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      Qu’est-ce qui se passe quand le progrès humain s’interrompt ?

      ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Saturday, 18 February, 2023 - 04:00 · 9 minutes

    Par Joakim Book.

    La vie sur Terre s’améliore progressivement , sous toutes ses formes. Les périodes sombres, comme celle que nous vivons actuellement, sont la principale raison pour laquelle c’est difficile à vendre pour la plupart des gens ; les crises énergétiques, l’inflation, les guerres, les déficits et les pandémies semblent suggérer que tout va mal. Lorsque certains (tel votre serviteur) répètent que factuellement la vie humaine s’améliore progressivement, ces déclarations tombent souvent dans l’oreille d’un sourd. Il semble au contraire que les choses n’ont pas l’air de s’améliorer. Il faut parfois prendre du recul pour voir le progrès, avancer de quelques décennies pour l’apprécier et accepter des compromis temporaires dans certains domaines.

    Certaines souffrent alors que d’autres ne souffrent pas ; certains groupes humains, certaines régions et certaines industries sont frappés par des chocs qui les déciment pour des générations. Certains pays sont passés de l’agriculture de subsistance à l’industrie lourde, puis à des centres de services financiers de premier ordre en l’espace d’une génération, et ont vu nombre de leurs tropes culturels anciens et précieux remplacés en un clin d’œil.

    L’être humain s’épanouit lorsque le prix des produits de première nécessité est bas. Aujourd’hui, les prix sont généralement élevés, comme le savent tous ceux qui font leurs courses ou qui sont confrontés à des factures d’électricité astronomiques. Dans un article plutôt sombre sur l’Amérique latine, The Economist a récemment noté que « ces neuf dernières années, la région n’a connu aucune croissance du PIB par personne. Les investissements ont chuté, la productivité stagne et la pauvreté a de nouveau augmenté ». Professer haut et fort un monde en constante amélioration semble irréaliste pendant une décennie de croissance stagnante.

    Depuis 2020, l’Europe est confrontée à un scénario quelque peu similaire (ou depuis 2012, si vous êtes en Italie ou en Grèce) : des prix des matières premières élevés et en hausse, des déficits et des excès gouvernementaux effrénés, une confiance des établissements qui n’a jamais été aussi basse, une accélération de l’endettement privé et des revenus (réels) qui stagnent ou diminuent. Aux États-Unis, les revenus réels n’ont pas bougé depuis trois ans, vacillant dans l’ivresse des paniques, des politiques gouvernementales en matière de revenus, de l’inflation et des pénuries qui ont suivi. La confiance dans les institutions est déjà terriblement faible, mais plus important encore, elle continue de diminuer.

    L’indice de liberté économique , publié chaque année par l’Heritage Foundation, a montré une forte baisse mondiale entre 2021 et 2022. Les économies du monde sont sensiblement moins libres que ces dernières années. La « bonne » nouvelle est que cela ne nous ramène qu’aux niveaux observés il y a une dizaine d’années. Pour certains pays, comme la Suède et l’Allemagne, la tendance à la hausse depuis les années 1990 reste intacte ; ces deux pays ont enregistré leur meilleur score en 2022. Pour les États-Unis et le Royaume-Uni, l’année 2022 a vu des scores inférieurs à ceux que ces pays avaient jamais connus.

    L’indice de liberté humaine , une mesure concurrente de l’Institut Fraser du Canada, est encore moins optimiste quant à l’évolution des libertés civiles dans le monde :

    « La liberté humaine s’est gravement détériorée à la suite de la pandémie de coronavirus. La plupart des domaines de liberté ont reculé, notamment l’État de droit, la liberté de mouvement, d’expression, d’association et de réunion, et la liberté de commerce. »

    Pessimisme perpétué et stagnation consolidée

    Qu’arrive-t-il à l’optimisme, à la raison, à la société, voire à la vie elle-même, lorsque le progrès humain s’arrête soudainement ? Le navire occidental a-t-il fait demi-tour ? « Le rêve est-il mort ? », se demandent les déclinistes depuis des temps immémoriaux.

    Pas nécessairement. Comme l’a récemment observé l’excellent analyste macroéconomique Lyn Alden :

    « Nous connaissons occasionnellement des périodes de repli et de désorganisation, et donc une baisse du niveau de vie, en raison d’un sous-investissement ou d’un mal-investissement ou de chocs externes. Les chaînes d’approvisionnement sont perturbées. Les produits de base connaissent des pénuries d’approvisionnement. Des guerres se déroulent. Parfois, les cultures se dégradent et réduisent leur taux d’innovation, ou dans un certain domaine la technologie atteint des limites inhérentes pendant un certain temps jusqu’à ce qu’une percée dans un autre secteur offre une autre opportunité d’amélioration. »

    L’entrepreneur américain et fervent partisan du bitcoin, Michael Saylor, a également parlé de manière assez passionnée, dans le podcast de Lex Friedman , des grandes réalisations de l’humanité :

    « Notre capacité à traverser l’océan, à faire pousser de la nourriture, notre capacité à vivre – c’est la technologie qui permet à la race humaine de passer, vous savez, d’une vie brutale où l’espérance de vie est de 30 à une vie où l’espérance de vie est de 80. »

    Peut-être n’avons-nous pas atteint la fin du progrès toujours plus grand que les économistes, les médecins et les chercheurs ont cartographié et décrit depuis des décennies.

    La réponse la plus équilibrée et la plus convaincante à l’accusation portée contre le progrès est que le jury n’a pas encore délibéré, même si un acquittement semble probable. Parfois, le progrès s’interrompt, même pendant de longues périodes, et jusqu’à présent, il est difficile de voir pourquoi la régression de l’époque actuelle devrait être considérée différemment.

    Considérez la destruction du capital et des ressources entre 1938 et 1945, sans parler des souffrances humaines causées par les bombardements, la pénurie et les camps de la mort. Le sommet que la civilisation avait atteint en 1913, en termes de culture, de richesse, d’art et de prospérité, a mis des décennies à être retrouvé après la première rencontre de l’humanité avec la guerre totale mondiale et les idéologies totalitaires au service d’un grand gouvernement.

    Même ainsi, les mouvements en faveur de l’égalité des sexes et des droits civiques n’ont pas sérieusement commencé avant un demi-siècle ; la plupart des améliorations mondiales en matière de santé, de richesse, de revenus et d’espérance de vie ont eu lieu après que les Européens et leurs alliés ont cessé de s’entre-détruire dans ce que l’historienne de l’économie Deirdre McCloskey appelle parfois la « guerre civile européenne, 1914-1989 ».

    Si vous étiez Chinois, les années 1950 ont été la décennie la plus désastreuse de votre vie, même si les termes utilisés pour décrire le Grand Bond en avant de Mao Zedong étaient synonymes de progrès et de réussite. Si l’on fait abstraction des nombreuses infractions actuelles de la Chine à l’encontre des droits de l’Homme, ce pays est aujourd’hui l’exemple le plus réussi de croissance et d’éradication de la pauvreté de l’histoire moderne.

    Si vous étiez Ukrainien pendant les purges de Joseph Staline dans les années 1930 (ou celles de Vladimir Poutine plus récemment), vous ne connaîtriez que le progrès de la mort, de la destruction et de la famine. Pendant environ une décennie dans les années 2000, l’Ukraine a été un miracle de croissance , se rapprochant rapidement des normes de vie européennes. Si nous endurons , la vie finit par s’améliorer – même cette fois-ci.

    Si vous êtes un Américain blanc, la hausse du taux de mortalité et la baisse subséquente de l’espérance de vie que le reste du monde a connues pendant la pandémie ont été votre réalité pendant près d’une décennie. Le chômage, la sous-éducation et les opioïdes sont généralement cités pour expliquer les morts de désespoir de l’Amérique blanche.

    Si vous êtes jeune en Grande-Bretagne et que nous prenons en compte les prix de l’immobilier, vous avez eu un revenu réel de ménage négatif pendant la majeure partie de votre vie professionnelle. Matériellement parlant, vous êtes à la traîne. Les appareils électroniques bon marché et l’effondrement du risque de mortalité infantile sont formidables mais ils ne sont pas d’un grand réconfort lorsque vous ne pouvez pas construire une vie qui s’approche de celle de vos parents .

    Tout ne va pas bien, et surtout, les flèches ne pointent plus dans la bonne direction. Quelque chose s’est brisé – que ce soit de notre propre main, par hasard, par technologie ou par un leadership incompétent. Ce que plus de deux siècles d’enrichissement mondial nous disent, c’est que parfois le progrès fait une pause. Parfois, les choses empirent – sérieusement – pendant un certain temps.

    Combattre le pessimisme est une tâche sans fin pour nous, les modernes. Même John Maynard Keynes a écrit en 1930 que « nous souffrons actuellement d’une mauvaise attaque de pessimisme économique ». Et Keynes et ses collègues théoriciens de l’économie avaient encore une décennie et demie de chaos, d’appauvrissement et de destruction à attendre, grâce à la Grande Dépression et à la Seconde Guerre mondiale.

    Puis la vie s’est améliorée. Beaucoup mieux.

    Personne, aujourd’hui ou lors de notre récent pic civilisationnel à la fin des années 2010, n’échangerait le confort matériel et les normes économiques d’aujourd’hui contre ce qui était considéré comme le nec plus ultra en 1930. « Sur mon lit de mort », déclare l’astrophysicien Neil DeGrasse Tyson dans son nouveau livre populaire intitulé Starry Messenger , « je serais triste de manquer les inventions et les découvertes ingénieuses qui découlent de notre ingéniosité humaine collective, en supposant que les systèmes qui favorisent ces avancées restent intacts ».

    L’accusation selon laquelle nous avons en quelque sorte brisé la force mystique qui a propulsé le progrès humain pendant des siècles est, au mieux, prématurée. Il se peut que nous en sortions plus forts, de l’autre côté du déclin actuel, si nous parvenons à en supporter les terrifiantes difficultés.

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      L’âge du déclin démographique

      ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Tuesday, 14 February, 2023 - 03:35 · 7 minutes

    Par Antony Davies.

    Les transitions entre les époques ne sont que parfois faciles à identifier. Les historiens ont identifié l’avènement de la révolution industrielle des décennies après son début . En revanche, le début de l’ère atomique peut être daté à la seconde où la première bombe atomique a explosé au-dessus d’Hiroshima, et il n’a fallu que quelques heures pour que le monde sache que l’humanité était entrée dans une nouvelle ère.

    Une évolution démographique inquiétante

    Une grande partie du monde développé est récemment entrée dans une nouvelle ère que les historiens ne nommeront probablement pas et que le grand public ne remarquera pas avant une dizaine d’années : l’ère du déclin. Le Japon, la Grèce, l’Italie, le Portugal, la Russie, l’Allemagne, l’Espagne, la Corée du Sud et la Chine, ainsi que trente autres pays développés, devraient voir leur population décliner en 2023. Hong Kong, la Finlande, Taïwan, la France, l’Autriche, la Belgique, les Pays-Bas, le Royaume-Uni, le Danemark et les États-Unis, parmi trente-trois autres pays, verront leur population augmenter de moins d’un demi pour cent. Pour la plupart des pays développés et des grands centres de population, la croissance démographique s’est largement arrêtée.

    Si cela peut être une bonne nouvelle pour ceux qui craignent la surpopulation, la théorie et les preuves indiquent que nous avons bien plus à craindre du déclin démographique. Comme l’économiste Julian Simon l’a souligné il y a quarante ans, les êtres humains sont la ressource ultime car ils créent des ressources là où elles étaient inexistantes auparavant. Toutes les ressources qui rendent possible notre vie moderne et confortable, de l’énergie aux transports en passant par la communication, la réfrigération, le contrôle du climat et les produits pharmaceutiques, sont le fruit de l’ingéniosité humaine. Il n’est pas étonnant que l’explosion de la population mondiale ait entraîné celle de nos ressources.

    L’âge du déclin posera un problème particulièrement difficile pour des pays comme les États-Unis qui comptent sur les jeunes travailleurs pour soutenir les retraités. Les derniers chiffres du recensement prévoient que dans les sept prochaines années la migration nette vers les États-Unis dépassera la croissance naturelle de la population du pays, ce qui nous rendra, pour la première fois en près de 150 ans, dépendants de l’immigration pour notre croissance démographique. Même dans ce cas, le recensement prévoit que le taux de croissance de la population américaine tombera (de façon permanente) en dessous de 0,5 % au cours de la décennie.

    Depuis des décennies, nous connaissons les implications pour la sécurité sociale. En 1960, il y avait plus de cinq travailleurs cotisant au système pour chaque bénéficiaire de la sécurité sociale recevant des prestations. Aujourd’hui, c’est moins de trois. Et ce nombre devrait tomber à deux dans les dix ans à venir. En bref, le travailleur moyen d’aujourd’hui doit contribuer à la sécurité sociale deux fois et demie ce que le travailleur moyen d’il y a trois générations contribuait.

    L’évolution démographique fait non seulement peser une charge plus lourde sur les travailleurs mais rend également de moins en moins possible la mise en place des changements nécessaires. À mesure que le rapport entre les travailleurs et les retraités diminue, le pouvoir de vote de ces travailleurs diminue également.

    Les personnes âgées de 53 ans et plus bénéficient de la sécurité sociale et ne sont donc pas intéressées par des réformes impliquant une réduction des prestations, ou sont suffisamment proches de la sécurité sociale pour être moins intéressées par une réforme du système à leur propre détriment. En outre, les jeunes travailleurs sont moins enclins à voter que les personnes âgées.

    À l’extrême, si tous les électeurs probables âgés de 52 ans et moins soutenaient la réduction des prestations de sécurité sociale et que tous les électeurs probables âgés de 53 ans et plus s’y opposaient, alors, dans un vote organisé aujourd’hui, une proposition de « réduction des prestations » l’emporterait par un maigre 51 % contre 49 %. Dans sept ans, ce serait un match nul. À partir de 2030, l’évolution démographique en faveur des personnes âgées rendra impossible la victoire de l’option « réduction des prestations ». Et cela suppose que les électeurs âgés de 52 ans et moins soient unanimement en faveur d’une réduction des prestations de sécurité sociale.

    En fait, près de 80 % des Américains en âge de travailler affirment que les prestations de sécurité sociale doivent être préservées même si cela implique une augmentation des charges sociales.

    Des effets néfastes

    Malheureusement, les lois de l’arithmétique l’emportent sur la rhétorique politique et les vœux pieux. Le conseil d’administration de la sécurité sociale (Social Security Board of Trustees) estime qu’en l’absence de tout changement, la sécurité sociale accusera un déficit de 2,5 billions de dollars au cours de la prochaine décennie.

    Pour éliminer ce déficit, il faudrait soit réduire les prestations de sécurité sociale d’environ 25 %, soit augmenter les recettes des charges sociales d’environ 25 %, soit une combinaison des deux. Bien entendu, l’État fédéral peut toujours emprunter pour financer le déficit de la sécurité sociale mais cela n’élimine pas le déficit et ne fait que le déplacer d’un ensemble de registres étatique à un autre. Peu importe ce que nous choisissons de faire, les contribuables vont en payer le prix. La question qui demeure est de savoir lesquels. Au vu des sondages et de l’évolution démographique, la réponse semble être les contribuables qui travaillent.

    Une solution possible souvent évoquée consiste à supprimer le plafonnement des charges sociales. Le danger est d’imposer un coût important aux entrepreneurs en herbe. Les ménages disposant d’au moins un revenu et d’une activité secondaire qui s’est développée suffisamment pour fournir un revenu significatif mais pas assez pour être une entreprise à part entière, sont plus susceptibles de gagner (ou de prévoir de gagner bientôt) près du plafond des charges sociales (actuellement 160 000 dollars). Étant donné que les propriétaires d’entreprises doivent payer les deux moitiés des charges sociales (employeur et employé), la suppression du plafond des charges sociales impose une taxe supplémentaire de 12,4 % sur les revenus des propriétaires d’entreprises au-delà de 160 000 dollars. Cela dissuadera les entrepreneurs de développer suffisamment leur activité secondaire pour pouvoir embaucher des salariés. Une modification plus favorable aux entrepreneurs, consistant à maintenir le plafond de 160 000 dollars, mais à le supprimer pour les revenus supérieurs à 250 000 dollars, permettrait d’obtenir moins de la moitié de ce qui est nécessaire pour combler le déficit de la sécurité sociale.

    L’économie et la démographie penchent toutes deux pour que la charge croissante de la sécurité sociale repose sur les épaules des travailleurs. Une population stagnante rendra cette charge à la fois plus lourde à supporter financièrement et plus difficile à alléger politiquement. Entretemps, le ralentissement de la croissance démographique signifie en fin de compte un ralentissement de la croissance économique. En bref, le problème ne fait que s’aggraver au fil du temps.

    Ce n’est pas une coïncidence si les États-Unis sont passés d’une petite nation agraire à une superpuissance économique au cours du même siècle et demi où leur population a été multipliée par 30 . Mais cette époque est révolue. Les États-Unis et une grande partie du reste du monde développé, sont entrés dans l’ère du déclin. À mesure que la croissance démographique des pays développés ralentira, l’innovation et la croissance économiques ralentiront également. Les programmes de retraite, déjà très sollicités, seront alors soumis à des charges plus importantes. Le passage d’une population jeune à une population plus âgée fera en sorte que la majeure partie de ce fardeau retombe sur les jeunes, ce qui rendra finalement plus coûteux pour eux d’élever leurs propres enfants, exacerbant ainsi le changement.

    Après avoir survécu à l’ère atomique sans nous faire exploser, et après avoir généré des richesses inimaginables tout au long de l’ère de l’information, nous entrons dans l’ère du déclin et nous sommes victimes de notre propre succès. L’histoire nous apprend que les sociétés appauvries meurent par la guerre et la famine. Nous apprenons maintenant que les sociétés prospères meurent par attrition.

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      « Il ne suffit pas de sortir de l’euro pour redevenir souverain » – Entretien avec David Cayla

      news.movim.eu / LeVentSeLeve · Wednesday, 8 February, 2023 - 19:31 · 32 minutes

    La crise de 2008, celle des dettes souveraines du Sud de la zone euro, la pandémie et maintenant la crise inflationniste ne cessent de montrer les limites d’un modèle économique où le marché est censé permettre la meilleure allocation des ressources. Contrairement aux néolibéraux, qui pensent que le marché doit être simplement mieux organisé grâce à l’action de l’Etat, l’économiste David Cayla considère que le marché est incapable de remplir la mission qui lui a été donnée. Pour ce membre des Économistes Atterrés, d’autres approches sont nécessaires. Celle de la théorie monétaire moderne (MMT) propose selon lui une réflexion intéressante, mais ne pourra suffire à elle seule à définir une nouvelle doctrine capable de remplacer le néolibéralisme mourant. Entretien.

    Le Vent Se Lève : En 2020, dans votre livre Populisme et néolibéralisme , vous faisiez un lien entre les doctrines néolibérales et l’essor de mouvements populistes. Vous poursuiviez aujourd’hui votre étude du néolibéralisme – et son exégèse, avec Déclin et chute du néolibéralisme . Dans votre chronologie, ce courant de pensée naît dans les années 1920 et sa disparition a débuté en 2008. Ne vivons-nous pourtant pas toujours en régime néolibéral ?

    David Cayla : En 2008, le monde connaît la plus grave crise financière depuis le krach de 1929. La soudaine faillite de la banque d’investissement Lehman Brothers contraint le gouvernement américain, puis la banque centrale, à intervenir massivement pour sauver le système financier de la faillite. Ainsi, à partir de cette date, le rôle des banques centrales change et se politise. C’est la fin d’une époque fondée sur le principe de la neutralité de la monnaie et le désengagement continuel de l’État.

    Le livre entend démontrer que le néolibéralisme est en déclin depuis cette date. Cela ne veut pas dire qu’il ait disparu, mais plutôt que nous ne sommes jamais vraiment revenus au monde d’avant. Ainsi, les banques centrales, du moins dans les pays développés, ont largement contribué à financer les besoins financiers des États lors de la pandémie de Covid. Pour autant, on ne va pas jusqu’à remettre en cause l’indépendance des banques centrales. Même si un certain nombre de pratiques néolibérales ont été abandonnées, le néolibéralisme continue de dominer les esprits et les représentations. Nous sommes donc dans une phase de transition et il est difficile de prévoir quelle nouvelle doctrine succédera au néolibéralisme.

    LVSL : Dans votre ouvrage, vous rappelez en effet que la neutralité des banques centrales vis-à-vis du pouvoir politique est un élément central du néolibéralisme. Vous pointez notamment la grande proximité entre la création de la Bundesbank après-guerre, qui dispose d’un statut indépendant et du mandat centré sur la stabilité des prix, et la Banque Centrale Européenne. Pourquoi s’être aligné sur l’Allemagne ?

    David Cayla : L’Union Européenne s’est construite sur un accord franco-allemand dans les années 1950. Lors de cette discussion, il y a eu une sorte de compromis fondé en partie sur l’ambiguïté des textes. Quand on lit le traité de 1957 qui instaure la CEE, il y a beaucoup de choses qui peuvent aller dans des directions opposées. Au fur et à mesure du développement de la CEE, puis de l’Union Européenne, l’interprétation allemande des textes s’est mise à prédominer. Ainsi, on peut dire que la vision allemande a gagné en influence à partir des années 1980-1990. La monnaie unique apparaît dans ce contexte de domination de l’interprétation allemande. De plus, pour que les Allemands acceptent de perdre leur monnaie fondée sur des principes ordolibéraux (la version allemande du néolibéralisme), ils ont exigé que l’euro fonctionne comme le Deutsche Mark, c’est-à-dire avec une banque centrale indépendante, centrée sur l’objectif de stabilité des prix.

    Le Vent Se Lève : Pourquoi la France dirigée alors par un président socialiste, accepte-t-elle l’institutionnalisation du monétarisme via le traité de Maastricht ? De manière générale, comment expliquer la prédominance de politiques français issus du Parti Socialiste dans la constitution de la mondialisation financière, par exemple avec Pascal Lamy ou Jacques Delors ?

    David Cayla : Il faut se replacer dans le contexte de l’époque et rappeler que la mondialisation financière s’est construite en trois temps. Lors de la première phase, celle issue du capitalisme encastré des accords de Bretton Woods : les taux de change des monnaies étaient administrés, les droits de douanes élevés et les flux financiers internationaux contrôlés. Il y avait des échanges financiers internationaux bien sûr, mais ces derniers étaient sous la coupe des institutions politiques. La plupart des banques centrales n’étaient alors pas indépendantes. Ce système s’effondra à partir de l’été 1971, lorsque Nixon annonça la fin de la convertibilité en or du dollar.

    La deuxième phase, la phase d ’internationalisation financière , apparaît lorsque des pays comme les États-Unis, décident unilatéralement de libéraliser les flux financiers et de laisser flotter leurs monnaies. Lors de cette phase, certains pays tentent d’attirer les capitaux internationaux. Cette deuxième phase fondée sur la concurrence permet à chacun de réguler son système financier comme il l’entend. Il n’y a pas d’harmonisation des règles.

    La troisième phase, celle de la mondialisation financière proprement dite, apparaître dans les années 80. C’est une phase qui engendre l’harmonisation des règles en matière de régulation financière. Cette harmonisation nécessite un cadre commun qui sera négocié au sein d’institutions telles que le FMI, l’OCDE ou l’Union Européenne. C’est en 1986 que l’acte unique européen est signé. C’est cette troisième phase qui va être promue par des socialistes français et qu’a étudié l’historien britannique Rawi Abdelal . Elle va conduite à interdire le contrôle les mouvements de capitaux et à sacraliser partout dans le monde l’indépendance des banques centrales. Les normes de la gouvernance néolibérale vont alors s’imposer.

    Dans la perspective des socialistes français qui les ont promues, il y avait l’idée qu’on pourrait ainsi mieux contrôler et canaliser la mondialisation financière. Sauf que les effets sont allé dans le sens inverse : en interdisant aux États de contrôler leurs flux financiers et en libéralisant les marchés financiers, on a nourri les paradis fiscaux et organisé la concurrence fiscale à l’échelle mondiale. La mondialisation financière est sans conteste la conséquence la plus importante des politiques néolibérales.

    LVSL : Vous expliquez aussi clairement que le néolibéralisme a été, paradoxalement, planifié. Il a été sciemment mis en place alors qu’il prône la spontanéité du marché. Comment expliquer ce paradoxe ?

    David Cayla : Précisions d’abord que, dans l’histoire du XXe siècle, il y a eu des phases de régulation économique, comme celle des 30 glorieuses, et des phases de libéralisation. Là où il y a un paradoxe, c’est que la phase de régulation qui s’ouvre aux États-Unis avec la crise des années 1930 prend les États et les économistes de court et n’a donc pas été théorisée au préalable. Lorsque survient la Seconde guerre mondiale, les États en viennent à contrôler l’essentiel des prix pour permettre de réorienter l’économie d’un système productif fondé sur les besoins civils à une économie devant répondre aux impératifs de la guerre. Cette phase de contrôle des prix sera allégée une fois la paix rétablie, mais ce n’est qu’à partir des années 1970 qu’elle sera véritablement abandonnée.

    La phase de libéralisation de l’économie apparaît lorsque le système économique des 30 glorieuses commence à s’essouffler, à partir de la fin des années 1960. Et c’est à ce moment qu’interviennent les économistes néolibéraux. Ces derniers avaient une théorie toute prête qui disait que l’État ne peut pas contrôler les prix sans engendrer de l’inefficacité.

    Il se trouve que la doctrine néolibérale fut conçue dans les années 1920 et 1930 pour contester le système soviétique. A l’époque, il y a un débat chez les économistes pour savoir le système soviétique pouvait ou non être efficace. Certains économistes l’affirmaient, parce qu’il y a un côté rationnel dans la planification et parce qu’ils pensaient que le contrôle de l’économie par l’Etat pouvait éviter un certain nombre de coûts de marché. D’autres économistes, comme Ludwig von Mises ou Friedrich Hayek, tentèrent alors de démontrer que lorsque l’État contrôle les prix, il se prive du marché. Or, ce dernier constitue pour eux un outil indispensable pour agréger et diffuser l’information dispersée détenue par les agents économiques.

    Pour les néolibéraux, la fonction première du marché est de déterminer un système de prix, lequel constitue un système d’incitations permettant de coordonner la société et de parvenir à l’efficacité. Cette réflexion, qui est la base du néolibéralisme, n’a pu être mise en œuvre alors en raison d’un renforcement inverse de régulation étatique pour faire face à la crise et à la guerre. De plus, l’Union Soviétique n’a pas périclité, contrairement à ce qu’ils pensaient. Au contraire, le système soviétique a tenu 70 ans et l’URSS est devenue une superpuissance dans les années 1950 et 1960.

    En fin de compte, les néolibéraux ont dû attendre 50 ans et la chute du système de Bretton Woods pour que le néolibéralisme soit enfin mis en œuvre. On a alors progressivement libéralisé les marchés afin de faire éclore des prix n’émanant pas du pouvoirs politique.

    LVSL : Vous mettez en avant une corrélation entre croissance et limitation de la liberté de marché. Plus le marché est libre et plus le taux de croissance serait faible. Pouvez-vous étayer ?

    David Cayla : C’est un constat plutôt qu’une analyse. Je constate que les moments de forte croissance, sont des moments où les marchés ont été davantage contrôlés, comme lors de la période des 30 glorieuses. À l’inverse, les périodes néolibérales n’ont pas été très porteuses de croissance.

    Pour autant, je ne dis pas que c’est directement à cause des politiques de libéralisation qu’on a connu un affaiblissement de la croissance. La fin de la forte croissance est plutôt liée à la désindustrialisation, qui est elle-même la conséquence des progrès de la productivité du travail et du changement des habitudes de consommation (les ménages consommant davantage de services en proportion de leurs revenus). Il y a néanmoins eu un effet négatif de la mondialisation : les pays riches se sont trouvés concurrencés par les pays en développement où les salaires sont beaucoup plus faibles et ils se sont affaiblis industriellement.

    Il faut comprendre que la hausse de la productivité est liée à la mécanisation du travail et dépend donc, pour l’essentiel, du nombre des salariés travaillant dans des métiers mécanisables. Or, ce qui est mécanisable c’est surtout la production industrielle. En perdant son industrie, un pays comme la France a donc perdu son potentiel de croissance.

    LVSL : Les néolibéraux s’appuient souvent sur des modèles mathématiques pour justifier leur politique. On peut citer par exemple celui d’Andrew K. Rose pour l’euro, ou de Rogoff sur les taux d’endettement public à ne pas dépasser pour ne pas affaiblir la croissance. Comment cette doctrine a-t-elle pu dominer si longtemps alors que ses modèles ont bien souvent été démentis par la réalité ?

    David Cayla : Il faut d’abord distinguer la théorie économique de la doctrine. Les économistes font de la théorie : ils essaient de construire des modèles pour comprendre des phénomènes économiques, et ces modèles n’impliquent pas nécessairement des politiques particulières. La doctrine, c’est différent. C’est une forme d’acte de foi. On porte des jugements de valeur : « ça c’est bien » ou « ça c’est mal ».

    Le néolibéralisme est une doctrine qui vise à diriger l’action politique : elle est normative, elle dit le bien. En tant que telle, les doctrines néolibérales s’occupent surtout des rapports entre l’État et le marché. Contrairement au libéralisme, le néolibéralisme n’est pas favorable au laissez-faire. Il dit au contraire que l’intervention de l’État est indispensable au bon fonctionnement des marchés parce que les marchés ne sont pas des espaces naturels, mais s’appuient sur des institutions sociales et politiques, sur le droit, etc. Autrement dit, le néolibéralisme entend mettre l’État au service des marchés afin qu’ils fonctionnent le mieux possible.

    « Contrairement au libéralisme, le néolibéralisme n’est pas favorable au laissez-faire. Le néolibéralisme entend mettre l’État au service des marchés afin qu’ils fonctionnent le mieux possible. »

    Dans les théories économiques, on a aussi aujourd’hui une mise en avant assez systématique du marché. Pourtant, à l’origine, chez Adam Smith ou David Ricardo par exemple, la pensée économique s’intéressait surtout à la production. Ce n’est qu’à la fin du XIXe siècle que la pensée économique met l’échange et l’allocation (donc le marché) au cœur de son analyse. De même, à la différence des économistes classiques qui pensaient en termes de classes sociales, la pensée économique contemporaine s’appuie sur des modèles fondés sur des agents individuels cherchant à maximiser leur utilité dans un cadre concurrentiel. Ainsi, l’approche dominante en économie, la théorie néoclassique, alimente clairement la doctrine néolibérale, même si elle s’en distingue et qu’on peut trouver des économistes adeptes de l’économie néoclassique qui ne sont pas néolibéraux et inversement.

    De la même façon, ce qui caractérise les économistes hétérodoxes, c’est-à-dire ceux qui refusent le paradigme théorique dominant, n’est pas qu’ils soient contre le néolibéralisme mais que leurs théories relève d’un autre cadre intellectuel. Être hétérodoxe aujourd’hui, c’est souvent considérer que les marchés ne peuvent, par nature, être efficaces et que créer des institutions pour résoudre les défaillances de marchés est vain. Les approches hétérodoxes se distinguent donc clairement de la vision néolibérale.

    Pour la plupart des économistes hétérodoxes, même en situation de concurrence parfaite, même avec des agents parfaitement rationnels et informés l’allocation d’un marché ne sera jamais optimale. C’est ce qu’on constate dans la finance. Pour les économistes mainstream , par exemple pour Jean Tirole dont j’étudie la pensée dans le livre, les crises financières telles la crise des subprimes relèvent toujours d’une défaillance de marché, des mauvais systèmes d’incitations, d’une insuffisance des régulateurs, etc. À l’inverse, les économistes hétérodoxes affirment qu’il ne suffit pas de rendre les marchés parfaits pour que mécaniquement le système économique fonctionne mieux et que c’est le principe même de la régulation par les marchés qui engendre des crises.

    LVSL : Les monétaristes considèrent que la stagflation des années 1970 est due à l’excessive régulation des marchés. Quelle explication retenez-vous de cet événement ? Comment comprendre l hégémonie de l’explication monétariste dans le débat public jusqu’à maintenant ?

    David Cayla : Dans les années 1950 et 1960, l’inflation était relativement faible. Elle apparaît soudainement dans les années 70, notamment lors des deux chocs pétroliers de 1973 et 1979 et dépasse alors les 10 %. Cette forte inflation, qui dure, pose question à tout le monde, d’autant qu’elle entraine des tensions sociales.

    Pour expliquer l’inflation des années 1970, les monétaristes disposent d’une réponse simple, à l’image de Milton Friedman qui déclare que l’inflation a toujours une cause monétaire, autrement dit qu’elle résulte d’une politique monétaire trop expansive. Dans la vision monétariste, c’est parce que les banques centrales créent trop de monnaies que l’inflation émerge. Ainsi, la seule manière de réduire cette inflation serait de mener des politiques restrictives en augmentant le coût de l’argent, quitte à déclencher une récession, pour solder, en quelque sorte, les politiques « laxistes » qui auraient été menées auparavant. Cette politique d’austérité monétaire est engagée dès 1979 par le président de la Réserve fédérale Paul Volcker, qui augmente brutalement le taux de refinancement des banques à 20% pour combattre une inflation de 10%. Il s’agit d’un taux d’intérêt extrêmement élevé qui entraine immédiatement une récession et qui vaut au président démocrate Jimmy Carter de perdre l’élection présidentielle de novembre 1980 face à Reagan.

    On dit aujourd’hui que Volcker a fait preuve de courage et que grâce à lui l’inflation a été enraillée (au prix de millions de chômeurs). Mon interprétation est différente. Je ne crois pas que l’inflation soit due à des politiques monétaires laxistes. Contrairement à Friedman je ne crois pas que l’inflation puisse se résumer à des phénomènes monétaires. Si c’était vrai, pourquoi aurait-elle commencé à la fin des années 1960 et non dans les années 1950 ? Après tout, cela faisait longtemps qu’on avait mis en place un système d’économie régulée. Et puis évoquer les causes monétaires de l’inflation c’est oublier tout un ensemble d’événements qui se sont passés dans les années 1970 et qui méritent de faire partie de l’explication. Par exemple, il est évident que les chocs pétroliers ont joué. Mais ces derniers, notamment celui de 1973, est lui-même le produit d’une volonté tout à fait compréhensive des pays producteurs des matières premières de reprendre le contrôle de leurs économies.

    Avant même le choc pétrolier, il y eut la nationalisation du secteur pétrolier par les pays producteurs en 1970-71. Ce phénomène touche d’ailleurs d’autres pays producteurs de matières premières ou agricoles. Plus largement, à partir de la fin des années 1960, les pays en voie de développement cherchent à se décoloniser économiquement en reprenant le contrôle de leurs matières premières, de leurs produits agricoles et des puits de pétrole qui étaient sur leur sol. Les occidentaux avaient, pendant des années, exploité sans vergogne les pays producteurs parce qu’ils contrôlaient les entreprises qui exploitaient ces gisements ou parce qu’ils étaient les pays anciens colonisateurs.

    L’inflation peut tout à fait s’expliquer ainsi, par le basculement d’une économie auparavant extrêmement dirigée par les pays consommateurs de matières premières dans les années 1950 et 1960 vers une économie où les rapports de force s’équilibrent. Je n’ose pas dire s’inversent. Tout cela se passe dans le cadre des mouvements tiers-mondistes et avec l’appui de l’URSS. On peut ajouter d’autres événements comme la tendance à la désindustrialisation qui s’amorce et engendre des tensions sociales. Cette époque des années 1970 est aussi une période au cours de laquelle les taux de profit des entreprises diminuent, ce qui les incitent à augmenter leurs prix. La désorganisation des systèmes productifs et industriels dans les pays capitalistes développés est aussi une cause de la stagflation qui mérite d’être prise en compte sans qu’il soit nécessaire d’évoquer le « laxisme » des banques centrales.

    Le narratif monétariste s’appuie sur une théorie très simple à comprendre : « Regardez, il y a trop de monnaie, donc il y a de l’inflation ». C’est une pensée un peu mécanique et globalement fausse.

    L’autre raison pour laquelle les économistes keynésiens ne sont pas parvenus à proposer un narratif différent de celui des néolibéraux c’est qu’ils ne sont jamais vraiment intéressés à la question du contrôle des prix. Le keynésianisme n’a pas vraiment de théorie sur la régulation des prix, ce qui signifie qu’on interprété en général les 30 glorieuses uniquement à travers le prisme d’un État régulant, par ses dépenses, les grands équilibres macroéconomiques. Or, ce qu’il se passe dans les années 1970 c’est que les États ne parviennent plus à contrôler les mécanismes de régulation des prix qui avaient fonctionné depuis la guerre. Faute d’une réponse théorique adéquate de la part des Keynésiens, c’est donc le narratif monétariste qui l’a emporté à la faveur de la montée de l’inflation.

    LVSL : Dans votre ouvrage, vous expliquez que les prix ne seraient pas forcément capables de refléter de manière efficace toute l’information disponible. Qu’est-ce qu’un tel constat implique dans un contexte économique de plus en plus marqué par des pénuries ?

    David Cayla : Pour un néolibéral, le rôle du marché est d’agréger l’information pour construire des prix qui soient pertinents et reflètent la réalité économique. Les néolibéraux estiment que chaque personne a une certaine connaissance partielle de l’économie et elle utilise cette connaissance pour effectuer des opérations d’achat ou de vente sur les marchés. Et en faisant cela, les agents contribuent à apporter de l’information au marché. En somme, pour les néolibéraux, le marché serait une sorte de gigantesque algorithme permettant de produire des prix à partir des comportements, ces prix reflétant une grande partie de l’information disponible dans la société.

    « Pour les néolibéraux, le marché serait une sorte de gigantesque algorithme permettant de produire des prix à partir des comportements. »

    Le problème de cette théorie est qu’elle fonctionne rarement et que les comportements ne sont pas toujours ceux qui sont attendus. Dans les marchés financiers par exemple il peut y avoir des bulles spéculatives au cours desquels lorsque les prix montent, les gens achètent davantage en espérant revendre plus cher. Mais un tel comportement est contraire avec l’idée qu’une hausse des prix entraîne une diminution des achats.

    L’autre problème avec la vision néolibérale des marchés c’est que les gens n’ont pas de l’information ou de la connaissance en tête, mais des croyances. On le mesure par exemple avec le Bitcoin. Les gens qui achètent des bitcoins sont convaincus, on pourrait même dire qu’ils ont la foi. Ainsi, des communautés, des croyants achètent du bitcoin parce qu’ils ont une vision techno-prophétique selon laquelle l’avenir est aux cryptomonnaies. Mais il ne s’agit pas là d’information, cela ne relève pas de la réalité, c’est un point de vue construit socialement. Autrement dit, ce qu’on met dans l’algorithme ce ne sont pas des faits mais des constructions sociales, des croyances partagées. Les prix ne reflètent donc pas une quelconque réalité mais la force des convictions. Le problème est que si les prix représentent par exemple des croyances sur l’avenir, et non l’avenir réel, cela pose la question de savoir si ces prix sont fiables et si on peut organiser un système économique résilient sur le long terme à partir d’une telle base.

    Prenons le cas des ressources naturelles. Comme elles sont naturelles, elles sont limitées en quantité et non renouvelables. Une fois qu’on aura tout extrait, il n’y en aura plus. En économie, il faudrait distinguer ce qui est produit par le travail et qui peut être renouvelé de ce qui est produit par la nature et qui ne peut pas être renouvelé. Si on réfléchit comme un marché parfait, on pourrait penser que plus on consomme un stock non renouvelable, plus la quantité disponible de cette ressource diminue et plus le prix devrait augmenter. Or, ce n’est jamais ce qu’il se passe sur les marchés. C’est la raison pour laquelle les marchés ne peuvent pas déterminer la valeur des ressources naturelles.

    Étudions le cas des pénuries. Lorsqu’un bien devient rare et qu’il n’est pas possible d’en augmenter l’offre les prix du marché peuvent exploser, surtout quand il s’agit d’un bien indispensable comme l’électricité. Cette explosion des prix ne peut pas être acceptée sans broncher par les populations car elle engendre des injustices. De plus, quand les prix augmentent cela ne pèse pas sur les riches. Prenons un cas concret. Le carburant peut être utilisé par un ouvrier pour aller à son boulot ou par une infirmière pour aller faire les visites à domicile. Ce même carburant peut aussi être utilisé par Elon Musk pour offrir aux milliardaires une expérience de tourisme spatial. Or, si on laisse le marché décider de ce qui doit être fait du carburant qui reste, il y a de fortes chances pour que l’ouvrier ou l’infirmière ne puissent se rendre à leur travail alors que les milliardaires pourront continuer à aller dans l’espace. Le problème est que si toutes nos ressources non renouvelables sont utilisées pour le tourisme spatial, mais que les ouvriers et les personnels soignants ne peuvent plus travailler, on en arrive à une situation où la société elle-même est mise en péril.

    Autrement dit, il manque quelque chose au marché. Il lui manque une conscience politique, une conscience sociale. En fin de compte, il faut aussi raisonner en sortant du cadre de l’économie pour s’intéresser à notre survie en tant que société… et aussi à la survie de notre écosystème. Or, tout ça ne peut pas être intégré dans le fonctionnement des marchés tel qu’il est présenté par les néolibéraux.

    LVSL : Pourquoi parlez-vous de « prix administrés » en ce qui concerne les marchés financiers ? Et en quoi seraient-ils amenés à s’étendre au-delà des marchés monétaires et financiers ?

    David Cayla : Lors de la crise de 2007-2008 le monde s’est retrouvé dans une situation d’événement systémique. Autrement dit, le système bancaire et financier américain était sur le point de s’effondrer. Quand un tel événement survient, l’État ne peut pas rester sans rien faire et assister à l’effondrement. Il doit agir. C’est ce qu’il s’est passé en 2008. Le gouvernement américain a dû chercher à sécuriser le monde financier en rachetant aux banques les actifs immobiliers dont elles ne voulaient plus de manière à leur redonner un prix. En effet, comme plus personne ne voulait ne certains actifs immobiliers américains, il n’y avait plus d’achats, donc plus de prix : le marché, pour ces titres, avait disparu.

    Dans le monde néolibéral, la disparition des prix pose de sérieux problèmes car on ne sait plus évaluer la valeur, et donc faire des choix. De plus, on ne peut plus établir les bilans des sociétés qui détiennent les actifs en question. Le fait qu’un actif n’ait plus de prix contraint à le considérer sans valeur. Cela entraîne des pertes comptables et peut conduire des sociétés à la faillite.

    En 2008, la décision du gouvernement américain a été de racheter ces actifs en pensant, à juste titre, que même s’ils n’étaient plus demandés, ils avaient tout de même une certaine valeur. Il a donc fallu que l’État « invente » des prix à l’issue d’une évaluation négociée avec les parties prenantes, afin d’éviter au système financier de faire faillite. Des gens se sont plaints en estimant que le gouvernement fédéral dépensait des milliards pour sauver des banques qui avaient fait n’importe quoi. Le gouvernement a donc modifié sa politique en décidant de prendre des participations dans les entreprises au lieu de leur racheter leurs titres. C’est alors la Réserve fédérale qui a pris le relais et s’est mise à racheter ces titres sans valeur de marché. C’est ainsi que la banque centrale américaine s’est mise à pratiquer des politiques dites « non conventionnelles » en intervenant directement sur les marchés.

    Au début de l’année 2009, la question du financement du plan de relance de Barack Obama s’est posée. À l’époque, il fallait sauver l’industrie automobile américaine. Obama a donc lancé un plan de près de 800 milliards de dollars. La banque centrale américaine va alors aider l’État à se refinancer en rachetant des obligations publiques sur les marchés afin d’augmenter leur valeur. Ce faisant, elle a contribué à diminuer les taux d’intérêt que paie l’État sur sa dette. C’est ce qu’on a appelé les politiques de « quantitative easing » (QE), ou « assouplissement quantitatif » en français. Ces politiques se sont ensuite généralisées, d’abord au Royaume-Uni puis, quelques années plus tard, dans la zone euro.

    « Les politiques de quantitative easing ne sont pas des politiques de création monétaire. »

    Les politiques de quantitative easing ne sont pas des politiques de création monétaire. Il n’y a pas de monnaie créée dans ces opérations de rachat. Ce sont des politiques qui visent surtout à faire baisser les taux d’intérêt pour les États, mais aussi pour les ménages et les entreprises, afin de les aider à se financer et à investir. Autrement dit, ces politiques de QE relèvent bien d’une forme d’administration des prix. Certes, il ne s’agit pas d’une administration directe. Ce n’est pas le ministre des Finances qui décide directement des taux. Mais, de manière indirecte, les banques centrales se sont mises à piloter la baisse des taux d’intérêt. La BCE l’a fait en particulier pour sortir de la crise des dettes souveraines et éviter la faillite des États d’Europe du Sud.

    De plus il faut noter que même si aujourd’hui les banques centrales ont cessé de racheter des actifs en raison du retour de l’inflation, elles n’ont absolument pas renoncé au principe du contrôle des taux d’intérêts. C’est ce que j’appelle la finance administrée, c’est-à-dire le retour de l’intervention de l’État au sein des marchés financiers par l’intermédiaires des banques centrales.

    LVSL : Un autre courant économique, la Modern Monetary Theory (théorie monétaire moderne ) a gagné en intérêt ces dernières années. Les conditions d’effectivité de la MMT pourraient-elles être réunies prochainement ? Cette théorie pourrait-elle être succéder au néolibéralisme ?

    David Cayla : Dans l’ouvrage, je me réfère surtout à l’approche de Stéphanie Kelton telle qu’elle est exprimée dans Le mythe du déficit (2021). La MMT n’est pas vraiment une théorie, c’est un éclairage spécifique sur la monnaie. Ce qu’elle essaie de démontrer, c’est qu’un État souverain monétairement est libre de dépenser comme il le souhaite puisqu’il dépense dans une monnaie qu’il contrôle. Autrement dit, d’après la MMT, il n’y a pas de limite financière à la dépense publique.

    Cependant la MMT ne permet pas à l’État de faire tout ce qu’il veut. Car une autre contrainte apparaît : c’est la contrainte réelle. Ainsi, dans une économie avec un secteur public et un secteur privé, si l’État commence à dépenser sans limite, il va devoir embaucher beaucoup et il ne restera plus grand monde pour produire des services marchands. Stéphanie Kelton en déduit que l’État ne doit intervenir que lorsque le taux de chômage est élevé et que cela permettrait de mettre en place une garantie fédérale de l’emploi. Autrement dit, on pourrait supprimer le chômage en imaginant que l’État régule directement le marché du travail en créant autant d’emplois publics (payés au salaire minimum) qu’il le faut pour supprimer le chômage.

    « Le problème avec la MMT est qu’elle suppose qu’un État soit pleinement souverain monétairement. »

    Le problème avec la MMT est qu’elle suppose qu’un État soit pleinement souverain monétairement. Or, la souveraineté monétaire c’est un concept qui mérite discussion et débat. Il est clair que dans une économie fermée, un État est totalement souverain monétairement et peut faire ce qu’il veut. Mais nous ne vivons pas dans des économies fermées. Aujourd’hui, on ne peut quasiment rien produire sans importer du pétrole, des minerais, des terres rares, des produits industriels qu’on ne sait pas faire mais que d’autres savent fabriquer. Ça veut dire qu’il faut qu’en échange de nos importations on ait quelque chose à vendre. Il faut que les flux financiers s’équilibrent à peu près avec les autres pays. Cela signifie qu’on ne peut pas dépenser tout ce qu’on souhaite. L’État ne peut pas, par exemple, assécher le secteur privé, car alors on ne pourrait plus vendre des choses que nos partenaires commerciaux voudront acheter en contrepartie de ce que nous on a besoin pour produire.

    Ce que je veux dire, c’est que la souveraineté monétaire implique des conditions économiques pour être garantie et pas uniquement des conditions institutionnelles et politiques. Il ne suffit pas de dire qu’on peut créer la monnaie qu’on veut parce qu’on contrôle la banque centrale pour être souverain monétairement. Il faut aussi qu’on puisse payer nos achats de pays étrangers avec une monnaie qui ait de la valeur et il faut que ces pays acceptent de commercer avec nous en échange de nos marchandises ou de garanties qu’on leur apporte. Ainsi, l’ouverture commerciale implique une limite à la souveraineté monétaire et économique d’un pays.

    Et ce que je reproche à la MMT c’est de ne pas beaucoup discuter les limites de la souveraineté monétaire. Stéphanie Kelton explique dans son livre que les États-Unis et le Japon ont un gouvernement monétairement souverain. Elle range en revanche la Turquie ou la Russie dans une autre catégorie. Pourtant ils ont eux aussi une monnaie nationale et une banque centrale. Pourquoi alors seraient-ils moins souverains ? Et puis il y a des pays qui ne sont pas du tout souverains mais qui disposent pourtant de leur propre monnaie… En fin de compte, qu’est-ce que ça signifie être souverain monétairement ? La MMT ne répond pas vraiment à cette question.

    Ce que j’en déduis, ce n’est pas que la MMT serait fausse ou qu’il faudrait la balayer d’un revers de main, mais plutôt qu’il faudrait s’intéresser sérieusement aux principes qui garantissent la souveraineté économique et monétaire d’un pays. Par exemple, il ne suffit pas de sortir de l’euro pour redevenir souverain. Le retour au franc ne constituerait pas un réel gain de souveraineté pour la France. Pour que ce soit le cas, il faudrait mener des politiques visant à limiter nos dépendances en matière énergétique et industrielle, et cela demande une politique économique protectionniste. Il faudrait également mettre en place des systèmes de coopérations hors marché avec les pays producteurs de matières premières. En faisant du troc, on peut davantage préserver notre politique monétaire et notre indépendance financière que si on achète avec de la monnaie.

    Ainsi, à mon sens la MMT ne peut constituer une réponse pertinente que si elle sort de son cadre purement monétaire et financier pour s’intéresser plus largement au fonctionnement global de l’économie, à la politique commerciale et aux conditions de la souveraineté économique. Plus largement, je pense qu’on ne peut pas penser l’économie à partir du seul prisme de la monnaie. L’économie est un ensemble d’institutions politiques, sociales, de rapports de force, c’est une histoire, une sociologie. Ce n’est pas en utilisant un seul levier, la politique monétaire ou les dépenses publiques, que l’on peut résoudre tous les problèmes.

    C’est pour cette raison que j’inscris ma pensée dans le cadre intellectuel de l’économie institutionnaliste. Je pense qu’il faut comprendre l’économie non pas en analysant des modèles abstraits mais en combinant la pensée économique avec les apports des autres sciences sociales. C’est ce qui manque à certaines approches hétérodoxes telles que la MMT.

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      eyome · Friday, 11 December, 2020 - 21:15 edit

    France : les élèves derniers des pays de l'UE en maths et sciences dans la dernière enquête internationale Timss : une explication aux difficultés à recruter de bons ingénieurs informaticiens ?
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