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      Décisions du Conseil constitutionnel : beaucoup de bruit pour rien ?

      ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Tuesday, 18 April, 2023 - 03:15 · 8 minutes

    En ce 14 avril 2023, le Conseil constitutionnel vient de rendre deux décisions très attendues.

    La première concerne le projet de loi de finances rectificatif de sécurité sociale (ci-après PLFRSS). La seconde concernait la proposition de référendum d’initiative populaire (ci-après RIP).

    Le commentaire proposé sera fait à chaud. D’autres commentaires plus construits, seront par la suite proposés. Il conviendra de voir dans un premier temps, la décision RIP (décision n°2023-4 RIP) puis, dans un second temps la décision relative au PLFRSS (décision n°2023-849 DC).

    Enfin, dans un troisième et dernier temps, il s’agira d’évoquer les répercussions possibles de ces deux décisions sur la vie parlementaire comme sur la suite du conflit social.

    Une décision RIP confirmant la nécessité de proposer une véritable réforme

    La décision de non-conformité concernant le RIP, était assez prévisible.

    C’est d’ailleurs pour cette raison que d’autres parlementaires ont décidé de déposer une seconde proposition RIP. La proposition contrôlée prévoyait notamment que l’âge de départ à la retraite ne pouvait être fixé au-delà de 62 ans. Or, l’âge de 62 ans correspond à l’état du droit actuel.

    Le Conseil constitutionnel rappelle notamment :

    « À la date à laquelle le Conseil constitutionnel a été saisi de cette proposition de loi, l’article L. 161-17-2 du Code de la sécurité sociale prévoit que l’âge d’ouverture du droit à une pension de retraite est fixé à soixante-deux ans ».

    Pourtant, l’article 11 de la Constitution fait référence aux « réformes relatives à la politique économique, sociale ou environnementale ». Au regard de sa jurisprudence antérieure (décision 2019-RIP 1 du 9 mai 2019), le Conseil se doit de vérifier que la proposition est bien une « réforme », laquelle réforme suppose un changement dans le droit et non la confirmation ou la sanctification de ce qui existe déjà (cons.8).

    Le Conseil fait une application littérale de la disposition de l’article 11 en dégageant la norme selon laquelle, « ni la circonstance que ses dispositions seraient adoptées par voie de référendum ni le fait qu’elles fixeraient un plafond contraignant pour le législateur, ne permettent davantage de considérer que cette proposition de loi apporte un changement de l’état du droit » (cons.9).

    On peut contester cette interprétation de l’article 11 en ce sens qu’on peut tout aussi légitimement soutenir que l’introduction d’un plafond constitue un changement dans l’état du droit, donc une réforme. Le Conseil fait preuve d’un certain textualisme qui ne facilite pas la mise en œuvre d’une procédure déjà complexe.

    Si une nouvelle proposition va être déposée, prévoyant notamment une taxe pour en assurer le financement, on peut aussi légitimement s’interroger sur la conformité d’une telle proposition au regard de la jurisprudence récente du Conseil (décision n°2022-3 RIP du 25 octobre 2022). On peut aussi se demander si l’introduction d’une nouvelle taxe pour financer les retraites serait une réforme au sens de l’article 11.

    Au fond, le RIP devient très difficile à déclencher en raison du filtre très serré opéré par le Conseil constitutionnel lors de ce contrôle préventif. Dans tous les cas, un mois vient d’être perdu par les parlementaires.

    Une décision de non-conformité partielle validant une interprétation gouvernementaliste de la Constitution

    Il convient de rappeler brièvement quelques éléments de contentieux constitutionnel.

    En premier lieu, le contrôle de constitutionnalité ne porte jamais sur des actes mais sur des normes (à savoir la signification prescriptive d’un énoncé). À cet égard, ce n’est jamais la loi-acte qui est contrôlée par rapport à la Constitution-acte, mais c’est la signification de la loi (une norme) qui est contrôlée par rapport à la signification de la Constitution. Le contrôle de constitutionnalité est donc une pure opération intellectuelle qui porte sur des normes. Les dispositions, autrement dit, les textes ou les parties du texte (Vezio Crisafulli), peuvent contenir plusieurs significations, donc plusieurs normes.

    Les possibilités d’interprétations sont alors multiples (Chaim Perelman). Cependant, l’étendue de l’interprétation est délimitée par un complexe pré-juridique de normes (Max Ernst Mayer) qui limite l’interprétation a deux pôles : la liberté et la fidélité au texte.

    Ceci explique alors les possibilités de solution du juge constitutionnel : il peut soit déclarer conforme le texte ou le déclarer non-conforme. Mais face à cette binarité, le juge constitutionnel a développé des options intermédiaires comme les décisions interprétatives ou les décisions de non-conformité partielle.

    En l’espèce, c’est la seconde option qui fut choisie par le Conseil. Les décisions d’inconstitutionnalité partielle permettent au Conseil constitutionnel de ne pas déclarer l’inconstitutionnalité totale de la loi mais simplement de déclarer l’inconstitutionnalité de certaines dispositions de la loi ou même de certains parties de phrases, voire de certains de ses mots seulement. Cette technique décisionnelle se traduit alors par une élimination partielle du texte de la loi afin de le rendre conforme à la Constitution. Pour utiliser une image médicale, on peut dire que le juge constitutionnel pratique alors une chirurgie au scalpel de la loi, puisqu’il va lui ôter ce qui la rend inconstitutionnelle en tranchant dans le vif textuel (Thierry Di Manno).

    En l’espèce, dans la présente décision (décision n°2023-849 DC du 14 avril 2023), le Conseil constitutionnel censure deux dispositions : l’article 2 de la loi (index senior) et l’article 3 (contrat emploi senior) au titre des cavaliers sociaux. Dans un précédent article en date du 24 janvier , ces deux dispositions avaient fait l’objet d’un doute sérieux sur leur constitutionnalité.

    Cela fut donc confirmé par la présente décision en raison d’un « effet trop indirect sur les recettes des régimes obligatoires de base ou des organismes concourant à leur financement ».

    Concernant la procédure suivie par le gouvernement, le Conseil constitutionnel ne trouve aucun élément d’inconstitutionnalité. Sur le véhicule législatif choisi, l’article 47-1 de la Constitution, le précédent article publié sur Contrepoints avait noté la pluralité d’interprétations pouvant être tirées de cet article. L’ article LO 111-3 du Code de la sécurité sociale qualifie les PLFSSR de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS). En s’appuyant aussi sur l’ article LO 111-7 du même Code, on peut donc estimer que le PLFSSR tombe sous le coup de l’ article 47-1 de la Constitution et de ses délais.

    Mais l’inverse peut aussi être soutenu si l’on s’en tient à une interprétation téléologique des dispositions de cet article. On peut en effet soutenir que ni l’article 47-1 ni l’article LO.111-7 ne font référence aux PLFSSR. On peut aussi soutenir que les délais de l’article 47-1 se comprennent au regard de la nature particulière des PLFSS mais ne s’appliquent pas au PLFSSR qui par principe, vient modifier les prévisions du PLFSS.

    On avait pu dire que, « tout dépendra in fine de la manière dont le Conseil constitutionnel interprétera l’article 47-1. » Si le Conseil constitutionnel rappelle les conditions du contrôle en présence d’un PLFRSS (cons. 7 à 10), il note que le choix du véhicule législatif relève de l’appréciation et de législateur. Dès lors, le Conseil marque sa traditionnelle réserve en affirmant qu’il « n’appartient pas au Conseil constitutionnel de substituer son appréciation à celle du législateur » mais il doit simplement vérifier que les mesures relèvent du domaine des PLFSS (article L.O 111-3-12 du Code de la sécurité sociale). Sur les délais de l’article 47-1, le Conseil estime qu’ils sont aussi applicables aux PLFRSS et que donc, le gouvernement n’a pas commis d’erreur et ce malgré le parcours difficile du texte (cons.18).

    La décision du Conseil constitutionnel donne une lecture « gouvernementaliste » de la Constitution, renforçant la domination du gouvernement sur le Parlement. Une lecture « parlementariste » était tout aussi possible et aurait été bienvenue dans le cadre d’une majorité relative.

    Le Conseil constitutionnel acte en quelque sorte une mutation informelle de la Constitution. Cela peut se voir de différentes manières. Le Conseil ne trouve rien à redire sur l’engagement de la responsabilité du Gouvernement (cons.23) ni sur l’utilisation cumulative des dispositions des règlements parlementaires (cons.70) ni sur le recours au vote bloqué (cons.39), ni sur la procédure de clôture des débats (cons.43).

    Une décision aux effets incertains

    La décision censure les mesures proposées par les députés et sénateurs LR.

    En soi, cela constitue une « victoire » pour le camp macroniste car le cœur de la réforme n’est pas touché. Sur le conflit social, la décision va certainement pacifier les relations entre les partis politiques.

    La difficulté concernera les relations avec les syndicats et avec le peuple. La décision ne risque-t-elle pas d’entraîner une radicalisation du mouvement et conduire à une séparation toujours plus grande entre légalité et légitimité ?

    Enfin, la décision sur le PLFRSS ne conduit-elle pas à une mutation informelle de la Constitution en assurant de jure , la domination du gouvernement ? Le Conseil, qui juge en opportunité, aurait pu privilégier une « idéologie dynamique de l’interprétation » en faisant primer la satisfaction de la société. Il en a décidé autrement, mais pour quelles conséquences ?

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      Loi Paris 2024 : la France entre surprotection et insécurité

      ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Monday, 6 March, 2023 - 03:50 · 4 minutes

    Par  Morgane Afif.
    Un article de l’IREF

    Le Sénat a adopté mardi 31 janvier la loi Paris 2024 très dirigée vers la sécurité des prochains Jeux olympiques. Parmi les mesures contestées, le texte prévoit d’autoriser l’expérimentation de caméras dites « augmentées » et de scanners corporels.

    Adoptée au Sénat en première lecture par 245 voix pour et 28 contre, la loi relative aux Jeux Olympiques et Paralympiques de 2024 , qui va être transmise à l’ Assemblée , permet notamment « le recours à la vidéosurveillance « intelligente » en vue d’assurer la sécurité des manifestations sportives, récréatives ou culturelles ». Traitées par l’intelligence artificielle (IA), ces « caméras augmentées seront capables de détecter des incidents prédéterminés (comme des mouvements de foule, des colis ou des comportements suspects) dans des lieux accueillant des événements et dans les transports en commun », précise le gouvernement. Il s’agit, selon le projet de loi, de prévenir de nouveaux incidents, tel que l’épisode malheureux du Stade de France le soir de la finale de la Ligue des champions de football en mai 2022 opposant les clubs de Liverpool et du Real Madrid. Des centaines d’émeutiers venus en majorité des banlieues environnantes avaient alors semé le chaos aux alentours du stade près de Saint-Denis.

    Selon le comité d’organisation des JO de Paris , « au moins 600 000 » spectateurs sont attendus lors de la seule cérémonie d’ouverture le long des quais de Seine le 26 juillet 2024, sur un parcours de plus de 6 km, soit environ dix fois la capacité d’un stade olympique (à titre indicatif, le Stade de France peut accueillir environ 80 000 personnes).

    De l’insécurité du Stade de France à la surprotection des Jeux

    On se souvient de ces scènes cauchemardesques : trublions tentant d’escalader les grilles, spectateurs bloqués à l’entrée, familles aspergées de gaz lacrymogène, agressions et vols. La faute en avait alors notamment été imputée à Gérald Darmanin , ministre de l’Intérieur, qui s’était défendu en dénonçant « une fraude massive, industrielle et organisée de faux billets ». Cette fois, le ministère de l’Intérieur ne fait pas dans la demi-mesure et bascule dans le champ de l’hyperprotection au risque de menacer les libertés individuelles des citoyens. Les caméras dites « intelligentes » ou « augmentées », qui pourront aussi être des drones circulant librement sur la voie publique, seront expérimentées jusqu’au 30 juin 2025 afin de « détecter, en temps réel, des événements prédéterminés susceptibles de présenter ou de révéler ces risques et de les signaler en vue de la mise en œuvre des mesures nécessaires , par les services de la police et de la gendarmerie nationales, les services d’incendie et de secours, les services de police municipale et les services internes de sécurité de la SNCF et de la RATP ».

    Qu’on se rassure, la loi promet de n’utiliser « aucun système d’identification biométrique, ne [traiter] aucune donnée biométrique et ne [mettre] en œuvre aucune technique de reconnaissance faciale ». Ces mesures futuristes qui semblent inspirées du brillant 1984 d’Orwell ou du crédit social chinois, seront mises en place dès l’entrée en vigueur de la loi et prévoient, en plus des caméras augmentées, la généralisation des scanners corporels à ondes millimétriques utilisés jusqu’à présent uniquement dans les aéroports. Seront également permises les enquêtes administratives au sujet des personnes accréditées sur les sites des compétitions, la généralisation du travail le dimanche dans les communes où se dérouleront les épreuves des Jeux, ainsi que des tests génétiques des sportifs dans le cadre de la campagne antidopage.

    Une loi qui ne fait pas l’unanimité

    Si au Sénat, la majorité s’est prononcée en faveur de l’adoption de la loi « Paris 2024 », certaines voix s’élèvent pour dénoncer la menace qu’elle fait peser sur les libertés individuelles.

    « Cette loi est une dérive sécuritaire pérenne au détriment des droits des citoyens […]. L’équilibre du texte n’a pas été modifié, nous maintenons une analyse d’un texte trop dangereux pour les libertés individuelles proteste ainsi Guy Benarroche, sénateur EELV. Même son de cloche pour Stéphane Ravier, du groupe RN, qui a voté contre l’adoption de la loi : « C’est la porte ouverte à la reconnaissance faciale . L’insécurité doit s’identifier et se régler en amont ».

    On peut en effet s’interroger sur cette inflation des moyens de contrôle et de répression qui, non seulement constituent effectivement une menace pour nos libertés, mais par ailleurs ne saurait à eux seuls pallier des défauts organisationnels du type de ceux qui ont permis les événements du Stade de France.

    Sur le web

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      8 février 1873, « l’arrêt Blanco » ou l’histoire d’un mythe

      ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Friday, 24 February, 2023 - 03:40 · 9 minutes

    Le 8 février 2023, cela faisait 150 ans que la décision Blanco fut rendue par le Tribunal des conflits, le 8 février 1873.

    Selon un mythe républicain le mal nommé « arrêt Blanco » (l’arrêt du Conseil d’État arrivera le 8 mai 1974 or, le Tribunal des conflits ne rend pas des « arrêts ») marque le début d’un véritable droit administratif, autonome des règles du droit commun . Connu de tous les étudiants de droit qui sont allés jusqu’en deuxième année, la décision du Tribunal des conflits pose ainsi les bases de la compétence de la juridiction administrative et institue aussi un autre mythe, celui d’un droit administratif forgé exclusivement par la jurisprudence du Conseil d’État .

    Sans revenir sur tous ces mythes qui ont une raison d’exister, il conviendra de voir les apports de cette décision.

    Les faits

    Un petit rappel des faits s’impose.

    Le 3 novembre 1871, Agnès Blanco (en réalité Ignassia Blanco), une fillette âgée de 5 ans, est renversée et grièvement blessée par un wagonnet poussé par quatre ouvriers. Elle sera amputée d’une jambe. Le wagonnet appartient à la manufacture des tabacs de Bordeaux, exploitée en régie par l’État. Le 24 janvier 1872, le père d’Agnès Blanco dépose un recours en responsabilité civile pour des dommages et intérêts sur le fondement du célèbre article 1382 du Code civil (aujourd’hui 1240), devant le tribunal de Bordeaux. Il voulait engager la responsabilité de l’État afin que celui-ci, sur le fondement des articles précités, le dédommage pour les dommages causés à sa fille résultant directement de l’activité d’un service public.

    Or, en raison du principe établi dans les lois des 16 et 24 août 1790 et de celui du décret du 28 septembre 1873, le juge judiciaire ne pouvait troubler de quelque manière que ce soit l’activité administrative (article 13 de la loi précitée). À cet égard et en vertu de la théorie de l’ État débiteur le juge judiciaire ne pouvait donc prendre une quelconque sanction pécuniaire à l’égard de l’État (CE, 1855, Rotschild ). Dès lors, le préfet de la Gironde demandera au tribunal civil de Bordeaux de décliner sa compétence au profit du juge administratif, ce qu’il refusa. Face à ce conflit de compétence positive, le préfet adressera un déclinatoire de compétence devant le Tribunal des conflits, institution remise à jour par la loi du 24 mai 1872 (loi qui conférait au Conseil d’État son indépendance). Le Tribunal des conflits eu donc à trancher ce conflit de compétence.

    La question était alors fort simple. Pour reprendre les mots du commissaire du gouvernement David :

    « Quelle est, des deux autorités administrative ou judiciaire, celle qui a compétence générale pour connaître des actions en dommages-intérêts contre l’État ? »

    Le Tribunal des conflits commence par rappeler dans sa décision la thèse de l’État débiteur avec « l’interdiction pour les tribunaux ordinaires de connaître des demandes tendant à constituer l’État débiteur ».

    Puis, le Tribunal des conflits affirme :

    « La responsabilité, qui peut incomber à l’État, pour les dommages causés aux particuliers par le fait des personnes qu’il emploie dans le service public, ne peut être régie par les principes qui sont établis dans le Code civil, pour les rapports de particulier à particulier ».

    On voit déjà se mettre en place un raisonnement affirmant la spécificité du droit administratif comme ne pouvant pas être soumis aux règles de responsabilité du droit commun.

    Enfin, le Tribunal conclut :

    « Cette responsabilité n’est ni générale, ni absolue ; qu’elle a ses règles spéciales qui varient suivant les besoins du service et la nécessité de concilier les droits de l’État avec les droits privés ».

    Dès lors, la juridiction administrative est compétente pour engager la responsabilité administrative de l’État en raison d’une faute commise lors de l’activité d’un service public. (TC, 8 février 1873, Blanco, n°00012). Le Tribunal des conflits consacre alors le principe de la liaison de la compétence et du fond . Le Conseil d’État rendra donc sa décision le 8 mai 1874 condamnant l’État à verser à Agnès Blanco une indemnité annuelle et viagère de 500 francs (à compter du jour de l’accident), dont elle bénéficiera jusqu’à son décès.

    La portée

    La portée de cette décision est considérable. Du moins, si elle est considérable, ce n’est pas tant en raison du contenu de la décision en elle-même que des interprétations doctrinales qui l’ont suivi.

    Au fond, la décision Blanco ne fait qu’affirmer une seule chose : poser une « non applicabilité de principe du droit administratif » (P. Amselek), mais en aucun cas l’autonomie du droit administratif. Ainsi, à chaque fois qu’une situation semble relever du droit administratif et qu’un texte n’indique pas expressément la compétence du juge administratif, alors elle peut ne pas être soumise au droit privé. Mais ce n’est ni un principe ni une obligation.

    En effet, Blanco se trouve enserré autour des décisions affirmant la compétence du juge judiciaire pour connaître de la responsabilité de l’État quand ce dernier n’agit plus en tant que personne publique (TC, 11 janvier 1873, Joannon, Recueil Lebon , 1873, p. 20 ou encore, TC, 8 février 1873, Bransiet, Recueil Lebon , 1873, p. 70). Cette décision se place d’ailleurs dans le sillage des décisions Rotschild (1855) et Dekeister (1861), issues des périodes non-républicaines. De plus, la décision est très succincte. Elle marque pourtant en quelque sorte le renouveau du droit administratif. Du moins c’est ainsi que la doctrine la présente habituellement. Cette décision marque ainsi le commencement de l’élaboration d’un nouveau critère pour déterminer la compétence de la juridiction administrative.

    Ici, plusieurs écoles vont s’affronter.

    En premier lieu, pour certains grands professeurs de droit administratif, ce qui fondera la compétence de la juridiction administrative est le critère de la puissance publique, dont le grand juriste Maurice Hauriou sera le chef de file. Selon cette première approche :

    « L’administration a le double pouvoir d’imposer aux administrés des obligations et de recourir à la force matérielle pour les faire exécuter ; les règles juridiques qui définissent le cadre dans lequel elle est habilitée à se mouvoir, les conditions dans lesquelles elle peut faire usage de ses prérogatives,- ont de ce fait une nature et une portée irréductibles à celles des règles de droit commun » (J.Chevallier).

    L’arrêt Blanco permettra à cette école de quitter son empirisme traditionnel pour donner une formulation théorique claire à ce critère. En effet, par les conclusions du commissaire David, cet arrêt vise comme critère celui de la puissance publique.

    Dès lors que l’État agit comme « puissance publique », la juridiction administrative est compétente. Cependant, cette approche fut très critiquée notamment en créant une division factice et préjudiciable entre l’autorité et la gestion. Le nouveau critère du service public, emmené par Léon Duguit et Gaston Jèze, donnera une nouvelle assise au droit administratif.

    Selon ce courant le service public est défini comme « l’ensemble des activités qui doivent être réglées et assurées par les gouvernants en raison de leur importance sociétale ».

    Il ne s’agira pas ici de revenir sur les problèmes inhérents aux définitions du service public, « texture ouverte » (Hart) par nature. Mais il s’agira de voir comment ce second courant dit du « service public » a donné de nouveaux fondements au droit administratif.

    Ici, « l’attention se déplace des moyens d’action détenus par l’administration aux finalités de son institution. C’est dans la seule mesure où elle est au service du public et agit dans le sens de l’intérêt général, que l’administration est soumise à des règles exorbitantes du droit commun, dont le contenu et la portée ne peuvent être correctement appréciées que par un juge spécialisé » (J.Chevalier).

    Abandonnant la théorie du critère de la gestion publique propre au commissaire David, les partisans du critère du service public s’appuieront postérieurement sur la jurisprudence du Conseil d’État avec les arrêts Terrier (1903), Feutry (1908) et Thérond (1910).

    Cependant, l’idée d’affirmer que le critère du service public représente le seul et unique critère du droit administratif se révélera être une illusion.

    En effet, la jurisprudence administrative n’utilisera ce critère que pour les transferts de compétence aux collectivités locales mais non pour le reste. Ensuite, le Tribunal des conflits y apportera le coup de grâce en reconnaissant (même si le Conseil d’État l’avait fait en 1920) la possibilité d’une gestion privée des services publics, les fameux services publics industriels et commerciaux (TC, 22 janvier 1921, Bac d’Eloka ). Mais parler des disjonctions, entrecroisements et prolongements des différentes doctrines nous conduirait trop loin par rapport à l’objet du présent article. Nous dirons simplement qu’aujourd’hui encore, on ne trouve pas de critère unique pour fonder la compétence du juge administratif.

    Conclusion

    Au fond, si cette décision est mythique c’est surtout en raison des écrits doctrinaux qui l’ont suivi.

    En reniant avec sa tradition prérépublicaine, sous la IIIe République encore naissante, la doctrine administrative veut affirmer un droit administratif nouveau et républicain. Il faut pour ce faire trouver de nouveau fondements pour notamment justifier l’essor de l’État dans les activités privées. La décision Blanco sera redécouverte par les théoriciens du droit public qui, jusque-là, l’ignoraient complètement. Ainsi que ce soit Maurice Hauriou en 1897 ou Édouard Lafférière en 1887, ils ne citent pas la décision dans leurs différents ouvrages théoriques.

    On assiste alors en 1910 à une « restructuration du passé » par la création d’un mythe idéologique, fondant ainsi la spécificité du droit administratif. En effet, en écartant l’application d’un Code civil qui revêt pourtant une certaine aura, les théoriciens du droit marquent un affranchissement à l’égard de la doctrine civiliste. Ce mythe est encore aujourd’hui très tenace en raison de son évocation dans le GAJA ou dans les différents cours de droit administratif de deuxième année. Mais comme tout mythe, il a évidemment une utilité : celle d’affirmer la prégnance d’un droit administratif prétorien bâti par la seule force du Conseil d’État.

    Cette idée d’un droit prétorien a permis la création, par le Conseil d’État, de l’ensemble des différentes catégories du droit administratif, du service public administratif aux travaux publics en passant par les collaborateurs occasionnels du service public etc. Tout en se fondant sur ce mythe, le Conseil d’État a élaboré des principes généraux du droit (valeur supradécrétale et infralégislative) voire a pu dégager un principe fondamental reconnu par lois de la République.

    Cette décision montre enfin la difficulté pour la doctrine de systématiser des jurisprudences aux travers de critères et concepts uniques, invitant alors à une théorie analytique du droit en procédant à des efforts sérieux de clarification et de définition, pour rendre compte, de la manière la plus réaliste qu’il soit, du travail d’interprétation des juges.

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      La mort annoncée de Julian Assange

      ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Wednesday, 22 February, 2023 - 03:30 · 2 minutes

    D’abord, rappelons-nous. Onze ans après les révélations WikiLeaks , Julian Assange finit par être interpellé à l’ambassade d’Équateur à Londres. Il est immédiatement livré à la justice britannique et placé en détention provisoire. Les États-Unis réclament alors son extradition.

    Le lanceur d’alerte avait de sérieux espoirs d’y échapper pour trois raisons :

    1. Un état de santé préoccupant
    2. La liberté d’expression et le droit à l’information dont son alerte est le symbole
    3. La jurisprudence Snowden

    Ce n’est en effet qu’à la faveur de fragilités psychiatriques que le refus d’extradition a d’abord été accordé, le magistrat appréciant un risque de suicide élevé, plutôt que les arguments sans cesse invoqués par le lanceur d’alerte comme la liberté d’expression ou le droit à l’information issus de ses leaks .

    Il est en effet malheureux que le refus d’extradition d’un lanceur d’alerte, ayant permis par exemple de révéler des crimes de guerre au Moyen-Orient, se fonde essentiellement sur un état mental fragilisé, plutôt que sur des droits aussi fondamentaux.

    Le cas de d’ Edward Snowden mérite aussi d’être rappelé tant il témoigne de la différence de traitement avec Julian Assange.

    Tous deux font l’objet de poursuites de la part des autorités américaines pour avoir divulgué des informations confidentielles. Tous deux se sont réfugiés dans un État différent de celui dont ils sont ressortissants. Tous deux font l’objet d’une demande d’extradition des États-Unis.

    À la différence que la Russie a d’abord accueilli Snowden, refusé de l’extrader, sans jamais le placer en détention. Il a même successivement obtenu l’asile temporaire, un permis de séjour, et peut aujourd’hui librement se déplacer sur ce territoire ; aussi restreint soit-il depuis la guerre en Ukraine née entretemps.

    Des garanties suffisantes ou un procès kafkaïen à venir pour Julian Assange

    En dépit des espoirs légitimes du lanceur d’alerte, en décembre 2021, l’appel devant la justice britannique fait droit à la demande des États-Unis, estimant que des « garanties suffisantes » avaient été fournies quant au traitement réservé à Julian Assange.

    Ces garanties suffisantes sont donc à ce jour les suivantes :

    • rien de moins qu’une prévention maximale de 175 ans de prison ;
    • rien de moins qu’un ancien président (Donald Trump) qui a promis d’en faire « un exemple » pour tous les journalistes d’investigation ;
    • rien de moins qu’une incarcération promise dans une prison de « très haute sécurité », en l’occurrence l’ ADX dans le Colorado , aux côtés de membres d’Al-Qaida ;
    • une incarcération d’autant plus exceptionnelle qu’elle sera en isolement total.

    Preuve supplémentaire de cette décision politique, la Suprem Court britannique refuse d’examiner le recours du lanceur d’alerte au prétexte qu’il ne soulèverait pas de question juridique particulière.

    L’extradition vers les États-Unis ainsi ordonnée le 20 avril 2022 est donc définitive. Très concrètement, cela signifie que Julian Assange dépend maintenant de l’ordonnance d’extradition du ministre de l’Intérieur britannique. Une fois signée, il quittera le pays sous 28 jours.

    Un départ donc sous forme de sentence, ici synonyme de condamnation à mort, preuve supplémentaire de l’allégeance de Londres à la puissance américaine, et signal fort du peu de cas que fait la Couronne à la cause des lanceurs d’alerte.

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      Une crise de la norme infecte notre droit

      ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Monday, 30 January, 2023 - 03:40 · 4 minutes

    Par Frédéric Peltier.

    Le débat sur les normes renaît de ses cendres régulièrement. Il y a trop de normes , elles sont trop complexes, inefficaces, paralysantes etc. etc.

    Le Sénat qui est l’assemblée des territoires vient de produire, le 26 janvier 2023, une résolution sous la plume de Rémy Pointereau pour dénoncer le poids et l’inertie de cette production bureaucratique qui s’abat notamment sur les décideurs politiques locaux. Tous se sentent cornaqués par ces règles dont l’application est de l’ordre du casse-tête chinois. Ces normes sont au final accablantes.

    Ce texte court du Sénat évoque une moyenne annuelle de 89 000 articles de loi et 242 000 articles de règlements qui viennent s’ajouter à un stock pléthorique des textes en vigueur rangé selon la méthode de l’empilage. À l’instar du Code de l’urbanisme, tous les codes prennent de l’épaisseur à chaque réédition annuelle.

    La lecture de cette résolution du Sénat fait néanmoins sourire. Pétri de bonnes intentions, les élus du Palais du Luxembourg qui participent activement à la prolifération normative en votant des lois qui renvoient aux décrets, lesquels renvoient à des règlements, des instructions ou des circulaires, soulignent les moyens embryonnaires du Conseil d’évaluation des normes créé en 2013 pour faire un peu de tri dans ce capharnaüm. Ils proposent que cet organisme s’inspire de son homologue allemand, Nationaler Normen kontrollrat, qui aurait selon le Sénat permis d’économiser 25 % des coûts administratifs à nos voisins depuis 2011 dont l’ingéniosité réglementaire n’a pourtant rien à envier à nos technocrates.

    C’est un peu par le petit bout de la lorgnette que ce rapport du Sénat appréhende cette profusion de normes en voulant en libérer les collectivités locales. La multiplication des normes est tout d’abord générée par le turbo normatif de l’ Union européenne avec sa fabrique de textes qu’est la Commission. Ainsi, c’est tout un champ normatif qui échappe au législateur français mais aussi à l’administration de notre pays. L’un des problèmes de cohérence normative est d’ailleurs que les technocrates hexagonaux n’ont pas renoncé face à ceux de Bruxelles. C’est souvent le concours d’intelligence.

    Le problème de l’hypernormalisation

    Mais surtout, l’hypernormalisation est un phénomène sociétal tellement puissant que la lutte contre l’étouffement des normes ne passera pas seulement par leur rationalisation ou l’étude rigoureuse de leur impact pour aboutir, le cas échéant, à l’abandon des règles inadéquates.

    Le problème majeur des normes est avant tout l’objectif commun de la plupart d’entre elles. Elles ont en commun de prétendre protéger. Les États, mais aussi l’Union des États lorsqu’il décident de collaborer comme en Europe, ont aujourd’hui la hantise du risque . L’encadrement de toutes les activités humaines par des normes est justifié par cet impératif de protection, dont l’idéal est le risque zéro. C’est ainsi que la norme qui se veut protectrice de celui à qui elle s’applique est aussi protectrice de celui qui l’applique, voire qui l’édicte. Tout le monde est alors protégé. S’il se passe quelque chose qui dépasse la norme, c’est la faute de personne, il n’y a pas de responsabilité, il n’y a pas de victime.

    La crise de la norme a fait l’objet d’un colloque organisé par le Conseil d’État fin 2022. Cet évènement a donné lieu à un concert de critiques sur une multiplication des règles au sens large, toujours plus détaillées, tatillonnes souvent, largement impuissantes à résoudre les problèmes qu’elles entendent vouloir régler, et au final contre-productives au plan économique et social, lorsqu’elles ne sont pas inutilement liberticides. La source du problème n’a toutefois qu’été à peine évoquée. La norme n’est que la déclinaison de cet adage qui veut que gouverner c’est prévoir. Donc celui qui ne prévoit pas tout serait un mauvais gouvernant.

    Les recours judiciaires en matière de responsabilité civile ou pénale contre les décideurs publics qui se multiplient ne sont que la conséquence de ce principe qui s’est ancré dans notre culture sociétale de protection qui va jusqu’au quoiqu’il en coûte. C’est aujourd’hui ce risque judiciaire qui est devenu l’affluent puissant d’un fleuve normatif toujours plus vigoureux.

    On ne peut pas tout à la fois attendre tout de l’État ou de la puissance publique et se plaindre de la prolifération des normes.

    C’est donc le modèle sociétal qui doit être questionné si l’on souhaite réellement lutter contre cette inflation normative qui va jusqu’à éteindre l’initiative individuelle. Se libérer des normes c’est accepter de prendre le risque qu’elles ne soient pas là pour nous protéger.

    La question centrale n’est donc pas celle de l’efficacité de la norme mais celle de l’acceptation de son retrait, c’est-à-dire de l’acceptation du risque que chaque individu peut assumer en son âme et conscience.

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      « Le Seigneur des anneaux » : Gollum aurait-il été condamné à de la prison ferme par la justice française ?

      The Conversation · ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Sunday, 15 January, 2023 - 03:50 · 6 minutes

    Par Olivier Lasmoles .

    L’enseignement du droit pénal n’étant pas toujours chose aisée, il y a plusieurs années déjà j’ai opté pour la projection d’extraits de films illustrant les principes et infractions étudiées en cours. Devant le succès de ce nouveau mode d’apprentissage, nous avons décidé d’étendre l’ étude du droit pénal à travers l’analyse de 62 films , permettant notamment de se demander si Gollum aurait été condamné par la justice française.

    Récemment à Paris, l’irresponsabilité des auteurs d’infractions pénales a encore déchaîné les passions. Le meurtre de Sarah Halimi par Kobili Traoré en 2017 en est l’un des exemples. Malgré le meurtre de cette retraitée par défenestration, Kobili Traoré a été reconnu irresponsable de ses faits par la chambre criminelle de la Cour de cassation pour abolition du discernement, comme cela a déjà été analysé dans un précédent article . La Cour a estimé que si le prévenu avait bien pris volontairement et durablement des psychotropes le rendant responsable de son état psychiatrique, « les dispositions de l’article 122-1, alinéa 1ᵉʳ du Code pénal ne distinguent pas selon l’origine du trouble psychique ayant conduit à l’abolition de ce discernement ».

    L’affaire Troadec est un exemple tout aussi intéressant car il concerne non pas l’abolition mais l’altération du discernement de Hubert Caouissin qui a tué quatre personnes dans ce qui a été qualifié de folie meurtrière.

    Cette question d’irresponsabilité pénale pour abolition ou altération du discernement qui représentait 203 cas en 2020 , s’est à nouveau posée dans le cadre du meurtre de Lola Daviet par Dahbia Benkired ; l’expertise psychiatrique a finalement conclu que si Dahbia Benkired souffrait d’« un trouble grave et complexe de la personnalité » et d’une « absence d’empathie et de culpabilité », elle ne souffrait « d’aucun trouble psychique ou neuropsychique ayant aboli ou altéré son discernement ».

    L’abolition du discernement n’est qu’une des causes d’irresponsabilité. Le Code pénal en prévoit six autres . Et grâce à la fiction, il est bien plus aisé de les comprendre.

    La contrainte irrésistible

    Avant de devenir difforme et repoussant dans Le Seigneur des Anneaux , Gollum était un hobbit du prénommé Sméagol . Alors qu’il pêchait avec son cousin Déagol, celui-ci trouva l’Anneau unique qui avait été perdu par Isildur. Son pouvoir d’attraction était tel que Sméagol demanda à Déagol de le lui donner. Celui-ci refusa. Pris d’une rage incontrôlable, Sméagol l’étrangla et lui vola l’Anneau . Puis il se réfugia dans des cavernes afin de ne pas se le faire dérober ; l’Anneau ne cessa depuis d’exercer son pouvoir de fascination.

    Sméagol est-il responsable de son acte ? Tournons-nous vers une première cause d’irresponsabilité : la contrainte irrésistible. L’article 122-2 du Code pénal dispose que « n’est pas pénalement responsable la personne qui a agi sous l’emprise d’une force ou d’une contrainte à laquelle elle n’a pu résister ». Si l’infraction est bien présente, son auteur ne pourra voir sa responsabilité pénale engagée.

    Il existe deux types de contrainte ou de force : physique ou morale. Chacune d’entre elles peut également être subdivisée en contrainte interne ou externe.

    La contrainte physique externe est celle d’une force extérieure à l’auteur de l’infraction qui le rend impuissant. Cela peut être le fait de la nature, d’un tiers… Il en va ainsi d’un militaire ne pouvant se rendre dans son régiment à l’heure impartie du fait d’une tempête.

    La contrainte physique interne est inhérente à l’agent. C’est le cas de l’automobiliste qui du fait d’un problème cardiaque perd connaissance et renverse un piéton.

    Dans tous les cas, la contrainte doit avoir été irrésistible et imprévisible, c’est-à-dire que l’auteur du fait doit avoir été dans l’impossibilité absolue ( Crim. 8 fév. 1936 ) de ne pas commettre l’infraction. Par ailleurs, une faute personnelle ne doit pas être à l’origine de cette contrainte. Comme un marin qui ne pourrait se rendre sur son bâtiment avant appareillage car il a été arrêté pour ivresse sur la voie publique.

    La contrainte morale peut également être externe ou interne.

    La contrainte morale externe peut prendre la forme d’un employé braqué et menacé d’une arme. Il n’a pas d’autre choix que de s’exécuter, pour ne pas l’être.

    En revanche, la contrainte interne n’entraîne plus l’irresponsabilité. C’est le cas des crimes passionnels d’antan dans lesquels les prévenus arguaient du fait qu’une passion les avait contraints à commettre l’irréparable.

    Mais revenons-en à Sméagol. Dans un monde rationnel, le meurtre qu’il a commis pourrait s’expliquer par un acte passionnel. Il est très peu probable qu’un juge admette son irresponsabilité au titre d’une force morale interne. Mais en Terre du Milieu, dans le monde fantastique de Tolkien, l’Anneau exerce un pouvoir tel qu’on pourrait le qualifier de contrainte morale externe, présentant les caractères d’irrésistibilité et d’imprévisibilité. Il suffit d’observer l’attitude de tous les personnages du Seigneur des Anneaux qui ont été en possession de celui-ci. Sméagol pourrait donc ne pas être reconnu irresponsable de ses actes.

    Le trouble psychique ou neuropsychique

    Un autre fondement juridique pourrait être mis en avant : celui du trouble psychique ou neuropsychique. Selon l’article 122-1, al. 1ᵉʳ du Code pénal, « n’est pas pénalement responsable la personne qui était atteinte au moment des faits d’un trouble psychique ou neuropsychique ayant aboli son discernement ou le contrôle de ses actes ». Cette cause d’irresponsabilité nécessite qu’un trouble psychique ou neuropsychique ait privé l’individu de sa capacité de discernement.

    Toute la difficulté réside dans la capacité du juge de déterminer si au moment des faits l’individu était incapable de saisir la portée de ses actes, de déterminer si le trouble dont il était atteint était d’une telle ampleur qu’il a supprimé intégralement sa capacité à juger le bien et le mal ; en somme que son discernement a été aboli. Le juge d’instruction fera pour cela appel un expert psychiatre, une étape particulièrement délicate.

    Dans l’hypothèse de la reconnaissance d’une abolition du discernement le juge diligentera des contre-expertises qui peuvent parfois se contredire. La reconnaissance définitive d’une telle abolition par la chambre de l’instruction entraîne l’irresponsabilité pénale de l’individu. Une altération du discernement ne fait pas disparaître la responsabilité pénale de celui-ci ; en revanche, elle peut être invoquée par le juge dans la détermination de la peine.

    Sméagol était-il atteint de trouble ayant aboli son discernement au moment des faits ? La réponse ne peut être apportée que par un expert psychiatre après de nombreux entretiens – probablement rocambolesques – avec lui. Malheureusement, Tolkien n’a pas prévu ce scénario. Il est cependant possible de constater que son cousin et lui semblaient sains d’esprit au début de leur partie de pêche. Et que leur folie meurtrière est apparue concomitamment à la découverte de l’Anneau, folie qui s’est emparée des deux personnages indistinctement. Une fois Déagol tué, Sméagol n’a d’ailleurs pas semblé récupérer ses esprits, ni son discernement, devenant peu à peu Gollum.

    On peut donc présumer qu’un expert psychiatre conclurait à une abolition du discernement de Sméagol le rendant pénalement irresponsable mais entraînant son hospitalisation sous contrainte sans durée préétablie. Et sans son « précieux » Anneau.


    Olivier Lasmoles est l’auteur de l’ouvrage Le droit pénal fait son cinéma, Le droit pénal français en 62 films analysés et commentés , paru en novembre 2022 chez LexisNexis. The Conversation

    Olivier Lasmoles , Associate Professor in Law – Skema, SKEMA Business School

    Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’ article original .

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      Violences conjugales : de l’argent, mais surtout de la justice

      Pierre Farge · ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Thursday, 3 November, 2022 - 04:10 · 2 minutes

    Avancées ou reculs, les mesures pour lutter contre les violences conjugales ne manquent pas.

    Le vote unanime par le Sénat d’une aide financière d’urgence aux victimes pour quitter le domicile conjugal est une excellente nouvelle… mais ne doit pas empêcher de répondre à un enjeu majeur : augmenter le budget justice pour accélérer les délais d’audiencement.

    Votée à l’unanimité, en première lecture au Sénat, une aide financière « universelle d’urgence » pour les victimes de violences conjugales est censée encourager la séparation du conjoint violent. Sous la forme d’un prêt sans intérêt , aux conditions de remboursement souples , son octroi serait conditionné à une ordonnance de protection, un dépôt de plainte ou un signalement adressé au procureur de la République. Et in fine serait payé par l’auteur des violences une fois condamné par la justice.

    Une mesure excellente sur le papier, mais qui devra pour réussir tenir compte de contraintes de terrain très importantes. Donnons-en trois.

    Premier exemple

    En conditionnant cette aide, notamment, à l’obtention d’une ordonnance de protection, c’est-à-dire d’un mécanisme lui-même tributaire de délais judiciaires très importants, on ne fera qu’engorger un peu plus un système judiciaire déjà à bout de souffle (tout le personnel judiciaire en a témoigné dans la rue ces derniers mois, les magistrats, avocats, huissiers et greffiers).

    Ce genre de mesure doit donc nécessairement être coordonnée avec une politique plus globale d’augmentation du budget de la justice (toujours ridiculement augmenté comparé au retard pris).

    Second exemple de terrain

    En imaginant qu’à l’issue d’un procès le moins long possible, l’auteur soit finalement condamné à rembourser l’emprunt contracté par son conjoint, comment faire face aux insolvables ?

    Sait-on seulement la charge que représentent déjà les contentieux d’abandons de famille inexécutables pour défaut de paiement de pension alimentaire, ou plus généralement, ceux de commissions d’indemnisation de victimes comme la CIVI ou la SARVI ?

    Quelle garantie l’État apporte aux banques, sans quoi elles ne prêteront jamais dans les faits aux conditions si souples promises dans le texte ? Et le cas échéant, quel budget allouer à ce poste ?

    Pourquoi ce budget ne serait-il pas directement alloué à l’augmentation du personnel judiciaire ? Nous savons qu’il est le préalable à tout pour raccourcir les délais judiciaires, et permettre un traitement utile des violences conjugales, notamment par l’octroi de ces ordonnances de protection.

    Troisième exemple

    Et puis comment penser avoir l’ambition d’accorder une aide financière à chaque victime pour qu’elle se reloge, quand on sait que les hébergements d’urgence manquent toujours autant ? Qu’à ce jour, malgré les efforts et les promesses, près d’une femme sur deux n’en bénéficie toujours pas ?

    Souvenons-nous qu’à l’époque, cette idée avait été votée avec la même unanimité, saluée avec le même contentement républicain, la même ambition humanitaire d’encourager les victimes à quitter le domicile du conjoint violent.

    S’il n’est donc pas tenu compte de ces réalités, cette aide universelle n’aura fait que contribuer à l’inflation législative et la lourdeur administrative, pour lesquels nous sommes, effectivement, les meilleurs du monde .

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      Le procès Sarkozy montre aussi comment l’État se préserve des affaires néfastes à son économie

      The Conversation · ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Saturday, 6 March, 2021 - 04:25 · 10 minutes

    sarkozy

    Par Fabien Bottini 1 .
    Un article de The Conversation

    Le 1 er mars dernier, le Tribunal correctionnel de Paris a condamné Nicolas Sarkozy à trois ans de détention, dont un ferme, pour corruption et trafic d’influence. À l’appui de cette sanction, les juges ont souligné que ces infractions avaient porté « gravement atteinte à la confiance publique en instillant dans l’opinion publique l’idée selon laquelle » la justice pouvait « faire l’objet d’arrangements occultes destinés à satisfaire des intérêts privés ».

    La sévérité de cette sanction est à mettre en rapport avec le caractère inédit du dossier . Ce serait la première fois dans l’histoire de la Cinquième République qu’un jugement fondé sur des écoutes téléphoniques établirait qu’un ancien chef de l’État a promis à un magistrat de la Cour de cassation de jouer de son influence pour lui permettre d’être nommé à un poste prestigieux en échange de son aide pour mettre un terme à des procédures judiciaires le visant, et ce afin d’obtenir une décision plus favorable.

    Nicolas Sarkozy ayant fait appel de son jugement qui pose à ses yeux « la question de la partialité de certains magistrats » , sa condamnation n’est toutefois pas définitive et aucun rebondissement n’est à exclure puisqu’il a déjà bénéficié de deux non-lieux dans des procédures dirigées contre lui.

    Son procès a toutefois le mérite de mettre en lumière une conséquence de la mondialisation qui n’est pas toujours bien perçue par le grand public et les responsables politiques eux-mêmes.

    Le jugement s’inscrit dans une évolution d’ensemble dont la finalité est d’assurer la neutralité de l’action publique dans le champ économique de façon à ne pas perturber le bon fonctionnement du marché dont dépend désormais la prospérité du pays et, à travers elle, le progrès social.

    Le rapport qu’entretient le personnel politique avec la justice n’a en effet évolué ces dernières années que parce qu’une certaine rationalité économique a rejoint les critiques de l’opinion publique contre l’ immunité-impunité supposée de ceux qu’il est convenu d’appeler les décideurs publics par comparaison avec les décideurs du secteur privé : les chefs d’entreprise.

    Les Français et la passion de l’égalité

    Parce qu’ils ont « la passion de l’égalité » comme l’écrivait Tocqueville, les Français ont régulièrement exprimé à travers l’histoire leur aspiration à une responsabilité effective des gouvernants. Déjà au IX e siècle la théorie du gouvernement « spéculaire » – entendu comme un gouvernement miroir de la société – soutenait que le chef de l’État se devait d’être exemplaire et vertueux pour mériter son titre et être obéi de tous .

    Sous la Révolution, les cahiers de doléances de la noblesse d’ Amiens ont assigné aux États généraux le soin de demander que :

    « les ministres et tous les administrateurs soient responsables envers la nation de leur gestion et jugés suivant la rigueur des lois ».

    Encore en 1870, le décret supprimant la garantie des fonctionnaires – qui interdisait de poursuivre les agents publics sans l’autorisation préalable du Conseil d’État – a été « l’un des mieux accueillis » par « l’opinion publique » . Ces attentes sont à l’origine directe de l’article 15 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen selon lequel « la Société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration ».

    L’idée a toutefois longtemps prévalu que cette responsabilité devait être davantage politique que pénale : en l’absence d’infractions volontaires ou d’enrichissement personnel, la sanction des contrevenants devait être la perte (ou la non-conquête) du pouvoir, pas la prison.

    Derrière cette solution se trouvait le souvenir des abus des cours de justice de l’Ancien droit. Entre les mains de la noblesse de robe, ces tribunaux étaient hostiles à la Révolution. C’est pourquoi les révolutionnaires de 1789 s’en étaient davantage remis à la séparation des pouvoirs entre l’exécutif et le législatif et à l’éthique des élus de la nation pour prévenir ou sanctionner l’arbitraire du personnel politique.

    La Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen énonce pour cette raison ce que la loi peut faire afin que les gouvernants sachent à tout instant ce qu’ils ne peuvent pas faire :

    art. 5 : « La Loi n’a le droit de défendre que les actions nuisibles à la Société » ;

    art. 8 : « La Loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment nécessaires » ;

    art. 12 : la force publique est « instituée pour l’avantage de tous, et non pour l’utilité particulière de ceux auxquels elle est confiée »…

    Le retour de la déontologie

    Ces garanties demeurent, la déontologie ayant même fait son grand retour avec le vote des lois organique et ordinaire du 11 octobre 2013 sur la transparence de la vie publique qui renforcent la prévention des conflits d’intérêts dont les élus pourraient se rendre coupables dans l’exercice de leurs fonctions.

    Mais elles ont également montré leurs limites, les élus étant souvent réticents à condamner leurs pairs, par peur de représailles. Au moment où le député Montebourg proposait de renvoyer le président Chirac devant la Haute cour de justice, le Premier ministre Lionel Jospin disait : « Je ne souhaite pas que les affaires soient utilisées dans le débat public » .

    Les difficultés qu’ont longtemps eu les victimes à déclencher elles-mêmes les poursuites devant le juge pénal combinées avec le pouvoir du garde des Sceaux de donner des instructions individuelles aux parquets dans les dossiers « sensibles » faisaient qu’en pratique les condamnations restaient rares .

    D’où le sentiment d’injustice chez certains citoyens qui a fini par nourrir des réformes d’ampleur dans les années 1990 à la suite de différents scandales politico-financiers visant le Parti socialiste (PS) (affaires Urba ou carrefour du développement ) ou la droite ( affaire de Karachi par exemple).

    Mais ces réformes n’ont toutefois pu aboutir que parce que les attentes de l’opinion publique ont conjugué leurs effets avec une certaine rationalité économique avec laquelle on ne fait pas toujours bien le lien.

    Cette rationalité, c’est celle qui préconise de faire de l’interdépendance économique des Nations – dont les dirigeants politiques doivent être les artisans autant que les garants – le facteur de la paix dans le monde. Tout comportement déviant doit pour cette raison être prévenu par la déontologie et à défaut sanctionné par le droit pénal pour ne pas compromettre le bon fonctionnement du marché global .

    Assurer le bon fonctionnement du marché quoiqu’il en coûte

    Fondé sur le souvenir de la pax romana qui a duré plus de 1000 ans sous l’Antiquité , le projet d’une paix par le commerce entre États a régulièrement été défendu par d’éminents auteurs depuis les Temps modernes.

    En 1623, le moine Emeric de La Croix insistait dans Le Nouveau Cynée sur l’importance d’assurer la « liberté du commerce par tout le monde » avant qu’Emmanuel Kant ne fasse, en 1795, du respect du droit des gens au niveau international un instrument de son Projet de paix perpétuelle et que Victor Hugo ne prédise, dans son célèbre discours du 21 août 1849 au Congrès de la paix, qu’ « un jour viendra où il n’y aura plus d’autres champs de bataille que les marchés s’ouvrant au commerce ».

    C’est cette finalité qui sous-tend le projet de la Charte de l’Atlantique du 14 août 1941, co-écrite par Roosevelt et Churchill, de faire de « l’accès et la participation » , de « tous les États » , « au commerce et aux matières premières indispensables à leur prospérité » et de « la plus entière collaboration entre toutes les nations » le moyen de prévenir un nouveau conflit mondial à l’avenir. C’est de ce fait lui qui inspire les accords du GATT en 1947, le lancement de la construction européenne en 1951 et 1957 ou encore la création de l’OMC en 1995 .

    Or, sa mise en œuvre a franchi une nouvelle étape au tournant des années 1990 lorsque la multiplication des scandales politico-financiers précités a montré combien les personnalités politiques pouvaient, par leur comportement, fausser le bon fonctionnement du marché, en avantageant de façon occulte certains opérateurs économiques.

    Un renforcement de la juridiction pénale

    Il est pour cette raison devenu important à cette date de lutter contre la corruption au moment qui plus est où l’effondrement de l’URSS permettait une libéralisation accrue des échanges entre États. Six conventions pénales internationales adoptées entre 1996 et 2003 sous l’égide de l’OCDE, de l’UE ou encore du Conseil de l’Europe ont ainsi contribué à renforcer en France le rôle de la juridiction pénale contre la corruption et ce faisant à alimenter le phénomène de judiciarisation de la vie politique.

    Alors que le juge était relégué depuis la Révolution au rang de simple autorité, depuis le tournant des années 1990 il s’est imposé comme un véritable contre-pouvoir.

    La création en 2013 d’un Parquet national financier (PNF) participe de cette même évolution, puisqu’il vise à protéger les intérêts économiques fondamentaux de la Nation.

    Ce n’est ainsi pas par hasard si Jacques Chirac a dans ce contexte été le premier ancien président de la République à avoir fait l’objet de poursuites à raison de faits d’abus de confiance et de détournement de fonds commis lorsqu’il était maire de Paris et président du RPR .

    On comprend de même mieux pourquoi les faits contre Nicolas Sarkozy ont été instruits par le PNF et pourquoi le tribunal a considéré que les infractions qui lui étaient reprochées justifiaient à ses yeux de la prison ferme, dès lors qu’elles fragilisaient la confiance de tout un chacun – simple particulier ou opérateur économique – envers le bon fonctionnement de l’institution judiciaire – si importante pour le règlement des litiges commerciaux.

    Les garanties de l’État de droit

    Reste à savoir si le jugement du tribunal est ou non juridiquement fondé. Régulièrement la droite s’estime victime de juges rouges réputés proches de la gauche lorsque ses leaders se trouvent condamnés et les magistrats à l’origine du jugement n’échappent pas à ces critiques. Ce reproche n’est toutefois pas propre à la droite puisque certaines personnalités de gauche dénoncent en retour, à l’image de Jean‑Luc Mélenchon, tout aussi régulièrement une justice aux ordres de la majorité du moment.

    À chaque fois, il s’agit ainsi de prendre l’opinion publique à témoin pour lui faire constater le caractère injuste de la décision rendue.

    Au nom des principes de l’État de droit, la judiciarisation de la vie politique s’accompagne toutefois d’un renforcement des garanties offertes à la personne poursuivie, pour s’assurer que chacun ait droit à ce que son affaire soit tranchée par un tribunal indépendant et impartial (art. 6 paragraphe 1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme de 1950).

    Non seulement le juge est tenu de respecter le droit en vertu de la présomption d’innocence des personnes mises en cause , mais il se doit d’instruire à charge ET à décharge les faits qui lui sont soumis. Sans compter que les justiciables bénéficient de plusieurs voies de recours.

    Outre que le double degré de juridiction leur permet de faire appel de leur condamnation avant éventuellement de se pourvoir en cassation, il leur est également loisible de saisir la Cour européenne des droits de l’Homme comme Nicolas Sarkozy en a l’intention. Ce sont ces garanties qui lui ont par le passé permis de bénéficier de deux non-lieux .

    S’il convient donc de laisser la justice suivre son cours, le jugement rendu n’est qu’une pièce d’un puzzle plus grand dont le but ultime est de rendre confiance aux opérateurs du marché dans le bon fonctionnement des institutions. De ce point de vue les critiques qui l’ont accompagné comme l’appel qui a été interjeté doivent être perçus comme le signe de leur vitalité et non comme celui de la déliquescence de notre démocratie.

    Sur le web The Conversation

    1. Qualifié aux fonctions de Professeur des Universités en droit public, Université Le Havre Normandie.
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      Sarkozy contre-attaque : la justice française accusée de politisation

      Frédéric Mas · ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Wednesday, 3 March, 2021 - 10:42 · 5 minutes

    Sarkozy

    Par Frédéric Mas.

    Après sa condamnation devant le tribunal correctionnel de Paris pour « corruption et trafic d’influence », Nicolas Sarkozy contre-attaque en s’adressant directement aux médias. Condamné ce lundi à trois ans de prison dont un ferme, l’ancien président de la République s’est fendu ce mardi d’un entretien dans Le Figaro en forme de plaidoyer pro domo .

    Il y dénonce « une injustice profonde » et affirme ne pas accepter d’être condamné pour une chose qu’il n’a pas faite. Nicolas Sarkozy affirme également que le jugement rendu par le tribunal correctionnel est « truffé d’incohérences » et « ne fait pas état de preuves, mais d’un faisceau d’indices. »

    À droite, c’est l’indignation et les attaques se multiplient contre une justice régulièrement accusée de partialité, de l’affaire du « mur des cons » à la peur récurrente du « gouvernement des juges ». Plus récemment, c’est Anticor qui a été victime du soupçon de biais gauchiste par la macronie (affaire à suivre…).

    Le précédent du parquet national financier

    Beaucoup de ténors du groupe LR ont fait part de leur soutien à M. Sarkozy. Avant sa condamnation par le tribunal correctionnel, c’est le parquet national financier qui était sous le feu de leur critique.

    Né de l’affaire Cahuzac en 2013, le parquet national financier a régulièrement attiré les soupçons de politisation : est-il une machine de guerre pour torpiller la droite comme le prétendent les soutiens de MM Sarkozy et Fillon , ou un organisme un peu trop proche du pouvoir politique pour être totalement impartial, comme on le soupçonne à gauche ?

    La gauche s’est, elle aussi, interrogée sur l’indépendance de l’institution, mais d’une autre manière. Les juges financiers ne sont-ils pas sous pression du politique pour qu’on le laisse tranquille ? Les déclarations d’Éliane Houlette, à la tête du PNF de 2014 à 2019, sur les « pressions » subies dans l’ affaire Fillon , n’ont fait qu’intensifier les critiques.

    Ce mardi, le procureur du parquet national financier, Jean-François Bohnert, a tenté de remettre les pendules à l’heure au micro de RTL. Il a estimé que Nicolas Sarkozy avait été jugé comme n’importe quel citoyen français ayant commis une infraction, et s’est attaché à réfuter toutes les accusations formulées par l’ancien président de la République contre le jugement du tribunal correctionnel :

    « Le PNF ne fait pas de politique. Le PNF ne connaît pas non plus d’infractions politiques. Le PNF connaît des infractions économiques et financières qui ont parfois l’apparence politique par la qualité politique des personnalités que ces procédures peuvent mettre en scène. Pour le reste, nous ne faisons pas de politique et ne cherchons pas à rentrer dans un débat quelconque. »

    Suffira-t-il pour les magistrats de plaider la bonne foi et l’indépendance de la justice pour que les citoyens en soient convaincus ? Indéniablement, au sein du système constitutionnel français, tous les pouvoirs ne sont pas égaux entre eux.

    Faiblesse de la justice en France

    La Cinquième République met sur un piédestal l’exécutif, au détriment d’un organe législatif réduit à une chambre d’enregistrement depuis l’adoption du quinquennat et à une « autorité judiciaire » perçue comme la cinquième roue du carrosse depuis l’origine.

    La pression du politique sur le judiciaire est constante, et le rôle des gardes des Sceaux successifs n’a pas aidé à clarifier la situation. Qu’on se souvienne des déclarations lénifiantes de Nicole Belloubet au moment de l’ affaire Benalla , ou de la nomination d’un Éric Dupond-Moretti , dont l’hostilité à la magistrature est légendaire.

    Les politiques ont les médias pour s’épancher, là où les juges ont un devoir de réserve. On entend plus souvent les accusés se plaindre aux micros des journalistes que les juges prendre la parole pour défendre leur intégrité.

    L’autorité judiciaire est non seulement le pouvoir le plus faible, mais le lien organique qui soumet une partie de son personnel au gouvernement est tout aussi réel. Le parquet, qui forme l’ensemble des avocats généraux et des procureurs est directement placé sous l’autorité du ministre de la Justice.

    La subordination du parquet à l’exécutif

    L’USM, syndicat majoritaire chez les magistrats, avait soulevé en 2017 une question prioritaire de constitutionnalité, arguant du fait que le statut spécial du parquet violait le principe de la séparation des pouvoirs garanti par l’article 16 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen.

    Sans surprise, le Conseil constitutionnel a jugé alors que cette subordination du parquet à l’exécutif ne violait pas la Constitution. Quelques années avant, en 2010, c’est la Cour européenne des droits de l’Homme qui refusait d’accorder au parquet le statut de l’autorité judiciaire au sens de l’article 5 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme.

    L’État de droit défendu par le libéralisme politique demande la claire séparation des pouvoirs et la garantie de l’indépendance de la justice sous toutes ses formes. C’est seulement grâce à ce type de réforme que l’institution judiciaire pourra résoudre la crise de confiance qu’elle subit de la part des citoyens.

    Le citoyen Nicolas Sarkozy n’échappe pas à cette défiance envers les juges français. L’ex-chef de l’État envisage d’aller « devant la cour européenne des droits de l’Homme » pour faire condamner la France s’il le faut.