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      USA : la vente de plasma, nouvelle forme de marchandisation du corps

      news.movim.eu / LeVentSeLeve · Thursday, 31 August, 2023 - 13:22 · 14 minutes

    Les États-Unis figurent parmi les cinq pays au monde qui autorisent la vente de plasma. 20 millions de « donneurs », appartenant généralement aux couches les plus pauvres de la population, en ont fait un moyen de compléter leurs revenus. Si ces « dons » permettent de sauver des vies, les abus des grands laboratoires qui contrôlent ce secteur ont transformé un acte à l’origine désintéressé en une exploitation du corps des plus défavorisés. Jusqu’à parfois mettre en danger leur santé… Article de notre partenaire Jacobin , traduit par Albane Le Cadec et édité par William Bouchardon.

    Aseptisées et froides, les cliniques de plasma ont un aspect peu chaleureux pour les donneurs. Assis pendant une heure, ces derniers attendent que leur sang soit pompé de leurs bras vers une centrifugeuse qui sépare le plasma des globules rouges. Une fois extrait, le plasma est mis en sac, étiqueté et congelé, tandis que les cellules sanguines restantes – désormais à température ambiante, donc plus froides qu’à leur départ – sont réinjectées dans le corps du donneur avec un liquide chimique qui empêche la coagulation. Les donneurs de plasma récupèrent alors leur sang, mais celui-ci est froid et artificiel. En outre, une forte odeur – mélange d’effluves de produits chimiques et de fer, très présent dans le sang – imprègne ces bâtiments. Bref, une atmosphère froide dans tous les sens du terme.

    La journaliste américaine Kathleen McLaughlin a passé un entretien pour un emploi dans ce genre de clinique. Atteinte d’une maladie chronique qui la force à recevoir du plasma régulièrement, elle voulait comprendre d’où venait celui-ci. Embauchée en tant que phlébotomiste, elle a aidé à administrer les quelque 1 200 dons hebdomadaires de la clinique où elle travaillait. Sauf que McLaughlin n’avait aucune formation médicale. Mais cela importait peu : les managers étaient plus intéressés par son expérience en matière de service client. La capacité de percer une veine est certes importante, mais une attitude bienveillante au chevet du patient l’est peut-être davantage pour un secteur qui ne peut survivre sans un afflux constant de donneurs, des nouveaux comme des fidèles, venant remplir les fauteuils inclinables de la clinique sept jours sur sept.

    Basée au Michigan, au cœur la « Rust Belt » (la ceinture de la rouille désigne l’Amérique post-industrielle de la région des Grands Lacs, ndlr), McLaughlin a longtemps travaillé sur l’effondrement de l’industrie automobile américaine. Peu à peu, elle remarqua une vraie floraison de cliniques de plasma dans les villes déshéritées. Ne pouvant donner elle-même du plasma pour des raisons de santé, elle est allée à la rencontre des donneurs pour les interroger sur cette véritable industrie. Ses recherches ont d’abord débuté sur les parkings des cliniques, dans tous les coins des Etats-Unis, de Flint (Michigan) à une ville universitaire mormone de l’Idaho en passant par la frontière américano-mexicaine.

    Receuillir des données sur l’industrie du plasma, dirigée par des entreprises privées, ne fut pas simple. Au départ, la journaliste estimait le nombre de donneurs américains à quelques centaines de milliers. Mais en se basant sur le nombre d’unités de plasma vendues chaque année, elle a vite évalué ce chiffre à près de vingt millions de personnes par an. Il ne s’agit là que d’une des nombreuses révélations de cette industrie méconnue que McLaughlin dévoile dans son livre Blood Money: The Story of Life, Death, and Profit Inside America’s Blood Industry , paru cette année.

    Une industrie mondialisée

    Le don rémunéré de plasma, que l’on peut qualifier de vente, n’est autorisé que dans cinq pays dans le monde. Parmi eux, les États-Unis ont la politique la plus généreuse en ce qui concerne la fréquence des dons. L’Allemagne autorise par exemple à donner son plasma jusqu’à cinquante fois par an, avec des examens de santé intensifs toutes les quatre visites. Aux États-Unis, les gens peuvent donner leur plasma 104 fois par an et les compensations financières des cliniques les incitent à le faire aussi souvent que possible.

    En 2005, les USA comptaient environ 300 cliniques de plasma. Aujourd’hui, ce chiffre a presque triplé. Dès lors, il n’est pas surprenant que les États-Unis soient le plus grand exportateur de plasma humain, fournissant les deux tiers de l’approvisionnement mondial. En fait, selon Blood Money , les produits sanguins représentaient près de 3 % des exportations des États-Unis en 2021. Il faut dire que ce liquide est convoité : les médicaments dérivés du plasma sont distribués dans le monde entier et utilisés pour la recherche, en chirurgie et pour traiter les déficits immunitaires, l’hémophilie, les troubles sanguins et les troubles neurologiques.

    Si le don est payé, le temps nécessaire pour se rendre à la clinique et celui de la récupération physique, lorsque la fatigue s’installe et qu’il n’est pas possible de travailler, ne l’est pas.

    Bénéficiant de médicaments très coûteux pour traiter sa maladie – 12.000 dollars par dose d’après son assurance – McLaughlin s’est demandé combien étaient payés les donneurs. La somme varie d’une clinique à l’autre, mais s’élève en moyenne à 40 dollars par visite, généralement versés sur une carte de débit prépayée. Afin d’attirer les nouveaux donneurs et de fidéliser leurs dons, ceux-ci sont mieux rémunérés lors des premiers dons puis selon leur fréquence. Mais au premier rendez-vous manqué, le prix d’achat retombe à son niveau le plus bas. Avec ce système « gamifié », en faisant un don deux fois par semaine ou en s’inscrivant pour bénéficier des promotions et bons de réduction, un donneur peut gagner de 800 à 1 200 $ chaque mois uniquement en vendant son plasma.

    Cependant, pour obtenir cette somme, le donateur doit faire un calcul minutieux. Car, si le don est payé, le temps nécessaire pour se rendre à la clinique et celui de la récupération physique, lorsque la fatigue s’installe et qu’il n’est pas possible de travailler, ne l’est pas. Les donneurs doivent également bien s’hydrater et avoir une alimentation saine et riche en protéines avant de faire un don. A titre d’exemple, si leur niveau de protéines n’est pas à la hauteur, leur sang peut être refusé, sans compensation pour le temps perdu et les frais de transports. Un donneur a confié à McLaughlin consacrer environ 5% de ses revenus au régime spécial requis par les dons de plasma réguliers. D’après lui, les collations légères fournies par les cliniques sont ridicules par rapport aux coûts physiques pour le donneur. Au moins lors d’une collecte de sang, les cookies sont offerts.

    Altruisme et revenus

    Parallèlement à ses entretiens et à son ethnographie, McLaughlin propose dans son livre des détours historiques, dressant ainsi un tableau plus large du don de sang et de plasma. Elle raconte notamment l’histoire du docteur Charles Drew, un médecin afro-américain qui, malgré un racisme intense, fut un pionnier du stockage et du transport du sang dans les années 1940 – un atout qui s’est avéré essentiel pour les forces alliées pendant la Seconde Guerre mondiale. Son livre nous emmène également à la rencontre de l’économie florissante du plasma dans la province chinoise du Henan dans les années 1990, encouragée par l’Etat pour enrichir les populations locales, à l’époque pauvres. Un modèle poussé jusqu’à l’excès, qui a conduit à une infection massive au VIH largement dissimulée par le gouvernement.

    Aux Etats-Unis, ce problème du sang contaminé n’existe pas : les progrès technologiques permettent de traiter le sang thermiquement pour éviter toute contamination. Mais l’appui sur des populations pauvres, comme en témoigne l’expansion rapide du réseau de cliniques dans les zones à faibles revenus, s’y retrouve également. Selon McLaughlin, « c’est une industrie qui exploite le manque de protection sociale aux Etats-Unis, pour mettre les fins de la médecine et du profit. »

    Une partie de cette exploitation semble être liée à une tension inhérente entre altruisme et revenus dans ce secteur. Dès qu’ils franchissent la porte, les donneurs sont submergés d’images marketing d’adultes et d’enfants souriants, des étrangers sans visage qui bénéficient de médicaments salvateurs fabriqués à partir de leur plasma.

    Parmi la centaine de donneurs interrogés par McLaughlin, aucun ne donne de plasma par humanisme, tous le font car ils ont besoin d’argent.

    En théorie, donner du plasma, c’est comme donner du sang lors d’une collecte locale : il s’agit de faire don d’une substance corporelle vitale pour le bien commun. Cependant, comme le don de plasma prend au moins une heure, tandis que le don de sang est rapide et moins pénible, la loi américaine prévoit que les « donneurs » soient payés pour le temps qu’ils ont consacré à ce don. Une distinction que McLaughlin considère « totalement arbitraire ». Surtout, de nombreuses organisations, notamment l’Organisation mondiale de la santé, découragent le paiement du sang en invoquant des raisons de sécurité. En effet, quand il est question d’argent, les gens peuvent mentir sur leur état de santé.

    La transaction monétaire autour du don de plasma « repose sur un mythe selon lequel la plupart des gens vendent leur plasma pour aider des gens comme moi, et non principalement pour l’argent qu’ils gagnent en le faisant », écrit McLaughlin. Mais son enquête confirme qu’il s’agit d’une supercherie : parmi la centaine de donneurs interrogés par McLaughlin, aucun ne donne de plasma par humanisme, tous le font car ils ont besoin d’argent. Certes, l’argent du don de plasma n’est pas suffisant pour constituer un revenu complet, du moins aux États-Unis, mais il permet de compléter un salaire, d’aider à payer son loyer ou à rembourser un prêt étudiant. Parfois, il permet aussi d’accéder aux petits luxes que les gens ne peuvent pas se permettre autrement, comme des vacances.

    Les mexicains désargentés, cible de choix

    Malgré l’insistance de l’industrie sur le caractère altruiste du don de plasma, il existe un exemple récent et très spécifique où le don de plasma a été traité comme un travail : la frontière entre les États-Unis et le Mexique, l’un des terrains d’enquêtes de McLaughlin. Avant la pandémie de Covid-19, environ un millier de ressortissants mexicains traversaient chaque semaine la frontière américaine pour donner du plasma dans la cinquantaine de cliniques de la région d’El Paso, au Texas. Si les gardes-frontières étaient conciliants, il était possible de traverser la frontière et de revenir à Juárez en quatre heures. Alors que le Mexique interdit la vente de plasma sur son territoire, la traversée de la frontière représente un moyen parmi d’autres pour les Mexicains pauvres de ramener de l’argent à leurs familles.

    En juin 2021, l’autorité américaine des douanes et de la protection des frontières publie une déclaration indiquant que le don de plasma serait dorénavant considéré comme de la « main-d’œuvre contre rémunération ». Concrètement, les milliers de donneurs de plasma mexicains qui traversaient temporairement la frontière avec les États-Unis avec un visa de visiteur ont désormais besoin d’un visa de travail. Étonnement, le fait que le don de plasma était considéré comme un travail à la frontière n’a pas fait parler dans le reste du pays.

    A la suite de cette déclaration, les dons à la frontière, déjà ralentis en raison de la pandémie, se sont taris. La contre-attaque de l’industrie du plasma ne s’est pas faite attendre : l’année suivante, les deux plus grandes sociétés de plasma, le laboratoire espagnol Grifols Espagne et son concurrent australien CSL, se sont associées pour contester en justice l’obligation de visa de travail.

    Une action judiciaire qui a permis de révéler les statistiques de l’industrie du plasma, jusque-là inaccessibles car protégées par le secret des affaires. Alors que la plupart des cliniques de plasma aux États-Unis reçoivent autour d’un millier de dons par semaine, celles situées à la frontière en recevaient 2 300. Sur plus d’un millier de cliniques américaines, les cinquante-deux situées le long de la frontière fournissaient jusqu’à 10% de l’approvisionnement total en plasma des États-Unis.

    On comprend dès lors mieux pourquoi ces entreprises ont voulu obtenir la suppression de l’obligation de disposer d’un visa de travail : celle-ci nuisait à leurs résultats financiers. Finalement, ils eurent gain de cause. L’argument qui a convaincu le juge de district fédéral ? Le caractère humaniste et altruiste du don de plasma. Selon le média d’investigation Pro Publica , la juge a déclaré que « sa décision d’accorder une mesure provisoire reflétait le besoin crucial de plasma sanguin pour fabriquer des médicaments qui sauvent des vies ».

    Un produit qui n’a pas de prix

    Bien sûr, il est indéniable que les médicaments fabriqués à partir de plasma contribue à sauver des vies. Personne, y compris McLaughlin, ne milite pour l’arrêt des dons de plasma, rémunérés ou non. Mais, si les donneurs sont payés, ils devraient l’être équitablement : pas seulement pour le temps qu’ils ont consacré au don, mais pour avoir fourni un bien inestimable extrait de leur corps et dont les effets à long terme méritent davantage de recherches. Avec un salaire standard et juste, les donateurs n’auraient pas à jongler entre les déplacements à la clinique ou les inscriptions aux multiples promotions et coupons pour gagner leur vie.

    Afin d’imaginer un modèle alternatif, McLaughlin s’est penché sur l’éphémère syndicat des donneurs de sang dans la ville de New York des années 1930. Avant l’avènement des banques de sang du docteur Drew, les donneurs devaient se rendre immédiatement dans une clinique lorsqu’un malade nécessitant une transfusion arrivait en salle d’opération. Par l’intermédiaire du Blood Givers’ Union, affilié à la Fédération américaine du travail, les donneurs de sang se sont organisés pour établir des prix minimums bien rémunérés, calculés au dixième de litre de sang donné. Le syndicat s’est ensuite effondré avec la Seconde Guerre mondiale avec l’avènement des banques de sang, qui a affaibli le pouvoir de négociation des donneurs.

    Considérer le don de plasma comme un travail peut choquer. Mais après tout, il ne s’agit que d’une des nombreuses façons légales, voire encouragées, de vendre des parties de son corps aux Etats-Unis.

    Si le don de plasma était considéré comme un travail, note McLaughlin, les membres d’un syndicat du même type se compteraient par millions. Ce syndicat pourrait fixer un prix minimum équitable pour le plasma et établir des fréquences de don acceptables plutôt que de précipiter les donneurs toutes les deux semaines à la clinique, permettant ainsi au corps des donneurs de se remettre de la perte de protéines essentielles.

    Considérer le don de plasma comme un travail peut choquer. Mais après tout, il ne s’agit que d’une des nombreuses façons légales, voire encouragées, de vendre des parties de son corps aux Etats-Unis. Outre-Atlantique, des millions de personnes – y compris des parents, des employés à temps plein et des personnes très diplômées – sont contraintes de vendre l’un de leur fluide corporel les plus précieux pour pouvoir se nourrir ou se loger. Sans parler du système de santé privatisé, qui force par exemple des patients diabétiques à lancer des cagnottes en ligne pour se payer leur traitement.

    L’altruisme et le don non rémunéré paraissent un horizon encore plus lointain pour les Etats-Unis que la constitution d’une sorte de syndicat de donneurs. Pour McLaughlin, le don altruiste suppose que les besoins fondamentaux soient satisfaits, sinon les donneurs seront rares. Par pessimisme, McLaughlin ne pense pas qu’une protection sociale digne de ce nom émerge aux Etats-Unis et permette d’adopter le modèle français du don non rémunéré, raison pour laquelle elle plaide pour l’alliance des donneurs face aux laboratoires. Cela permettrait au moins de mieux préserver leur santé, dont sont peu soucieuses les entreprises pharmaceutiques, malgré tous les posters de patients radieux dont elles décorent leurs cliniques.