Par Frédéric Mas.
En lançant une enquête sur l’« islamo-gauchisme » à l’université, la ministre de l’Enseignement supérieur Frédérique Vidal a provoqué l’indignation des universitaires et d’une partie de la classe politique et médiatique. Madame Vidal a ainsi annoncé sur Cnews avoir chargé le CNRS de mener une « étude scientifique » pour définir ce qui « relève de la recherche et du militantisme » .
Elle est revenue à la charge ce mardi devant l’Assemblée nationale : va être mis en place un bilan de recherches afin de distinguer « ce qui relève de la recherche académique et ce qui relève du militantisme et de l’opinion ». Déradicaliser les facs en commandant un rapport ? L’ambition paraît à la fois extraordinaire dans ses buts et plutôt modeste dans ses moyens.
Sur les bancs de la gauche radicale, qui s’est sentie visée, on s’est insurgé contre une « chasse aux sorcières » intolérable. La conférence des présidents d’université n’est pas en reste. Elle n’a pas caché son indignation, jugeant la « polémique stérile » . Elle regrette la « confusion » faite entre liberté académique et « ce qui relève d’éventuelles fautes et infractions » . Elle condamne également l’ « instrumentalisation » du CNRS.
La gauche universitaire, elle, se moque. Les facs françaises seraient-elles aux mains de hordes de maoïstes pénétrés des idées de Khomeiny ? Tout cela tient du café du commerce et le monde éthéré de la recherche et de l’enseignement supérieur n’a de comptes à rendre qu’à lui-même, liberté académique oblige. Et puis d’abord l’islamo-gauchisme, est-ce que ça existe, en dehors des plateaux télé de Cnews et des pages de Valeurs actuelles ?
La gauche républicaine contre l’islamo-gauchisme
Pour certains, parler d’islamo-gauchisme, c’est faire de la politique et pas de la science. Seulement l’argument suppose que l’enseignement échappe comme par magie au débat public.
L’expression « islamo-gauchiste » est une invention sémantique du politologue Pierre-André Taguieff pour désigner une reconfiguration particulière de la gauche de la gauche qui s’est accommodée de l’islamisme ou pire encore, qui l’instrumentalise comme critique de l’Occident et du capitalisme.
Ce n’est pas un élément de langage de l’extrême droite, mais de la gauche républicaine. Il s’agissait pour elle de désigner une frange de la gauche radicale en rupture avec d’autres courants d’émancipations classiques. Bien entendu, comme tout ce que la gauche abandonne, comme la liberté d’expression, la laïcité ou la République, l’extrême droite s’est empressée de se réapproprier le terme.
Pour Philippe Raynaud , la tolérance d’une partie de la gauche de la gauche vis-à-vis de l’islamisme la mettait déjà en tension vis-à-vis des courants républicains mais aussi des courants féministes et/ou favorables à la liberté des mœurs « qui perçoivent l’‘intégrisme’ musulman comme un danger (au moins) aussi grave que le conservatisme traditionnel ».
Les affinités entre les franges les plus collectivistes et réactionnaires de l’Islam et celles du gauchisme le plus nihiliste n’étaient il y a 15 ans qu’un courant mineur de la gauche. Aujourd’hui, avec l’effondrement de la gauche républicaine modérée, les rapports de force ont changé.
La pression islamiste dans les médias et au sein des partis politiques de gauche s’est accrue, comme elle s’est accrue au sein de la société civile et des services publics. Pourquoi l’université serait-elle épargnée ? L’idéologie décoloniale et indigéniste qui en normalise le discours fait partie de l’éventail idéologique de la gauche actuelle, gauche qui a toujours prospéré dans l’enseignement public.
Quelle frontière entre opinion et recherche ?
Seulement Frédérique Vidal ouvre la boîte de Pandore. La frontière entre la science et la politique est sujet à débats depuis la naissance même des sciences sociales. Existe-t-il un étalon universel et faisant consensus au sein de la communauté scientifique permettant de distinguer l’opinion de la connaissance ?
Les différentes variétés de marxisme, de théories post-modernes ou de sociologies critiques qui prospèrent dans l’enseignement supérieur s’accordent au moins pour réduire la science à des rapports de pouvoir, d’idéologie et de domination.
Dans la discipline économique, toute pensée hétérodoxe, en particulier libérale, est proscrite. Pour qu’un Jean Tirole puisse être reconnu sur le plan mondial, il a fallu s’extraire du système universitaire français et inventer l’école capable de recruter et de former en se tenant à distance de la tambouille idéologico-politique de la gouvernance des universités comme de ses réflexes corporatistes profonds.
Avec les Cultural Studies qui s’installent depuis maintenant une dizaine d’années en France, la frontière a totalement disparu aux yeux même de ses pseudo-chercheurs : la position de pouvoir que constitue l’enseignement doit servir de levier pour transformer la société en fonction de la critique féministe, post-coloniale, racialiste, etc. L’idéologie doit tout commander, y compris la recherche en sciences exactes.
Faudra-t-il ressusciter le positivisme sociologique comme idéologie étatique officielle pour distinguer clairement les rentes idéologiques qui se sont agrégées au sein des universités des chercheurs consciencieux qui travaillent tranquillement dans leur labo ? L’exercice paraît vain et peu praticable, Auguste Comte est bien mort.
La solution libérale
Une solution libérale pourrait orienter l’action publique pour aider à dégonfler l’extrémisme anticapitaliste, dont l’islamo-gauchisme n’est qu’un avatar, au sein de l’université.
Elle nous est suggérée par le philosophe Robert Nozick . Beaucoup d’intellectuels sont anticapitalistes parce qu’ils estiment que le système économique ne récompense pas leurs compétences correctement. De leur point de vue, ils méritent plus que les honneurs et le statut que le marché tend à leur donner. Ils vont donc valoriser les politiques publiques et les idéologies qui vont modifier les règles du jeu économique pour leur attribuer une plus grande place en société.
Cela peut se traduire politiquement par la monopolisation étatique de l’enseignement supérieur pour pallier une pseudo-défaillance du marché des honneurs et du prestige social.
Privatiser l’enseignement supérieur ou au moins libéraliser l’enseignement supérieur pourrait ainsi participer à dégonfler le marché des « intellectuels radicaux » et à les renvoyer à leur véritable valeur aux yeux du reste de la société, c’est-à-dire à pratiquement rien, et cela sans attenter aux libertés universitaires. Plus ambitieux qu’un rapport du CNRS mais moins porteur électoralement parlant, pas sûr que cela séduise nos édiles…