intolérance ? (2/2)

      ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Tuesday, 14 February, 2023 - 03:40 · 13 minutes

    Suite de notre recension de l’ouvrage collectif écrit sous la direction de Nicolas Jutzet (voir ici Première partie ).

    Enjeux contemporains. Tolérance et liberté d’expression

    En spécialiste de John Stuart Mill, Camille Dejardin s’intéresse à la liberté d’expression, se fondant sur les enseignements du philosophe du XIX e siècle pour les appliquer aux enjeux contemporains.

    Il s’agit en effet de l’un des acquis les plus précieux de la modernité politique, nous montre-t-elle, mais qui se trouve parfois instrumentalisé et dévoyé au point de saper en certains cas les conditions du débat démocratique. C’est pourquoi s’interroger sur ses ressorts et limites se justifie dans une optique libérale, pour mieux « la défendre contre ses adversaires et la sanctuariser dans ses fonctions essentielles ».

    Il s’agit de lutter contre les lieux communs tout en défendant le pluralisme et donc l’expression y compris minoritaire, comme source de confrontation entre l’erreur et la vérité. En veillant à la fois à la prémunir contre les excès d’autoritarisme, mais aussi des « formes plus insidieuses du conformisme », les assauts du communautarisme et du politiquement correct médiatique ou économique ayant pour effet de dissuader les prises de position discordantes.

    En ce sens, John Stuart Mill défendait les vertus du débat contradictoire. S’appuyant sur la thèse fondamentale selon laquelle l’erreur renforce la vérité, à condition toutefois d’être systématiquement combattue. Selon le principe de la vérité provisoire, à l’instar des idées poppériennes, l’appel à la raison et au jugement critique devant servir la recherche de la vérité.

    Mais si le philosophe britannique était contre la censure et défendait le droit de tout dire, il le faisait dans l’exigence de la bonne foi et du débat, de même que de l’importance accordée à la contradiction. Défendant également un devoir d’équité, la question du manque de pluralité des médias et de la mainmise des opinions majoritaires sur la parole – et le conformisme que cela induit – étant de fait mise en cause aujourd’hui, prolongée par celle des dérives de réseaux virtuels s’assimilant plus souvent à un instrument de publicisation de soi qu’à l’usage de véritables discours structurés, donnant ainsi lieu à de nombreux excès, à des injures, des propos discriminatoires, ou encore à une communautarisation qui ne sont pas sans poser de nombreux problèmes, dont Camille Dejardin donne des exemples concrets. Sans oublier la question délicate des « fausses nouvelles ».

    Les tensions entre liberté et responsabilité, expression personnelle et publicité de contenu exprimé ainsi que ses conséquences, latitude éthique et normes implicites, ou encore encadrement juridique, sont multiples et complexes. C’est ce que la philosophe étudie de manière passionnante dans sa contribution (et que ne saurais résumer en quelques lignes).

    Elle [la liberté d’expression] rappelle ce faisant combien est sinueux le chemin qui cherche à éviter aussi bien l’individualisme narcissique et concurrentiel que la pression conformiste ou autoritaire d’instances massifiées et jamais idéologiquement neutres. En réaffirmant les idéaux chers aux libéraux que sont le pluralisme, la responsabilité individuelle, la rationalité et la représentativité de la parole médiatisée contre leurs contraires, la dictature émotionnellement chargée pouvant émaner tant de la majorité que de certaines minorités, elles mettent en lumière combien une éducation exigeante demeure requise pour les faire vivre.

    On en revient une nouvelle fois à la nécessité de cultiver la connaissance et l’esprit critique . C’est par une éducation ambitieuse et une culture humaniste , universaliste et libérale que les libertés formelles pourront trouver une meilleure assise.

    Tolérance et défense du pluralisme

    Alexandre Curchot traite lui aussi des enjeux contemporains liés à la liberté d’expression en abordant notamment sa dimension juridique d’inspiration libérale puisque la liberté d’expression en est le principe de base fondamental, assorti d’exceptions ou limites, déterminées par la sauvegarde des droits d’autrui. Comme dans le cas de l’incitation à la haine.

    À l’ère du clash et des mouvements extrémistes qui menacent la presse libre, des discours binaires et indignations simplistes, la perte de nuances et de la pensée complexe au profit du format court, du zapping permanent et du caractère clivant des réseaux sociaux, suscitent une défiance à l’encontre de toute forme d’autorité, de l’incrédulité et l’émergence d’une post-vérité qui n’a que faire des faits, laissant place au règne des émotions et croyances personnelles. Attaquant de la sorte le socle de notre monde commun, comme seul le négationnisme pouvait le faire auparavant. Le problème est que le relativisme propre à l’ère du clash exclut la confrontation des points de vue et aboutit en définitive à la négation même de la liberté d’expression telle que conçue par la tradition juridique.

    À partir du moment où toute forme d’argumentation se trouve exclue, qu’en est-il du débat, du pluralisme, des discussions rationnelles, s’interroge Alexandre Curchot ?

    Le relativisme conduit alors à l’intolérance, à l’anarchie, à l’absence de droit, et au règne de la violence , ainsi que l’analysait Karl Popper. En ce sens, les dérives numériques et le règne de l’indignation ou de la morale conduisent à la futilité, à l’expression souvent anonyme de haines, aux opinions inconsistantes et aux polémiques stériles. Avec un effet multiplicateur et viral qui n’a souvent plus grand-chose de démocratique, cédant le pas à des formes nouvelles d’intégrisme ou de destruction de la dignité d’une personne jetée en pâture (rendant inopérantes nos conceptions juridiques), versant dans le sensationnel, le tribunal médiatique, ou encore la création de « bulles cognitives » qui polarisent la société.

    Certains journalistes jouant le rôle d’amplificateur en n’exerçant plus tout à fait leur rôle de diffuseur d’information, tandis que des journalistes ou caricaturistes jugés incorrects par certains indignés ou même par la majorité ( voire, de manière ahurissante, certaines chaînes de télévision jugées incorrectes par Mme la ministre de la Culture ) se trouvent écartés, puis bannis, sans autre forme de procès, y compris pour un simple propos anodin. Toujours au nom de la morale. Sonnant le glas de la tolérance et du pluralisme pourtant au cœur de nos traditions. La présomption d’innocence n’étant par ailleurs elle-même plus toujours respectée.

    Là encore, la cancel culture , s’appuyant sur la « génération offensée » et l’appropriation culturelle, amplifie l’œuvre de désinformation bien entamée par certains réseaux sociaux ou groupes complotistes, la liberté d’expression étant alors perçue comme un obstacle.

    Il n’y a dans un tel référentiel plus de place pour la contradiction, le doute, l’ironie ou les nuances. Chaque émetteur d’avis critique est taxé d’ennemi de la cause.

    Selon Alexandre Curchot, les solutions passeront par un renforcement du cadre législatif, selon des modalités qu’il définit précisément, mais aussi par une remise en cause par les médias des fondements de leur métier et une meilleure formation de leurs journalistes, ainsi que par l’éducation au numérique et aux droits fondamentaux.

    La tolérance à l’ère des technologies de la communication

    Pierre Schweitzer dresse un panorama des grandes évolutions qui nous ont conduits vers l’avènement du cyberespace, qui constitue une véritable révolution, dont il analyse à la fois les atouts en termes de liberté d’expression, mais aussi les limites ou dérives.

    Sa réflexion porte à la fois sur l’intérêt et les apports fantastiques qu’ont permis les technologies en matière de connaissances et de possibilités d’exprimer des idées mais aussi sur les dérives engendrées au fur et à mesure que les technologies se sont développées. Conduisant, de fait, vers une grande tendance à la paresse intellectuelle , au règne de l’insignifiant, de l’immédiateté, de l’ego, de l’émotion, au détriment de la réflexion, de la qualité, des rapports à autrui. Quand ce ne sont pas des prêches radicaux appelant au meurtre , du harcèlement scolaire à grande échelle, de la fabrication douteuse ou malveillante d’information partagée sans esprit critique. Sans oublier, là encore, les menaces très nettes et effectives que font régner le politiquement correct et le wokisme sur la liberté d’expression.

    Pour autant, dans une optique libérale, il n’est nullement question d’interdire ces opinions en remettant les libertés entre les mains de l’État. Ni de « s’infliger une perte de temps infinie sous prétexte de devoir respecter et discuter de toutes les opinions ». C’est pourquoi Pierre Schweitzer privilégie plutôt de faire appel à des solutions de marché. Qui ne passent pas forcément par les seuls réseaux sociaux. Les forums, newsgroups, réseaux sociaux alternatifs ou décentralisés, sites web, clubs de discussion en ligne, sont d’autres moyens de participer à des débats, en stimulant la liberté d’expression et l’esprit critique, sans tomber dans les travers précédents et en évitant le monopole du prêt-à-penser – public ou privé – visant à éliminer toute concurrence. Ce qui nécessite, bien entendu, des efforts et une volonté de travailler à la confrontation des idées, à travers ces espaces de liberté. Il s’agit, en somme, « de protéger la société libre contre des ennemis qui utilisent pernicieusement ses plus belles conquêtes pour mieux la saper ».

    Thierry Aimar apporte à son tour sa contribution, en proposant une lecture hayékienne de la tolérance face au communautarisme en s’appuyant sur l’exemple de l’affaire du burkini et mettant en cause les tournures qu’ont parfois pu prendre les débats sur le sujet, dont il déplore certaines dérives.

    De son point de vue, la seule universalité possible est le respect de toutes les singularités individuelles et l’acceptation de la liberté des uns de faire différemment des autres. Ce qu’il reproche est l’incohérence dans les décisions prises à divers égards dans la vie publique, qui ne sont pas à même d’apaiser les tensions, ainsi que les raccourcis mentaux et procès d’intention qui, selon lui, ont présumé des motivations des initiateurs en les appréhendant uniquement en tant que revendication communautaire. Heureusement, considère-t-il, la décision du Conseil d’État pour trancher l’affaire ne s’est basée que sur la seule considération des risques sanitaires et sécuritaires des baigneurs, ce qui a évité les risques liés à l’arbitraire.

    Sauvegarder nos libertés

    Jean-Pierre Chamoux clôt l’ouvrage en rendant notamment hommage au passage aux grands auteurs libéraux célébrés par Mario Vargas Llosa dans son livre L’appel de la tribu , qui ont inspiré bon nombre de nos réflexions actuelles, en particulier dans les sphères qui nous intéressent ici, à savoir la liberté et la tolérance. Deux thèmes que Jean-Pierre Chamoux aborde à l’aune de sa longue expérience en matière de technologies de l’information et de la communication.

    Il commence ainsi par s’interroger sur l’impact de ces technologies en matière de libertés individuelles. La disruption numérique n’est pas terminée et pourtant elle révèle déjà ses atteintes envers la liberté d’expression et d’autres libertés fondamentales qu’elle contribue à fragiliser. Des procédures bureaucratiques impersonnelles au problème de la protection des données, nombreux sont les dangers qui menacent les garanties liées à notre intégrité, sans même aller jusqu’au cas extrême du contrôle social à la chinoise . Qu’il s’agisse des administrations fiscales, sociales, ou douanières, l’informatisation favorise les procédures inquisitrices. Les réseaux sociaux, quant à eux, induisent des problèmes nouveaux, tant dans les formes de communication que dans les modalités de surveillance. Par leurs excès, ils « encouragent la vanité, découragent la mesure, la réflexion, la prudence et la modestie ». Au lieu de cela, ils encouragent les pires excès, l’exposition de soi, l’impudeur , l’indiscrétion, et « l’imposture de la transparence ».

    Non, la transparence n’est pas un principe de société ; oui, c’est un venin qui encourage la délation (par exemple en matière de voisinage, de fiscalité ou de mœurs) et qui monte les uns contre les autres, sous n’importe quel prétexte, sérieux ou futile. Érigé en principe de droit, ce travers déboucherait sur une guerre civile larvée ; qui peut en espérer du bien ? Délétère, la transparence s’oppose à la tolérance qui est une vertu de l’homme civilisé : entre les deux, il n’y a pas photo !

    Jean-Pierre Chamoux souligne le fait qu’à travers son paradoxe, Karl Popper n’exclut pas pour autant le débat avec les intolérants. En effet, il n’est nullement question de prendre le risque de sombrer dans les propos sanguinaires d’un Saint-Just proclamant « Pas de liberté pour les ennemis de la liberté ! », réprimant ici toute liberté d’expression. On ne voit que trop où cela pourrait mener. Il s’inscrit en cela en accord avec la pensée de Raymond Aron , qui lui aussi considérait que c’est « toute la beauté et la fragilité du libéralisme » que de ne pas étouffer les voix, même dangereuses.

    C’est uniquement lorsque l’intolérant devient tyrannique, développe une intolérance criminelle ou incitant au meurtre que les limites de la tolérance sont franchies. Or, en temps de guerre, poursuit Jean-Pierre Chamoux, les conditions ne sont souvent plus réunies pour que les principes libéraux de l’État de droit, de la libre expression et l’exercice des libertés fondamentales en général soient respectés. Sans aller jusqu’au cas de la guerre en Ukraine, c’est ce que nous avons pu constater y compris en Europe à la suite des États-Unis depuis 2001, à travers les mesures liberticides de nos gouvernements qui ont tendu à se multiplier. Sous prétexte de guerre au terrorisme, puis à la pandémie.

    Face aux intolérants dogmatiques, le libéral doit tenter seulement d’entretenir le contact, mais pas à n’importe quel prix. Il peut donc être contraint de mettre temporairement entre parenthèses ce à quoi il tient le plus ; et s’effacer devant ceux qui, depuis la nuit des temps, administrent les passions à leur paroxysme : au soldat et au diplomate qui font la guerre et tenteront ensuite de refaire la paix !

    Alors vient le temps pour les libéraux de reprendre les rênes, dès que la paix reprend ses droits ; depuis trois siècles, ils ont souvent tenté de restaurer les libertés, de tolérer les différences et de gérer les crises du temps de paix, en évitant le pire : seul le péché d’orgueil qui suggère aux Hommes que leur seule volonté peut maîtriser l’avenir, pourrait les dissuader !

    — Nicolas JUTZET (sous la direction de), Faut-il tolérer l’intolérance ? Défis pour la liberté , Editions Institut Libéral, novembre 2022, 188 pages.

    • Co chevron_right

      Faut-il tolérer l’intolérance ? (1/2)

      ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Sunday, 12 February, 2023 - 04:15 · 13 minutes

    Première partie de la recension de l’ouvrage collectif sous la direction de Nicolas Jutzet .

    La tolérance a des vertus pacificatrices. Historiquement, il s’agissait au départ notamment de définir un concept qui allait rendre possible la fin des conflits entre religions. Plus largement, cette notion vise à l’adoption d’une attitude consistant à admettre que d’autres aient une manière différente de la nôtre de penser ou de vivre. En effet, quoi de plus sain que de respecter les opinions, croyances, idées d’autrui même si elles s’écartent de celles que l’on peut avoir ? Une manière, en somme, de coexister pacifiquement en respectant les différences.

    Mais voilà. Jusqu’à quel point ce socle de valeurs que l’on pourrait considérer comme communes est-il mis en cause par certains ? Et quelle attitude avoir à l’égard de ceux qui ne le partagent pas ? Autrement dit – et c’est la question posée dans ce livre – la tolérance ne risque-t-elle pas tout simplement de disparaître si on se montre tolérants à l’égard de ceux qui sont ennemis de la tolérance, à l’image de ceux qui s’en servent de marchepied pour tenter de miner de l’intérieur les sociétés libres , ou encore ceux qui la fragilisent par leur relativisme ?

    Paradoxe – déjà mis en lumière par Karl Popper en son temps – qu’il convient d’autant plus d’étudier de près à l’ère du numérique , des réseaux sociaux et du multiculturalisme , que c’est tout simplement la liberté – les libertés – qui est en jeu.

    Tolérance et liberté

    L’histoire de la tolérance est intimement liée au libéralisme et à la défense des droits des individus. C’est ce que nous montrent les auteurs qui composent la première partie de l’ouvrage, consacrée à l’histoire des rapports entre tolérance et liberté.

    C’est Alain Laurent qui ouvre le bal, en commençant par mettre en garde contre l’image déformée que l’on peut avoir aujourd’hui de la tolérance, devenue une sorte de conformisme intellectuel individuel qu’il est de bon ton d’afficher, en se revendiquant comme quelqu’un de vertueux , quitte à perdre de vue ce qu’étaient ses exigences originelles. D’où son retour aux sources historiques, en partant d’une « archéologie d’une tolérance avant le mot » pour ensuite présenter sa consécration, qu’il fait remonter à Erasme en 1533, et même avant lui à Thomas More , avant que Montaigne , dans ses Essais , en fasse un instrument de paix civile face aux troubles de l’Inquisition et des guerres de religion. Puis, au siècle suivant, il s’agira pour d’autres auteurs (notamment John Milton ), d’y voir un moyen de défendre la liberté d’expression, face à la censure du pouvoir politique sous le règne de l’absolutisme monarchique, particulièrement en matière de religion. La libre confrontation des idées devient (encore avec certaines limites) la condition du progrès.

    Mais c’est surtout au cours de la seconde moitié du XVII e siècle que des philosophes signant l’avènement du libéralisme moral et politique (Baruch Spinoza , John Locke , et plus encore Pierre Bayle ) approfondissent véritablement la question, fondant leur approche sur les droits imprescriptibles d’une conscience autonome, et donc du libre individu. Avant qu’à la fin du siècle suivant les philosophes des Lumières ( Emmanuel Kant , dans une moindre mesure Voltaire , puis surtout Wilhelm Von Humboldt , et à sa suite John Stuart Mill ) y apportent les ultimes contributions.

    Dès lors, la tolérance « passe par la reconnaissance effective du droit souverain de l’individu de penser et de vivre comme il l’entend sous condition de ne pas imposer ses propres choix aux autres ».

    Du strict terrain religieux, on est ainsi passés progressivement à la lutte contre l’absolutisme politique puis, grâce aux apports du libéralisme , au despotisme des opinions majoritaires en matière de mœurs, et à la liberté d’opinion et d’expression.

    De la tolérance à l’hypertolérance

    C’est surtout à 1968 (et son « Il est interdit d’interdire ») que remonte cette dérive qui a consisté à ériger la tolérance en une sorte de « religion civile », nous dit Alain Laurent.

    Mais à tout vouloir tolérer, le socle moral sur lequel avait été fondée cette notion s’est mué « en lâche indifférence d’abstention, en tolérance « molle », passive, où l’on accepte des évolutions et des états de fait comme solution de facilité pour éviter de faire preuve d’autorité , d’entrer en conflit ». Pire, en sombrant désormais dans le conformisme de l’époque , sous peine d’être « taxé de conservateur obtus et donc d’intolérant à bannir », on s’est laissé dériver vers une permissivité puis des formes de militantisme peu disposé à pratiquer la tolérance au sens classique.

    Le multiculturalisme sur lequel cela a débouché s’est traduit par la coexistence de communautés closes sur elles-mêmes et par un culturalisme tribal qui a perverti les limites de la tolérance telles que définies par John Stuart Mill en une intolérance à l’égard de ceux accusés de porter atteinte aux droits d’autrui. En une forme « d’ordre moral » formaté, avec l’appui de l’industrie culturelle, des médias, de l’éducation et mêmes des entreprises. Un laxisme et un relativisme bien à l’opposé des valeurs du laissez faire , aboutissant « à priver les générations les plus jeunes de repères assurés et à ne plus pouvoir que tout tolérer – ou presque ».

    En ce sens, le wokisme (antiracisme hystérisé, cancel culture, ultraféminisme) constitue certainement l’apogée de ces dérives dangereuses car extrêmement intolérantes et inquisitrices, recourant à l’intimidation, la dénonciation publique, parfois les menaces de mort, la police idéologique de la pensée et l’épuration du langage, mais aussi la privatisation de la censure, ainsi que « la mise à l’index de ceux qui osent ne pas se conformer à ses diktats dogmatiques », ou encore la chasse aux sorcières.

    Bref, tout l’opposé de ce qui fondait les réflexions sur la tolérance. Une régression historique terrible. Donnant ainsi raison à Karl Popper lorsqu’il soutenait son paradoxe de la tolérance, selon lequel

    Une tolérance illimitée [même envers les intolérants […] qui se refusent à toute discussion logique et ne répondent aux arguments que par la violence ] a pour conséquence fatale la disparition de la tolérance.

    Pour autant, ajoute Alain Laurent, il ne s’agit pas non plus de dénier « un droit individuel de professer à titre privé des opinions intolérantes sous peine de se transformer en politique étatique intrusive de rééducation des mal-pensants ». Il relève, en effet, le recul des nations tolérantes au profit de celles qui répriment la liberté d’expression (Chine, Russie, pays islamiques, mais aussi désormais des pays comme l’Inde ou les États-Unis, où wokisme et autres fanatismes religieux progressent), révélant la fragilité des acquis en matière de tolérance.

    Une valeur individuelle fragile par nature

    Matthieu Creson s’intéresse quant à lui à la notion de tolérance de Turgot à Gustave Le Bon , montrant qu’il s’agit d’une conquête individuelle fragile, puisant des origines dans l’esprit des Lumières mais soumise aux soubresauts de la « psychologie des foules ».

    La tolérance est une attitude qui ne va pas de soi, montre-t-il. Elle exige tout à la fois la maîtrise de soi et l’acquisition d’une autodiscipline, qui relève donc de la culture, tandis que l’absence de tolérance relèverait plutôt de la nature, à l’inverse de ce que pouvait par exemple considérer un René Descartes . Elle apparaît donc comme une conquête fondamentale de la modernité et le fruit d’un long combat intellectuel, « considérée comme l’un des principes directeurs de la civilisation occidentale moderne ». Cependant aujourd’hui menacée, à l’ère des foules.

    De ce point de vue, la tolérance ne saurait être séparée de l’individualisme , dont elle constitue bien au contraire une composante essentielle […] Ainsi, un individu, considéré isolément, peut parfaitement se montrer tolérant dans certaines circonstances, voire la plupart du temps, et se muer subitement par ailleurs en un farouche intolérant, lorsqu’il se trouve plongé au milieu d’une masse grégaire, étant par là même conduit à abdiquer son sens du jugement personnel pour céder le pas à la collectivité.

    Là où l’individu peut accepter la contradiction et la discussion, la foule peut se montrer aussi autoritaire qu’intolérante, pouvant renverser les valeurs morales de l’individu en son exacte antithèse .

    Ainsi que le montrait en outre Jean-François Revel , la tolérance repose sur la réfutation des thèses d’un contradicteur ou adversaire, dont on tente de démontrer la fausseté « au moyen d’arguments rationnels, de preuves et de faits tangibles ». En pratique, cependant, l’histoire des intellectuels des XIX e et XX e siècles est jalonnée de calomnies, invectives, injures, troncatures et falsifications de la pensée. Mais surtout, elle a tendance aujourd’hui à sombrer dans le relativisme .

    L’originalité de la culture occidentale est d’avoir établi un tribunal des valeurs humaines, des droits de l’Homme et des critères de rationalité devant lequel toutes les civilisations doivent également comparaître. Elle n’est pas d’avoir proclamé qu’elles étaient toutes équivalentes, ce qui reviendrait à ne plus croire à aucune valeur.

    Matthieu Creson cite aussi Raymond Massé , qui défend l’idée d’une tolérance « critique et engagée », s’opposant à celle qu’il qualifie de passive, « se limitant à un devoir fataliste d’acceptation de la différence, condescendance envers la réalité , abdication paresseuse ou indulgence face à des écarts aux normes ».

    Là encore, Matthieu Creson met en garde contre le danger wokiste et le regain d’intolérance qu’il induit, « au nom même du principe de tolérance brandi comme nouvel étendard du dogmatisme bien-pensant ». Avec son lot de censures, bannissements, déboulonnages, et actes intolérants en tous genres (dernier épisode fantasque, à l’heure où j’écris ces lignes, l’annulation d’une représentation d’ En attendant Godot , pour des motifs stupides et surtout absurdes ).

    C’est aussi, partant, le principe même d’indépendance de la pensée qui se trouve être désormais à la merci de ce nouveau radicalisme, intransigeant dans le respect qui serait dû selon lui à sa nouvelle orthodoxie.

    Le libéralisme comme solution au paradoxe de la tolérance

    Arkadiusz Sieron revient à son tour sur le paradoxe de Karl Popper.

    La difficulté étant que si tolérer de manière illimitée les intolérants peut se révéler fatal pour la tolérance, savoir où poser les limites est délicat. Cela peut même être dangereux. Si c’est l’État qui est chargé de les définir, alors nous ne sommes pas à l’abri de l’arbitraire. Quelles que soient les bonnes intentions qui en sont à l’origine.

    C’est pourquoi, selon lui, « le principe libéral de non-agression est la seule réponse rationnelle au paradoxe de la tolérance, garantissant la coexistence harmonieuse de divers individus dans une société libre ». Idée qu’il développe à travers tout un chapitre débouchant sur quelques illustrations concrètes, se basant sur l’idée qu’en tant que philosophie, le libéralisme se garde de tout jugement moral ou de hiérarchie des valeurs qu’il tendrait à imposer.

    Par nature, le libéralisme se base en effet naturellement sur des principes de tolérance respectueux de la diversité des principes, sur les vertus du commerce, de l’échange, de la coopération en divers domaines – indépendamment de ses jugements, convictions morales ou préférences personnelles – l’agression, la violence, le meurtre, le vol, constituant les limites que l’on ne peut tolérer. Principes fondamentaux qui distinguent, selon Friedrich Hayek, les libéraux des conservateurs ou des socialistes, partisans quant à eux du recours au pouvoir coercitif de l’État en divers domaines.

    Sans pour autant que l’on puisse assimiler les libéraux à des libertins – sortes de nihilistes moraux qui ne se soucieraient pas du mal -insiste-t-il à travers une argumentation implacable, même si certains peuvent bien sûr en être, comme d’autres peuvent être conservateurs, chrétiens fervents ou de gauche. La liberté doit être entendue comme un préalable. Qui n’empêche pas ensuite le recours à d’autres moyens (incitatifs, dissuasifs, ou fondés sur l’aide volontaire) que la coercition, pour tenter de changer certains comportements jugés nuisibles ou moralement critiquables.

    Niclas Berggren et Therese Nilsson montrent eux aussi, à travers un autre chapitre, comment la liberté économique constitue un moteur de la confiance et de la tolérance, dans le cadre d’un État de droit et d’une économie de marché où le libre-échange constitue un facteur de cohésion et de rapprochement entre personnes étrangères. Ils montrent ainsi que, loin d’affecter les valeurs culturelles, comme le prétendent certains, l’économie libre de marché tendrait au contraire à réduire sensiblement les a priori et croyances stéréotypées à l’égard des autres, favorisant les interactions et la confiance sociale mutuelle et améliorant, au final, le bien-être de tous.

    À l’inverse, ainsi que le montre Olivier Kessler , la société du risque zéro entraîne des risques cachés. Transférer de plus en plus la compétence décisionnelle de l’individu vers l’État, et donc vers les politiques, accroît le lobbying, le népotisme et les abus de pouvoir. Servir des intérêts spécifiques au lieu du bien commun aboutit à des formes de corruption qui conduisent à se demander alors qui peut encore nous protéger de l’État. Le risque étant par ailleurs de faire exploser l’ordre social, politique et économique et de ne plus savoir gérer les risques en cas de crise systémique inattendue. Les effets pervers multiples de l’interventionnisme finissent par déformer complètement la structure économique et mener lentement vers le déclin, sans oublier les comportements de type « aléa moral », atteignant en profondeur le principe de responsabilité et remplaçant le capitalisme traditionnel par un capitalisme de connivence suscitant un rejet croissant du capitalisme tout court.

    Le problème est que cela se diffuse ensuite aux médias. Qui à leur tour, et à mesure de leur financement public, entrent en collusion avec l’État, ne jouant plus tout à fait leur rôle critique pour tomber dans un « politiquement correct » ravageur. Conformisme, tribalisme , peur de la nouveauté, sont autant de comportements qui conduisent alors à la jalousie, au désir d’égalitarisme, à la recherche de sauvegarde de ses privilèges et à l’angoisse existentielle. Haro sur les réformateurs et appel à encore de nouvelles réglementations et interventions des pouvoirs publics et autres dogmes qui renforcent les comportements à l’origine des problèmes que l’on entend pallier. C’est sur ce terrain que prolifèrent les ralliements à la majorité, le développement de la cancel culture , la division et la discorde. La mécanique de la connaissance est alors cassée et pervertie, le rationalisme critique cher à Karl Popper anéanti.

    À suivre… (La seconde partie de cette recension portera sur les enjeux contemporains).

    — Nicolas JUTZET (sous la direction de), Faut-il tolérer l’intolérance ? Défis pour la liberté , Editions Institut Libéral, novembre 2022, 188 pages.

    • Co chevron_right

      « Rééducation Nationale » de Patrice Jean

      Johan Rivalland · ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Monday, 31 October, 2022 - 04:00 · 8 minutes

    Nous avons déjà eu l’occasion de présenter ici-même deux des romans de Patrice Jean, Tour d’Ivoire et La poursuite de l’idéal , dans lesquels il se montre particulièrement habile à mettre en lumière les travers et dérives de notre époque.

    Dans son dernier roman, Rééducation Nationale , il se lâche véritablement, n’hésitant pas à pousser l’histoire jusque dans le farfelu et la caricature, pour le plus grand plaisir du lecteur.

    Idéalisme et conformisme

    Patrice Jean n’a eu aucun mal, on l’imagine, à s’inspirer de ce qu’il a certainement dû connaître et observer dans son expérience de professeur de lycée. On conçoit bien qu’il a pu éprouver l’envie de grossir le trait de cette comédie qui se joue dans certains milieux enseignants et les petits défauts typiques que l’on peut y rencontrer.

    Dès les premières pages, un véritable concentré d’ironie contenu dans le vocabulaire, la peinture des situations, les analogies, le portrait saugrenu du personnage principal, attend le lecteur. Le ton est donné.

    Bruno Giboire est un jeune idéaliste, mais pas du tout à la manière du personnage de La poursuite de l’idéal , ici plutôt de type candide ou assez profondément naïf. Il s’apprête à intégrer l’Éducation nationale qui, en manque de professeurs , fait paraître un décret permettant à des personnes voulant se reconvertir, comme c’est son cas, d’avoir l’opportunité d’être titularisées en passant un simple concours d’aptitude.

    On s’attend à ce que ce personnage déchante rapidement, comme c’est le cas pour beaucoup qui se leurrent sur ce qu’est devenu l’Éducation nationale et sur ce qu’est aujourd’hui enseigner auprès d’un public et des méthodes qui ont bien changé… Mais pas vraiment. Si notre personnage aura quelques surprises, il n’en garde pas moins la foi en son idéal et sa motivation à tenter d’éveiller les lumières de la raison et de la passion dans les yeux de ses chers élèves (ce qui est non seulement parfaitement louable en soi, mais certainement souhaitable, même si loin d’être évident).

    En réalité, ce qui se révèle très rapidement est le degré de conformisme dont fait preuve Bruno, qui tente si bien de se fondre dans le moule de l’esprit qui règne en salle des professeurs et d’appartenir à une communauté dont il est si heureux de se rapprocher, qu’il n’en perçoit pas tout de suite les dangers, les désillusions, les contradictions, voire le caractère souvent un peu puéril. Il n’est pas le seul à être pétri d’idéal. Mais quand cet idéal se fond dans l’idéologie et se confond avec l’idéalisme, la pureté et la sincérité des sentiments dévoués risquent bien de dériver vers des formes de vive désillusion.

    Il aimait le travail en équipe, comme si, dans une vie antérieure, il avait grandi dans un kolkhose. Penser seul , l’attristait ; et d’ailleurs, dans la solitude, il ne pensait pas, ou peu. Bruno était l’homme des groupes, des clans, des familles, des tribus : un homme social , un homme que les existentialistes auraient défini comme étant pour autrui . Un homme collectif . Un homme fourmi . Les autres hommes sociaux , à son image, promouvaient la passion de l’attroupement, de l’association et du Même. Tous auraient voulu n’exister que par autrui et pour autrui. Et surtout n’être rien par eux-mêmes. L’inappétence pour le collectif, à leurs yeux-fourmis, s’apparentait à une désertion de la cause humaine. Une trahison. Une collaboration avec le néant.

    Communes indignations

    Car de conformisme il est bien question, mais aussi de traditionnels comportements mimétiques , caractéristiques de la plupart des communautés. Et de « communes indignations », l’un des thèmes de prédilection de Patrice Jean. Qui va nous entraîner dans une situation absolument délirante à travers laquelle, dans la seconde partie du roman, il va nous mener vers les sommets de l’absurde, au cours de péripéties qui frisent le grotesque tant elles sont drôles et pathétiques (on peut dire que l’auteur s’est fait plaisir et entend bien entraîner avec lui le lecteur, espérant bien le faire rire).

    À partir de ce moment-là, le personnage principal Bruno Giboire va connaître des hauts et des bas, des moments de doute et de déprime, alternant avec d’autres moments où il se reprend, suscitant en lui un début de réflexion à la fois déprimante et potentiellement salvatrice.

    Et si personne n’était en mesure de rendre compte de ses propres pensées ? Cette idée l’effraya. On se trouvait peu à peu possesseur d’une vision des choses qu’on croyait être sienne, alors qu’on s’imbibait d’idées qui traînaient dans l’air, dans sa classe sociale, dans son époque, au milieu des copains, de la famille, à travers les émissions de radio ou de télévision. Pierre Renoir, en citant Spinoza, aimait à se moquer des « connaissances par ouï-dire », celles qu’on reçoit au berceau, puis qu’on vous prodigue tout au long de votre vie, et qu’on prend pour argent comptant. « On croit s’en défaire, dans le meilleur des cas, à l’adolescence, en étudiant les philosophes ou les sciences positives, mais les plus lucides n’échappent pas au reproche du mécanisme inconscient de la pensée ! De sorte que, concluait Renoir, personne ne pense vraiment par lui-même. » […] Cette découverte déprima Bruno. Le doute l’empêcherait dorénavant d’adhérer tout à fait à ce qu’il disait, à ce qu’il croyait, à ce qu’il pensait. Il était en partie sauvé pour les choses de l’âme, et perdu pour tout le reste.

    Candide , disions-nous plus haut. L’image est parfaite. Notre personnage plein d’illusions et de naïveté découvre, apprend, subit des déconvenues, et évolue peu à peu, au beau milieu de personnages hauts en couleurs. Lui qui manie si bien ce jargon dont l’Éducation nationale a le secret (qui, replacé habilement et comme innocemment dans le fil du roman, révèle bien tout son caractère hautement pernicieux et ridicule), il va se situer au premier plan pour assister à toutes les lubies du moment. Car comme dans ses autres romans, Patrice Jean n’omet pas d’introduire par petites touches de petites piques à l’adresse non seulement des fantasmes révolutionnaires, mais aussi wokistes de notre époque.

    C’est alors que Colette eut l’idée de débaptiser le syntagme « vacances d’avril » en « quatrièmes vacances scolaires », sous prétexte que la référence au mois d’avril célébrait une époque religieuse de l’humanité : on avait eu la peau des « vacances de Pâques », ce n’était pas pour s’inféoder à Aphrodite, la déesse athénienne à qui avril devait son nom ! […] Dans sa rigueur antireligieuse, Colette aurait aimé que la langue française elle-même procédât à un examen de conscience et se délestât de son héritage latin, entaché par les crimes de l’Inquisition […] La contestation n’alla pas plus loin : la sauce ne prenait pas. Colette, mortifiée, renonça à son combat. Elle y avait pourtant cru, elle s’était vue à l’avant-garde d’une lutte pour le progrès ; son nom serait resté comme celui d’une femme engagée, courageuse, prête à défier les pesanteurs idéologiques de son époque . Il ne lui resta plus qu’à se plaindre de la droitisation des esprits et de la lente dérive du pays vers les marécages du conservatisme.

    Les Justes

    Sans trop dévoiler l’histoire, et en espérant avoir suffisamment suscité l’intérêt pour vous donner envie de lire le livre, on y trouve bien présents tous les stéréotypes de la pensée et les dérives totalitaires (mais non conscientes) de la bien-pensance. Sous la plume pleine de talent et de dérision de Patrice Jean, qui parviendra à vous faire sourire plus d’une fois.

    On appréciera les références littéraires, tantôt sous forme de stéréotypes volontaires, tantôt en filigrane, n’ayant pas besoin d’être avancées ou même citées pour qu’on y voit toute la portée symbolique. Comme cette évocation des Justes , dans lesquels certains des professeurs en question semblent désireux de s’incarner.

    Si Patrice Jean n’épargne personne, et conserve sa liberté de pensée, je ne lui en veux pas de méconnaître probablement – même s’il est plutôt moins virulent que la moyenne à son égard, tout juste ironique à sa manière – ce qu’est ou n’est pas le libéralisme . Tout juste en fait-il une toute petite caricature (en bas de la page 113), assimilant un professeur qui apparaît aux yeux des autres comme un libéral sous l’apparence d’un jeune loup dynamique adepte de la performance et d’un esprit de startuper aimant manier les technologies, les concepts et le vocabulaire anglo-saxons. Pas bien méchant et drôle malgré tout.

    En conclusion, il s’agit d’un roman plein d’humour, de légèreté et de dérision, au rythme enlevé mais assez court (144 pages). Sans doute pas le meilleur de Patrice Jean, mais bon tout de même, car bien dans le ton de l’auteur et des idées qui lui sont chères, même si ici le choix de la satire sous forme d’un joyeux délire le rend un peu moins profond que les précédents.

    On se prend d’ailleurs à se demander, à peine finie la lecture, quel nouveau plat il va nous servir pour son prochain roman, que l’on attend déjà avec curiosité.

    Patrice Jean, Rééducation Nationale , Rue Fromentin, septembre 2022, 144 pages.