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      Des limites du droit de grève, une perspective historique

      ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Wednesday, 8 March, 2023 - 04:20 · 19 minutes

    Après une première discussion de la question en mai 1909, la Société d’économie politique réexamine le 4 juin 1910 le problème des grèves.

    Depuis plusieurs années, des grèves paralysaient l’activité économique, elles étaient accompagnées de violences graves, quoique rarement sanctionnées, et touchaient même des services publics ou des entreprises d’utilité publique. Ces développements récents nécessitaient l’attention des économistes et des pouvoirs publics.

    Des limites du droit de grève

    Réunion de la Société d’économie politique, 4 juin 1910.

    Le sujet inscrit à l’ordre du jour est adopté, et M. Leroy-Beaulieu donne la parole à M. Villey, doyen de la Faculté de droit de Caen.

    M. Villey fait tout d’abord remarquer que les grèves ont pris ces derniers temps un caractère alarmant, non pas seulement par les violences et les actes de sauvagerie dont elles ont été marquées, mais par l’envahissement par la grève d’un domaine qui jusqu’ici lui avait été fermé, le domaine des services publics et d’intérêt public.

    L’orateur rappelle les principaux faits de grève survenus dans des services publics ou d’intérêt public et notamment la grève des électriciens de Paris qui, en 1907, a plongé la capitale dans l’obscurité, au risque de compromettre la sécurité, entre autres dans les gares. Peu après survint la grève des Postes ; actuellement c’est la grève des chemins de fer du Sud et à propos de celle-ci on a pu lire une lettre du secrétaire du Syndicat national des chemins de fer protestant contre l’envoi de soldats du génie et demandant au président du Conseil de laisser les grévistes et la Compagnie lutter à armes égales. Il n’est point question du public qui souffre pourtant de la grève. Ce sont là des faits indignes d’un pays civilisé.

    M. Villey observe qu’il n’y a pas de droit de grève institué par la loi.

    La loi du 25 mai 1864 s’est bornée à supprimer les articles du Code pénal qui prohibaient le droit de coalition et les grévistes n’ont pas du chef de cette suppression le droit de méconnaître les autres prescriptions légales ; c’est ainsi qu’ils sont dans l’obligation de respecter le délai de préavis consacré par des usages ayant force de loi. Un patron n’aurait pas le droit de renvoyer un ouvrier sans respecter le délai de préavis, l’ouvrier ne doit pas pouvoir agir autrement que lui. Le Conseil supérieur du travail a bien dit que la grève n’étant qu’une suspension de travail, le délai de préavis n’était pas nécessaire. Il a eu tort et le simple bon sens suffit pour juger qu’il a eu tort. Quand un ouvrier fait grève pour obtenir de nouvelles conditions de travail, il rentre avec un nouveau contrat, c’est de toute évidence.

    Même dans les autres hypothèses, dans le cas d’une grève faite pour obtenir le renvoi d’un contremaître, par exemple, il y a rupture du contrat et non pas suspension. La thèse de la suspension conduit à des conséquences absurdes. S’il n’y avait que suspension du contrat, le patron n’aurait pas le droit de renvoyer l’ouvrier gréviste, ce qui est inadmissible. Lors d’une grève d’ouvriers boulangers qui avait éclaté à Paris, certains patrons ont remplacé les grévistes, et la grève finie, n’ont pas cru devoir renvoyer les ouvriers embauchés, à l’égard desquels ils eussent d’ailleurs rompu le contrat de travail. 150 ouvriers non repris ont alors intenté une action devant le Conseil de prudhommes qui s’est divisé en parties égales. Le juge de paix départiteur leur a donné tort en décidant, avec raison, qu’il y avait eu rupture de contrat.

    La loi anglaise exige un préavis de quinze jours pour la rupture du contrat de travail et l’orateur ne croit pas que la nouvelle loi sur les grèves ait changé cette disposition. Cette loi du 21 décembre 1906 a été provoquée par une décision de la plus haute cour de justice anglaise, déclarant les trade-unions responsables des dommages causés à leur instigation. Cette décision était contraire à la jurisprudence antérieure, et la loi de 1906 a été inspirée par des raisons politiques, La vérité était du côté de la décision judiciaire.

    La grève ne met pas au-dessus des lois.

    Il serait désirable que les syndicats eussent en France une responsabilité effective ; aussi faudrait-il leur donner un plus large droit de posséder. Qu’on ne dise pas que la grève ne pouvant plus être spontanée perdra de son efficacité. Ce n’est vrai ni en fait, ni en droit. La menace de grève acquerra à ce délai de la force ; elle préviendra ces blessures d’amour propre qui sont si souvent un obstacle à l’entente. En tous cas, ce dont il faudrait bien persuader les ouvriers c’est que la grève ne met pas au-dessus des lois et ne justifie pas les violences dont elle est aujourd’hui trop souvent accompagnée.

    La pratique de la grève s’est introduite dans des services où elle est intolérable, dans des services publics et d’intérêt public. Pour les employés des services publics, le droit de grève n’existe pas. C’est ici un véritable crime. Il y a une quinzaine d’années, l’idée qu’une grève des Postes fût possible ne fut venue à personne. De tels faits prouvent un affaissement de l’idée du devoir. Pas un agent ne s’est dit : je n’ai pas le droit de faire ça ; d’arrêter tout le commerce de mon pays ; de jeter dans l’inquiétude des parents de malades, etc. Il y a là un crime que punit l’article 126 du Code pénal. On objectera que les postiers n’avaient pas l’intention de démissionner, mais leur geste équivalait à une démission et c’en était une légalement parlant. Si ce texte n’était pas applicable il faudrait en faire un. Le Conseil d’État, dans un arrêt du 7 août 1909, a posé le principe d’une façon irréprochable. Cet arrêt clôt la question. La peine de l’article 126 n’est pas appropriée, mais le principe est incontestable.

    À côté des services publics gérés par l’État, il y en a qui intéressent toute la société. Les uns intéressent la défense nationale (guerre, chemins de fer). Les autres intéressent la sécurité publique (éclairage, eau et même boulangerie). La grève ne devrait pas être possible dans ces services. Pour les chemins de fer, il y a un précédent. Le 4 février 1896, le Sénat, sur l’initiative d’un assez grand nombre de ses membres, a voté une proposition punissant de prison les coalitions dans les établissements de la guerre, de la marine et des chemins de fer. Une mobilisation s’imposant en temps de grève, serait, en effet, fort compromise et avec elle la sécurité nationale. Le projet ne fut pas transmis à la Chambre.

    Les services qui intéressent la sécurité publique ne doivent pas être suspendus et les législations de presque tous les pays ont prévu le cas. On a des garanties ou on les cherche contre des excès aussi graves. Il faut provoquer un mouvement d’opinion en faveur de la réglementation des grèves. En un temps où on parle tant de solidarité, il est étonnant qu’on ne comprenne pas que c’est manquer à la solidarité que cesser un service public ou d’intérêt public.

    En terminant l’orateur déclare qu’il n’est point l’adversaire de l’organisation ouvrière, qu’il considère même celle-ci comme une nécessité absolue, mais qu’une sage réglementation des grèves servirait à la fois l’intérêt public et l’intérêt syndicaliste, car ce dernier verra l’opinion se rebeller contre lui si on laisse se développer les errements actuels.

    M. Novicow rappelle ce qui se passe en Russie où la grève est à l’état épidémique. Il y a des grèves, du reste, tout à fait absurdes. Quand la révolution est venue, les commandes ont manqué et des industriels ont dû travailler trois jours au lieu de six. Des ouvriers sont venus trouver ces patrons et leur ont dit : si vous ne rétablissez pas le travail pendant six jours, nous nous mettons en grève ; et ils se sont mis en grève ; ce qui a été excellent pour les patrons. Il arrive que certaines catégories d’ouvriers, en se mettant en grève, spolient d’autres ouvriers. La grève des ouvriers du pétrole de Bakou a privé de travail nombre d’autres ouvriers notamment ceux des chemins de fer dont les machines sont chauffées au pétrole.

    Quand les grèves n’auront plus l’opinion pour elles, elles disparaîtront comme les autres épidémies.

    Il est juste de vouloir améliorer sa situation, mais il ne faut pas que ce soit par des moyens qui portent préjudice à autrui. Suivant l’orateur, la bourgeoisie est responsable de cette épidémie de grèves. Il faudrait faire comprendre aux masses que la grève entraîne une perte, qu’elle empêche une production plus considérable et amène de la misère. Les ouvriers ont un horizon un peu restreint, il faut faire leur éducation sur ce point.

    Quand les grèves n’auront plus l’opinion pour elles, elles disparaîtront comme les autres épidémies, le choléra, la peste. Le jour, conclut M. Novicow, où on aura une juste notion de la richesse qui est l’adaptation des choses de la nature aux besoins de l’homme, les grèves ne seront plus aussi populaires et aussi fréquentes.

    M. Levasseur ne pouvant assister à la séance a adressé au secrétaire perpétuel la lettre suivante dont celui-ci a donné lecture :

    « Mon cher secrétaire perpétuel,

    Je regrette de ne pas être à la séance de samedi. La question m’intéresse beaucoup.

    J’ai toujours pensé et écrit — récemment encore dans Salariat et salaires — qu’il n’y avait pas à proprement parler de droit de grève.

    La grève a été autrefois en France, comme dans beaucoup d’autres pays, un délit. Elle ne l’est plus, c’est un acte libre, comme beaucoup d’actes de la vie civile. L’ouvrier donne moyennant salaire ou cesse de donner son travail et il le peut quand il a rempli ses engagements sans que personne ait le droit de l’en empêcher. Il peut le faire de concert avec d’autres ouvriers et former pour cela des coalitions : l’association aujourd’hui est libre. Tout cela relève du droit commun.

    Si des ouvriers en grève attentent par des violences et des menaces à la liberté d’autres ouvriers, il y a oppression de la liberté et délit prévu par des articles spéciaux du Code pénal. Mais cela ne constitue pas un droit de grève, non plus que les articles de ce code qui punissent les délits, ne constituent un droit au vol.

    Il en est de même des violations de la propriété des patrons. Ce sont des délits de droit commun.

    « Il y a, suivant moi, un grave inconvénient à parler de droit de grève. Il semble qu’on autorise par là des actes que le droit commun réprouve et punit. Il n’y a pas de droit à la brimade, à l’intimidation, à la violence.

    Votre affectionné collègue.

    E. Levasseur. »

    M. Souchon déclare ne pouvoir qu’appuyer les remarques faites par le doyen de la Faculté de Caen ; mais il insiste sur la difficulté de trouver une sanction à l’obligation de respecter le délai de préavis comme à l’interdiction de la grève dans les services publics. Le gouvernement n’aurait qu’à révoquer le fonctionnaire, mais cette sanction n’est pas faite pour beaucoup émouvoir, quand, comme cela s’est produit dans une grève récente, un des meneurs déclare avoir été cinq fois révoqué. Le remède n’est pas tant dans une formule de droit que dans la mentalité du gouvernement. On pourrait, il est vrai, décharger le gouvernement de ce devoir et faire de la grève un délit pénal. Les parquets poursuivraient peut-être.

    Quand il s’agit de grèves dans des services d’intérêt public, la question est très complexe. Il n’est pas douteux que la grève doit être interdite dans les services du gaz, de l’électricité, de l’eau ; mais pour les boulangers, la question est plus délicate. Si dans cette hypothèse on dit que c’est une grève d’un service d’intérêt public, toutes les grèves vont être des grèves de services d’intérêt public.

    Cette recherche de la grève punissable peut, dit l’orateur, nous conduire à une autre idée. Prenant la catégorie des grèves agricoles, M. Souchon montre qu’il y a ici non seulement une grève, mais une destruction de récolte. Le fait que les ouvriers renoncent à travailler au moment où il faut rentrer le blé, faire la vendange, etc., peut entraîner la perte de la récolte, mettre en péril ce qu’on a mis toute une année à préparer. On pourrait, semble-t-il, assimiler ces destructions négatives à des destructions positives, la récolte perdue ainsi à la récolte incendiée et punir aussi cette destruction négative.

    Le mal que se font à eux-mêmes les ouvriers.

    M. Courcelle-Seneuil montre le mal que se font à eux-mêmes les ouvriers par les procédés qu’ils emploient maintenant dans les grèves et il insiste sur l’avènement de cette nouvelle féodalité qui détruit toute sécurité.

    La question se pose, dit-il, de savoir comment amener à soi les masses. Il faut aller à elles et par des exemples pris dans des grèves du sud-ouest, l’orateur fait sentir comment on peut faire cette éducation. Ce n’est pas d’ailleurs des masses seules qu’il faut se préoccuper, mais aussi des dirigeants et l’opinion qui a été complice des méfaits récents peut faire beaucoup pour éviter le retour de pareils faits dans l’avenir.

    M. Yves Guyot dit que si le droit de grève n’a pas été proclamé par la loi de 1864, elle a reconnu le droit de suspendre le travail collectivement ; mais elle n’a pas supprimé les garanties de droit commun, telles que celle du préavis dont M. Souchon lui paraît faire trop bon marché. Les industriels doivent se servir de la plénitude de leur droit et chacun ne doit pas se dire : « Je me tirerai toujours d’affaire. Tant pis pour les autres. » Sans doute, ils ne sont pas certains que les juges appliqueront la loi. Cela tient à ce que les magistrats ne se sentent pas soutenus par la Place Vendôme qui a peur des membres du Parlement qui ont peur des socialistes.

    Mais ce n’est pas d’hier qu’on s’est préoccupé de l’interdiction de la grève dans certains cas. Le conspiracy act anglais de 1874, cité par M. Villey, en est une preuve. M. Souchon admettait qu’elle ne faisait pas de doute pour les services publics, mais il demandait comment reconnaître parmi les services d’intérêt public ceux dans lesquels le droit de grève devrait être prohibé.

    M. Yves Guyot rappelle qu’en 1892, au moment de la chute du ministère dont il faisait partie, il venait de recevoir l’autorisation de déposer un projet de loi portant interdiction de la grève pour les salariés de certaines professions : pour reconnaître ces professions, il y a un criterium très précis. Là où le salariant est chargé d’un service qu’il ne peut pas interrompre, les salariés ne peuvent avoir le droit de le suspendre : tels sont les transports en commun dans une ville, les chemins de fer, les services maritimes postaux, les services d’eau, de gaz, d’électricité, etc.

    M. Yves Guyot publiera dans le Journal des Économistes , du 15 juillet, un article de M. J.-J. Feely, paru dans la North american review , sur la jurisprudence de la Cour suprême du Massachusetts au point de vue de la limitation du droit de grève.

    Il considère qu’il est limité :

    1. Par le droit du corps politique d’assurer sa sécurité
    2. Par les droits égaux des autres individus

    La Cour suprême du Massachusetts se demande :

    1. Si le but de l’Union est illégal. Elle n’admettrait pas l’existence de la Confédération générale du travail
    2. Si le but étant légal, les moyens le sont

    Ont été jugées comme ayant un objet illégal les grèves se proposant :

    1. D’obtenir le monopole dans un métier
    2. De créer ou de maintenir un marché fermé
    3. De soutenir une autre grève par sympathie
    4. De provoquer le renvoi d’un ouvrier sous prétexte qu’il n’appartient pas à une union
    5. De forcer un tiers à violer un contrat
    6. De violer un contrat obligeant le gréviste
    7. D’obtenir la perception d’une amende imposée à un employé dans le but de le forcer de prendre part à la grève
    8. De forcer l’employeur à accepter les règles d’arbitrage faites exclusivement par l’Union
    9. D’intervenir illégalement pour empêcher les employeurs d’accéder librement au marché du travail libre.

    C’est un préjugé français de croire que les grévistes sont au-dessus de toutes les lois, et M. Villey a raison de le combattre.

    M. Watelet regrette de ne pas partager l’avis de M. Yves Guyot sur l’individualisme outré qu’il prête aux chefs d’industrie.

    Ils s’entendraient volontiers pour faire entrer le droit de grève dans son juste exercice ; ce qui leur manque, c’est la confiance dans l’efficacité des protestations. C’est au juge de paix qu’ils les devront porter la plupart du temps. Mais lorsqu’on voit l’autorité impassible devant les abus et même les attentats qui se pratiquent à la liberté du travail, sans cesse et partout, peut-on espérer d’un juge amovible et modeste qu’il en contrecarre la tendance ?

    La crainte du député et d’autres influences secondaires est assez justifiée pour leur faire craindre un déplacement. Cet état de dépendance s’accuse dans les questions d’accidents ou de contraventions relatives au travail. D’autres régions sont pourvues de conseils de prudhommes, composés pour moitié, on le sait, d’éléments ouvriers et patronaux. L’opinion des premiers se manifeste invariablement dans les solutions où doit primer l’intérêt de leurs camarades ; les seconds n’y trouveront donc pas plus de sécurité. En cas de partage, c’est le juge de paix qui y mettra fin ; mais là encore, son indépendance se trouve mise en échec. Aussi la responsabilité effective qu’on attend du contrat collectif et de toutes autres mesures seront-elles vaines si une sanction judiciaire fait défaut.

    Une caisse pour lutter contre les grèves.

    M. Renaud rappelle la création par l’Union des industries métallurgiques d’une caisse pour lutter contre les grèves.

    Quand une grève éclate dans l’un des établissements affiliés, la caisse paie à cet établissement ses frais généraux et on peut remarquer que les grèves ont diminué dans cette industrie. Une organisation analogue existe entre les sociétés de taxi-autos de Paris. Un jour les chauffeurs d’une société se mettent en grève ; cette société ayant ses frais généraux payés par la caisse a annoncé qu’elle ne confierait de voitures à ses chauffeurs qu’au bout d’un certain délai ; elle était maîtresse de la situation.

    M. Paul Leroy-Beaulieu remercie les orateurs qui ont pris part à la discussion et ont contribué à la rendre si brillante. Ce qui paraît ressortir du débat, dit-il, c’est qu’il n’y a pas de droit de grève et qu’il est difficile de trouver des sanctions aux excès des grèves. Cependant, il n’est pas indifférent de proclamer que tel fait est défendu.

    Dans une grève, fait remarquer l’orateur, les intéressés ne sont pas seulement les ouvriers et les employeurs, il y a aussi le public. Il est vrai qu’il y a un écran, le patron, qui fait qu’on ne voit pas le public. Or, c’est lui qui le plus souvent pâtit des grèves, et ce public semble aujourd’hui s’en rendre compte. Du reste, dans un pays comme la France, les ouvriers ne sont pas la majorité et les non-ouvriers s’aperçoivent qu’on les abandonne et la bourgeoisie qui était favorable aux grévistes, il y a une vingtaine d’années, ne professe plus maintenant les mêmes sentiments.

    La grève de l’électricité, qui s’est produite à Paris, a beaucoup contribué à soulever l’opinion publique contre les grévistes et cette orientation nouvelle de l’opinion peut avoir une grande importance pour enrayer les errements actuels qui sont des plus fâcheux. Tout récemment il a été rappelé que trente grévistes poursuivis devant la Cour d’assises de la Somme pour avoir incendié l’usine et la demeure de leur patron, à Fressenneville, avaient échappé à toute répression, une loi d’amnistie étant intervenue qui arrêta les poursuites.

    « Restaurer les droits individuels »

    M. Leroy-Beaulieu pense que dans le cours du XX e siècle, il sera peut-être nécessaire de faire une nouvelle révolution, — il faut l’espérer pacifique — pour restaurer les droits individuels. En ce moment, voici que les syndicats s’opposent les uns aux autres. Les syndicats ne sont pas sans présenter des inconvénients, mais puisque syndicats il y a, il est bon qu’il y en ait qui s’opposent.

    Il est probable que les 200 députés nouveaux que les dernières élections ont envoyés au Palais-Bourbon ne se mettront pas de si tôt à faire des lois d’amnistie comme celles qu’on a eu l’imprudence d’accumuler au cours de la dernière législature et dont l’effet a été déplorable. Il y a quelque chance d’avoir de ce côté une certaine amélioration, précisément parce qu’il y a maintenant un teritus dolens , le public, qui s’aperçoit qu’il est lésé.

    La séance est levée à 11 heures.

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      Le droit de grève est-il un droit constitutionnel ?

      ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Saturday, 4 February, 2023 - 04:30 · 8 minutes

    Cette question peut surprendre tant sont nombreux les syndicalistes et dirigeants politiques qui déclarent à l’occasion de chaque grève : « le droit de grève est un droit constitutionnel ». Cette insistance est d’ailleurs étonnante. Est-il rappellé à chaque élection que le droit de vote est un droit constitutionnel ? Pourquoi faut-il le rappeler à l’occasion des grèves ?

    La réponse n’est pas simple

    La Constitution ne mentionne pas le droit de grève.

    Certes, son préambule affirme que « le peuple français proclame solennellement son attachement aux droits de l’Homme […] définis par la Déclaration de 1789, confirmée et complétée par le préambule de la Constitution de 1946 ».

    Or dans le préambule de la Constitution de 1946 « le peuple français proclame comme particulièrement nécessaires à notre temps, les principes ci-après […] : Article 7. Le droit de grève s’exerce dans le cadre des lois qui le réglementent ».

    Un principe n’est pas une règle de droit. De plus un des « principes particulièrement nécessaires » en 1946 l’est peut-être moins aujourd’hui.

    Certains ne le sont plus.

    Article 13 « L’organisation de l’enseignement public gratuit […] à tous les degrés est un devoir de l’État » : l’enseignement supérieur français n’est pas gratuit.

    Article 11 « La nation garantit à tous […] le droit d’obtenir de la collectivité des moyens convenables d’existence » : le revenu universel n’est pas inscrit dans la loi.

    Article 5 : « Chacun a le devoir de travailler » : ce principe n’est pas appliqué.

    Tel qu’il est mentionné dans le préambule de la Constitution de 1946, le droit de grève est contestable car la condition posée pour l’exercice de ce « principe » n’a pas été remplie : les lois qui devaient le réglementer n’ont pas été votées.

    Certes des lois interdisent le droit de grève à certaines catégories de fonctionnaires : magistrats du siège, militaires, CRS, personnels actifs de la police, personnel pénitentiaire. Une loi exige un préavis de cinq jours pour les fonctionnaires . La loi du 21 août 2007 crée l’obligation pour les salariés des transports de personnes d’indiquer 48 heures à l’avance leur intention de faire grève. Un service minimum a été mis en place pour l’école, la fonction publique hospitalière et les agents de la navigation aérienne. Un arrêté ministériel précise les services qui ne peuvent pas être privés d’électricité. L’ article L 2511-1 du Code du travail indique que « l’exercice du droit de grève ne peut justifier la rupture du contrat de travail ».

    Mais aucune loi générale sur le droit de grève, concernant les secteur privé et public, n’a été votée. Les juges ont donc remplacé les lois défaillantes.

    La grève a été définie par la Chambre sociale de la Cour de Cassation (arrêt du 2 février 2006) :

    « La grève est la cessation collective et concertée du travail en vue d’appuyer des revendications professionnelles ».

    Les revendications professionnelles concernent la rémunération et les conditions de travail. D’après cette définition les grèves politiques seraient donc illégales. Les grèves de septembre 2022 « pour le pouvoir d’achat, la justice sociale et écologique », d’octobre 2022 « contre la précarité et le chômage » et de janvier 2023 contre la réforme des retraites le seraient.

    Mais pour beaucoup de syndicalistes toute grève devrait être légale.

    Et la jurisprudence, qui les suit souvent, n’est pas constante . La cour d’appel d’Aix-en-Provence a jugé qu’une grève visant à annuler une délibération de la communauté urbaine Marseille métropole était une grève politique donc illégale. Mais la Cour de cassation a jugé que la grève organisée pour protester contre le mouvement insurrectionnel d’Alger en 1961 était légale .

    La grève tournante est licite mais pas la grève perlée (ralentissement du rythme de travail) ni la grève du zèle (accélération).

    Une grève de soutien à un ouvrier licencié pour avoir refusé un travail est illégale (16 novembre 1993). Mais une grève est licite si les revendications politiques sont accessoires (10 mars 1961). La défense des retraites est une revendication à caractère professionnel (15 février 2006).

    La jurisprudence est particulièrement incertaine pour les réquisitions de grévistes, qui ne sont autorisées aux pouvoirs publics que pour les grèves qui « portent une atteinte suffisamment grave à la continuité du service public ou à la satisfaction des besoins de la population » et à celles qui « portent atteinte au bon ordre, à la salubrité, à la tranquillité et à la sécurité publiques ». C’est au juge de définir l’« atteinte suffisamment grave », les « besoins de la population », le « bon ordre ».

    De plus la réquisition doit être limitée au personnel qui assure « le service minimum que requièrent les seules nécessités de l’ordre et de la sécurité publiques ». Comment définir ce personnel ? Devant de telles incertitudes le gouvernement s’est limité en octobre 2022 à la réquisition de six personnes qui bloquaient des dépôts pétroliers, laissant bloquer les autres dépôts.

    Le droit de grève français est un droit incertain

    Chez tous nos voisins, la loi est claire. Des règles générales ont été définies. Par exemple une grève s’opposant à un vote du Parlement est illégale.

    En Allemagne , les fonctionnaires n’ont pas le droit de grève. Dans le secteur privé la grève y est interdite pendant la durée d’application d’une convention collective et pendant la négociation de la suivante. Seuls les syndiqués ont le droit de faire grève.

    En Suisse, le droit de grève mentionné dans la Constitution fédérale est donné aux fonctionnaires (sauf les fonctionnaires actifs de la police). Le préavis légal est de cinq jours. En 2019 une « grève des femmes » très suivie, en principe illégale car sans relation avec les conventions collectives, n’a pas été contestée. Le droit de grève y est étendu. Mais le recours à la grève est très réduit car le compromis social est dans la tradition du pays et le tribunal fédéral demande de « maintenir la paix du travail et de recourir à une conciliation ». Il exige la « proportionnalité » de la grève. Par exemple, la grève ne doit pas désorganiser l’entreprise.

    Au Royaume-Uni , une grève doit avoir été votée à la majorité, à bulletins secrets, par correspondance, par le personnel concerné. Au moins 50 % des salariés concernés doivent avoir voté. Dans les services publics, 40 % d’entre eux doivent avoir voté en faveur de la grève. Les revendications doivent avoir été présentées à l’employeur au moins 30 jours à l’avance. La liste des grévistes doit lui être présentée. La durée de la grève doit être annoncée (ce qui interdit les grèves à durée illimitée). Les employeurs peuvent remplacer les grévistes par des non-grévistes. Des sanctions pécuniaires sont prévues pour les syndicats organisant une grève illégale (jusqu’à un million de livres). Cette loi de Margaret Thatcher a été gardée sans changement par les gouvernements travaillistes.

    Une étude sur le service minimum dans les principaux pays européens faite par la Division des études de législation comparée du Sénat conclut :

    « La notion de service essentiel est unanimement reconnue ; à l’exception du Royaume-Uni, tous les pays étudiés ont établi des règles sur l’instauration d’un service minimum en cas de grève dans les services essentiels ; partout, sauf en Espagne et au Portugal, l’organisation du service minimum est négociée avec les partenaires sociaux ».

    En Espagne, une loi d’un gouvernement socialiste prévoit que « l’autorité gouvernementale » fixe les mesures indispensables au fonctionnement des services tenus pour essentiels.

    En Italie, où la négociation collective est imposée par la loi, l’accord signé par les principaux syndicats des transports précise que les transports locaux garantissent un service complet pendant six heures, subdivisées en deux tranches horaires correspondant aux heures de pointe ; les transports ferroviaires assurent les déplacements des banlieusards ainsi que la plupart des liaisons sur longue distance ; dans les transports aériens, il est interdit de faire grève entre 7 h et 10 h ainsi qu’entre 18 h et 21 h.

    Avant l’élection présidentielle de 2007, Nicolas Sarkozy, citant l’exemple de l’Italie, avait promis : la loi « garantira trois heures de transport en continu pour se rendre à son travail en cas de grève et trois heures pour en revenir ». Cet engagement n’a pas été tenu.

    Quand la négociation est imposée par la loi, cette dernière exige, en cas d’échec de la négociation, l’intervention d’un médiateur qui doit garantir l’application du service minimum. A défaut la réquisition des grévistes est licite.

    Au Royaume-Uni un projet de loi en cours de discussion au Parlement autorise le gouvernement à définir les services minima, y compris pour l’éducation et la santé. 56 % des Britanniques sont favorables à ce projet de loi.

    Toutes ces précisions légales rendent le droit de grève mieux défini à l’étranger qu’en France. Si bien que les grèves, et notamment les grèves politiques, y sont moins fréquentes que sans notre pays.

    Les gouvernements de nos voisins n’ont pas craint les réactions syndicales en faisant voter ces précisions. Les gouvernements français auraient pu s’inspirer de ces exemples étrangers. Ils n’ont pas eu ce courage.

    Quand ils l’auront, le droit de grève français ne sera plus un droit incertain et la France deviendra réformable.