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      Pourquoi le libéralisme n’est pas une idéologie

      Johan Rivalland · ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Wednesday, 4 January, 2023 - 03:45 · 7 minutes

    Les définitions du terme « idéologie » abondent. Mais plutôt que de vous en apporter une ici, il convient surtout de relever qu’entre le sens initial du mot et les sous-entendus qu’il recèle désormais, la prudence s’impose.

    En effet, alors que ce terme avait une signification précise au départ, se référant à la science des idées , il a très vite subi les coups de boutoir de Napoléon, se moquant des intellectuels peu au fait de la politique concrète, puis surtout de Karl Marx, qui en marquera profondément le sens péjoratif aujourd’hui dominant, la présentant comme une « illusion idéaliste ».

    Le libéralisme est-il une idéologie ?

    Mais c’est surtout, aujourd’hui, sur son caractère prescriptif que l’on insiste lorsque l’idéologie est évoquée. Raymond Aron opposait ainsi ceux qui prétendent vouloir « changer l’Homme », en poursuivant des utopies ou croyances illusoires toujours pleines de bonnes intentions , mais se heurtant au réel, à ceux qui se réfèrent aux faits et, à ce titre, peuvent apparaître comme des briseurs de rêves .

    C’est pourquoi il considérait que le libéralisme, par essence, est anti-idéologique, car non-prescriptif.

    En quoi le libéralisme n’est-il pas prescriptif ?

    Le libéralisme n’a pas pour prétention de vouloir changer le monde ou de promouvoir un quelconque idéalisme. Il n’est pas là pour fantasmer la réalité, changer l’Homme ou faire rêver.

    C’est pourquoi certains préfèrent parler de doctrine, d’autres de philosophie, ou encore d’humanisme (ou les trois à la fois). En ce sens que le libéralisme est avant tout une conception de l’être humain, basée sur des rapports de coopération volontaire, de solidarité spontanée, de respect, de tolérance. Et qui ne cherche pas à imposer ses idées, comme le font des idéologies totalitaires ou simplement étatistes, par nature.

    Correspond-il à une forme d’extrémisme ?

    Comme le nom l’indique, le libéralisme vise avant tout à défendre les libertés individuelles. Ce qui passe par l’importance accordée au droit (nous y reviendrons), à la défense de la propriété (nous aurons certainement également l’occasion d’y revenir ; pas facile de ne pas déborder sur les prochains volets de cette série, ni de faire court) et implique de concevoir les libertés politiques et économiques comme un tout (idem).

    Il ne s’agit donc pas d’un extrémisme , loin de là et bien au contraire. Plutôt de principes visant à garantir les libertés fondamentales, fragiles par nature .

    Quelles sont ses prétentions ?

    Contrairement à l’État-providence qui a quasiment comme prétention de prendre totalement en charge les individus de leur naissance à leur mort , de manière que l’on peut croire bienveillante , le libéralisme entend au contraire leur faire confiance et s’appuyer sur leur capacité d’initiative pour développer une société où vivre en harmonie , tout en se sentant responsable. Ce qui n’exclut pas, d’ailleurs, de venir en aide aux plus démunis, contrairement à ce que certains souhaitent laisser penser.

    Dans le premier cas (État-providence), le risque de despotisme n’est pas loin. Voici ce qu’énonçait Alexis de Tocqueville à son sujet, se référant ici à ses citoyens :

    « L’État travaille volontiers à leur bonheur ; mais il veut en être l’unique agent et le seul arbitre ; il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilite leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires, dirige leur industrie, règle leurs successions, divise leurs héritages, que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre ? […] il ne brise pas les volontés, mais il les amollit, les plie et les dirige […] il éteint, il hébète, et il réduit enfin chaque nation à n’être plus qu’un troupeau d’animaux timides et industrieux, dont le gouvernement est le berger. »

    Le libéralisme défend donc une vision contraire à celle de planisme, qui mène à la route de la servitude . Et une philosophie optimiste, pleine de confiance en l’homme, tout en étant consciente de ses limites, et profondément éthique. Loin de l’arbitraire des idéologies tendant à prendre en mains le destin des peuples.

    Les Français sont-ils majoritairement contre le libéralisme ?

    La falsification qui est faite de ce terme, notamment à travers les adjonctions de particule ( néo , ultra ), destinées à le décrédibiliser, peut laisser penser que oui.

    Maintenant, et au vu de ce que nous avons pu amorcer à travers les éléments développés ci-dessus, on peut imaginer que les valeurs du libéralisme sont très probablement compatibles avec ce que pense profondément une grande partie de la population.

    La crainte ou le rejet du libéralisme, à mon sens, résulte donc d’un grand malentendu, d’une ignorance entretenue par ses principaux ennemis et par ceux (très nombreux) qui jouent involontairement, du coup, la caisse de résonance de ces mensonges, de manière sincère, par ignorance réelle de ce qu’il est (même des personnes aussi sensées ou avisées qu’une Natacha Polony , véritablement obsédée et ennemie farouche depuis très longtemps de quelque chose qu’elle méconnaît et au sujet duquel elle se trompe de ce fait lourdement 1 ).

    Pour conforter l’idée, voici ce qu’en dit par exemple Jacques Garello dans son dernier livre (en reprenant la phrase complète de Francis Richard) :

    « Les idées libérales ne sont pas celles qu’on croit : beaucoup de Français se croient et se disent libéraux, mais ne le sont pas en réalité. À l’inverse, sont encore plus nombreux les Français qui sont libéraux mais ne le savent pas. Rien d’étonnant à cela puisque le libéralisme n’a que très rarement été enseigné, et presque jamais appliqué. Le libéralisme est ignoré, donc caricaturé, diabolisé, ou dévié.

    Libéral ? Pas libéral ?

    Car, en effet, au-delà de ceux qui se pensent anti-libéraux par simple ignorance, il existe aussi tous ceux qui se disent ou se sont déjà dits un jour libéraux, mais ne le sont qu’à la carte (je ne pense pas à un Emmanuel Macron, auquel vous aurez peut-être pensé spontanément, mais plutôt ou aussi à des politiques du type Jean-Pierre Raffarin ou tant d’autres du même acabit, libéraux un jour, et plus le lendemain, ou libéraux mais pas ultra-libéraux ou encore libéraux en politique mais pas en économie. Autant de points qui mériteraient d’être discutés, mais je m’aperçois que mon article finit par être à rallonge, alors que je le voulais court).

    Et nous revenons là à l’essence de notre sujet du jour (en attendant les volets suivants) : le libéralisme est-il une idéologie ?

    C’est parce qu’il ne l’est pas que rien ne sert de se présenter comme libéral sur tel plan et pas sur tel autre. Cela peut d’ailleurs se discuter, mais le fait est que nous parlons bien d’une doctrine, d’une philosophie qui, si elle n’est pas fermée et stéréotypée mais bien vivante et ouverte, révèle une essence profonde difficilement divisible ou modulable en fonction de ce qui arrange.

    Cette philosophie de la liberté s’oppose à tout ce qui assujettit d’une manière ou d’une autre des êtres ou des organisations, au risque de verser dans ce qui apparaît bien, si l’on fait référence au domaine économique, comme un capitalisme de connivence (là encore, nous aurons largement l’occasion d’y revenir, car il s’agit d’une source centrale du grand  malentendu).

    Et c’est aussi parce que beaucoup ont été déçus et se sont sentis floués par certaines idéologies auxquelles ils ont plus ou moins adhéré un temps par une sorte d’idéalisme bien compréhensible et parfaitement humaine, que certains d’entre eux, parmi les esprits les plus brillants ( Jean-François Revel , Jacques Marseille et d’autres encore, comme le rappelle un lecteur de l’article précédent) s’en sont détournés pour privilégier une approche plus philosophique (alors que les exemples inverses sont plus difficiles à trouver, comme ce lecteur le souligne).

    La liberté ne se décrète pas

    En conclusion de ce volet, et pour finir (même si je suis forcément très incomplet), on peut noter que la liberté que défend le libéralisme est quelque chose de spontané. Il ne s’agit pas d’un constructivisme , donc pas d’une idéologie. Ce qui n’exclut pas l’État, en tant que garant de ces mêmes libertés.

    Un article publié initialement le 7 avril 2017.

    1. Je découvre d’ailleurs, au passage, moi qui ai failli lui écrire gentiment il y a quelques mois en y ayant finalement bêtement renoncé par manque de temps, que Nathalie MP a justement écrit un article à ce sujet , que je vais m’empresser de lire avec délectation, où il est manifestement question de « malentendu »
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      « Hayek : du cerveau à l’économie » de Thierry Aimar

      Johan Rivalland · ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Saturday, 20 February, 2021 - 04:00 · 15 minutes

    Par Johan Rivalland.

    Thierry Aimar , économiste spécialiste de l’école autrichienne, cherche à travers cet ouvrage à remettre en cause les caricatures qui sont très souvent faites de Friedrich Von Hayek , dont la pensée se trouve dénaturée et instrumentalisée généralement pour des raisons idéologiques ou politiques.

    Ne pas sous-estimer notre ignorance

    Ce que l’auteur nous invite à découvrir est un Friedrich Hayek qui nous convie à faire preuve d’humilité, au vu de notre ignorance, face à la complexité des choses et de la société. Ce qui est aussi vrai pour des présumés experts, même réunis en assemblée.

    Ce qui aboutit à renoncer à vouloir à tout prix gouverner la vie des autres. Ainsi, les représentants politiques ne font « qu’agiter du vide, en cachant leur impuissance derrière le masque de la communication ».

    Thierry Aimar commence par s’intéresser, dans un premier chapitre, au Hayek théoricien du cerveau. L’économiste et philosophe autrichien s’intéresse en effet à l’ignorance de soi et à la subjectivité. C’est par là considérer notre singularité , qui conduit naturellement au subjectivisme .

    Nous nous définissons plus par notre individualité que par notre appartenance à une communauté. Et c’est la subjectivité des individus qui rend selon lui impossible la régulation par le haut d’une société multiple, caractérisée par les phénomènes complexes.

    À sa propre subjectivité et ignorance de soi s’ajoute, en effet, celle des autres. La coordination des actions et décisions au niveau économique passe donc par un ordre spontané. Ce sont ainsi l’entrepreneur, le marché et la concurrence qui permettront l’échange.

    Économie de l’ignorance

    C’est l’échange entre individus qui permet de se procurer les biens matériels et les ressources qui nous sont nécessaires pour vivre. Et c’est l’entrepreneur qui dispose de la capacité de percevoir et identifier les opportunités d’échange, jusque-là ignorées, permettant ainsi aux agents de coordonner leurs activités et d’améliorer leur bien-être.

    Ceci se trouve facilité par l’émergence de la monnaie. Le tout est coordonné par le faisceau des prix relatifs, qui permettent d’ajuster les valeurs subjectives que les individus attribuent aux différents biens. C’est ce que l’on appelle le marché, qui transforme les opportunités ignorées en opportunités connues et révèle les préférences subjectives des individus ; la fameuse catallaxie , gage de cohabitation pacifique entre les individus.

    La concurrence joue, quant à elle, le rôle d’un processus d’ajustement, permettant de faire progresser cette connaissance, et donc de mieux satisfaire les individus. Mais à la condition de la laisser s’exercer librement. Même un monopole privé ne le restera pas longtemps, généralement concurrencé par de nouvelles initiatives ; ce qui n’est habituellement pas le cas des monopoles d’État, souvent détenteurs d’une rente.

    C’est aussi ce qui explique l’échec du planisme et des systèmes d’étatisation des moyens de production, qui détruisent l’ensemble de ces mécanismes d’échanges d’information, l’État se chargeant de décider ce qui sera produit et à quel prix ces biens seront vendus (chez Marx selon la valeur travail , qui n’est pourtant qu’un paramètre parmi d’autres, guère uniforme, de surcroît). Sans considération de leur valeur subjective aux yeux des individus. Et ce, quelles que soient les compétences et les bonnes intentions des planificateurs.

    Comment alors expliquer les crises économiques ?

    Thierry Aimar nous fait découvrir l’itinéraire du jeune Hayek, qui en 1928 avait prédit la Grande crise qui allait suivre un an plus tard, basée, comme la plupart des crises économiques, sur l’ignorance et sur l’orgueil ; celui qui consiste en l’occurrence, pour les gouvernements, à prétendre contrôler l’économie par la monnaie en faveur de leurs intérêts, au détriment de ceux des citoyens qu’ils sont censés représenter.

    Le fameux système de la planche à billets, qui permet de produire de l’argent pour payer ses dettes de guerre, comme dans le cas de l’Allemagne et de l’Autriche au début des années 1920, débouchant sur la terrible hyper-inflation , ou pour financer des budgets continuellement en déséquilibre, plutôt que de procéder à de véritables réformes structurelles (une problématique que nous connaissons bien).

    Dans le cas des États-Unis de 1929, déjà la manipulation des taux d’intérêt par la Federal Reserve, cherchant à favoriser la croissance par des taux d’intérêt bas, s’est faite au prix d’un endettement à outrance des Américains, au détriment de l’épargne et donc de la source de financement de l’investissement et de la croissance de la production. Mécanisme jouant comme un véritable poison et qui se répètera encore en 2008 avec la crise des subprimes .

    L’erreur constructiviste

    C’est dans La route de la servitude qu’Hayek va de manière la plus remarquée mettre en garde contre la maladie de l’interventionnisme et ses dangers. L’erreur constructiviste héritée de Descartes et Rousseau est la négation du subjectivisme.

    C’est elle qui débouche sur la planification, là où l’ignorance des véritables besoins des autres est une simple réalité, ceux-ci ne pouvant donc être présumés connus à leur place. Ce qui condamne toute tentative de contrôle des prix ou des quantités, qui ne peut avoir pour effet que de brouiller les signaux essentiels aux actions individuelles. S’en remettre aux seules valeurs et capacités cognitives de ceux qui dirigent la société est une terrible erreur. Et cela conduit aux désastres.

    Plus le gouvernement intervient, plus il déstructure le reste de l’économie laissée libre, ce qui le conduit à vouloir réguler davantage pour trouver des solutions aux déséquilibres qu’il crée lui-même. Le désir de contrôle du marché se retourne contre le marché et on l’accuse ensuite de tous les maux pour justifier de nouvelles réglementations. On passe alors de déséquilibre en déséquilibre, dans une économie de funambules […] C’est donc bien « la prétention à la connaissance », c’est-à-dire l’ignorance de notre propre ignorance, qui explique les échecs des systèmes collectivistes et régulationnistes.

    Dans le domaine du droit, il en va de même : Hayek voit en la loi l’illusion du constructivisme.

    Le droit, quant à lui, « n’est pas issu d’une raison fondatrice et abstraite, dégagée du temps et de l’histoire, mais de traditions synthétisant un ensemble d’expériences et d’événements particuliers qui échappent à toute notion d’universalité ».

    Une forme d’héritage, finalement, qui se transmet de génération en génération. C’est lui qui définit le mieux les règles de juste conduite, qui correspondent à des ordres spontanés, permettant ainsi de s’adapter à la fois à la complexité des situations et aux changements de circonstances. Règles qui n’en sont pas pour autant définitivement figées et peuvent évoluer avec le temps et les pratiques.

    Subjectivisme et liberté

    La question est d’importance. Car « le subjectivisme représente en conséquence la clef de voûte de l’ensemble de ses propositions en faveur de la liberté ». Alors que le constructivisme ne tolère pas la pluralité des opinions comme des comportements. Dans La route de la servitude , Hayek écrit ainsi :

    Les écrivains français qui posèrent les fondations du socialisme moderne étaient convaincus que leurs idées ne pouvaient être mises en pratique que par un gouvernement dictatorial. À leurs yeux, le socialisme signifiait une tentative pour achever la révolution par une réorganisation délibérée de la société sur un plan hiérarchique et l’exercice d’un « pouvoir spirituel » de coercition. Les fondateurs du socialisme ne faisaient pas mystère de leurs intentions à l’égard de la liberté. Ils considéraient la liberté de pensée comme la source de tous les maux du XIXe siècle et le premier des planistes modernes, Saint-Simon, prédisait même que ceux qui n’obéiraient pas à ses plans seraient « traités comme du bétail ».

    Thierry Aimar voit aussi en l’Internet et les réseaux sociaux, pourtant formidables outils au départ, une voie d’uniformisation et d’enfermement dans des communautés qui risquent de conduire au conformisme, à l’appauvrissement culturel et langagier, au règne de la confusion , de l’impulsivité, de l’émotion, et par voie de conséquence au recul du subjectivisme.

    De même qu’Hayek jugeait les instincts primaires, basés sur l’impulsif et le communautaire, incompatibles avec la gestion d’ordres complexes, de même ces outils ont tendance à opposer les sentiments aux arguments, les impressions aux raisonnements, pour conduire au mépris des faits, à l’anti-intellectualisme et aux pulsions tribales. Rejoignant de la sorte la tendance au « despotisme démocratique » anticipée par Tocqueville autre auteur de référence de Hayek avec Karl Popper .

    Cette société de la communication et du divertissement devient une société du paraître, de la norme, qui s’éloigne de la recherche de la connaissance de soi pour sombrer, faute de repères intellectuels, dans les croyances et la superstition, qui dérivent vers la perte de sens et l’agressivité sociale.

    Le mythe de la justice sociale

    Il s’agit d’une erreur intellectuelle qui conduit à renier la notion de travail et de mérite pour préconiser la fiscalité ou la réglementation, qui auraient pour objet de réduire les inégalités. Sauf qu’elle ne repose sur aucun critère scientifique et aucun critère objectif, la notion de ce qui est juste étant très difficile à mesurer.

    En effet, selon Hayek, « à strictement parler, seule la conduite humaine peut être appelée juste ou injuste ». La réceptivité de cette notion de justice sociale , qui recueille tant de faveurs, serait donc due à une survivance d’atavismes hérités de ces comportements tribaux qui trouvent leur origine dans les sociétés fermées.

    Mais aussi à cette fâcheuse tendance à croire, dans de nombreux domaines, y compris donc dans le domaine des rémunérations, en le principe du jeu à somme nulle ; ce qui induit les interventions croissantes et arbitraires des gouvernements, qui perturbent alors les mécanismes de l’ordre spontané et l’efficacité qui devrait en résulter.

    Le goût de l’égalité enferme alors les individus dans un conformisme qui n’a rien à voir avec la justice et enraye la dynamique entrepreneuriale. Les règles du jeu social (« justice procédurale », au sens d’Hayek) deviennent alors plus importantes que les résultats. S’il y a injustice, nous dit Hayek, c’est lorsque ceux qui jouissent d’une rente de situation cherchent à se protéger de la concurrence de nouveaux entrants par des barrières à l’entrée, ce qui peut être suscité par des rigidités institutionnelles.

    L’objet de la politique dans une société libre ne devrait pas être de redistribuer les revenus sur la base de quelque arbitraire notion de justice sociale, mais d’aider le produit total à croître aussi grandement et rapidement que possible, de telle manière que la part de tout individu, pris au hasard, soit maximisée.

    C’est donc la dérive du système démocratique qui est en cause. Au lieu de lutter contre l’arbitraire, y compris celui de la majorité, la confusion entre les pouvoirs exécutif et législatif a abouti à une extension des pouvoirs de l’État et la destruction du système catallactique, débouchant alors sur un arbitraire généralisé et un foisonnement de lois, au nom du principe de souveraineté populaire. Principe qui n’est pas fondé intellectuellement, selon Hayek. Ce que Thierry Aimar résume ainsi :

    Non seulement le « peuple » (conçu collectivement) n’a pas de réalité épistémologique, mais il ne saurait incarner une sagesse particulière. Exprimé par le vote, le nombre ne fait pas là supériorité intellectuelle. Une fois l’élection passée, le peuple « délègue » son pouvoir à des représentants qui, dans les faits, ne sont que les porte-paroles des groupes d’intérêts organisés, eux-mêmes en compétition les uns avec les autres pour obtenir l’aide et la protection des pouvoirs publics. Un marchandage joue ainsi de manière continuelle : « Un gouvernement de majorité ne produit pas ce que veut la majorité, mais ce que chaque fraction composante de la majorité doit concéder aux autres pour obtenir leur appui à ce qu’elle-même désire » […] Par le biais de l’impôt et de la création de liquidités, une redistribution croissante s’opère des groupes les moins organisés vers les catégories les plus influentes.

    Les germes du despotisme

    Ce qui a pour effet d’orienter une grande partie des énergies et des ressources non vers la production et les intérêts du consommateur ou du contribuable, mais vers les efforts politiques.

    Une logique de l’interventionnisme somme toute bien éloignée de la notion de justice, qui aboutit au contraire à une logique de la recherche de rentes ou de privilèges en reportant les problèmes sur les générations suivantes par l’endettement. Une forme pernicieuse de clientélisme qui aboutit, ainsi que l’écrit Thierry Aimar pour être fidèle à la pensée de Hayek, à ce que :

    Les individus finissent par perdre la capacité de distinguer ce qui est juste de ce qui est dominant : quelque chose devient vrai si un nombre suffisant de gens y prêtent foi. Cette démocratie d’opinion soumet l’individu au bon vouloir des majorités qui devient la règle ultime.

    C’est ainsi que la démocratie moderne a semé les germes du despotisme. Face à une telle gabegie, la réaction populiste des électeurs est paradoxalement de réclamer un pouvoir fort, censé mettre un terme au chaos ainsi engendré, la démocratie ne valant pas mieux à leurs yeux qu’un autre système.

    La démarchie

    D’où le système original que proposait Hayek. Fondé sur un régime bicaméraliste reposant sur le cloisonnement entre pouvoirs exécutif et législatif. Celui de la démarchie , mieux à même de garantir l’État de droit et le fonctionnement de la catallaxie, car reposant sur un système permettant une meilleure intégrité morale des élus. Système que, pour des raisons de longueur de l’article, je vous amène à découvrir en lisant le livre ou Hayek directement.

    Hayek, anti-conservateur

    Thierry Aimar conclut son ouvrage en montrant en quoi Hayek, qui a souvent été considéré comme conservateur, ne l’était pas. Il rejetait lui-même cette idée, se considérant tout simplement comme libéral.

    L’auteur développe ainsi les différentes raisons pour lesquelles Hayek écrit qu’il ne peut être conservateur et en quoi son libéralisme s’en distingue. Plusieurs citations de Hayek lui-même nous permettent de mieux comprendre son argumentation. Mais de même, pour des raisons de longueur, je renvoie à l’ouvrage.

    En notant simplement que l’une des raisons fondamentales avancées est le rejet des rentes, à l’instar de ce dont le socialisme lui aussi, sous d’autres formes, est producteur selon Hayek ; et qui conduit, par exemple, à rejeter ce que l’on appelle aujourd’hui le capitalisme de connivence .

    Une idée très intéressante est également développée : celle qui considère que les alliances politiques de circonstance que les libéraux ont souvent été contraints de pratiquer lors d’élections en s’alliant à des conservateurs de droite traditionnels se sont toujours retournées contre eux.

    C’est ce qui a disqualifié le libéralisme aux yeux de l’opinion et l’a fait l’assimiler à tort aux « forces traditionnalistes de la droite » et à la défense de la rente des capitalistes.

    Hormis quelques éventuelles petites baisses d’impôts qui pouvaient leur être consenties, ils se sont toujours fait évacuer rapidement des affaires par la coalition des rentiers.

    Hayek, qui opte quant à lui plutôt pour un libéralisme entrepreneurial (centré non sur les rentes, mais sur les idées) et une libération des marchés de toutes les barrières à l’entrée, comprenait ainsi et partageait « la juste irritation contre ceux qui se servent de la phraséologie libérale pour défendre des privilèges antisociaux ».

    Malheureusement, l’issue ne passera pas par le politique, et le marché qu’il induit. Et c’est là que la droiture et la rigueur intellectuelle du libéralisme hayékien ne présentent, selon Thierry Aimar, aucun espoir. La société, de fait, n’est plus guère sensible aux vertus du subjectivisme et ce n’est ni par l’abstention, ni par l’échec de l’interventionnisme que le libéralisme pourra renaître.

    Les bases morales héritées d’Erasme, Montaigne, Cicéron, Tacite, Périclès ou Thucydide ont été détruites. Seuls un changement de mœurs et une réforme des esprits pourraient, selon l’auteur, réintroduire davantage de liberté. Ce que je ne puis qu’agréer. Puisque je pense depuis longtemps que c’est le lent travail des idées qui seul peut faire véritablement évoluer l’histoire.

    Thierry Aimar, Hayek : du cerveau à l’économie , Michalon, le bien commun, mai 2019, 128 pages .

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      Le plan France relance : potion ou poison ?

      Pierre Robert · ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Friday, 16 October, 2020 - 03:45 · 8 minutes

    plan de relance

    Par Pierre Robert.

    Le 3 septembre dernier le ministre des Finances a détaillé les mesures d’un plan de relance qui se veut historique. D’un montant de 100 milliards d’euros, il a pour objectif de redresser durablement notre économie. Mais on peut douter sérieusement que la voie choisie pour y parvenir soit la bonne après le terrible choc que lui ont infligé nos responsables politiques.

    Un Munich sanitaire, une économie en déroute

    Face au virus, en mars dernier, ils ont choisi précipitamment la voie de la capitulation en confinant pendant 55 jours non pas seulement les personnes les plus susceptibles de développer la maladie mais tous les Français sans exception.

    Ce véritable Munich sanitaire a cassé le dynamisme de nos entreprises et provoqué un véritable désastre pour l’emploi, en particulier celui des plus jeunes et des plus fragiles.

    Aujourd’hui l’économie est en déroute avec une chute drastique de la richesse créée, le naufrage de secteurs entiers d’activité et des millions d’actifs maintenus en chômage  partiel, l’arme au pied dans l’attente d’une hypothétique reprise.

    Les finances publiques le sont aussi, les 470 milliards qu’ont coûté les mesures d’urgence ayant fait bondir notre taux d’endettement à près de 120 % du PIB. Les dégâts sont donc incommensurables.

    Le virus technocratique

    En présentant le plan « France Relance » le 3 septembre dernier, le Président a montré qu’il en avait conscience en jugeant qu’après la guerre imposée par le virus, nous entrions dans « une nouvelle phase, celle de la reconstruction » sous l’égide d’un plan par lequel « notre Nation reprend son destin économique en main ».

    Cela a toutes les chances de rester lettre morte du fait de l’approche retenue pour faire face à la situation, une approche entièrement conçue par de hauts fonctionnaires convaincus qu’ils en savent plus que les acteurs privés qui interagissent sur les marchés.

    Cette approche que Friedrich Hayek aurait qualifiée de constructiviste proclame que les choix publics doivent être guidés par la volonté de construire un certain type de société, en l’occurrence une France plus verte à l’horizon 2030.

    Se donnant pour mission d’investir pour bâtir cette France de demain, ce plan ne se veut rien moins qu’ « une feuille de route pour la refondation économique, sociale et écologique du pays ».

    Il est donc sous-tendu par un objectif collectif qu’on prétend réaliser par des moyens politiques avec la fausse certitude qu’armé des schémas de pensée adéquats « on peut construire une société selon ses propres vœux, qu’on peut la conduire comme on le ferait d’une quelconque machine » pour reprendre une formule de Pascal Salin ( Libéralisme , Odile Jacob, Paris, 2000, p.25).

    Cette idée est profondément ancrée dans l’esprit des élites de notre pays, convaincue que l’économie ne peut fonctionner correctement que si elle est pilotée d’en haut par des spécialistes ne se fiant qu’aux prédictions de leurs modèles.

    Or, en se limitant à établir directement des relations entre de grandes variables globales (la consommation, l’investissement, l’épargne, la production) sans passer par l’analyse des comportements individuels des consommateurs ou des producteurs, ces modèles laissent échapper des éléments essentiels de la réalité qu’ils ne peuvent donc maitriser.

    Plan de relance : un biais fortement constructiviste

    Le plan s’appuie sur trois piliers qui ont pour nom écologie, compétitivité et cohésion. Quel que soit le sujet, il est marqué par le recours privilégié à la méthode des appels à projet.

    Il s’agit à chaque fois pour les instances publiques qui détiennent les clés du financement (Ademe, BPI etc.) de sélectionner les projets qui méritent d’être soutenus selon des critères politiques en faisant l’hypothèse que leurs responsables savent mieux que les acteurs privés ce qu’il faut faire pour développer la filière hydrogène et les transports du futur, décarboner l’industrie, créer de l’activité dans les territoires, revaloriser leurs tissus industriels, relocaliser les industries jugées stratégiques, identifier les secteurs et les technologies d’avenir propres ou encore moderniser l’agriculture.

    Une dangereuse lacune dans ce plan

    En revanche, à aucun moment le plan dont la transition écologique est pourtant une thématique centrale n’aborde le délicat sujet de la taxe carbone.

    Avec les travaux de Jean Tirole ( Économie du bien commun , PUF, 2016) l’analyse économique a pourtant clairement établi que le seul moyen efficace pour décarboner l’industrie et réduire les émissions de CO2 est d’instituer un prix unique du carbone en créant un marché des droits à polluer et non en subventionnant telle ou telle technologie plus ou moins arbitrairement choisie.

    Les auteurs du plan préfèrent toutefois ignorer ce moyen politiquement difficile à mettre en œuvre mais qui pourrait être rendu acceptable par des mécanismes redistributifs en faveur des plus précaires.

    La répétition des erreurs dirigistes du passé

    Comme nos dirigeants ont souvent été enclins à le faire, le plan défend une stratégie dirigiste de création de filière qui a toujours échoué, qu’il s’agisse de la filière graphite-gaz, du plan calcul, des machines-outils, des composants ou des industries numériques. Il en sera sans doute de même demain de la filière hydrogène et de ses ramifications dans le domaine des transports maritimes et aériens.

    Selon une autre résurgence du passé, le plan affecte des montants considérables d’argent public à la SNCF, une entreprise publique dont on connait la capacité à gaspiller des ressources et qui n’a pas été réformée en profondeur. Il consacre d’importants moyens au retour des petites lignes non rentables et à la coûteuse remise en circulation des trains de nuit, ce qui probablement fera plaisir à quelques nostalgiques.

    Un plan de relance aux signes d’irréalisme

    On note aussi qu’il flèche des sommes très importantes vers la formation et la rénovation énergétique. Dans les deux cas, il témoigne du manque de connaissance des réalités du terrain souvent de mise dans l’atmosphère éthérée des cabinets ministériels.

    En effet comme le remarque Pierre Cahuc, « notre outil de formation ne fonctionne pas encore. Il risque de ne pas pouvoir suivre » (« Les économistes jugent le plan de relance cohérent mais insuffisant », Challenges , 3-09-2020)

    Le constat est identique pour les 6,7 milliards d’euros que le plan consacre à la rénovation énergétique des bâtiments où selon Patrick Artus, faute de main-d’œuvre, « les entreprises risquent de ne pas pouvoir répondre à la demande » (même source).

    Un signal positif mais trop faible

    Seul aspect positif, les impôts de production dont le poids était devenu insupportable devraient diminuer de 10 milliards d’euros par an pendant deux ans.

    Cet allègement est bien sûr favorable aux entreprises mais ne fait que réduire leur handicap dans ce domaine sans l’annuler puisque selon le Conseil d’Analyse économique, les impôts de production sont cinq fois plus élevés en France qu’en Allemagne.

    La baisse de 10 milliards est donc très insuffisante pour combler cet écart. Elle n’est pas non plus suffisante  pour rendre la France plus attractive et ainsi relocaliser des entreprises à terme.

    En outre le plan de relance ne supprime ni ne réduit la Contribution sociale de solidarité des sociétés, pourtant considérée comme le plus nocif des impôts en termes de compétitivité.

    Vers une dictature sanitaire ?

    Les promoteurs du plan souhaitent que « la relance génère un élan dont chacun, à son échelle, doit se saisir » , ce qui permettrait de « libérer les énergies de la Nation pour renouer avec la croissance » . À cette fin on l’accompagne même d’un « choc de simplification ».

    Mais avec une approche aussi constructiviste, se méfiant par nature des initiatives des acteurs privés, cela risque fort de rester à l’état de slogans vides et de vœux pieux.

    Ce logiciel technocratique qui infantilise tout le monde nous a mené tout droit au couvre-feu décrété le 14 octobre et dont on va devoir aussi supporter les lourdes conséquences pendant de longues semaines.

    À plus long terme, il semble qu’on évolue sûrement mais de moins en moins lentement vers un régime inquiétant dans lequel l’État paie les salaires, prétend créer les emplois, bénéficie d’une création illimitée de monnaie et restreint de plus en plus sévèrement nos libertés.

    Si nous n’y prenons garde, la crise du Covid risque d’enfanter et de pérenniser une forme de gouvernement par la peur et d’économie strictement subordonnée à des impératifs sanitaires dans le cadre d’une société reconstruite mais muselée et contrainte à la décroissance.

    Annexes

    – Un lien avec un article publié le 31 mars 2020 sur le site de l’institut sapiens  : https://www.institutsapiens.fr/stress-test/

    – Un lien avec une leçon sur l’économie vue comme une organisation décentralisée consultable sur mon site hecosphere.com

    https://hecosphere.com/cours/les-fondements-de-leconomie/lecon/2-leconomie-vue-sous-langle-de-la-production-et-de-la-consommation/