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      « Pour Tolstoï, l’art doit ramener l’homme à la vérité » – Entretien avec Joachim Le Floch-Imad

      news.movim.eu / LeVentSeLeve · Tuesday, 5 September, 2023 - 18:41 · 21 minutes

    Léon Tolstoï n’a pas seulement marqué la fin du XIXe siècle par son génie littéraire. Il laisse un héritage politique dont on sous-estime souvent l’ampleur, influençant aussi bien Gandhi , Rosa Luxembourg, Jean Jaurès que Wittgenstein ou Benjamin. Un héritage qui n’en reste pas moins ambigu . Dans un texte intitulé « Léon Tolstoï, miroir de la révolution russe », le théoricien révolutionnaire Lénine ne manquait pas de souligner les « contradictions » entre l’« artiste de génie » auteur de « tableaux incomparables de la vie russe » et le « tolstoïen », cet « être débile, usé, hystérique, dénommé l’intellectuel russe ». Dans Tolstoï, une vie philosophique (Le Cerf, 2023), Joachim Le Floch-Imad, directeur de la Fondation Res Publica, propose une analyse remarquable du legs philosophique de celui qui fut qualifié « d’Homère et de Luther du monde slave ». Entretien réalisé par Audrey et Simon Woillet.

    LVSL – Nombre de commentateurs de l’œuvre de Tolstoï insistent sur l’opposition entre « l’homme de lettre » et le moraliste se donnant pour mission de « réformer l’humanité ». Quelle place la morale tient-elle dans sa littérature ? Êtes-vous d’accord avec l’idée selon laquelle l’ambition morale de l’écrivain a pu nuire à son œuvre ?

    Joachim Le Floch-Imad – Pendant longtemps, il a en effet été de coutume de séparer deux Tolstoï : celui d’avant la révolution morale du début des années 1880 (le bon homme de lettre) et celui d’après la crise (le mauvais moraliste). Du vivant de l’auteur, des figures telles que Nikolai Akhsharumov, Gustave Flaubert ou encore Ivan Tourgueniev encensaient déjà le premier pour mieux railler le second. Cette approche, critiquée par Henri Guillemin et Michel Aucouturier en leur temps, me parait particulièrement superficielle. Elle fait en effet fi de l’unité de la personnalité de Tolstoï et néglige ses écrits de jeunesse où, déjà, s’exprime une soif d’autoperfectionnement et de discipline. Dès son adolescence, Tolstoï se montre obsédé par la question du dépassement du nihilisme et du combat contre le mal, en témoignent les règles de vertu qu’il édicte dans son Journal et l’aspiration au monisme dont il fait montre : « Je serais le plus malheureux des hommes, si je ne trouvais pas un but à ma vie – un but général et profitable, profitable parce que l’âme immortelle, en se développant, passera naturellement dans un être supérieur et correspondant à elle. »

    Tolstoï ne croit pas en l’art pour l’art mais estime que celui-ci doit fonctionner comme une contagion destinée à ramener les hommes à la vérité.

    Deux traits majeurs sont à distinguer dans l’ensemble de son œuvre : un désir animal, égoïste et immédiat de jouissance et de célébration de la beauté du Tout ; et une volonté d’œuvrer au réveil des consciences et à la transfiguration morale de l’humanité, ce qui implique l’oubli de soi et la soumission à une vision religieuse de la vie. Ces deux aspirations, toujours, cohabitent et s’équilibrent. Tolstoï ne croit pas en l’art pour l’art mais estime que celui-ci doit fonctionner comme une contagion destinée à ramener les hommes à la vérité. Sa prise de position esthétique ne saurait par conséquent être dissociée d’une prise de position philosophique dont j’ai voulu montrer la complexité dans l’ouvrage, à rebours de lectures souvent caricaturales. Comme le disait en effet Léon Chestov : « Dire de Tolstoï qu’il n’est pas philosophe, c’est priver la philosophie d’un de ses plus grands représentants. » Cette prise de position philosophique ne s’exprime pas dans un langage abstrait, savant et jargonneux, mais d’une manière résolument incarnée et ancrée dans le vécu. À la manière des sages antiques, Tolstoï érige la philosophie en « science de la vie ».

    Tolstoï. Une vie philosophique , Joachim Le Floch-Imad, Le cerf, 2023

    Si Tolstoï ne peut donc choisir entre littérature et loi morale, il est des moments dans son œuvre où l’équilibre subtil entre imagination poétique et raison se fissure. C’est notamment le cas au début des années 1880, au lendemain de sa révolution morale – lorsque sa famille et son mentor Tourgueniev le supplient de « revenir à la littérature » – ou encore lorsqu’il compose son brulot Qu’est-ce que l’art ? , ouvrage dans lequel il jette au bûcher les plus grands noms de la culture occidentale ainsi que l’essentiel sa propre œuvre littéraire. De même, certaines pages de son roman Résurrection , publié en 1899, apparaissent aujourd’hui caricaturalement manichéennes tant l’intention doctrinaire y prend le dessus sur le souci esthétique. Il n’empêche que le vieux Tolstoï n’a rien perdu de sa parfaite majesté, de sa prose limpide et de sa capacité à pénétrer les profondeurs de l’âme humaine. Parmi ses derniers écrits surnagent des textes tels que La mort d’Ivan Ilitch , Le Père Serge , Maître et Serviteur ou encore Hadji Mourat. À travers ces ultimes récits, que George Steiner qualifie de « semences de l’immortalité », Tolstoï témoigne une dernière fois de son irrépressible besoin d’écrire et de traduire, par la fiction littéraire, le flot toujours rebelle, indomptable et spontané de la vie.

    LVSL – À quoi mesure-t-on cet amour de la vie chez Tolstoï ? N’est-il pas contredit par le pessimisme existentiel et l’appel à l’ascétisme qui caractérisent une partie non-négligeable de son œuvre ?

    J.L-I. – Dans Guerre et Paix , à travers par exemple la figure du moujik Platon Karataïev, Tolstoï nous explique que seule l’adéquation parfaite et totale à la vie est vectrice de sens. Notre présence sur terre est à ses yeux irréductible à toute explication rationnelle. Elle se suffit à elle seule : « La vie est tout, la vie est Dieu. Tout se déplace, se meut, et ce mouvement est Dieu. Et tant que persiste la vie, persiste la joie de la conscience de la divinité. Aimer la vie, c’est aimer Dieu. » On retrouve quelque chose d’analogue dans son roman largement autobiographique Les Cosaques dans lequel Olenine, au contact d’une tribu du Caucase, délaisse les charmes de la civilisation pour faire l’expérience de la vie dans ce qu’elle a de plus rebelle et nomade. Si son itinéraire débouche sur un échec, Olenine découvre que le bonheur se situe là où est la vie, qu’il n’est pas à rechercher dans la participation aux événements historiques, mais dans la jouissance immanente, dans la pureté des traditions et dans la contemplation de l’éclat des étoiles. En rejetant la notion même de péché, le vieux Cosaque Erochka, avec sa gaieté inaltérable, ses mains calleuses et son odeur « de tchikhir, de vodka, de poudre et de sang coagulé » se fait le porte-parole de l’invitation tolstoïenne à faire corps avec la nature. L’écrivain et critique russe Merejkovski a remarquablement étudié celle-ci, y voyant un signe du paganisme instinctif de  Tolstoï : « Il s’aime en elle et l’aime en soi, sans effroi exalté ni maladif, sans ivresse ; il l’aime de ce grand amour sobre dont l’aimèrent les anciens, et comme les hommes d’aujourd’hui ne savent plus l’aimer. » Le corps de colosse de Tolstoï irradie ce paganisme. Il m’a semblé important de lui rendre hommage dès l’exergue de mon essai – à travers le poème de Rilke « Sur un torse archaïque d’Apollon » – tant la puissance, la vitalité et l’appétit sexuel indéfectibles de Tolstoï ont toujours stupéfait ceux qui croisaient sa route, y compris à un âge très avancé. Ce vitalisme, qui semble sorti tout droit d’antiques profondeurs (l’essai étudie sur plusieurs pages la réception de Homère dans l’œuvre de Tolstoï), influence en outre durablement la technique littéraire de l’écrivain russe. D’une grande simplicité, son écriture va du visible à l’invisible, de la matière à l’esprit. Elle excelle, entre autres, par sa précision sensorielle, son souci du concret et sa capacité, à partir de détails (ayant trait notamment à la symbolique du corps), à saisir l’universalité des choses et à montrer la nature secrète des âmes.

    La révolution est, à ses yeux, coupable d’opposer la force à la force.

    Le pessimisme existentiel, qui caractérise un temps Tolstoï après sa découverte de Schopenhauer en 1868, l’invitation à l’ascétisme ainsi que l’entreprise de prédication à laquelle il se livre dans les dernières décennies de sa vie s’inscrivent pourtant, comme vous le suggérez, à rebours de ce vitalisme. Merejkovski n’a sans doute pas tort de parler d’« engourdissement », de « pétrification du cœur » du vieux Tolstoï, coupable à ses yeux d’avoir préféré la « sainteté immatérielle chrétienne » à la « chair sainte païenne » et, ce faisant, d’avoir trahi sa vraie nature. Il est vrai que, même dans sa littérature, la morale prend de plus en plus de place au fil des années. Il est par exemple frappant de constater que, contrairement à Guerre et Paix qui se termine sur des points de suspension ouvrant sur le magma infini de la vie, Anna Karénine s’achève sur la question du Sens et sur le terme « Bien ». Si les événements mentionnés ci-dessus renforcent en Tolstoï la tension tragique qui oppose l’homme de lettres et le réformateur de l’humanité, n’oublions pas néanmoins que la substance de son art demeure la même tout au long de son existence. Son ouvrage Hadji Mourat , publié à titre posthume, montre qu’un fond souterrain en lui a su résister à toutes les métamorphoses idéologiques. Telle cette fleur de chardon que nulle charrue ne saurait écraser, la vie et la lumière finissent toujours par l’emporter, par primer les catégories du Bien et du Mal. Comme l’écrit à son sujet le peintre Répine, ami proche de la famille : « Ce géant a beau se rabaisser, couvrir son corps puissant d’humbles guenilles, on voit toujours en lui Zeus, dont un froncement de sourcils fait trembler tout l’Olympe. »

    LVSL – En dépit de sa défense du populisme et de ses sympathies anarchistes, Léon Tolstoï s’opposait à la révolution comme moyen de contestation du pouvoir tsariste. Si Léon Tolstoï meurt en 1910, peut-on dire qu’il a exercé une influence sur la révolution russe d’octobre 1917 ? Si oui, de quelle nature fut-elle ?

    J.L-I. – Partisan d’un travail sur soi allant dans le sens de la voie chrétienne telle qu’exprimée dans le Sermon sur la montagne , Tolstoï n’a en en effet jamais défendu un programme d’action collectif révolutionnaire. La révolution est, à ses yeux, coupable d’opposer la force à la force. Elle est en outre incapable d’éradiquer le mal à sa racine, à savoir le pouvoir. Y aspirer, comme le font les révolutionnaires, ne peut que déboucher selon lui sur l’engrenage de la répression et le passage d’un despotisme à un autre. Cela reviendrait à « vouloir éteindre le feu par le feu, inonder un pays pour refluer les eaux d’un fleuve qui débord ». Tolstoï ne trahit jamais cette vision. Il condamne par exemple les terroristes du groupe Narodnaïa Volia qui assassinent, en mars 1881, le tsar Alexandre II. De même, il refuse de choisir un camp au lendemain du carnage du « dimanche rouge » de janvier 1905. La critique tolstoïenne de la révolution va de pair avec une critique du révolutionnaire comme type humain. Dans Résurrection ou encore dans Le Divin et l’Humain , l’écrivain décrit ceux-ci comme des meurtriers en puissance, des névrosés dévorés par l’orgueil et les certitudes, des théoriciens froids et immoraux qui prétendent aimer les hommes alors qu’ils n’aiment qu’eux-mêmes et leurs idées. Rappelons enfin que Tolstoï ne se reconnait guère dans l’idéologie des révolutionnaires de son temps. Il assimile les communistes à des mouches qui se rassembleraient autour d’excréments et condamne le matérialisme des socialistes : « Le socialisme a pour objectif la satisfaction de la part la plus basse de la nature humaine : le bien-être matériel, mais avec les moyens qu’il propose il ne peut jamais l’atteindre. »

    L’influence politique de Tolstoï va néanmoins bien au-delà de Gandhi puisqu’elle s’exerce sur des figures aussi diverses que Jaurès, Wittgenstein, Horkheimer, Benjamin ou même Péguy, sans compter de nombreux théoriciens de l’anti-capitalisme, de la désobéissance civile, de la décroissance ou même de l’animalisme.

    Bien qu’hostile à la révolution et aux révolutionnaires, Tolstoï n’en a pas moins été l’un des critiques les plus radicaux des fondements de la société russe. Lecteur de Rousseau, Proudhon, La Boétie et Thoreau, Tolstoï épouse, très jeune, la cause anarchiste. Après avoir soutenu la socialisation de la terre et l’abolition du servage, il participe au recensement de Moscou en 1882, ce qui le conduit à être confronté au spectacle brutal de l’injustice et de la déchéance du prolétariat. Cet épisode renforce sa culpabilité d’aristocrate privilégié par la naissance et le conduit à l’écriture de nombreux textes théoriques, tels que Que devons-nous faire ? (1886), où il fait le lien entre salariat, libéralisme, esclavage et dépravation. Adorateur des valeurs populaires et paysannes, Tolstoï invite les hommes à renoncer à la poursuite du prestige social et des richesses matérielles. Il s’en prend ainsi à ce qu’il considère comme « les monstrueuses idoles de la civilisation ». L’État, l’armée, la police et la justice sont à ses yeux des entités organiquement liées à la violence et au meurtre, d’où son appel à l’insoumission qui débouche sur une remise en cause de l’essence même du pouvoir. « Que le pouvoir soit entre les mains de Louis XVI, du Comité de salut public, du Directoire, du Consulat, de Napoléon ou de Louis XVIII, du sultan, du président, ou du Premier ministre, partout où existe le pouvoir des uns sur les autres, la liberté est absente et l’oppression inévitable », écrit-il par exemple dans son Appel aux hommes politiques .

    Non content de miner l’assise philosophique du pouvoir, Tolstoï joue par ailleurs un rôle décisif dans la critique de ceux qui l’exercent, à savoir la dynastie des Romanov. Dans son essai Les gouvernants sont immoraux , Tolstoï décrit ainsi la brutalité et l’étroitesse d’esprit de cette dynastie avec une plume particulièrement acerbe. Il pourfend successivement « les férocités du détraqué Ivan le terrible, les cruautés bestiales de l’aviné Pierre Ier, les mœurs dissolues de l’ignorante cantinière Catherine Ière (…) », ainsi que « le règne du soldat brutal, du cruel et ignorant Nicolas Ier » mais aussi « Alexandre II, peu intelligent, plus mauvais que bon, tantôt libéral, tantôt despotique » ; et « Alexandre III, à coup sûr un sot brutal et ignorant. » Malgré la censure dont il fait l’objet dès les années 1880, Tolstoï devient un symbole national, mondial même, de résistance. Il exerce une influence idéologique profonde sur les masses russes qui contribue à fragiliser le pouvoir en place et prépare les mentalités aux évènements de 1917. Ses pamphlets contre le libéralisme, le superflu et la propriété sont pareils à des bombes lancées en direction du tsarisme. Ils serviront de matrice aux révolutionnaires, ce que Lénine lui-même sera obligé de reconnaître dans son texte Tolstoï, miroir de la révolution russe . Lénine ne pardonnera néanmoins jamais à Tolstoï son inconséquence et son éloge de l’autarcie villageoise et de la paysannerie patriarcale. Si Tolstoï décède en 1910, les tolstoïens seront, au lendemain de la révolution de 1917, assimilés à des contre-révolutionnaires. De très nombreuses communautés tolstoïennes sont ainsi dissoutes dans les premières années de l’URSS. Une centaine de Russes se réclamant de son héritage est fusillée, beaucoup sont contraints à l’exil (sa fille et secrétaire Alexandra Tolstoï par exemple) et ses écrits demeurent longtemps censurés et mis à l’index.

    LVSL – Tolstoï – on l’apprend dans votre livre – a notamment influencé Gandhi avec qui il a entretenu une correspondance, défendait la non-violence et le végétarianisme. Qu’en est-il des autres aspects de l’influence politique qu’il a exercée ? Cela a-t-il du sens de parler d’un mouvement « tolstoïen », porteur d’un rapport renouvelé à la nature ?

    J.L-I. – Tolstoï a en effet exercé une influence décisive sur Gandhi qui le considérait comme le « plus grand apôtre de la non-violence que notre époque ait connu ». Gandhi s’inspire de la pensée de Tolstoï pour crée une colonie agricole à Durban ainsi qu’une colonie coopérative près de Johannesburg (la Tolstoy Farm ), puis échange sept lettres avec l’auteur russe entre octobre 1909 et septembre 1910 où se révèle une authentique communion spirituelle. L’influence politique de Tolstoï va néanmoins bien au-delà de Gandhi puisqu’elle s’exerce sur des figures aussi diverses que Jaurès, Wittgenstein, Horkheimer, Benjamin ou même Péguy, sans compter de nombreux théoriciens de l’anti-capitalisme, de la désobéissance civile, de la décroissance ou même de l’animalisme.

    Le tolstoïsme est enfin fondé sur l’opposition, très rousseauiste, entre la vérité de la nature et les maux qui rongent la civilisation.

    À un niveau plus collectif, je rappelle que Tolstoï, dans les dernières décennies de sa vie, fait figure de prophète pour des lecteurs et visiteurs de tous les continents qui se ruent à son domaine de Iasnaïa Poliana. Sous l’influence notamment de son disciple Tchertkov, des communautés tolstoïennes essaiment partout à travers le monde. Dans la province montagnarde de Gourie en Géorgie, la population décide par exemple de s’affranchir de l’État et de mettre en œuvre les principes d’autodétermination et d’entraide. Dans le même temps, des sectes telles que les doukhobors, ces paysans dissidents religieux qui prônent un contact direct avec Dieu et défendent les valeurs pacifistes, se retrouvent dans les idéaux tolstoïens, sans nécessairement revendiquer explicitement la filiation.

    Les écrits théoriques de Tolstoï et les projets politiques de ceux qui s’en sont réclamés mettent en évidence quelques aspects fondamentaux du « tolstoïsme »: l’anarchie, le rejet de l’impôt direct comme indirect, la fin de l’exploitation d’autrui (y compris des animaux), l’abolition du service militaire, l’éducation du peuple, l’hostilité à la propriété et au libéralisme, la critique de la modernité technicienne et la foi en l’omnipotence de l’homme, le retour aux solidarités organiques et à la notion russe du mir (du nom de ces communautés paysannes autonomes de la Russie impériale dans lesquelles la terre était une propriété collective), la défense du travail manuel, présenté comme un remède à l’oisiveté, à l’égoïsme et à l’angoisse inhérents à la société urbaine et cultive. Le tolstoïsme est enfin fondé sur l’opposition, très rousseauiste, entre la vérité de la nature et les maux qui rongent la civilisation. Pour Tolstoï, la ville renvoie à l’égotisme, au mouvement perpétuel, aux désirs confus et toujours insatiables. Elle est un lieu de décadence où l’individu se perd et où les valeurs se corrompent. À l’inverse, la campagne et la montagne seraient des lieux plus propices à l’authenticité, où le mensonge social et la dictature du paraître n’auraient pas droit de cité. On retrouve bien cette vision dans l’œuvre littéraire de Tolstoï mais également dans des textes éminemment modernes dans lesquels celui-ci invite à poser des limites à notre conception du progrès pour préserver la beauté de la nature et l’habitabilité du monde. Son Journal est ainsi l’occasion de véritables réquisitoires contre les violences environnementales : « Lorsque sous prétexte du bien-être du peuple, d’amour pour lui, mais en fait par cupidité, pour la gloire humaine et pour les buts les plus variés, on met sens dessus dessous une prairie et on l’ensemence d’absinthe ou on l’abîme, et elle se couvre de mauvaises herbes, je ne peux pas ne pas m’indigner. Je sais que c’est mal, mais je ne peux pas ne pas m’indigner contre les libéraux contents d’eux-mêmes qui agissent ainsi. »

    LVSL – Monstre sacré de la littérature russe, Tolstoï reste une figure controversée en témoigne le fait que le centenaire de sa mort en 2010 a été célébré dans la plus grande discrétion. Pourquoi ?

    J.L-I. – Tolstoï demeure une figure centrale dans l’imaginaire russe. Ses textes littéraires sont toujours abondamment lus et intégrés aux programmes. Trois de ses romans ( Les Cosaques , Anna Karénine et Hadji-Mourat ) figurent par exemple dans une liste, éditée en 2012, des cent livres dont le ministère russe de l’Éducation et de la Science préconise la lecture. Des lectures publiques de ses textes sont fréquemment organisées, avec parfois un retentissement exceptionnel. En 2015, dans le cadre de l’« Année de la littérature », 1300 célébrités et anonymes se sont ainsi succédés pendant trois jours pour une lecture publique de Guerre et Paix . Organisé à travers une trentaine de villes russe, l’événement était diffusé sur plusieurs chaînes de télévision et radio, ainsi que sur internet.

    Aujourd’hui encore, l’élite politique ne lui pardonne pas son ascétisme, sa guerre sainte contre la corruption et son appel à libérer le peuple du joug de l’État via la désobéissance civile et l’anarchie.

    Contrairement à ses romans et nouvelles, la stature de moraliste et la célébration du principe spirituel de Tolstoï suscitent en revanche au mieux l’indifférence, au pire l’hostilité, dans une Russie de plus en plus marquée par le règne de l’arbitraire, le dévoiement identitaro-politique de la foi et la montée du nihilisme. Le moraliste est ainsi vu comme une figure extrêmement gênante par l’ensemble des autorités, ce qui était déjà le cas au cours de son vivant, alors qu’il se montrait étranger à toutes les métaphysiques en vogue : « Les libéraux me prennent pour un malade mental, et les radicaux pour un mystique bavard. Le gouvernement me considère comme un dangereux révolutionnaire et l’Église pense que je suis le diable en personne. » Aujourd’hui encore, l’élite politique ne lui pardonne pas son ascétisme, sa guerre sainte contre la corruption et son appel à libérer le peuple du joug de l’État via la désobéissance civile et l’anarchie. L’Église orthodoxe le tient quant à elle comme un faux docteur, coupable d’avoir renié le Seigneur et le Christ, en défendant une approche très personnelle de la religion, mêlant rationalisme, sagesse païenne, christianisme primitif et influences orientales. Elle refuse toujours de revenir sur son excommunication prononcée en 1901. L’armée, enfin, se montre intransigeante à l’égard du pacifisme radical et de la dénonciation des mœurs de la classe militaire de cet homme qui, après avoir combattu dans le Caucase durant sa jeunesse, n’a eu de cesse d’écrire sur la face apocalyptique de la guerre et la bassesse des comportements que celle-ci engendre.

    Ces procès, qui valaient en 2010, moins de deux ans après l’invasion de la Géorgie par la Russie, sont d’autant plus forts aujourd’hui, à l’heure de la guerre russo-ukrainienne. Certains voudraient profiter du contexte pour frapper d’opprobre l’œuvre de Tolstoï, à l’instar du ministre ukrainien de la Culture qui crut bon d’appeler à la censure des classiques de la culture russe dans les pays occidentaux, ou encore de Netflix qui a interrompu la production d’une adaptation en série d’ Anna Karénine . Situation absurde tant Tolstoï est difficilement récupérable politiquement, d’autant plus par l’actuel régime russe dont les orientations sont radicalement opposées à celles qu’il a toujours défendues. « Je ne confonds pas Tchekhov avec un char T 34 », écrivait Milan Kundera. Peut-être serait-il temps, enfin, de méditer ces mots et de comprendre qu’on ne confond pas la lutte contre un régime et l’éradication de ce qu’il y a de plus universel et lumineux dans l’héritage culturel du pays en question…

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      « Nous voulons faire avancer le projet d’une Espagne républicaine, plurinationale et démocratique » – Entretien avec Lilith Verstrynge

      news.movim.eu / LeVentSeLeve · Tuesday, 20 June, 2023 - 19:54 · 19 minutes

    Alors que le gouvernement espagnol dirigé par le socialiste Pedro Sánchez affiche une politique ambitieuse sur le plan social ces dernières années, notamment grâce à ses partenaires de la gauche radicale, les élections municipales du 28 mai dernier en Espagne ont été marquées par une percée de la droite. Un temps divisée entre Podemos et Sumar, nouvelle formation menée par la charismatique ministre du Travail Yolanda Díaz, la gauche espagnole a finalement trouvé un accord de rassemblement le 9 juin dernier. Cet accord, obtenu à l’issue de dures négociations, devrait permettre d’éviter que la droite n’obtienne la majorité absolue aux élections générales convoquées le 23 juillet prochain par le chef du gouvernement. Dans ce contexte, nous nous sommes entretenus avec Lilith Verstrynge. Ancienne directrice de la rubrique Politique du Vent Se Lève , Lilith Verstrynge est désormais secrétaire d’État à l’Agenda 2030 au sein du gouvernement espagnol, et secrétaire à l’organisation de Podemos. Au terme de cet accord, elle figure également sur la liste présentée à Barcelone par Sumar-En Comú Podem. Dans cet entretien, elle revient sur la situation politique espagnole, sur le bilan social du gouvernement Sánchez, sur sa fonction au sein de ce gouvernement, sur les élections à venir ou encore sur les relations franco-espagnoles.

    LVSL – La dernière réforme des retraites espagnole a fait l’objet d’un vif débat d’interprétation en France, dans le contexte de la contre-réforme portée par le gouvernement d’Élisabeth Borne. Si les opposants à ce projet ont pointé du doigt le sens progressiste de l’exemple espagnol et le fait qu’il existait d’autres solutions de financement – avec notamment une mise à plus forte contribution des hauts revenus et des entreprises –, l’exécutif et ses relais médiatiques ont au contraire insisté sur l’âge de départ à 67 ans, sans préciser que le nombre d’annuités nécessaire de l’autre côté des Pyrénées était fixé à 37 ans, soit 6 ans de moins que chez nous. Quel regard portez-vous sur ce débat ?

    Lilith Verstrynge – Je pense qu’il ne faut pas tirer de conclusions définitives sur les spécificités de chaque système de retraite. En effet, les institutions de protection sociale sont le résultat d’évolutions historiques, notamment du rapport de force politique et de l’état de la lutte des classes. En ce sens, on sait que la France a toujours été à l’avant-garde dans la lutte pour les droits des travailleurs. C’est le mouvement ouvrier qui, à travers ses luttes, a permis le développement de ces systèmes toujours complexes et comportant de nombreuses variables, avec des caractéristiques propres à chaque pays et à chaque période. Dans ce développement historique, les organisations de la classe ouvrière ont donné la priorité à certaines luttes par rapport à d’autres, souvent pour des raisons circonstancielles qui ne peuvent donc être extrapolées à d’autres contextes.

    Pour la première fois en Espagne, un gouvernement, dans un contexte de crise, a donc décidé de ne pas choisir l’austérité et les coupes budgétaires dans les droits sociaux.

    Pour autant, il est évident que dans la période qui est la nôtre, en Europe, l’un des enjeux de la lutte contre le néolibéralisme est précisément cette question des retraites. En Espagne, tant en 2010 qu’en 2013, les gouvernements en place ont affaibli le système de retraite. Dans le contexte actuel, avec un gouvernement plus favorable aux revendications populaires, nous avons réalisé une petite avancée en mettant davantage à contribution les plus riches pour qu’il n’y ait pas de baisse des prestations. L’une des autres motivations de ce choix était de faire en sorte que le système soit pérenne afin qu’il ne pénalise pas les jeunes mais qu’il repose sur ceux qui ont le plus d’argent.

    Pour la première fois en Espagne, un gouvernement, dans un contexte de crise, a donc décidé de ne pas choisir l’austérité et les coupes budgétaires dans les droits sociaux. Cela fait partie de la même bataille que les citoyens français ont mené dernièrement contre la réforme d’Emmanuel Macron. Depuis l’Espagne, et notamment depuis Podemos, nous avons suivi de près les manifestations en France et nous pensons qu’il est injuste et antidémocratique que Macron applique une réforme contre la souveraineté populaire et la volonté des Français. Nous espérons que cette réforme sera tôt ou tard abandonnée. Les luttes des pays voisins et frères sont également importantes pour que notre pays continue à mener une politique en faveur de la promotion des droits sociaux.

    LVSL – Comme vous l’avez souligné, la politique sociale ambitieuse menée en Espagne depuis le retour au pouvoir de la gauche en 2018 autour de Pedro Sánchez, tranche avec celle menée par Emmanuel Macron en France depuis 2017, voire avec le social-libéralisme qui avait marqué le quinquennat Hollande. Quelles ont été les grandes réalisations sociales de ce gouvernement et comment expliquer deux orientations aussi différentes de la social-démocratie de part et d’autre des Pyrénées ?

    L. V. – De nombreuses mesures concrètes peuvent être citées. Dans la politique des droits sociaux, par exemple, nous avons parcouru un long chemin dans le développement de ce que l’on appelle le quatrième pilier de l’État-providence, qui englobe toutes les politiques de la dépendance. Ce sujet était jusqu’alors très peu développé en Espagne et nous avons réussi à beaucoup avancer dessus. Du point de vue de la législation sur le travail, ce gouvernement a été le premier depuis la mort de Franco [en 1975, NDLR] à adopter des lois sur le travail qui ont fait avancer significativement les droits des classes laborieuses.

    En plus de ces mesures structurelles, au cours de la dernière législature, et en réponse à la crise pandémique et à la guerre en Ukraine, nous avons développé ce que l’on a appelé le Bouclier social. Nous avons essayé de faire en sorte que, dans une situation de besoin, l’État protège et défende les classes populaires. Pour cela, nous avons réalisé de nombreuses mesures comme le plafonnement des loyers, les aides directes, la limitation du prix de l’énergie, le subventionnement des transports en commun… Toutes avec la même logique : il faut que les citoyens voient que, face à une crise comme celle que nous avons vécue, l’État est capable de contrôler le marché et d’intervenir quand cela s’avère nécessaire.

    De grandes lois sur l’égalité entre les hommes et les femmes ont également été appliquées, ainsi que des lois plus directement féministes : la loi sur l’avortement – qui assure l’avortement libre et public dans toutes les communautés autonomes –, la « loi trans » et sur les droits des personnes LGBTI+, ou encore la loi sur le consentement sexuel.

    Aujourd’hui, sur le plan social, le gouvernement espagnol mène une politique plus ambitieuse que le reste des gouvernements européens et constitue la preuve qu’il est possible d’aller au-delà du néolibéralisme.

    Je crois que le facteur fondamental qui permet d’expliquer la différence entre l’orientation progressiste du gouvernement espagnol et celle du reste des gouvernements européens est la présence de Podemos au sein du gouvernement. En tant que force issue de la mobilisation sociale et reposant sur une forte contestation du système, la question d’entrer ou non au gouvernement a toujours été au centre de nos réflexions stratégiques. Malgré le fait que certains de nos alliés ne l’ont pas forcément vu du même œil, à Podemos, nous avons toujours pensé que la seule façon de changer certaines choses était de participer au gouvernement. Depuis, je crois que nous l’avons prouvé. Aujourd’hui, sur le plan social, le gouvernement espagnol mène une politique plus ambitieuse que le reste des gouvernements européens et constitue la preuve qu’il est possible d’aller au-delà du néolibéralisme, lorsqu’il s’agit de faire de la politique.

    LVSL – Le gouvernement de coalition constitué autour de Pedro Sánchez regroupe les socialistes du PSOE et d’autres forces politiques de gauche radicale, comme les communistes et Podemos, dont vous êtes secrétaire à l’organisation. Quel est aujourd’hui le rapport interne aux forces de gauche en Espagne ? Où en sont par ailleurs les débats autour du populisme de gauche en Espagne, pays où il fut particulièrement puissant ?

    L. V. – La gauche en Espagne vit un moment de transition et de recomposition après avoir fait l’expérience du gouvernement. C’est la première fois depuis la Seconde République [de 1931 à 1939, NDLR] que des forces politiques à la gauche de la social-démocratie accèdent à l’exécutif. En ce sens, nous devons intégrer cette expérience dans nos organisations et dans nos stratégies afin de continuer à progresser au cours des prochaines années.

    Dans ce contexte, je pense qu’il existe un consensus général sur le fait que la participation au gouvernement est quelque chose de positif. Ce gouvernement est un franc succès, puisque c’était un pari politique de Podemos. C’est important car, comme je l’ai dit, il y a quatre ans, Podemos était pratiquement la seule force à rechercher du gouvernement de coalition. Il est donc satisfaisant que notre hypothèse d’alors soit désormais partagée par l’ensemble de notre espace politique.

    Au-delà de ce consensus, la plus grande différence repose sur le fait que certains croient que nous ne pouvons pas dépasser les limites-mêmes du Régime de 1978 [instauré au moment de la Transition démocratique, NDLR], et que nous sommes donc destinés à faire une « meilleure social-démocratie » que le PSOE. D’autres partis, comme Podemos, pensent au contraire qu’il est possible de surmonter certains « verrous » institutionnels qui persistent. En ce sens, depuis Podemos, nous sommes fortement engagés dans l’alliance avec les forces de l’Espagne plurinationale, en particulier Esquerra Republicana de Catalunya [la Gauche républicaine catalane, NDLR] et Euskal Herria Bildu [coalition nationaliste basque de gauche, NDLR] pour faire avancer le projet plus large d’une Espagne républicaine, plurinationale et démocratique.

    LVSL – Vous êtes également membre du gouvernement espagnol, plus précisément secrétaire d’État à l’Agenda 2030, depuis juillet 2022. Quel est votre rôle et en quoi consistent plus précisément vos fonctions ?

    L. V. – L’Agenda 2030 synthétise les grands objectifs de l’humanité face à la transformation de notre monde. C’est un document long et contradictoire, mais qui reprend certains des enjeux pour lesquels les mouvements sociaux se battent depuis des décennies : la justice climatique, la réduction des inégalités mondiales, un niveau minimum de développement social pour l’ensemble de l’humanité ou encore l’égalité entre les hommes et les femmes. En ce sens, je crois que l’existence d’un engagement international autour de ces objectifs constitue déjà un acquis en tant que tel.

    Au sein du gouvernement espagnol, je suis donc chargée de l’application de ces objectifs dans notre pays, tout en étant garante de la souveraineté de ce dernier. Nous avons développé une stratégie autour de huit grands axes de transformation qui feraient de l’Espagne un pays durable, avec moins d’inégalités et un système de production plus avancé. Mon rôle est donc de coordonner toutes les politiques publiques du gouvernement espagnol afin qu’elles fonctionnent de manière cohérente avec ces objectifs.

    LVSL – L’Espagne apparaît comme une société extrêmement fracturée, notamment sur la question territoriale et identitaire. L’émergence de Vox à l’extrême-droite, les remises en cause de la nouvelle loi sur la mémoire historique et les crispations autour des nationalismes périphériques ont réinterrogé en profondeur les fondements de la monarchie constitutionnelle espagnole, hérités de la Transition démocratique. Dans de telles conditions, comment faire émerger un projet de société majoritaire et en même temps progressiste en Espagne ? Les aspirations à une Espagne républicaine progressent-elles dans la société ?

    L. V. – Pour répondre à cette question, il faut déplacer notre regard du présent et analyser le temps long. Il y a dix ans, l’Espagne vivait dans une révolte permanente. Chaque jour, il y avait des mobilisations, la désobéissance civile était devenue fréquente sur des questions telles que les expulsions et la majorité de la population critiquait très fortement la politique néolibérale et ses implications économiques. C’est ce contexte qui a permis à un mouvement comme Podemos d’émerger comme option politique jusqu’à s’imposer dans le gouvernement.

    La volonté de transformation dans un sens démocratique reste très importante en Espagne.

    Il est vrai que les choses ont changé et que désormais, nous sommes confrontés à un mouvement inverse. Toutefois, la volonté de transformation dans un sens démocratique reste très importante en Espagne, notamment autour de questions clés. Par exemple, une enquête publiée le 10 avril dernier a montré que 75% de la population estime que le prix de location des logements devrait être plafonné. Face à des campagnes médiatiques massives contre de telles mesures, il existe toujours une opinion majoritaire prête à intervenir sur le marché pour garantir le droit au logement.

    C’est précisément en partant de ce type de questions, qui sont idéologiquement transversales mais qui montrent qu’il existe dans notre pays une base solide opposée au néolibéralisme, que nous pouvons construire cette majorité progressiste qui dépasse les limites du système actuel et créer autre chose de plus juste et démocratique.

    LVSL – La défaite électorale de la gauche aux dernières municipales et la convocation surprise d’élections générales pour le 23 juillet par Pedro Sánchez ont suscité de nombreux débats stratégiques à gauche. Comment analysez-vous ces résultats ?

    L. V. – En 2021, Pablo Iglesias s’est présenté aux élections régionales à Madrid. Le 5 mai, il a annoncé publiquement qu’il quittait la vie politique. Il a pris sa décision après une analyse rigoureuse à travers laquelle sa personne politique était devenue le bouc émissaire mobilisateur de la pire droite de notre pays. Podemos, mais en particulier Pablo Iglesias, font l’objet de persécutions depuis des années dans les médias mais aussi politiquement et judiciairement. Au fil du temps, progressivement, cela a laissé une trace de stigmatisation dans notre organisation politique et chez nombre de ses dirigeants.

    Quand Pablo a abandonné la politique, il l’a fait avec un projet pour la gauche. Un processus de renouvellement, une succession. D’un côté, une nouvelle direction à la tête de Podemos avec des femmes comme Ione Belarra, actuelle secrétaire générale, Irene Montero, secrétaire politique, Isa Serra, porte-parole et Idoia Villanueva, responsable internationale. De l’autre, une démarche de leadership externe à notre organisation politique, représentée par Yolanda Díaz. La feuille de route était l’unité des forces de gauche que les conflits internes et la réalité territoriale de notre pays avaient auparavant désunies ou n’avaient pas réussi à unir.

    Cette fois-ci, la désunion nous a pénalisés électoralement puisque l’électorat progressiste considère que l’unité de notre espace politique est essentielle.

    Lors des dernières élections régionales et municipales, Podemos a suivi cette feuille de route en essayant de parvenir à un maximum d’accords d’unité au niveau régional et municipal. Certaines forces politiques telles que Compromís ou Más Madrid ne voulaient pas de candidatures unitaires. En 2015, ce type d’accords avait été une condition nécessaire de notre victoire dans la plupart des grandes villes d’Espagne, notamment Barcelone et Madrid. Cette fois-ci, la désunion nous a pénalisés électoralement puisque l’électorat progressiste considère que l’unité de notre espace politique est essentielle. Cela a donc provoqué de la désaffection voire de l’abstention.

    Bien sûr, d’autres raisons permettent de comprendre ce résultat. L’Espagne n’est pas exempte de la réalité européenne et internationale, de la prolifération de gouvernements de droite et d’extrême droite. Le gouvernement espagnol, avec le PSOE et Podemos à l’intérieur, a également été le gouvernement qui a dû gérer une pandémie inédite et les conséquences de la guerre en Ukraine. Cette gestion, bien que progressiste et protectrice de l’État contre le marché prédateur, a fait des ravages électoraux sur ces deux formations politiques.

    Les niveaux d’abstention ont été très élevés à gauche tandis que les électeurs de droite ont considéré ces élections régionales et municipales comme une sorte de référendum contre le gouvernement central. Celui-ci a été dirigé par Isabel Díaz Ayuso, à la tête du Parti populaire de Madrid et qui est aujourd’hui le principal instrument idéologique de la droite espagnole.

    La convocation quasi immédiate d’élections générales par Pedro Sánchez, 24 heures seulement après ces résultats, visait à générer un choc de mobilisation au sein de l’électorat progressiste, mais aussi à capter ce vote au profit de son organisation politique, le Parti socialiste, en tant que vote utile contre une droite très organisée. Sanchez a ainsi renoncé à mettre en valeur le gouvernement progressiste et ses alliances. Au contraire, Podemos essaie de faire comprendre au PSOE depuis des mois qu’en revendiquant l’action de notre alliance gouvernementale progressiste et de la majorité plurinationale au Congrès des députés (avec Bildu et ERC), il serait possible d’assurer un deuxième gouvernement progressiste.

    LVSL – Finalement, un accord électoral a été trouvé sur le fil entre Podemos et Sumar. Pouvez-vous revenir sur les enjeux de cet accord et sur les perspectives pour la gauche dans ces élections ? La victoire annoncée de la droite réactionnaire est-elle inéluctable ?

    L. V. –
    Podemos et Sumar ont récemment signé un accord de coalition électorale. Un accord qui n’a pas été facile à accepter puisqu’il impliquait le veto politique d’Irene Montero, numéro 2 de notre organisation politique et actuelle ministre à l’Égalité. De notre point de vue, ce veto est une erreur politique et un message dangereux pour la société, qui a à voir directement avec la volonté de discipliner politiquement le féminisme. Irene Montero, depuis le ministère à l’Égalité, a promu les droits de tous. Avec ce veto, on concède en quelque sorte que l’extrême droite, qui a construit une bonne partie de sa position politique contre les politiques du ministère à l’Égalité et spécifiquement contre Irene Montero, a raison.

    Malgré cela, nous allons nous présenter aux élections législatives avec Sumar, car dans le cas contraire, nous aurions facilité la tâche de la droite et de l’extrême droite qui auraient pu obtenir la majorité absolue. On peut donc encore éviter un gouvernement de PP et de Vox en Espagne, notamment grâce à cet accord responsable. Et malgré tout, Podemos continuera à travailler à la reconduction d’un gouvernement de coalition progressiste.

    LVSL – Le 19 janvier dernier – lors de la première journée de mobilisation contre sa réforme des retraites –, Emmanuel Macron a rendu visite à Pedro Sánchez à Barcelone pour le 27ème Sommet franco-espagnol. Où en sont les liens et la coopération entre nos deux pays ? Le Traité de Barcelone signé à cette occasion va-t-il changer grand-chose ?

    L. V. – Il est tôt pour le définir. Dans le moment que nous traversons, où les équilibres classiques de l’UE ont été rompus par la guerre en Ukraine, tous les États jouent des cartes différentes. C’est ce qu’a essayé de faire Macron avec Mario Draghi en Italie, bien que cette voie ait été stoppée par la victoire de Giorgia Meloni. Désormais, en partie à cause de la crise énergétique, il semble que l’Espagne soit un nouveau partenaire stratégique pour la France, puisqu’elle pourrait être une voie d’entrée privilégiée pour le gaz algérien ou l’hydrogène vert.

    Nous sommes confrontés à la nécessité historique de réformer l’Union européenne. Cela nous oblige à parler de l’OTAN et des limites qu’elle nous impose, mais aussi de ce que devrait être la relation avec la Chine

    En tout cas, je crois que tant que les alliances se feront sur ce type d’intérêts conjoncturels et non sur des visions partagées de l’Europe, elles ne dureront pas. Nous sommes confrontés à la nécessité historique de réformer l’Union européenne. Nous devons être en mesure de poser des bases solides pour que l’Union soit autonome, souveraine et garantisse les droits des peuples concernés dans un monde qui va profondément changer dans les décennies à venir. Cela nous oblige à parler de l’OTAN et des limites qu’elle nous impose, mais aussi de ce que devrait être la relation avec la Chine ou de la manière dont nous accélérons la transition écologique dans toute l’Europe. Tels sont les grands enjeux qui doivent articuler la relation entre la France et l’Espagne.

    LVSL – Vous ne cachez d’ailleurs pas vos liens avec notre pays, et la fascination que constituent à vos yeux l’histoire et la vie politique française. Pourriez-vous revenir sur votre parcours intellectuel et politique, ainsi que sur l’importance de la France dans ce parcours ?

    L. V. – Tout d’abord, je suis franco-espagnole. J’ai eu la chance de pouvoir étudier en France, après avoir quitté l’Espagne à l’âge de dix-sept ans. J’ai été entièrement éduquée dans le système français, au Lycée français d’abord, lors de mon enfance en Espagne, et à l’université ensuite, en licence d’histoire à Paris-Diderot puis en master de sciences politiques et d’études européennes à la Sorbonne.

    Mes références politiques et historiques sont profondément marquées par l’influence de la France, à commencer par la Révolution française et toutes les grandes figures révolutionnaires. Mon engagement politique a également commencé en France, avec la France insoumise, alors que je suivais par exemple le 15M [mouvement des Indignados né sur la Puerta del Sol à Madrid le 15 mai 2011, NDLR] à distance.

    J’ai donc la chance d’être liée à ces deux pays. La France m’a donné tout ce dont je dispose pour faire de la politique actuellement en Espagne. De tous ces outils, les valeurs républicaines et l’implication politique et sociale que j’ai forgées en France sont sans doute les plus enrichissants.

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      Blanca Jiménez : « Au Mexique, la lutte contre la corruption permet de répondre aux besoins des plus pauvres »

      news.movim.eu / LeVentSeLeve · Tuesday, 25 April, 2023 - 23:54 · 14 minutes

    Depuis l’élection d’Andrés Manuel Lopez Obrador (AMLO), la politique intérieure et étrangère du Mexique détonnent. Les mesures d’accroissement des bas revenus ont été saluées par la gauche, tandis que son rejet de l’hégémonie nord-américaine en Amérique latine a fait apparaître le pays comme un nouveau pôle de non-alignement. Nous avons rencontré l’ambassadrice Blanca Jiménez, ambassadrice du Mexique en France. Entretien réalisé et édité par Julien Trevisan, photos de Pablo Porlan.

    LVSL – Sur le plan de la politique étrangère, l’un des points centraux mis en avant par votre gouvernement réside dans la lutte contre la circulation d’armes à feu en provenance des États-Unis. Le Secrétaire mexicain des Relations extérieures, Marcelo Ebrard, a sur ce point porté plainte devant des tribunaux des États-Unis contre des fabricants et des vendeurs d’armes pour que cesse leur trafic et leurs usages illicites au sein du Mexique. Où en est le processus à l’heure actuelle ? Comment cette action en justice a-t-elle été réceptionnée ?

    BJ – Vous faites bien de rappeler que les armes utilisées par les cartels proviennent des États-Unis : au Mexique, aucune arme n’est produite. Certaines armes, produites aux États-Unis, sont d’ailleurs « stylisées » en vue d’être vendues à des membres des cartels de drogue. Concernant le processus judiciaire, nous avons lancé deux actions. La première a visé les fabricants d’armes. Elle n’a pas abouti et nous avons fait appel de la décision.

    Cela témoigne, d’ailleurs, d’une contradiction profonde des États-Unis : vous pouvez porter plainte contre un médicament ou un jouet qui vous a fait du tort et vous aurez une chance de gagner le procès. En revanche, quand il s’agit des armes à feux, la démarche a peu de chance d’aboutir. Cela témoigne d’un fort lobbying de la part des fabricants d’armes. La seconde vise les vendeurs d’armes à feu et a pour but d’obtenir un contrôle accru sur la vente. Celle-ci est toujours en cours.

    Il est crucial que nous obtenions des avancées sur ce point tant le nombre de morts et le nombre de blessés par armes à feu provenant des États-Unis est effroyable. Et encore, dans les estimations que l’on voit passer, les migrants, qui traversent le Mexique pour rejoindre les États-Unis, qui sont victimes de ces armes ne sont pas comptabilisés et leurs familles n’ont plus aucune nouvelle d’eux. Nous sommes en train de construire des centres de reconnaissance des corps pour que celles-ci sachent ce qui est arrivé, où le défunt se trouve…

    Ce problème des armes à feu empoisonne notre pays et aussi les États-Unis car il permet le trafic de drogue. Il faut donc lutter contre ces deux fléaux ensemble et ne pas simplement rejeter l’entièreté de la faute du trafic de drogue sur le Mexique en écartant d’un revers de la main le trafic d’armes comme c’est habituellement fait par les États-Unis.

    LVSL – Avec l’arrivée au pouvoir du président Andrés Manuel López Obrador et la mise en place de la « quatrième transformation », la lutte contre la corruption a été érigée en priorité nationale. Quelles formes ont pris les résistances contre cette lutte ?

    BJ – Avant de rentrer dans les détails de la lutte contre la corruption, il faut expliquer pourquoi celle-ci est primordiale à nos yeux. Il faut savoir que l’essentiel du budget fédéral est consacré au paiement de la dette. Seule une mince partie sert effectivement à payer les services et investissements publics et les aides sociales. Il ne faut donc pas que cette maigre partie soit rognée. Comme le président a aussi fait la promesse de ne pas augmenter les impôts, il ne reste que la lutte contre la corruption à mener.

    Celle-ci commence déjà à porter ses fruits : du haut de mes soixante-deux ans, je n’ai jamais vu une telle valorisation du peso mexicain par rapport au dollar. Alors même que le président n’a pas suivi le conseil de la majorité des économistes qui promeuvent, quant à eux, une réforme fiscale visant à augmenter les impôts. Il fait déjà en sorte que tout le monde paie ses impôts, via notamment la lutte contre l’évasion fiscale, ce qui n’était pas le cas avant. Avant, les riches qui ne payaient pas leurs impôts se voyaient même « pardonnés » par l’État !

    Cette politique fiscale a permis une rentrée d’argent de 2 400 milliards de pesos. Mais cette lutte rencontre de nombreuses résistances, notamment juridiques. Des jeunes gens riches disent à ce propos qu’une des choses primordiales, si l’on veut être riche, est d’avoir de bons avocats. D’ailleurs, le fait que désormais l’État fasse en sorte que chacun paie des impôts explique, à mon avis, la popularité, qui est de 70% d’opinions positives, de notre président.

    Pour lutter contre la corruption, désormais lorsqu’il est fait état de quelqu’un qui fait une « mauvaise » utilisation du budget, celui-ci est renvoyé et une plainte est déposée à son encontre. Le cas d’une personne qui s’occupait de la vente de lait est à ce titre en train d’être traité par la justice.

    Par ailleurs, nous avons engagé une lutte contre le vol de l’essence (contre les huachicoleros ) par des agents de l’entreprise nationale Pemex (chargé de l’extraction, de la production et de la vente de produits pétroliers) et contre le vol de médicaments et autres substances au sein même du secteur public de la santé. Sur le cas plus spécifique du vol de pétrole, ce n’est pas aussi évident car il faut savoir qu’extraire le pétrole d’un oléoduc, sous forte pression, n’est pas à la portée de tout le monde.

    Ceci est donc fait par des organisations criminelles bien développées. Toutefois l’échelle de vol est telle – on a même trouvé du pétrole dans les égouts de Mexico – qu’il est difficile de penser que les autorités n’étaient au courant de rien. Tout comme il est étonnant que les autorités américaines ne soient au courant de rien quant au trafic de drogue sur leur territoire national alors même qu’une centaine de tonnes par mois de drogue leur est envoyée. Elles rejettent la faute sur le Mexique.

    Au niveau du changement des pratiques institutionnelles, nous avons mis en place ce qu’on appelle « l’austérité républicaine ». Cela consiste à supprimer les fonds alloués aux institutions et aux serviteurs de l’État pour des besoins superficiels, à baisser les plus hauts salaires. Certains nous ont dit que cela serait terrible et au final, il ne s’est rien passé : les gens et les institutions se sont adaptés. Il y avait donc bel et bien, pour le dire ainsi, des complications administratives inutiles. En termes économiques, il semble y avoir beaucoup d’élasticité de ce côté-là et c’est un ensemble de mesures dont beaucoup de gouvernements devraient, à mon avis, s’inspirer.

    LVSL – La question de l’eau est une centrale dans votre parcours. Pouvez-vous peindre un tableau quant à l’état du Mexique sur cette question avant et depuis l’élection du gouvernement ?

    BJ – Il faut d’abord rappeler que le Mexique est constitué de très grandes disparités géographiques : il possède des territoires complètement désertiques comme des forêts tropicales. Nous disposons d’importantes ressources en eau. Au niveau de sa gestion, elle est centralisée, contrairement à ce que l’on observe dans d’autres pays développés : tout ce qui concerne l’eau (l’irrigation, la distribution de l’eau, l’attribution des ressources en eau, etc.) est géré par une seule institution, à savoir la Commission nationale de l’eau.

    Vous m’avez posé la question des changements. Une des choses qui a changé est que le président a choisi de s’occuper des plus pauvres. Avant, on essayait d’avoir une couverture homogène et plus efficace des services de l’eau. En tant qu’ingénieur vous allez donc décider de vous occuper en priorité des villes, car celles-ci sont denses en population et que les canalisations sont déjà présentes. Nous, nous avons choisi de nous adresser aux personnes éloignées des centres urbains et donc aux communautés indigènes originaires et aux personnes qu’on appelait avant les « afro-descendants » (car ils descendent des esclaves d’Afrique que les Espagnols ont ramené avec eux dans leur bateau à partir de la conquête). Désormais, ces derniers sont désignés, dans la constitution mexicaine, comme les « afro-mexicains », c’est-à-dire qu’on a reconnu leur appartenance à la Nation.

    Concernant les communautés indigènes, celles-ci, pour diverses raisons, sont plus ou moins ouvertes. L’une d’entre elles est la communauté des Yaquis. Par le passé, ceux-ci ont été expropriés de leur terrain et donc dépossédés de leur accès à l’eau. Le président, pour corriger cela, a décidé de leur restituer des terrains, ce qui n’est pas chose facile.

    Deux autres changements qu’il faut signaler sont, premièrement, la mise en place de gros projets de distribution de l’eau (via la construction de canaux, de barrages …) et, deuxièmement, faire en sorte que ce soit les acteurs locaux, que sont les municipalités, qui s’occupent de servir l’eau et non pas comme avant l’État fédéral. Pour les écoles qui sont éloignées, avant il y avait des organisations qui s’occupaient, soi-disant, de s’occuper des besoins des écoles, dont l’eau. Mais cela ne fonctionnait pas : l’argent qui était donné s’évaporait mystérieusement. Désormais, l’argent est envoyé aux associations de parents qui définissent eux-mêmes les besoins locaux et très souvent l’accès à l’eau est un de ces besoins. Et nous constatons que de cette manière les choses fonctionnent effectivement.

    LVSL – Le Mexique, comme bon nombre de pays de la région, est touché par une forte inflation qui frappe en priorité les classes populaires et moyennes et menace la reprise économique post-COVID. Est-ce que vous pouvez dresser pour nous un bref panorama de cette reprise et nous dire l’approche qui a été choisie pour protéger la reprise économique et les catégories populaires et moyennes ?

    BJ – Le président Andrés Manuel López Obrador vient d’annoncer le ralentissement de l’inflation tandis que le peso se trouve à un plus haut niveau par rapport au dollar américain. Certains avaient peur qu’avec la mise en place de la « quatrième transformation », le peso perde toute valeur par rapport à celui-ci et c’est l’inverse qui se produit ! Mais des critiques sont malgré tout émises par rapport à cette conséquence monétaire. Sans doute sont-elles liées au fait qu’elles sont émises par des personnes qui ont en réalité sorti tout leur argent du pays…

    LVSL – Une autre question essentielle dont vous vous occupez est celle des biens culturels. Votre pays s’est vu retirer une partie de son héritage, qu’il soit maya, aztèque, etc. à partir de la période coloniale et jusqu’à, malheureusement, nos jours. Quelles sont les actions entreprises pour récupérer ce patrimoine national ? Quels sont les obstacles que vous rencontrez ?

    BJ – D’abord, il faut dire que nous avons un très bon rapport avec le gouvernement français sur ce sujet, que nous travaillons bien ensemble. Mais les choses ne sont pas si simples à dénouer. Il est encore compliqué, au regard de la législation actuelle, de reprendre notre patrimoine dès lors qu’il se trouve être légalement la possession d’un musée français. Mais des améliorations sont en vue concernant le patrimoine africain et juif et il est donc probable que cela s’étende à notre patrimoine.

    Au niveau des entreprises privées, au niveau des enchères, la situation est beaucoup plus difficile. La vente aux enchères de biens culturels, qui permet parfois de blanchir de l’argent, représente une petite part de tout le marché mais, malgré cela, ils ne veulent pas arrêter pour autant. Nous essayons d’obtenir des avancées dans le domaine du suivi des pièces mises aux enchères. Ce qui s’est passé avec le musée du Louvre renforce d’ailleurs le bien-fondé d’une telle initiative. Nous aimerions aussi faire en sorte de renverser la charge de la preuve : à l’heure actuelle, c’est nous qui devons prouver qu’une pièce appartient bel et bien à notre pays alors qu’il faudrait que ce soit les entreprises de vente aux enchères qui démontrent le bien-fondé de leur possession d’une pièce, qu’elle soit maya, aztèque… Pour l’heure, toutefois, cela semble hors d’atteinte.
    En parallèle, nous travaillons aussi beaucoup avec la société en général. Nous essayons de faire progresser l’idée du respect du patrimoine d’un autre pays. En particulier, qu’il ne faut pas spolier, ni acheter de biens issus de la spoliation. Cela commence à fonctionner et certains français ont déjà décidé d’eux-mêmes de nous restituer les biens qu’ils avaient en leur possession.
    Par ailleurs, nous coopérons aussi avec les douanes françaises pour que celles-ci nous aident à bloquer des entreprises de trafic de biens culturels. Mais la chose n’est pas évidente car parfois cela nécessite de savoir distinguer une réplique d’un véritable bien culturel et il faut donc que la collaboration entre nos deux pays continue.

    Enfin, il faut signaler que ce mouvement de restitution des biens culturels qui s’est enclenché ne concerne bien sûr pas que le Mexique mais aussi bons nombres de pays, autrefois colonies, d’Amérique latine ou d’Asie.

    LVSL – Vous venez de souligner les bonnes relations que vous entretenez avec le gouvernement français actuel sur la question de la récupération des biens culturels. D’une manière plus générale, pouvez-vous nous en dire plus sur la nature des relations bilatérales entre la France et le Mexique depuis le début de la « quatrième transformation » ?

    BJ – Nos relations avec la France actuellement sont multiples. Celles-ci sont ancrées dans une histoire longue entre nos deux pays. Le chef d’État Porfirio Díaz (1876-1911) tenait en estime la France. À un moment donné les présidents mexicains parlaient plus français que anglais, ce qui n’est maintenant plus le cas. Notre droit est inspiré du droit français. L’Université Nationale Autonome du Mexique (UNAM) s’est aussi construite de manière similaire à la Sorbonne ainsi que l’Institut Polytechnique National (IPN) vis-à-vis de l’École polytechnique.

    À l’heure actuelle, si mes souvenirs sont bons, un article sur cinq produit par un scientifique mexicain est fait en collaboration avec un français. Beaucoup de nos étudiants viennent ici en France faire une partie de leurs études – comme cela a été mon cas d’ailleurs. Vous avez l’UNAM qui a un siège à la Sorbonne, la Maison Universitaire Franco-Mexicaine (MUFRAMEX) qui entretient des liens étroits avec l’Université de Toulouse et qui cherche à les développer avec les autres universités françaises, etc. D’une manière générale, sur le plan éducatif, nous sommes proches.

    Dans la culture nous entretenons aussi des liens étroits. Il faut par exemple savoir qu’il y a beaucoup de mexicanistes, c’est-à-dire des français qui connaissent bien les cultures maya, aztèque ou autre et qui nous aident à recouvrer nos biens culturels en tâchant de convaincre les privés qui les possèdent de nous les rendre, qui nous aident dans notre dialogue avec les musées français. Il y a aussi trois communes en France, comme Barcelonnette, qui sont des communes en réalité franco-mexicaines.

    Enfin, des expositions réalisées grâce à un partenariat entre la France et le Mexique ont eu ou vont avoir lieu : le musée d’Orsay pendant le COVID a fait une exposition sur les Olmèques, ce qui lui a d’ailleurs permis de tenir économiquement, le Palais Galliera vient de fermer son exposition sur Frida Kahlo, le musée de l’Architecture a fait une exposition sur l’art déco et notre Ambassade a prêté des pièces pour celle-ci, le Musée National d’Anthropologie (à Mexico) va faire une exposition intitulée La Grandeza de México en partenariat avec des musées français et une exposition sur les Aztèques est prévue.

    Dans le domaine scientifique, en particulier celui de la santé et de l’aérospatial, nous collaborons étroitement avec la France. Enfin, pour terminer ce tour d’horizon, des grandes entreprises françaises, comme Safran, Véolia, Schneider Electric, sont implantées au Mexique et que l’inverse, avec des entreprises comme Starbucks, Aoste, Cemex, est aussi vrai. 150 000 mexicains sont employés directement par des sociétés françaises au Mexique, 700 000 indirectement. Comme vous pouvez le voir, nos pays entretiennent des liens étroits dans de nombreux domaines.

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      « Le gaullisme social a aujourd’hui encore une audience » – Entretien avec Pierre Manenti

      news.movim.eu / LeVentSeLeve · Saturday, 15 April, 2023 - 14:31 · 28 minutes

    L’opposition d’une partie des députés Les Républicains au projet de réforme des retraites porté par le gouvernement a fait rejaillir dans le débat public une expression aux contours flous, et pourtant récurrente : le gaullisme social. Quelle définition donner à ce concept qui a traversé plus d’un demi-siècle de vie politique ? Le général de Gaulle lui-même avait-il théorisé ce courant ? Quelle est d’ailleurs la part de réalité et celle du mythe derrière l’action « sociale » du Général ? Auteur d’une Histoire du gaullisme social (Perrin, 2021), Pierre Manenti, conseiller politique, retrace la généalogie et l’héritage de cette tradition politique qui a marqué la IV e et la V e République de son empreinte. Des « gaullistes sociaux » aux « gaullistes de gauche », cette histoire ne se résume pas à quelques trajectoires individuelles. Au contraire, elle s’est traduite, selon l’auteur, dans des organisations politiques et syndicales qui ont cherché à reconcilier Capital et travail auprès du monde ouvrier, tout en défendant l’héritage du Conseil national de la Résistance. Au risque de servir de caution de gauche aux tendances plus conservatrices du gaullisme ? Entretien réalisé par Léo Rosell et retranscrit par Guillemette Magnin.

    LVSL – Qu’est-ce qui est à l’origine de votre intérêt pour la figure du général de Gaulle et pour son héritage politique ?

    Pierre Manenti – Pendant mes études à l’École normale supérieure, j’ai étudié et exploré le mandat du général de Gaulle, président de la République, de 1958 à 1969. Dans ce cadre, j’ai beaucoup travaillé sur les archives de la Fondation Charles-de-Gaulle et de l’Institut Georges-Pompidou. J’ai découvert que, contrairement à l’idée que je m’en faisais, il n’y avait pas un gaullisme monolithique, un chef indiscuté avec un parti encadré et rigide, mais en réalité des gaullismes, des personnalités diverses, parfois voire souvent opposées entre elles. Le parti gaulliste était en effet composé d’hommes de droite mais aussi d’hommes de gauche, ceux qu’on a appelé les tenants du gaullisme social. Tout ce petit monde était réuni par sa fidélité au général de Gaulle, tout en ayant des pensées radicalement différentes sur l’économie ou la société.

    Il se trouve par ailleurs qu’en 2020, le Premier ministre de l’époque, Jean Castex, a fait sa première interview télévisée en se présentant comme un « gaulliste social ». Le lendemain, la presse a unanimement salué son positionnement politique, parce qu’alliant le meilleur de la droite, le gaullisme, et l’esprit de la gauche, celui des luttes sociales. Ce qui est incroyable, c’est que le gaullisme social est donc passé d’une chapelle politique du gaullisme à un mot-valise de la vie politique française, une sorte d’équilibre politique parfait.

    À ce compte-là, de nombreux centristes pourraient se revendiquer du gaullisme social, alors que pour les hommes de gauche engagés dans l’aventure gaulliste, il s’agissait de construire un véritable « socialisme gaulliste ». Il manquait donc un travail d’historien pour rappeler l’origine de la pensée sociale du général de Gaulle, l’histoire politique de ses partis et mouvements, ainsi que la place des hommes de gauche dans cette aventure et, après sa disparition, la vie de ce courant du gaullisme social qu’ont incarné, tour à tour, René Capitant, Louis Vallon, Philippe Dechartre ou encore Philippe Seguin plus récemment.

    LVSL : À vous écouter, on a l’impression qu’il manque une vraie définition du gaullisme…

    C’est vrai. De son vivant, le général de Gaulle s’est toujours refusé à définir le gaullisme. Il n’existe donc pas de définition donnée par le Général lui-même ; ce sont donc ses contemporains, notamment les hommes politiques, ou plus tard les historiens, qui ont construit la définition du mot « gaullisme ». La plupart des commentateurs s’accordent cependant pour dire qu’elle est fondée sur trois éléments invariables.

    Le premier élément est le dépassement des clivages politiques au service de l’intérêt de la nation. Le gaullisme un courant politique qui refuse le clivage droite-gauche, le système des partis, la politique politicienne, et qui veut agréger au sein d’un même mouvement des personnalités de droite et de gauche, toutes animées par la volonté de servir leur pays.

    Le deuxième élément intrinsèque au gaullisme est la politique de la grandeur, c’est-à-dire l’idée que le gaulliste doit contribuer à faire rayonner la France à l’international, notamment à travers de la défense des valeurs des Lumières, de la Révolution et du Conseil national de la Résistance (CNR). Il doit porter avec noblesse ces valeurs inhérentes à l’identité française. Dans cette politique de grandeur, il y a aussi la défense de la francophonie, de l’identité française, dit autrement l’idée d’une France éternelle.

    L’ambition du gaullisme, c’est un État ni capitaliste, ni socialiste, mais une troisième voie française, c’est-à-dire un État interventionniste.

    Le troisième et dernier élément, qui est pour moi inscrit dans l’ADN du gaullisme, c’est le combat en faveur du progrès social. Le gaullisme s’est toujours soucié des plus faibles, des plus nécessiteux, de ceux qui en ont besoin. L’ambition du gaullisme, c’est un État ni capitaliste, ni socialiste, mais une troisième voie française, c’est-à-dire un État interventionniste, participationniste et libéral, au sens où le libéralisme, contrairement au capitalisme, implique une intervention de l’État pour corriger les défaillances du marché.

    LVSL : Quelle est la part du général de Gaulle dans tout cela ? Quelle définition donne-t-il du gaullisme social ?

    Charles de Gaulle est d’abord un homme du XIX e siècle – il est né en 1890. Il a été très marqué par l’éducation de son père et de son oncle, tous deux imprégnés du catholicisme social. Avec eux, il a acquis la conviction que l’homme politique a un rôle social. Dans la bibliothèque du général de Gaulle, il y a également un livre du maréchal Lyautey sur le rôle social de l’officier. Charles de Gaulle a été très influencé par ce livre et par l’idée que le militaire a un rôle dans l’organisation de la société et de ses solidarités. Pour lui, la dimension de fraternité catholique est très importante dans la construction du corps social. Sa foi a donc nourri sa pensée politique.

    Pour répondre à votre question, si l’on s’en tient à la définition la plus simple, le gaullisme désigne l’action et la pensée du général de Gaulle. Pour la pensée, il existe dix-neuf tomes de lettres, notes et carnets qui permettent d’étudier la doctrine politique du Général, sans compter ses très nombreuses archives. Pour l’action, c’est la manière dont il a mis en œuvre cette pensée au contact de la réalité, pendant la guerre, sous la IV e et la V e République.

    La naissance du gaullisme politique tient donc profondément à l’expérience de la guerre et à l’entrée des Soviétiques et des Américains dans le conflit en 1941, lorsque l’on commence à se dire que les Alliés pourraient gagner.

    La première fois que le général de Gaulle a développeé cette pensée politique, il était à Londres, en 1940. Il avait déjà cinquante ans et avait été, jusque-là, un militaire, un tacticien, un stratège, mais pas un homme politique. La naissance du gaullisme politique tient donc profondément à l’expérience de la guerre et à l’entrée des Soviétiques et des Américains dans le conflit en 1941, lorsque l’on commence à se dire que les Alliés pourraient gagner.

    On demande alors au général de Gaulle quelle serait sa doctrine politique s’il devait demain gouverner le pays libéré. D’où l’émergence, à ce moment donné de l’histoire, d’un des premiers discours politiques du Général à Oxford, le 25 novembre 1941. Dans ce discours, il développe trois idées fondamentales qui caractérisent le gaullisme et plus particulièrement sa dimension sociale.

    La première idée, c’est de faire attention aux effets de la mécanisation de l’économie. On est à l’époque du film Les Temps modernes de Charlie Chaplin, dans lequel le héros est écrasé par la roue de la machine. Il y a une inquiétude réelle sur la place du travailleur dans l’usine et il faut veiller à ce que la machine ne le détruise pas. La seconde idée concerne la société à rebâtir. Il faut tout faire pour que cette société épanouisse l’ouvrier et le détourne des totalitarismes. La troisième idée est qu’il faut être capable de penser à long terme, aussi bien dans sa vision de l’économie que de la politique. L’homme politique doit être capable de se projeter à vingt ou trente ans, de faire les choix difficiles, qui s’imposent pour la survie du pays.

    LVSL – Qu’est-ce qui distingue alors le gaullisme social des autres courants du gaullisme?

    P. M. – Dans l’aventure de la France libre, qui pose les prémices du gaullisme social, il y a évidemment des tendances, des grandes idées qui se sont dégagées au fur et à mesure des débats politiques, mais c’est véritablement lors de l’épopée du Rassemblement du peuple français (RPF), le parti animé par le général de Gaulle de 1947 à 1954-55, que les différentes écuries politiques du gaullisme se sont construites, avec leurs personnalités et leurs chefs.

    Il y a d’abord le gaullisme anticommuniste, avec notamment André Malraux, qui est conduit avant toute chose par le rejet du modèle soviétique et la « peur du rouge ». Il y a ensuite le gaullisme social, qui est persuadé que pour lutter contre cette ascension du modèle soviétique, il faut aller parler aux ouvriers, aux travailleurs, dans les usines, donc il faut un gaullisme social et populaire pour convaincre les classes ouvrières de la justesse du gaullisme. Puis, au fil des années, la IV e République connaît une crise économique sans précédent et se développe alors un gaullisme libéral, qui épouse l’esprit de libéralisation et modernisation de l’économie française.

    La particularité du gaullisme social, par rapport aux autres courants du gaullisme, c’est son ancrage dans le temps long et l’affection personnelle du général de Gaulle pour ce courant politique.

    Ces différentes chapelles sont en concurrence auprès du général de Gaulle, qui va soutenir tantôt les unes, tantôt les autres, et les rendre plus ou moins influentes au gré de son humeur et de l’actualité nationale. La particularité du gaullisme social, par rapport aux autres courants du gaullisme, c’est son ancrage dans le temps long (dès la France libre et jusqu’aux jours les plus récents) et l’affection personnelle du général de Gaulle pour ce courant politique (qui se manifeste notamment via le financement de leur journal sur les deniers personnels du Général).

    Après la disparition du général de Gaulle, un gaullisme orthodoxe et conservateur émerge autour de Pierre Messmer et d’Hubert Germain [le dernier Compagnon de la Libération, NDLR]. Ces deux hommes veulent préserver le gaullisme des origines et s’inquiètent d’éventuels dévoiements. Chacun se revendique alors d’être le plus légitime dans son discours gaulliste : c’est le combat qui oppose Georges Pompidou, président de la République, et les barons du gaullisme (Chaban-Delmas, Debré, Frey).

    LVSL – L’un des mythes fondateurs du gaullisme social est l’application du programme du CNR à la Libération, en particulier la mise en place de la Sécurité sociale. Certains ont même parlé d’un « gaullo-communisme » pour qualifier cette période. Souscrivez-vous à cette thèse, qui semble évacuer la grande conflictualité qu’il y avait à cette époque, entre gaullistes et communistes ?

    P. M. – Sur la question de la Sécurité sociale ou des comités d’entreprise, qui sont deux grandes réformes mises en place à la Libération, l’empreinte du général de Gaulle est très forte. Sans le général de Gaulle, cela n’aurait pas pu se faire. Néanmoins, il a travaillé dans le cadre d’un gouvernement de coalition, d’abord avec la gauche socialiste puis avec la gauche communiste, après les élections d’octobre 1945. Avant l’entrée des communistes au gouvernement, Charles de Gaulle défend le comité d’entreprise, que les communistes rejettent à l’Assemblée nationale. Après les élections législatives, il les fait entrer dans son gouvernement et c’est seulement à partir de ce moment que les communistes se mettent à défendre cette idée.

    [Sur la Sécurité sociale], de Gaulle avait une vision très technique de ce sujet, là où les communistes ont apporté un regard plus politique et populaire.

    Il y a donc une forme de captation et de réappropriation politique par les communistes de cet acquis gaulliste de la Libération. Quant au modèle de Sécurité sociale, il est vrai que la vision du général de Gaulle était encore très marquée par le paternalisme, issu du grand courant du catholicisme social. Le retrait progressif du Général des affaires politiques en novembre-décembre 1945, puis son départ du pouvoir en janvier 1946, ont conduit à l’émergence d’un modèle de Sécurité sociale qui n’est peut-être pas celui que de Gaulle aurait voulu mettre en place.

    C’est donc à la fois la volonté politique initiale du général de Gaulle de porter ces réformes et leur reprise puis leur transformation par la gauche communiste et socialiste – plus ambitieuses que le projet initial – qui ont permis l’émergence du modèle que l’on connaît aujourd’hui. De Gaulle avait une vision très technique de ce sujet, là où les communistes ont apporté un regard plus politique et populaire sur de ces réformes.

    Paradoxalement, à partir de 1947, l’argument massue du général Gaulle dans sa lutte pour revenir au pouvoir est celui de la participation des ouvriers à la gouvernance des entreprises et au partage de ses résultats. C’est une sorte de « match retour » pour le Général, qui a beaucoup évolué sur ces questions dans l’intervalle. On parle d’ailleurs parfois, pour désigner le gaullisme, d’une politique de circonstances, c’est-à-dire de grands principes qui doivent être appliqués selon les circonstances. C’est une forme de realpolitik .

    LVSL – Vous montrez l’importance du catholicisme social dans la pensée de Charles de Gaulle, en même temps que des visées stratégiques. C’est la fameuse phrase que vous utilisez, « homme de droite par conviction et homme de gauche par nécessité de l’action »…

    P. M. – Tout à fait. Pourquoi Charles de Gaulle développe-t-il ce discours social ? Parce qu’en 1941, alors qu’il est à Londres, certains Français libres le soutiennent mais d’autres s’inquiètent du régime qu’il pourrait mettre en place dans la France libérée. L’amiral Muselier, grand-père de Renaud Muselier, fait ainsi partie de ces gens, plutôt marqués à gauche, qui s’inquiètent de ce que le Général pourrait faire après la guerre. Les Anglais, les Américains mais aussi beaucoup de socialistes français réfugiés à Londres le voient comme un militaire de droite, conservateur, donc dangereux par définition. Certains journaux français le qualifient même de fasciste. De Gaulle comprend rapidement qu’il a besoin de développer un discours social pour parler au peuple de gauche. C’est quelqu’un qui est fondamentalement, par son éducation et son milieu d’origine, un homme de droite, mais qui va développer un discours de gauche, par la politique et le besoin de rassemblement des Français.

    Pourquoi Charles de Gaulle encourage-t-il l’émergence d’un gaullisme social sous la IV e République ? Parce qu’il existe alors deux partis de droite, le Parti républicain de la liberté (PRL), qui s’est construit sur les débris de la droite d’après-guerre, et le Mouvement républicain populaire (MRP), qui incarne une droite chrétienne et humaniste. Le général de Gaulle se dit qu’il doit aller chercher les ouvriers, en développant un discours sur la condition sociale et le statut des travailleurs afin d’installer son parti, le RPF, dans le paysage politique d’après-guerre ; c’est donc une stratégie politique, nourrie par une conviction intime sur le sens de la nation et de la République.

    Si je vais plus loin : pourquoi y a-t-il un sursaut du gaullisme social sous le mandat présidentiel de Charles de Gaulle ? De 1958 à 1965, les avancées du gaullisme social sont très mineures et les premières tentatives du Général en faveur de l’intéressement sont un échec, en raison de l’hostilité de son entourage comme du patronat. Lors de l’élection présidentielle de 1965, le général de Gaulle est mis en ballotage, alors même qu’il pensait être élu dès le premier tour. Il avait refusé de faire des entretiens avec des journalistes et il finit par accepter, sous la pression de Jacques Foccart, face au risque d’être défait. Il fait alors trois entretiens avec Michel Droit, qui sont entrés dans la légende.

    En janvier 1966, lorsque Charles de Gaulle réélu reconduit Georges Pompidou à Matignon, il prend cependant la décision de rappeler Michel Debré dans son gouvernement. C’est le retour d’une certaine tradition gaulliste, dit autrement la victoire des anciens face aux modernes. C’est aussi la fin de la parenthèse libérale conduite par Pompidou entre 1962 et 1965. C’est dans ce contexte que le général de Gaulle relance la réforme de la participation avec plusieurs lois successives, mais surtout un grand référendum, en 1969, sur la participation à la gouvernance des entreprises, des universités, de la vie politique, etc. Ce que de Gaulle recherche, c’est un modèle d’association du Capital et du travail, un modèle paritaire, dans lequel chacun est reconnu pour son apport à une œuvre commune.

    Derrière cette main tendue aux ouvriers et aux travailleurs, il y a une stratégie politique et une inquiétude sociale.

    Il ne faut pas oublier qu’il y a, chez de Gaulle et les gaullistes, la peur de l’insurrection communiste. On pense aux grandes grèves de 1947-1948, à la peur du rouge dans l’après-guerre, aux menaces de la rue en 1968, etc. Tout cela se construit et s’exprime dans un contexte de Guerre froide, où l’Union soviétique est une menace réelle pour les démocraties occidentales. Derrière cette main tendue aux ouvriers et aux travailleurs, il y a donc une stratégie politique – aller chercher le vote ouvrier avec un discours de rassemblement du pays pour dépasser les clivages – et une inquiétude sociale – si on ne partage pas suffisamment, le pays explosera et une révolution pourrait alors s’emparer du pouvoir.

    LVSL – Vous expliquez cependant que le courant du gaullisme social a toujours été assez minoritaire, au point d’apparaître à certains moments comme une caution politique pour une doctrine plus autoritaire et conservatrice.

    P. M. – Oui, c’est particulièrement vrai dans l’aventure du RPF [entre 1947 et 1955], où les grands cadres du parti étaient des hommes plutôt anticommunistes et conservateurs, peu portés sur la question sociale. Le parti était alors sous l’influence d’hommes de droite. Pourtant, certains militants, comme Jacques Baumel ou Yvon Morandat, sont parvenus à convaincre le général de Gaulle de créer un syndicat gaulliste, l’Action ouvrière. Son existence permet alors une forme d’équilibre politique au sein de la famille gaulliste et fait taire certaines accusations sur le positionnement très à droite du RPF.

    Il faut rappeler qu’avant que le RPF ne soit créé en 1947, il y avait eu un autre mouvement gaulliste, créé en 1946 à l’initiative de René Capitant, qui s’appelait l’Union gaulliste et qui avait servi de ballon d’essai. Très vite pourtant, le général de Gaulle s’était aperçu que cette Union gaulliste ne marchait pas, car elle était devenue un rassemblement hétéroclite de gens d’extrême-droite, qui venaient de la droite autoritaire et qui tentaient de « se recycler ». De ce point de vue, dans l’aventure du RPF, l’Action ouvrière et le gaullisme social ont donc servi de caution pour replacer le gaullisme au centre de l’échiquier politique.

    Par la suite, notamment après la mise en sommeil du RPF, le gaullisme social a pris son indépendance du reste du parti gaulliste : plusieurs clubs et mouvements ont ainsi existé entre 1955 et 1958, puis différents partis se sont structurés comme le Centre de la Réforme républicaine (CRR) en 1958 ou l’Union démocratique du travail (UDT) entre 1959 et 1962. C’est peut-être d’ailleurs le grand échec politique de Philippe Seguin, qui a voulu ressusciter le gaullisme social non pas comme un mouvement autonome mais comme une composante du RPR chiraquien. Il a voulu faire percer le gaullisme social au sein de la famille chiraquienne.

    Or, à partir de 1969 et plus encore à partir de 1974, il y a une rupture au sein de la famille gaulliste, car les héritiers du gaullisme social estiment que la défense du gaullisme n’est ni avec Georges Pompidou, ni avec Valéry Giscard d’Estaing, ni même avec Jacques Chirac, mais qu’elle est à gauche, quitte à travailler avec les ennemis d’hier. Jean Charbonnel ou Léo Hamon, tous les deux des anciens ministres, vont ainsi œuvrer directement avec la gauche socialiste de François Mitterrand. Ce moment marque, pour moi, la rupture entre les gaullistes sociaux et les gaullistes de gauche, les premiers cherchant à faire vivre une droite sociale, les seconds ralliant les partis de la gauche socialiste et communiste.

    Les gaullistes de gauche vont, au nom d’une certaine idée du gaullisme, travailler main dans la main avec la gauche.

    Au contraire, à partir de 1978-1981, un mouvement inverse s’opère. Certains gaullistes de gauche vont revenir dans le giron du RPR chiraquien, notamment à l’occasion des élections européennes de 1979, et vont donc redevenir des tenants de la droite sociale. D’autres vont néanmoins définitivement décrocher, comme Michel Jobert, ancien ministre de Pompidou, qui devient ministre de Mitterrand. Ces deux familles, issues de la vision sociale du général de Gaulle, coexistent pendant de nombreux années… Les gaullistes sociaux font vivre l’idée d’une droite sociale et populaire au sein de la famille gaulliste puis chiraquienne ; tandis que les gaullistes de gauche, au nom d’une certaine idée du gaullisme, travaillent main dans la main avec la gauche. Ce sont eux que l’on retrouve, en 2002, autour de la candidature de Jean-Pierre Chevènement.

    LVSL – Certains observateurs, tel que l’historien Grey Anderson, ont décrit le retour au pouvoir du général de Gaulle en 1958 comme un coup d’État, dans un contexte de guerre civile. Que pensez-vous de cette analyse ?

    P. M. – Je ne pense pas qu’on puisse qualifier le retour au pouvoir du général de Gaulle de coup d’État, mais il est vrai que la crainte d’un coup de force militaire a indéniablement pesé sur les conditions de son accession aux responsabilités en mai 1958. De Gaulle s’est toujours tenu à l’écart des tractations avec les militaires de l’Algérie française, ce qui n’est pas le cas de tous les gaullistes, notamment son premier cercle, ainsi Jacques Foccart et Olivier Guichard.

    Le général de Gaulle ne pouvait pas non plus ignorer la volonté qu’avaient les pieds-noirs et l’armée d’Algérie de le voir revenir au pouvoir, ni même les agissements de son entourage. Au moment où le gouvernement de Salut public est proclamé à Alger, le Général profite donc de la situation pour mettre la pression sur l’écosystème politique métropolitain et pour être choisi non seulement comme dernier président du Conseil mais aussi pour obtenir les pleins pouvoirs au début du mois de juin 1958.

    Je dirais donc que de Gaulle n’a pas organisé de coup d’État militaire, mais qu’il a profité d’un climat général d’angoisse politique, vis-à-vis de la possibilité d’un tel coup d’État, pour accéder au pouvoir.

    LVSL – En-dehors de ce que vous appelez la « valeur refuge » que constitue le gaullisme dans une partie très importante du champ politique français, quel est, selon vous, l’héritage du gaullisme aujourd’hui, et en particulier du gaullisme social ?

    P. M . – Ce qui est très intéressant, c’est que lorsque le général de Gaulle est décédé en 1970, la question de savoir s’il existait encore un gaullisme s’est immédiatement posée. Or elle n’a jamais été résolue depuis. Si l’on reprend la définition de la pensée gaulliste apportée dans mes réponses précédentes, y a-t-il eu une continuité à travers d’autres figures politiques ? On peut bien sûr penser aux barons du gaullisme, avec la candidature de Chaban-Delmas en 1974 ou celle de Michel Debré en 1981.

    Pour rappel, on parle généralement de six barons du gaullisme : Chaban-Delmas, Debré, Foccart, Frey, Guichard et Palewski. Pourquoi ces six hommes sont-ils considérés comme des barons du gaullisme ? Parce qu’ils étaient des hommes qui parlaient au nom du général de Gaulle et au général de Gaulle. Ils étaient parmi les rares personnes capables de lui tenir tête. Ils déjeunaient régulièrement ensemble, à la Maison de l’Amérique latine, boulevard Saint-Germain. À partir de là, est né une sorte de mythe selon lequel ils seraient les grands décideurs du régime. Dans la vie quotidienne du parti, le Général se refusant aux bases œuvres de la vie politique, les barons du gaullisme étaient en effet les animateurs du gaullisme politique.

    Puis, au fur et à mesure de la disparition des barons, disparition politique ou personnelle, d’autres ont essayé de reprendre cet étendard et ce rôle au sein de la famille gaulliste comme Pierre Lefranc (fondateur de l’Institut Charles-de-Gaulle en 1971) ou encore des anciens Premiers ministres comme Maurice Couve de Murville ou Pierre Messmer. Ces nouveaux barons ont cherché à faire vivre le gaullisme après de Gaulle. Dans des temps les plus récents, d’autres figures se sont imposées comme les derniers gardiens du temple du gaullisme, comme Albin Chalandon qui, en 1986, était le seul ministre du général de Gaulle à servir dans le gouvernement de cohabitation de Jacques Chirac. Il apportait alors une caution politique importante mais aussi un témoignage de la survivance du gaullisme, comme je le raconte dans mon livre [NDLR : Albin Chalandon, Le dernier baron du gaullisme , Perrin, 2023].

    L’élection présidentielle de 2022 l’a montré : la quasi-totalité des candidats, de droite mais aussi de gauche, a en effet invoqué la figure du général de Gaulle

    De là, une question demeure. Les derniers grands représentants du gaullisme ayant disparu, existent-ils encore des gens légitimes en France pour porter cette parole politique ? Je suis persuadé que le gaullisme est un ensemble de grands principes qui ont encore toute leur légitimité et leur vitalité dans la France contemporaine. L’élection présidentielle de 2022 l’a montré : la quasi-totalité des candidats, de droite mais aussi de gauche, a en effet invoqué la figure du général de Gaulle, qu’il s’agisse d’Anne Hidalgo qui s’est rendue à Colombey-les-Deux-Églises ou de Marine Le Pen qui l’a célébré à Bayeux, d’Éric Zemmour qui a utilisé la référence au discours du 18-juin dans son clip de campagne, d’Emmanuel Macron qui a appelé à voter pour lui des sociaux-démocrates aux gaullistes, ou encore de Valérie Pécresse, qui se présentait comme une gaulliste sociale et libérale.

    Alors pourquoi cette appropriation politique unanime du terme de « gaullisme » ? Parce que les grands principes du gaullisme sont devenus transpartisans. De Gaulle et le gaullisme sont désormais plus que des notions politiques, ce sont des concepts historiques. Qui se souvient en effet des tensions politiques inhérentes à l’époque de général de Gaulle, exception faite des événements de mai 1968 ? En revanche, on se souvient tous du héros de la France libre, de celui qui, après avoir relevé le pays, a voulu réconcilier la droite et la gauche, bref de la figure de rassemblement.

    J’ajouterais que lorsque de Gaulle revient au pouvoir en 1958, il est persuadé qu’il est légitime pour parler à la droite, mais aussi à la gauche, et que ce qu’il entreprend devrait avoir son soutien. Il est donc écœuré de voir que la gauche, derrière François Mitterrand (qui publie Le coup d’État permanent en 1964), refuse de le soutenir pour ce qu’il estime être une histoire de politique politicienne. Il confie d’ailleurs à un proche : « La gauche se réclamera de moi lorsque je serai mort », ce qui est une manière de dire que son différend avec la gauche est uniquement personnel. Tout cela lui semble contraire à l’intérêt du pays ; c’est le fameux « régime des partis », qu’il abhorre et contre lequel il s’est battu toute sa vie.

    LVSL – Qu’est devenu le gaullisme après de Gaulle ? Vous parlez beaucoup du gaullisme social mais vous écrivez aussi qu’il existe aussi un gaullisme néolibéral et européen, ce qui peut sembler antithétique…

    P. M. – Le gaullisme néolibéral, qu’on présente aussi parfois comme un néo-gaullisme, est l’héritier des politiques libérales menées par le général de Gaulle en 1958-1959, au moment de la réforme Pinay-Rueff de l’économie française. Il s’enracine, en 1962, avec l’arrivée de Georges Pompidou à Matignon.

    Quant au gaullisme social, il a lui-même muté du catholicisme social des origines, au gaullisme ouvrier, en passant par l’opposition au pompidolisme puis par les grandes heures du séguinisme.

    Quant au gaullisme européen, il faut rappeler que le général de Gaulle n’est pas contre l’Europe ; il est pour l’Europe des nations. Mais lui-même évolue au cours de son mandat. À la fin de sa vie, en 1969, il a ainsi des entretiens avec l’ambassadeur britannique Soames et lui confie : « Je suis prêt à faire entrer l’Angleterre dans une certaine Europe, telle que je l’ai imaginée ». Ce changement de pied explique qu’il y a, dans la famille gaulliste, un courant pro-européen, avec Jacques Chaban-Delmas, par exemple, partisan de l’accord de Maastricht, et à l’opposé, un courant souverainiste, dans lequel on retrouve Philippe Séguin ou Charles Pasqua, défenseurs de l’Europe des nations.

    Quant au gaullisme social, il a lui-même muté du catholicisme social des origines, au gaullisme ouvrier, en passant par l’opposition au pompidolisme puis par les grandes heures du séguinisme. Je suis persuadé que le gaullisme social, qui est à la fois un discours souverainiste d’exaltation de la nation française et en même temps un discours de lutte contre la fracture sociale, a aujourd’hui encore une audience particulière mais aussi une légitimité forte.

    L’usage et la captation du « gaullisme social », comme mot-valise du parfait équilibre entre la droite et la gauche, est donc évidemment politique. C’est une expression qui répond aux nécessités d’une époque où les Français, après avoir goûté à la globalisation, recherchent un État qui protège face aux crises comme aux marchés concurrentiels, et en même temps, un État qui préserve leur identité, leurs particularismes, face à une sorte d’uniformité culturelle, économique, sociale, qu’on cherche à nous imposer.

    Alors faut-il préserver, coûte que coûte, les particularités françaises ? Ou faut-il, au contraire, rechercher l’efficacité en allant vers le copier-coller de modèles étrangers ? Je crois que, dans ce débat, le discours gaulliste résonne de manière particulièrement évidente aujourd’hui : volonté de dépasser les clivages politiques, souci de la grandeur du pays et de la défense de son modèle si unique, mais aussi recherche d’une concorde sociale, qui soit le ferment de l’unité nationale, il y a là un véritable programme politique !

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      Antonio Casilli : « La menace d’un grand remplacement par les robots est une manière d’assurer la discipline »

      news.movim.eu / LeVentSeLeve · Wednesday, 12 April, 2023 - 11:33 · 32 minutes

    Le récent engouement autour de ChatGPT a de nouveau ravivé l’éternel débat sur la fin à venir du travail humain, remplacé par des intelligences artificielles et des robots. Pour le sociologue Antonio Casilli, auteur de En attendant les robots : Enquête sur le travail du clic (Seuil, 2019), ces annonces relèvent surtout d’un discours téléologique vénérant excessivement le progrès et de slogans marketing. Ayant étudié finement le fonctionnement concret de ces outils digitaux, il montre combien ceux-ci s’appuient sur du travail humain, généralement gratuit ou très mal rémunéré et reconnu. Plus qu’une disparition du travail, nous devons selon lui craindre, une plus grande précarisation et atomisation de celui-ci.

    LVSL : Les médias spéculent régulièrement sur une fin à venir, sans cesse repoussée, du travail humain. Par exemple, en relayant l’étude The future of employment: how susceptible are jobs to computerization qui voudrait que 47% des emplois soient susceptibles d’être automatisés. Comme le titre de votre ouvrage semble l’indiquer ( En attendant les robots ) , vous ne partagez pas cette analyse. Pourquoi ?

    A. Casilli : Pour commencer, le titre n’est pas de moi. Ce n’était censé être à la base qu’un des chapitres de cet ouvrage, en l’occurrence le dernier. Cette référence renvoie à deux ouvrages majeurs : d’une part la poésie de Kavafys « En attendant les barbares » et de l’autre la pièce de Beckett « En attendant Godot », deux œuvres majeures du XX e siècle dans lesquelles on évoque une menace qui n’arrive jamais. Il s’agit d’une présence transcendante expliquant l’ambiguïté qui demeure aujourd’hui sur ce type d’automatisation qu’on attend tantôt avec impatience, tantôt avec crainte, mais qui finit toujours par être repoussée.

    Moi-même, dans ma jeunesse j’ai eu droit aux vagues de rhétorique sur la fin du travail, à travers notamment l’ouvrage « La fin du travail » de Jeremy Rifkin (1995), qui annonçait la même chose que l’étude de Frey et Osborne dans « The future of employment ». Le message revenait à dire que l’automatisation anticipée allait être telle qu’un nombre important d’emplois disparaitrait sous peu, selon une logique de substitution. Mais si l’on avait face à nous une personne qui aurait vécu par exemple depuis le début du XIX e siècle, elle aurait pu témoigner de rhétoriques et de prophéties comparables parce qu’il n’a pas fallu attendre les intelligences artificielles pour se retrouver face ce type d’annonces.

    Ce type de communication s’adresse avant tout aux investisseurs, dotés de ressources matérielles et d’un imaginaire constamment sollicité. L’investisseur est une personne qui doit, comme disait Keynes, se soumettre aux esprits animaux, se démarquer et les suivre dans une espèce de quête chamanique. De l’autre côté, ce discours s’adresse aussi à une force de travail qui a besoin d’être disciplinée. Dans ce contexte-là, la menace d’un grand remplacement par les robots est une manière d’assurer la discipline en les ramenant à une condition purement machinique, à un travail sans qualité, sans talent, sans compétences. C’est donc une manière de déprécier ce travail et de démontrer son inutilité alors qu’il s’agit bien d’un travail nécessaire.

    « La menace d’un grand remplacement par les robots est une manière d’assurer la discipline ».

    C’est en me concentrant sur ce travail vivant nécessaire qui nourrit la nouvelle vague d’innovation qui émerge avec les intelligences artificielles au début du XXI e siècle, en montrant « l’essentialité » (c’est-à-dire le fait qu’ils requièrent du travail humain, ndlr) de ces métiers de la donnée, que je m’efforce de montrer que l’innovation n’est pas forcément destructrice de travail. Plutôt elle déstructure l’emploi – ou en tous cas la version formalisée et protégée du travail, qui cesse alors d’être un travail encadré selon des principes établis par de grandes institutions internationales comme l’OIT. Ces avancées technologiques rendent le travail de plus en plus informel, précaire, sujet à un ensemble de variabilité et de fluctuations qui répondent autant au marché classique qu’à un nouveau type de marché, celui des plateformes, qui ont leurs propres fluctuations, dues à des logiques moins économiques qu’algorithmiques.

    LVSL : Dans ce que vous évoquez justement de déstructuration du travail, en parlant de « travail numérique » nous désignons souvent les travailleurs ubérisés soumis au capitalisme de plateforme, mais vous rappelez aussi dans votre livre qu’il existe d’autres types de « travailleurs du clic ». Lesquels ?

    A. Casilli : Ce que je cherche à faire dans cet ouvrage, c’est prendre comme point de départ le travail de plateforme visible qui concerne les métiers de la logistique, des passeports, des mobilités en général. Cela concerne parfois les métiers des services personnels comme ceux du « care » qui soignent des personnes ou s’occupent de tâches domestiques, etc. Tout cela fait partie de la première famille de métiers qu’on qualifie parfois d’« ubérisés ». C’est un terme qu’un industrialiste français, Maurice Levy, a choisi et que l’on a imposé à tout, en « brandisant » c’est-à-dire en attribuant une marque à un phénomène social.

    Mais je m’efforce de dire : « Regardons aussi ailleurs ». Le travail plateformisé visible, les nouveaux métiers du clic ou de l’algorithme ne sont que la partie émergée de l’iceberg. Tout le reste est composé de travailleurs qui sont sous la surface de l’automatisation. Il existe deux grandes familles sur lesquelles se concentre la partie centrale de cet ouvrage : d’une part le nombre vraiment important de personnes qui, partout dans le monde, préparent, vérifient et parfois imitent les intelligences artificielles – ce sont les annotateurs de données, les personnes qui génèrent des informations pour entraîner les algorithmes ou pour conduire l’intelligence artificielle.

    Dans la continuité de cela, il y a un travail de moins en moins vu, connu, reconnu et payé, tellement informel qu’il devient presque un travail de bénévole voire d’utilisateurs-amateurs, comme chacun et chacune d’entre nous l’est à un moment ou à un autre de sa vie et de sa journée. Par exemple le fait de se servir d’un moteur de recherche en améliorant la qualité des résultats, comme cela arrive à chaque fois qu’on utilise Google, ou de s’insurger contre une intelligence artificielle comme ChatGPT en améliorant par la même occasion la qualité de ses réponses. Il y a donc une continuité entre les personnes qui ne sont pas payées pour réaliser du clic, pour réaliser de l’amélioration de contenu et de service algorithmique, et les travailleurs du clic des pays émergents ou à faible revenu, généralement payés 0,001 centime la tâche. Sur le papier, la différence est vraiment minuscule mais c’est important de la souligner.

    « Afin de rendre les travailleurs interchangeables, il faut faire en sorte que l’activité humaine soit standardisée et réduite à son minimum, son unité minimale est alors le clic. »

    © Marielisa Ramirez

    LVSL : Pour reprendre les termes que vous utilisez dans le livre, vous distinguez trois formes de « travail digital ». Le travail des petites mains du numérique, c’est-à-dire le travail à la demande (prestation de petites interventions comme Uber, Deliveroo, etc.) ; le micro-travail qui fournit le soutien aux algorithmes par des tâches standardisées de mise en relation de données et le travail social en réseau qui est la participation des usagers à la production de valeur. Dans la droite lignée du taylorisme, ces nouvelles tâches témoignent-elles d’une nouvelle organisation du travail qui n’est pas aboli par le numérique mais simplement fractionné et décentralisé à un degré supérieur ?

    A. Casilli : Oui, vous avez bien résumé les trois familles de travail, mais on peut encore faire un effort supplémentaire pour caractériser cette activité dont on parle. Pour qualifier ce « travail numérique », on peut aussi bien employer deux autres adjectifs. C’est un travail qui est « datafié » et « tâcheronisé ». « Datafié » signifie qu’il produit de la donnée et qu’il est lui-même produit par la donnée. « Tâcheronisé » c’est-à-dire atomisé, segmenté en petites tâches. Afin de rendre les travailleurs interchangeables, il faut faire en sorte que l’activité humaine soit standardisée et réduite à son minimum, son unité minimale est alors le clic.

    Sommes-nous là face à une continuation du taylorisme ? La réponse est un peu compliquée dans la mesure où le taylorisme, tel qu’on le connaît historiquement, était synthétiquement dû à la gestion scientifique et non à la gestion algorithmique. Il y a une différence importante entre ces deux conceptions parce que la définition de Taylor était celle d’un travail sur plan, avec un cahier des charges pour des personnes intermédiaires puis des exécutants et des ouvriers. Il y avait une chaîne hiérarchique et une manière d’organiser ce travail par des échéances précises : chaque semaine, chaque jour, chaque mois, chaque année. Il s’agissait donc d’un travail de plan tandis que le travail de plateformes qui sert à produire ces intelligences artificielles est un travail à flux tendu. Cela signifie que les manières d’associer un exécutant et une tâche passe plutôt par un modèle mathématique qu’est l’algorithme qui apparie un être humain et un contenu (ex : quel chauffeur va s’occuper de quelle course). Dans la mesure où cette logique est différente, elle bouleverse également l’équilibre politique auquel le taylorisme avait conduit, que l’on résume parfois par l’économie du fordisme-taylorisme qui repose sur une production de masse, qui, à son tour, produit des marchés de consommation de masse.

    Là, on est face à une organisation plus compliquée et à des micro-marchés, des marchés de niche qui sont réalisés ad hoc , créés par l’algorithme même. Pour terminer, le type de protection sociale qui allait de pair avec le fordisme-taylorisme a été complètement abandonné pour la raison qu’on ne se trouve pas dans une situation dans laquelle il faut assurer un salaire stable afin que ces employés puissent se permettre de consommer la production même de leur propre usine ou de leur entreprise. Aujourd’hui, ce n’est pas à Uber de s’occuper de donner suffisamment d’argent à une personne pour qu’elle puisse s’offrir des produits ou des services Uber. Il y a effectivement une séparation totale entre ces deux aspects, ce qui débouche sur un travail beaucoup moins protégé, qui offre beaucoup moins de certitudes quant à son existence même et à son activité, donc à sa rémunération. En outre, cela génère moins de protection sociale du point de vue de l’assurance, de la carrière, de la formation, de la retraite, et ainsi de suite. Tout ce qui faisait l’équilibre sociopolitique dans la deuxième moitié du XX e siècle – du moins dans les pays du Nord – est aujourd’hui laissé de côté et les plateformes qui produisent l’intelligence artificielle et qui se basent sur ce concept de « digital labour » sont finalement la réalisation et l’achèvement ultime de l’idéal néolibéral du chacun pour soi et du travail pour personne.

    « Moi j’ai jamais rencontré les gens avec lesquels je travaille et encore moins les gens pour lesquels je travaille parce que, tout simplement, je me connecte sur un site et je coche des cases »

    LVSL : Vous évoquez dans votre livre des tâches comme l’incorporation de données dans les IA, le tri des doublons, la mise en lien de recommandations, etc. Il s’agit d’un travail qui ne met pas directement en jeu les forces du travailleur mais plutôt des qualités cognitives comme la faculté de discernement, de jugement ou encore de discrimination. En outre, nous avons affaire à des personnes qui sont individualisées du simple fait qu’il s’agisse d’un travail qui s’effectue la plupart du temps seul, face à un écran. Par conséquent, face à la fois à ce changement de lieu de travail, à cette atomisation du travail et au fait que les facultés qui sont mobilisées sont d’ordre cognitives, est-ce pour vous le signe d’un nouveau prolétariat de type cognitif ou digital ?

    A. Casilli : Je dirais qu’il y a clairement la formation d’une nouvelle subjectivité politique, qu’on peut appeler « nouveau prolétariat ». À la fin du livre, je fais d’ailleurs tout un effort pour étudier dans quelle mesure on peut parler de classe mais ma réponse est assez dubitative. Pour l’instant, j’insiste beaucoup sur le fait que la nouveauté présentée, par exemple par le microtravail plateformisé, c’est-à-dire des personnes qui se connectent sur des applications spécialisées où elles réalisent des micro-tâches rémunérées à la pièce, est un cas de freelancing extrême, parce qu’extrêmement fragmenté. Selon des estimations de nos collègues d’Oxford à peine en moyenne deux dollars par heure ; même si par ailleurs ils n’ont pas un contrat horaire mais sont payés à la pièce.

    Vous ne travaillez plus par projet, même s’il demeure certaines caractéristiques du freelancing qui s’est imposé depuis l’arrivée du télétravail dans les années 90. Il s’agit alors d’un aboutissement, d’une version poussée à l’extrême de cette tendance. Il subsiste toutefois un autre élément important qui nous permet de complexifier ce qu’on peut dire aujourd’hui à propos de ce microtravail. Je le caractérise comme un travail en solitaire, où les personnes travaillent chacune depuis [leur] foyer, et nous avons par ailleurs réalisé avec France Télévisions un documentaire nommé Invisibles dans lequel nous avons interviewé des microtravailleuses. La première chose qu’une d’entre elles nous a dite est : « Moi j’ai jamais rencontré les gens avec lesquels je travaille et encore moins les gens pour lesquels je travaille parce que, tout simplement, je me connecte sur un site et je coche des cases ».

    Quelle est l’autre caractéristique de ce freelancing extrême ? Et bien, c’est tout simplement que le travail se déplace vers les pays dans lesquels la main d’œuvre est moins chère. Comme les rémunérations sont à la baisse et que cela se transforme en une espèce de foire d’empoigne, les pays dans lesquels on rencontre un nombre plus important de microtravailleurs ne sont pas forcément les pays du Nord mais ceux de l’hémisphère Sud. On a beaucoup parlé de la Chine et de l’Inde mais ce sont des cas complexes dans lesquels vous avez autant de grandes startups qui font de la valeur ajoutée que des microtravailleurs. Il y a aussi des pays qui sont dans des situations d’extraction néocoloniale poussées à l’extrême.

    Les pays sur lesquels nous avons travaillé avec mon équipe de recherche DiPLab sont des pays d’Afrique francophones et des pays d’Amérique latine. Dans les deux dernières années et dans la foulée de cet ouvrage, nous avons réalisé plusieurs milliers d’entretiens et de questionnaires avec des travailleurs dans des pays comme Madagascar, l’Égypte, le Venezuela, le Mexique, la Colombie et le Brésil. Dans ce dernier cas, on rencontre souvent de véritables fermes à clics responsables des faux followers sur Instagram ou des visionnages YouTube ou TikTok. C’est une manière de tricher avec les algorithmes bien qu’il s’agisse du bas de la pyramide, et ces personnes peuvent travailler depuis chez elles. Dans d’autres contextes par contre, à Madagascar ou en Égypte, de gros marchés de l’ offshoring (externalisation ndlr) se sont créés. Là-bas, les microtravailleurs ne travaillent pas depuis chez eux, mais depuis des structures variées : certains travaillent depuis chez eux, certains depuis un cybercafé, d’autres vont taxer le wifi de l’université et certains ont de véritables bureaux avec des open spaces plus ou moins structurés. Il y a donc des situations très différentes, avec parfois des petits jeunes de banlieue d’Antananarivo qui organisaient une espèce d’usine à clics avec d’autres copains du quartier et d’autres personnes qui utilisaient une maison avec 120 personnes, vingt dans chaque pièce, réalisant des microtravaux. Cette atomisation semble donc concerner principalement les pays à plus hauts revenus. Dans les pays à plus faibles revenus, les formes de travail du clic sont très variées, du bureau classique à la plateforme.

    LVSL : Cette diversité des travailleurs du clic semble assez symptomatique d’un milieu du numérique qui serait encore relativement une zone de non-droit du travail dans la mesure où il s’agit d’un domaine relativement récent et décentralisé. Le travail y est mal reconnu, souvent ingrat, organisé de manière nébuleuse, etc. Est-ce en raison de ce flou que le capitalisme y prospère ou est-ce que ce flou est lui-même un produit de la dérégulation capitaliste ?

    A. Casilli : La question de la dérégulation a une longue histoire, c’est la doctrine du laisser-faire du XVII e siècle dont la doctrine capitaliste hérite. Elle concerne principalement le fait d’enlever un nombre important de dépenses, de cotisations et d’impôts qui pèsent sur les entreprises et ensuite de laisser ces entreprises faire des profits et les redistribuer à leurs investisseurs. Ici, le problème se pose en termes très classiques selon la différence en économie politique entre profits et salaires. Grosso modo , cette dérégulation s’est soldée par un déplacement important de ressources qui faisaient partie des salaires, ce qu’on appelle le « wage share », la part des salaires vers les profits. Toute la rhétorique actuelle sur les superprofits porte aussi sur cela ; la montée en flèche lors des dernières décennies, des profits et des dividendes pour les investisseurs et les chefs d’entreprise. A contrario, on a vu une diminution drastique du salaire réel, du pouvoir d’achat et en général de la masse salariale. Pour réduire cette masse salariale, soit on vire des personnes – mais on ne peut pas virer tout le monde –, soit on remplace des personnes bien payées par des personnes moins bien payées. De cette manière-là, à parité des effectifs et de quantité de travail, on se retrouve à payer moins pour la masse salariale.

    « On n’a pas vu une diminution drastique du travail en termes de temps de travail mais plutôt une diminution drastique du travail payé et une augmentation du travail non payé. Là est la base de cette économie des plateformes. »

    Ce que je m’efforce de montrer, avec d’autres, c’est qu’on n’a pas vu une diminution drastique du travail en termes de temps de travail mais plutôt une diminution drastique du travail payé et une augmentation du travail non payé. Là est la base de cette économie des plateformes qui crée une concurrence entre les travailleurs pour revoir à la baisse leur rémunération, parce que l’algorithme va favoriser celui qui va réaliser la même tâche à un prix moindre, comme on le voit avec les livreurs express. C’est vrai notamment depuis le Covid, avec un nombre important de nouveaux inscrits sur ces plateformes et une baisse drastique des rémunérations en plus d’une réaction interne de conflictualité syndicale. La même chose se passe évidemment aussi sur les plateformes dites « de contenu », qui se disent « gratuites » mais ne le sont pas vraiment : parfois il faut payer pour y être et souvent elles payent les personnes qui sont actives d’une manière ou d’une autre. Le cas classique est celui de la monétisation des contenus qui est devenue un geste désormais banal pour pouvoir exister sur certaines plateformes comme Instagram, TikTok ou YouTube et y avoir une présence véritable. Cela signifie que l’on a une coexistence dans les mêmes espaces d’un travail non rémunéré, d’un travail faiblement rémunéré, d’un travail micro-rémunéré et tout ça crée une baisse progressive de la masse salariale pour une équivalence voire une augmentation de la production en termes de contenu, d’informations, de service, etc.

    LVSL : Pour vous, la dérégulation est donc le produit de la structure et de son fonctionnement, elle n’est pas seulement le terreau dans lequel elle s’épanouit même si de fait elle crée un terrain qui est propice à sa propre perpétuation.

    A. Casilli : Tout à fait. Si on regarde du côté des entreprises, on remarque qu’elles tendent à favoriser de plus en plus la redistribution de dividendes importants plutôt que le réinvestissement pour créer de nouvelles ressources, etc. Si l’on regarde ensuite comment les entreprises fonctionnent, on a des surprises qui sont parfois amères : durant nos recherches sur le travail de plateforme, on s’est rendu compte du chaos qui domine au niveau de la gestion de cette force de travail dans la mesure où les plateformes ne reconnaissent pas que ces microtravailleurs effectuent des tâches importantes pour la production de valeur de l’entreprise et donc ne les encadrent pas. Il n’y a donc pas de « ressources humaines ». Ce sont par exemple le responsable des achats ou les ingénieurs qui s’occupent d’organiser le pipeline pour la mise en place du machine learning .

    Or, ce ne sont pas des personnes formées pour gérer des êtres humains donc ils engendrent des désastres parce qu’ils ne savent pas entendre les problématiques, ils ne comprennent pas que ces personnes-là sont habituées à une certaine protection de leur travail, en connaissance de leurs droits, ce qui est tout à fait normal. On a donc une forte conflictualité dans ces entreprises qui ne sont pas capables de gérer la transition vers la plateformisation totale.

    Mobilisation des livreurs © Marion Beauvalet Mobilisation de livreurs Deliveroo
    © Marion Beauvalet

    LVSL : Toutefois, il n’y a pas que les travailleurs du clic rémunérés : dans notre présence virtuelle, nous fournissons régulièrement des matériaux à des systèmes dits « collaboratifs » (cookies, avis, évaluations, etc.) qui mettent en place des systèmes de gratification affective (ce que vous appelez des « produsagers », contraction de « producteur » et « usager »). Le fonctionnement des plateformes numériques abolit-il la séparation entre travail et loisir ?

    A. Casilli : C’est un peu plus complexe que cela car c’est comme si les plateformes cherchaient constamment à monter au maximum le volume tant du travail que du plaisir. L’exemple récent qui me vient à l’esprit, c’est ChatGPT. ChatGPT est une intelligence artificielle qui n’a rien d’extraordinaire sauf qu’elle fait bien semblant d’entendre et de répondre à des questions. C’est un système assez classique qu’on appelle « question answering » comme modèle de machine learning , mais entouré d’une espèce d’aura de grande innovation, voire de révolution. Cela oblige tout un tas de personnes à se connecter à ChatGPT, à interagir avec elle et par la même occasion à l’améliorer, puisque chaque réponse négative ou à côté de la plaque de ChatGPT est systématiquement dénoncée par la personne qui la reçoit, ce qui améliore l’IA.

    « Tout ça n’est une opération de marketing de OpenIA, qui est arrivée à créer un engouement lui offrant une main d’œuvre non rémunérée massive pour tester ChatpGPT. »

    Il y a là une espèce de joie perverse de jouer à ce jeu, de se faire mener un bateau par un système qui est seulement dominé par une logique de marketing. Tout ça, en effet, n’est qu’une opération de marketing de OpenIA, qui est arrivée à créer un engouement lui offrant une main d’œuvre non rémunérée massive pour tester ChatpGPT.

    La dimension de travail se comprend bien si on voit la continuité entre les utilisateurs lambda et non rémunérés de ChatGPT et de l’autre côté les personnes qui sont dans le back office de ChatGPT : un mois et quelques après le lancement de cette intelligence artificielle, on a découvert que ça fait des années qu’OpenIA recrute systématiquement des microtravailleurs kenyans payés 1$ de l’heure pour sélectionner les réponses, taguer des contenus etc. À côté de cela, puisque ChatGPT est aussi un outil utilisé pour produire du code informatique, il y a eu un recrutement de personnes qui sont des tâcherons du code pendant l’année 2020. Ces tâcherons du code devaient produire des bouts de code, débuguer des codes alors qu’elles n’avaient parfois pas une compétence informatique très élevée. C’étaient parfois des petits étudiants en première année ou des personnes qui savaient à peine reconnaître que dans cette ligne de code il y avait une parenthèse qui ouvrait mais il n’y en avait pas qui fermait et c’était suffisant pour débuguer la ligne. Il y a un continuum entre ces tâcherons du clic et nous-mêmes, qui fait bien de ChatGPT avant tout une entreprise de travail humain vivant. J’aurais pu dire la même chose du moteur de recherche de Google mais il est là depuis un quart de siècle donc c’est un peu moins d’actualité.

    LVSL : Avec cet entrelacs du producteur à l’usager qui s’est formé, l’outil numérique ne semble plus être une extension de la main de l’homme. Le travail humain tend au contraire à devenir une extension de l’outil. Identifiez-vous le travail digital comme une nouvelle forme d’aliénation double car le travailleur n’est plus seulement soumis à la machine (comme c’est déjà le cas depuis le taylorisme) mais disparaît derrière elle parce que l’aliénation ne concerne plus seulement le travailleur mais aussi le « produsager » qui n’est même pas reconnu comme travailleur ?

    A. Casilli : Pour résumer, les deux types d’aliénation dont vous parlez sont une aliénation de la visibilité et une aliénation du statut pour faire court. La question de la visibilité est un problème important mais en même temps c’est aussi un problème qui nous permet d’identifier où est le nœud problématique. Ça fait longtemps qu’en sciences sociales, on s’occupe de reconnaître des formes de travail non visibles : on l’appelle shadow work, ghost work, virtual work, etc., chaque auteur a sa propre définition. Moi j’ai cherché à mon tour à parler de ce travail non ostensible, « unconspicuous labor », qui est une manière de jouer sur la notion de consommation ostentatoire. C’est une manière de dire que si notre consommation se fait visible, on s’affiche en train de consommer, on ne s’affiche pas en train de produire et on a presque honte de ce qu’on produit quand on le produit. C’est pour ça que nous-mêmes nous adhérons à la rhétorique du « C’est pas un travail, c’est un plaisir : je ne suis pas un journaliste précaire, je suis un blogueur », « Je ne suis pas une animatrice télé qui ne trouve pas d’emploi, je suis une influenceuse Twitch ».

    C’est une [façon] de se raconter d’une manière ou d’une autre que la précarité est moins grave que ce qu’elle est. Il ne faut pas sous-estimer le côté aliénant de cela, surtout un terme de désencastrement des individus de leur réseau de solidarité et d’amitié qui est normalement assuré par les activités de travail formel. Je ne veux pas dire que la vie avec les collègues est un paradis, mais que le travail formel crée un cadre qui permet de situer un individu au sein d’un réseau de relations. Ce qui devient beaucoup moins simple à faire pour le travail du clic. Il y a un vaste débat dans ma discipline sur l’encastrement ou le désencastrement social des travailleurs des plateformes, qui porte sur cette confusion énorme qui existe entre le côté productif et le côté reproductif des plateformes. Le côté productif, on le voit à chaque fois qu’on nous demande de produire une donnée, mais parfois cette injonction est là pour stimuler notre plaisir, nos attitudes, nos désirs, nos envies de se mettre en valeur, de se mettre en visibilité, et ainsi de suite. Cela peut se transformer en loisir, dans une activité sociale, et qui est alors plutôt du côté de la reproduction. Là c’est effectivement une aliénation qui renforce cette confusion.

    De cela découle directement la deuxième aliénation qui est l’aliénation de statut, c’est-à-dire la difficulté à obtenir un statut de travailleur de la reproduction sociale. Mais ce n’est pas impossible : regardons par exemple les combats féministes, qui ont fait en sorte que tout un tas d’activités auparavant considérées comme purement reproductives soit inscrites dans la sphère du travail socialement reconnu, avec des rémunérations et des protections sociales : le travail domestique, le travail de care , etc. Toutefois, cette rupture de l’aliénation n’arrive pas de manière spontanée, par simple progression du capitalisme vers des formes plus douces et sociales-démocrates, mais cela arrive au fil et au bout des luttes sociales.

    LVSL : Puisque votre ouvrage critique une conception téléologique du progrès technologique où l’on avance vers la fin du travail, comment envisagez-vous l’avenir du travail numérique, surtout avec l’explosion récente des plateformes d’intelligence artificielle ?

    A. Casilli : Pour ma part je pense qu’il faut se méfier des effets d’annonce médiatiques. Je suis assez bien placé pour savoir comment la fabrique médiatique de ces phénomènes sociotechnologiques est structurée à coups de communiqués de presse d’entreprises qui produisent un nouveau service, une nouvelle application, une nouvelle intelligence artificielle et de rédactions de journaux ou de presse qui, pour chercher à produire du contenu, cèdent au plaisir de se faire porte-voix de ce type d’allégations.

    Je ne pense pas qu’il y ait une explosion de l’intelligence artificielle. Au contraire, je remarque que l’intelligence artificielle rame, qu’il y a des échecs de l’intelligence artificielle, il y a des domaines de l’intelligence artificielle qui se sont cassé la gueule, par exemple l’intelligence artificielle des machine learnings non supervisés dont on annonce toujours des trucs merveilleux qui n’arrivent jamais. Ou alors on a des effets de mode durant quelques temps, comme la blockchain récemment, qui est sujette à des échecs répétés tous les quelques mois. Je ne suis pas technophobe, mais plutôt dans une forme de scepticisme qui permet de voir l’innovation là où elle est vraiment. Or, l’innovation n’est pas dans l’intelligence artificielle, qui ne fait pas de progrès par pas de géants.

    « Certains métiers du clic se sont aussi imposés comme des métiers essentiels, par exemple la livraison ou la modération de contenus. »

    En revanche il y a eu des chocs exogènes, par exemple le Covid, la crise sanitaire, la crise économique et la crise géopolitique qui ont suivi. Ces enchaînements de catastrophes ont fait en sorte que le marché du travail de 2023 soit assez différent par rapport aux marchés du travail des années précédentes : en 2019, le nombre de personnes employées formellement était supérieur à toutes les époques précédentes de l’humanité, ce qui est évident parce qu’il y a aussi un nombre plus important d’êtres humains. Avec le Covid, on a eu d’abord un moment d’arrêt généralisé des échanges internationaux et parfois des croissances importantes de certains pays en termes de performances industrielles et d’autre part on a vu aussi ce prétendu « triomphe du télétravail », qui ne s’est pas soldé dans une espèce de dématérialisation de toutes les activités mais qui nous a aidés à identifier certaines activités qu’on appelle aujourd’hui « essentielles » (logistique, commerce, agroalimentaire, santé…).

    Mais certains métiers du clic se sont aussi imposés comme des métiers essentiels, par exemple la livraison ou la modération de contenus, tous des travailleurs qui ont été classifiés comme « essentiels » par de grandes entreprises telles que Facebook et YouTube comme prioritaires pour revenir au travail en présentiel, alors que les autres ont été tranquillement mis au télétravail pendant deux ans et demi, avant d’être licenciés. C’est quelque chose d’important car on peut difficilement se passer du travail de modération, qui est d’ailleurs difficile à faire à distance, parce qu’il est difficile de modérer des vidéos de décapitation quand derrière vous il y a vos enfants qui jouent, ou de regarder des contenus vraiment problématiques, violents, déplacés alors qu’on passe à table. À moyen terme, je ne vois pas ce travail disparaître, je le vois devenir de plus en plus central, mais malheureusement je ne le vois pas non plus devenir plus digne et reconnu pour autant.

    « Les microtravailleurs ne sortent pas dans la rue mais on les voit beaucoup dans les tribunaux, lors d’actions de recours collectif ou d’actions pour la reconnaissance de leur travail. »

    C’est là le nœud conflictuel des prochaines années, celui de la reconnaissance de ces travailleurs. Plusieurs signes indiquent qu’on est face à de nouveaux conflits sociaux au niveau international, car on commence à avoir une structuration précise et cohérente des travailleurs et de nouvelles luttes sociales émergent. On voit notamment apparaître beaucoup de revendications qui passent par les cours de justice. Les microtravailleurs ne sortent pas dans la rue mais on les voit beaucoup dans les tribunaux, lors d’actions de recours collectif ou d’actions pour la reconnaissance de leur travail. Au Brésil, on a eu une victoire importante contre une plateforme de microtravail qui a été obligée de requalifier comme « salariés » quelques milliers de travailleurs.

    LVSL : Au fondement de toutes ces activités, les algorithmes reposent essentiellement sur une approche positiviste du monde où tout est classable, identifiable et mesurable. En mettant en lumière le travail des tâcherons du numérique qui trient et jugent en support des algorithmes, ne révélez-vous pas l’insuffisance de cette vision positiviste ?

    A. Casilli : J’ai, si l’on veut, une approche un peu plus « irrationnaliste » du tissu social. Je pense que la mise en données est une entreprise qui a une longue histoire : elle puise ses racines dans le positivisme historique à la fin du XVIII e siècle, début XIX e , au niveau de la création d’une attitude positiviste et en même temps des ancêtres de ce qu’on appelle aujourd’hui les intelligences artificielles. Dans le nouveau livre sur lequel je travaille, je m’intéresse aux origines du travail du clic, par exemple le fait qu’en France et dans d’autres pays d’Europe, on avait créé à cette époque des ateliers de calcul dans lesquels des centaines de personnes, souvent pas des mathématiciens du tout, des personnes qui avaient d’autres formations (des ouvriers, des instituteurs ou institutrices souvent), qui calculaient un peu tout : des tables trigonométriques pour le cadastre de Paris, les positions du Soleil pour l’observatoire de Greenwich, etc. On pourrait l’interpréter comme une mise en chiffres du réel, mais celle-ci est d’un type particulier car il ne s’agit pas seulement d’une quantification faite par le biais des grandes institutions statistiques étatiques : recensements, mesures, etc. Ce ne sont pas des géomètres ou des statisticiens qui ont opéré cette mise en donnée du monde, ce sont souvent des personnes dont on n’a pas conservé le nom ou les coordonnées, qui ont calculé pendant des années et des années des entités mathématiques qui ont été nécessaires pour créer un type particulier de machines, par exemple les machines à calculer ou pour observer certains phénomènes astronomiques, des machines balistiques pour l’armement, etc. Ce fut un grand élan de mise en données qui ne fut pas seulement de la quantification, mais une manière de créer de la connaissance précalculée qui est ensuite utilisée pour produire des machines qui calculent.

    C’est le même principe que celui des intelligences artificielles d’aujourd’hui. ChatGPT s’appelle « GPT » parce que le « P » signifie « pretrained », tout ce que la machine sait faire a été précalculé par des êtres humains. On voit là réapparaître ce type de positivisme un peu particulier parce que ce n’est pas un positivisme de grands idéaux, de grands systèmes, mais un positivisme de la microdonnée, de la microtâche, du microtravail, quelque chose de beaucoup plus terre à terre et de beaucoup plus intéressé à un résultat économique assez immédiat. Si l’on veut, malgré les grands discours de colonisation de l’espace et de réforme de l’esprit humain par certains milliardaires de la Silicon Valley, on est en face de personnes qui cherchent à gratter un peu d’argent pour arriver à la fin du mois, même du côté des milliardaires.

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      Osons Comprendre : « L’Avenir de l’énergie »

      news.movim.eu / LeVentSeLeve · Friday, 7 April, 2023 - 15:32 · 9 minutes

    Quel mix énergétique pour demain ? Peut-on se passer du nucléaire ? Parviendra-t-on au 100 % renouvelable ? Dans L’Avenir de l’énergie (Éd. Flammarion), Ludovic Torbey et Stéphane Lambert s’attaquent à un sujet lourd qui nous concerne tous. Simple et richement documenté, le livre des fondateurs d’ Osons Causer et Osons Comprendre répond avec exhaustivité à toutes les questions indispensables d’un débat dont tout le monde doit urgemment s’emparer. Entretien.

    LVSL – Le débat sur l’énergie a pris beaucoup d’importance ces dernières années, en lien notamment avec une préoccupation grandissante pour les enjeux climatiques. Sommes-nous sur la bonne trajectoire pour réaliser notre transition énergétique ?

    Osons Comprendre – En un mot : non. En une phrase, la France diminue ses émissions, même en comptant celles qui sont faites dans d’autres pays pour notre consommation, mais à un rythme trop faible, et notre dépendance au pétrole et au gaz reste très forte.

    Le gouvernement communique sur les premières estimations des émissions de gaz à effet de serre qui indiquent une baisse de 2,8 % pour 2022. L’essentiel de cette baisse est due à la météo clémente et à la hausse des prix de l’énergie qui ont contraint de nombreux ménages et entreprises à réduire leur consommation. Ces baisses seront-elles pérennes ? Pas sûr et, plus fondamentalement, elles ne sont pas suffisantes. Si on suit les recommandations du Haut Conseil pour le Climat, la France devrait réduire ses émissions de 4,7 % par an pour tenir ses objectifs pour 2030. Nous ne sommes pas du tout sur cette trajectoire aujourd’hui. Les causes de ce retard sont multiples. La France accuse un grand retard sur la rénovation énergétique des bâtiments, on est bien loin du rythme de croisière des 500 000 rénovations performantes par an environ que la France doit tenir jusqu’à 2050. Sur la mobilité, le fret ferroviaire est quasiment au point mort, le démarrage de la voiture électrique est encore timide et le gouvernement a abdiqué sur les 110 km/h sur autoroute, alors que le bouclier tarifaire sur l’essence et le diesel lui fournissait une opportunité unique. Les émissions du transport ont augmenté de 2 % en 2022. Même l’électricité, havre bas carbone depuis l’achèvement du programme nucléaire dans les années 1990, a augmenté ses émissions à cause de la sécheresse et de l’indisponibilité des centrales nucléaires due aux programmes de maintenance et aux problèmes de corrosion. Le retard sur les énergies renouvelables n’aide pas non plus. Bref : le compte n’y est pas.

    LVSL – Le nucléaire fait un retour en force après avoir été critiqué pendant deux décennies. Comment expliquez-vous le revirement de l’opinion française malgré les difficultés actuelles de la filière ?

    Osons Comprendre – Le contexte de crise énergétique, avec tension d’approvisionnement et flambée des prix, a probablement joué dans ce regain d’intérêt pour l’énergie nucléaire. Remplacer les énergies fossiles – charbon, pétrole et gaz – qui fournissent encore aujourd’hui les deux tiers de la consommation énergétique annuelle, demandera d’augmenter notre production d’électricité.

    Le nucléaire apparaît aujourd’hui comme une source d’électricité bas carbone, et capable de produire en continu.

    Même avec de la sobriété, il faut plus d’électricité pour remplacer les chaudières au fioul et au gaz, les voitures thermiques à essence, etc. Le nucléaire apparaît aujourd’hui comme une source d’électricité bas carbone, et capable de produire en continu. C’est un atout majeur à côté du développement nécessaire du solaire et de l’éolien. Avec la prise de conscience accrue de l’enjeu climatique, la lutte historique de l’écologie politique contre l’énergie nucléaire semble passer aujourd’hui au second plan.Beaucoup de gens se disent, y compris à gauche et chez les écolos : d’abord on s’assure d’avoir assez d’électricité bas carbone, en utilisant toutes les armes dont on dispose, nucléaire et renouvelables – et ensuite seulement on sortira du nucléaire si on est sûrs de pouvoir y parvenir sans problèmes.

    LVSL – Peut-on atteindre un mix énergétique 100 % énergies renouvelables et sortir du nucléaire à horizon 2050 ?

    Osons Comprendre – Il existe des scénarios qui prévoient une sortie du nucléaire et un mix 100 % énergies renouvelables en 2050, notamment dans le rapport RTE paru fin 2021. Cela dit, il reste de fortes incertitudes techniques et économiques sur ce pari. Il n’est pas certain qu’on parvienne à stocker les grandes quantités d’hydrogène nécessaires pour produire l’électricité quand le vent et le soleil manquent. Au-delà de cette inconnue technique, RTE est formel : un système électrique 100 % renouvelable coûtera plus cher qu’allier renouvelables et nucléaire. Si l’électricité est plus chère, ce sont les précaires qui en pâtiront le plus. Cela pénalise les emplois électro-intensifs – coucou les boulangers – et ça peut ralentir l’électrification des secteurs qui utilisent encore le gaz et le charbon pour produire de l’énergie, notamment dans l’industrie ou le chauffage, ce qui serait mauvais pour le climat. Enfin, les scénarios 100 % renouvelables peuvent avoir du mal à faire face à des besoins plus élevés que prévu en électricité. Si la rénovation énergétique des bâtiments ne décolle pas ou si l’on relocalise certaines activités industrielles, la consommation électrique de la France de 2050 sera difficile à absorber pour un système s’appuyant uniquement sur les renouvelables. Construire de nouveaux réacteurs nucléaires en plus du solaire et de l’éolien permet bien plus facilement d’encaisser une consommation d’électricité supérieure.

    LVSL – Quelles sont les énergies renouvelables les plus utiles pour réaliser la transition énergétique ?

    Osons Comprendre – Il y a d’abord la « biomasse ». Ce mot inutilement technique désigne les énergies issues des végétaux : les biocarburants liquides, le biogaz et la « biomasse solide » alias, le bon vieux bois de chauffage. Ces énergies sont renouvelables et supposées bas carbone puisque le CO 2 émis lors de leur combustion est « compensé » par celui capté par photosynthèse lors de la croissance de la plante ou de l’arbre. Selon la Stratégie nationale bas carbone toujours en vigueur – elle sera révisée dans l’année – la biomasse devra fournir 45 % de l’énergie du pays en 2050. Ce chiffre nous semble grandement optimiste. Suivant un rapport de France Stratégie de 2021, nous doutons qu’une telle quantité d’énergie puisse être extraite de nos forêts et de nos champs sans entrer en conflit avec d’autres objectifs – notamment d’agriculture durable. C’est un point important et peu connu, qu’on développe dans notre livre. Voilà pourquoi nous estimons important de déployer principalement les énergies renouvelables électriques.

    Les barrages hydroélectriques à réservoir ont l’immense avantage d’être pilotables : on les fait produire quand on veut. Les barrages au fil de l’eau produisent en continu, ce qui est très pratique aussi. Mais d’une part, le réchauffement climatique va impacter cette production avec la hausse des sécheresses, et de l’autre, le potentiel de nouveaux barrages en France est limité.

    Le solaire et l’éolien sont complémentaires de nos deux sources d’électricité historiques.

    Les stars des renouvelables sont sans conteste le solaire et l’éolien, dont les prix se sont effondrés. Leur principal défaut, quand on vise le 100 % renouvelable, reste la gestion de leur production variable ou intermittente. Quand vent et soleil manquent, la production d’électricité est basse. Les barrages et les centrales nucléaires peuvent prendre le relais. Voilà pourquoi, selon nous, le solaire et l’éolien sont complémentaires de nos deux sources d’électricité historiques.

    LVSL – Des observateurs comme Jean-Marc Jancovici considèrent que le nucléaire est quasi sans risques. Est-ce le cas ? À quels problèmes se heurte-t-on ?

    Osons Comprendre – Comme toute activité industrielle, le nucléaire comporte des risques. On a tous l’image des pires accidents : Tchernobyl et Fukushima. Après de longues recherches sur le sujet que nous avons déclinées en vidéos sur notre chaîne et sur notre site Osons Comprendre , nous estimons que les risques liés aux déchets et aux accidents nucléaires en France sont correctement gérés et très faibles. L’indépendance de notre instance de contrôle, l’ASN, armée de l’expertise de l’IRSN, n’y est pas pour rien. Cela dit, le risque zéro n’existe pas.

    Le pari du 100 % renouvelable comporte un risque, celui de ne pas parvenir à produire suffisamment d’électricité décarbonée et à un prix modeste.

    Si le pari du 100 % renouvelable ne comportait aucun risque, le risque nucléaire, même infime, condamnerait tout de suite le pari de l’atome. Mais ce n’est pas le cas. Le pari du 100 % renouvelable comporte un risque, selon nous majeur, celui de ne pas parvenir à produire suffisamment d’électricité décarbonée et à un prix modeste.

    Si on reste dépendants au gaz fossile plusieurs dizaines d’années, si on produit une électricité plus chère, si on manque d’électricité, alors on risque de détruire davantage le climat et d’avoir une énergie chère et limitée qui pénalisera les emplois et le niveau de vie de tous, à commencer par les plus pauvres.

    On développe ça bien plus en détails dans notre livre, mais on est donc face à un choix entre deux risques : les risques faibles d’un grave accident nucléaire vs les risques plus élevés de rater notre transition énergétique si on se prive de l’outil de décarbonation qu’est l’électricité nucléaire. À chacun de choisir.

    LVSL – La solution, en définitive, ne passe-t-elle pas par un grand effort de sobriété comme démontré cet hiver ?

    Osons Comprendre – Dans tous les scénarios, la sobriété énergétique facilite la transition énergétique. Cela dit, elle ne résout pas tout. Pour le comprendre, il suffit d’explorer le scénario proposé par Négawatt, l’association en pointe sur la sobriété énergétique. Malgré des efforts de sobriété conséquents au niveau national – la fin des vols intérieurs, la division par 2 du transport de marchandises, la hausse du nombre de personnes par logement malgré le vieillissement de la population et la hausse des divorces – Négawatt estime que la France sobre de 2050 consommera environ 10 % d’électricité en plus qu’aujourd’hui. Ça se comprend très bien : même si on consomme moins d’énergie, l’électrification du chauffage, de la mobilité, de l’industrie demandera de l’électricité.

    Osons Comprendre. L’Avenir de l’énergie
    Éditions Flammarion, 13,90 €

    Conclusion : la sobriété, c’est utile, et au moins dans certains secteurs comme l’aviation, c’est même nécessaire, mais ça ne nous fait faire qu’un (petit) bout du chemin vers une énergie 100 % bas carbone.

    La sobriété ne doit pas non plus être un mot cache-sexe pour la pauvreté face à une énergie rare et chère. La sobriété c’est choisi. Quand c’est subi, c’est de la pauvreté. La sobriété demande une volonté individuelle et collective, et certainement aussi de la justice : difficile de demander des efforts de sobriété si les plus riches explosent les bilans carbone. Si l’enjeu de la sobriété vous intéresse, on le développe bien plus en détail dans notre livre L’Avenir de l’énergie , et en vidéos sur notre site de vulgarisation Osons Comprendre .

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      « Il ne suffit pas de sortir de l’euro pour redevenir souverain » – Entretien avec David Cayla

      news.movim.eu / LeVentSeLeve · Wednesday, 8 February, 2023 - 19:31 · 32 minutes

    La crise de 2008, celle des dettes souveraines du Sud de la zone euro, la pandémie et maintenant la crise inflationniste ne cessent de montrer les limites d’un modèle économique où le marché est censé permettre la meilleure allocation des ressources. Contrairement aux néolibéraux, qui pensent que le marché doit être simplement mieux organisé grâce à l’action de l’Etat, l’économiste David Cayla considère que le marché est incapable de remplir la mission qui lui a été donnée. Pour ce membre des Économistes Atterrés, d’autres approches sont nécessaires. Celle de la théorie monétaire moderne (MMT) propose selon lui une réflexion intéressante, mais ne pourra suffire à elle seule à définir une nouvelle doctrine capable de remplacer le néolibéralisme mourant. Entretien.

    Le Vent Se Lève : En 2020, dans votre livre Populisme et néolibéralisme , vous faisiez un lien entre les doctrines néolibérales et l’essor de mouvements populistes. Vous poursuiviez aujourd’hui votre étude du néolibéralisme – et son exégèse, avec Déclin et chute du néolibéralisme . Dans votre chronologie, ce courant de pensée naît dans les années 1920 et sa disparition a débuté en 2008. Ne vivons-nous pourtant pas toujours en régime néolibéral ?

    David Cayla : En 2008, le monde connaît la plus grave crise financière depuis le krach de 1929. La soudaine faillite de la banque d’investissement Lehman Brothers contraint le gouvernement américain, puis la banque centrale, à intervenir massivement pour sauver le système financier de la faillite. Ainsi, à partir de cette date, le rôle des banques centrales change et se politise. C’est la fin d’une époque fondée sur le principe de la neutralité de la monnaie et le désengagement continuel de l’État.

    Le livre entend démontrer que le néolibéralisme est en déclin depuis cette date. Cela ne veut pas dire qu’il ait disparu, mais plutôt que nous ne sommes jamais vraiment revenus au monde d’avant. Ainsi, les banques centrales, du moins dans les pays développés, ont largement contribué à financer les besoins financiers des États lors de la pandémie de Covid. Pour autant, on ne va pas jusqu’à remettre en cause l’indépendance des banques centrales. Même si un certain nombre de pratiques néolibérales ont été abandonnées, le néolibéralisme continue de dominer les esprits et les représentations. Nous sommes donc dans une phase de transition et il est difficile de prévoir quelle nouvelle doctrine succédera au néolibéralisme.

    LVSL : Dans votre ouvrage, vous rappelez en effet que la neutralité des banques centrales vis-à-vis du pouvoir politique est un élément central du néolibéralisme. Vous pointez notamment la grande proximité entre la création de la Bundesbank après-guerre, qui dispose d’un statut indépendant et du mandat centré sur la stabilité des prix, et la Banque Centrale Européenne. Pourquoi s’être aligné sur l’Allemagne ?

    David Cayla : L’Union Européenne s’est construite sur un accord franco-allemand dans les années 1950. Lors de cette discussion, il y a eu une sorte de compromis fondé en partie sur l’ambiguïté des textes. Quand on lit le traité de 1957 qui instaure la CEE, il y a beaucoup de choses qui peuvent aller dans des directions opposées. Au fur et à mesure du développement de la CEE, puis de l’Union Européenne, l’interprétation allemande des textes s’est mise à prédominer. Ainsi, on peut dire que la vision allemande a gagné en influence à partir des années 1980-1990. La monnaie unique apparaît dans ce contexte de domination de l’interprétation allemande. De plus, pour que les Allemands acceptent de perdre leur monnaie fondée sur des principes ordolibéraux (la version allemande du néolibéralisme), ils ont exigé que l’euro fonctionne comme le Deutsche Mark, c’est-à-dire avec une banque centrale indépendante, centrée sur l’objectif de stabilité des prix.

    Le Vent Se Lève : Pourquoi la France dirigée alors par un président socialiste, accepte-t-elle l’institutionnalisation du monétarisme via le traité de Maastricht ? De manière générale, comment expliquer la prédominance de politiques français issus du Parti Socialiste dans la constitution de la mondialisation financière, par exemple avec Pascal Lamy ou Jacques Delors ?

    David Cayla : Il faut se replacer dans le contexte de l’époque et rappeler que la mondialisation financière s’est construite en trois temps. Lors de la première phase, celle issue du capitalisme encastré des accords de Bretton Woods : les taux de change des monnaies étaient administrés, les droits de douanes élevés et les flux financiers internationaux contrôlés. Il y avait des échanges financiers internationaux bien sûr, mais ces derniers étaient sous la coupe des institutions politiques. La plupart des banques centrales n’étaient alors pas indépendantes. Ce système s’effondra à partir de l’été 1971, lorsque Nixon annonça la fin de la convertibilité en or du dollar.

    La deuxième phase, la phase d ’internationalisation financière , apparaît lorsque des pays comme les États-Unis, décident unilatéralement de libéraliser les flux financiers et de laisser flotter leurs monnaies. Lors de cette phase, certains pays tentent d’attirer les capitaux internationaux. Cette deuxième phase fondée sur la concurrence permet à chacun de réguler son système financier comme il l’entend. Il n’y a pas d’harmonisation des règles.

    La troisième phase, celle de la mondialisation financière proprement dite, apparaître dans les années 80. C’est une phase qui engendre l’harmonisation des règles en matière de régulation financière. Cette harmonisation nécessite un cadre commun qui sera négocié au sein d’institutions telles que le FMI, l’OCDE ou l’Union Européenne. C’est en 1986 que l’acte unique européen est signé. C’est cette troisième phase qui va être promue par des socialistes français et qu’a étudié l’historien britannique Rawi Abdelal . Elle va conduite à interdire le contrôle les mouvements de capitaux et à sacraliser partout dans le monde l’indépendance des banques centrales. Les normes de la gouvernance néolibérale vont alors s’imposer.

    Dans la perspective des socialistes français qui les ont promues, il y avait l’idée qu’on pourrait ainsi mieux contrôler et canaliser la mondialisation financière. Sauf que les effets sont allé dans le sens inverse : en interdisant aux États de contrôler leurs flux financiers et en libéralisant les marchés financiers, on a nourri les paradis fiscaux et organisé la concurrence fiscale à l’échelle mondiale. La mondialisation financière est sans conteste la conséquence la plus importante des politiques néolibérales.

    LVSL : Vous expliquez aussi clairement que le néolibéralisme a été, paradoxalement, planifié. Il a été sciemment mis en place alors qu’il prône la spontanéité du marché. Comment expliquer ce paradoxe ?

    David Cayla : Précisions d’abord que, dans l’histoire du XXe siècle, il y a eu des phases de régulation économique, comme celle des 30 glorieuses, et des phases de libéralisation. Là où il y a un paradoxe, c’est que la phase de régulation qui s’ouvre aux États-Unis avec la crise des années 1930 prend les États et les économistes de court et n’a donc pas été théorisée au préalable. Lorsque survient la Seconde guerre mondiale, les États en viennent à contrôler l’essentiel des prix pour permettre de réorienter l’économie d’un système productif fondé sur les besoins civils à une économie devant répondre aux impératifs de la guerre. Cette phase de contrôle des prix sera allégée une fois la paix rétablie, mais ce n’est qu’à partir des années 1970 qu’elle sera véritablement abandonnée.

    La phase de libéralisation de l’économie apparaît lorsque le système économique des 30 glorieuses commence à s’essouffler, à partir de la fin des années 1960. Et c’est à ce moment qu’interviennent les économistes néolibéraux. Ces derniers avaient une théorie toute prête qui disait que l’État ne peut pas contrôler les prix sans engendrer de l’inefficacité.

    Il se trouve que la doctrine néolibérale fut conçue dans les années 1920 et 1930 pour contester le système soviétique. A l’époque, il y a un débat chez les économistes pour savoir le système soviétique pouvait ou non être efficace. Certains économistes l’affirmaient, parce qu’il y a un côté rationnel dans la planification et parce qu’ils pensaient que le contrôle de l’économie par l’Etat pouvait éviter un certain nombre de coûts de marché. D’autres économistes, comme Ludwig von Mises ou Friedrich Hayek, tentèrent alors de démontrer que lorsque l’État contrôle les prix, il se prive du marché. Or, ce dernier constitue pour eux un outil indispensable pour agréger et diffuser l’information dispersée détenue par les agents économiques.

    Pour les néolibéraux, la fonction première du marché est de déterminer un système de prix, lequel constitue un système d’incitations permettant de coordonner la société et de parvenir à l’efficacité. Cette réflexion, qui est la base du néolibéralisme, n’a pu être mise en œuvre alors en raison d’un renforcement inverse de régulation étatique pour faire face à la crise et à la guerre. De plus, l’Union Soviétique n’a pas périclité, contrairement à ce qu’ils pensaient. Au contraire, le système soviétique a tenu 70 ans et l’URSS est devenue une superpuissance dans les années 1950 et 1960.

    En fin de compte, les néolibéraux ont dû attendre 50 ans et la chute du système de Bretton Woods pour que le néolibéralisme soit enfin mis en œuvre. On a alors progressivement libéralisé les marchés afin de faire éclore des prix n’émanant pas du pouvoirs politique.

    LVSL : Vous mettez en avant une corrélation entre croissance et limitation de la liberté de marché. Plus le marché est libre et plus le taux de croissance serait faible. Pouvez-vous étayer ?

    David Cayla : C’est un constat plutôt qu’une analyse. Je constate que les moments de forte croissance, sont des moments où les marchés ont été davantage contrôlés, comme lors de la période des 30 glorieuses. À l’inverse, les périodes néolibérales n’ont pas été très porteuses de croissance.

    Pour autant, je ne dis pas que c’est directement à cause des politiques de libéralisation qu’on a connu un affaiblissement de la croissance. La fin de la forte croissance est plutôt liée à la désindustrialisation, qui est elle-même la conséquence des progrès de la productivité du travail et du changement des habitudes de consommation (les ménages consommant davantage de services en proportion de leurs revenus). Il y a néanmoins eu un effet négatif de la mondialisation : les pays riches se sont trouvés concurrencés par les pays en développement où les salaires sont beaucoup plus faibles et ils se sont affaiblis industriellement.

    Il faut comprendre que la hausse de la productivité est liée à la mécanisation du travail et dépend donc, pour l’essentiel, du nombre des salariés travaillant dans des métiers mécanisables. Or, ce qui est mécanisable c’est surtout la production industrielle. En perdant son industrie, un pays comme la France a donc perdu son potentiel de croissance.

    LVSL : Les néolibéraux s’appuient souvent sur des modèles mathématiques pour justifier leur politique. On peut citer par exemple celui d’Andrew K. Rose pour l’euro, ou de Rogoff sur les taux d’endettement public à ne pas dépasser pour ne pas affaiblir la croissance. Comment cette doctrine a-t-elle pu dominer si longtemps alors que ses modèles ont bien souvent été démentis par la réalité ?

    David Cayla : Il faut d’abord distinguer la théorie économique de la doctrine. Les économistes font de la théorie : ils essaient de construire des modèles pour comprendre des phénomènes économiques, et ces modèles n’impliquent pas nécessairement des politiques particulières. La doctrine, c’est différent. C’est une forme d’acte de foi. On porte des jugements de valeur : « ça c’est bien » ou « ça c’est mal ».

    Le néolibéralisme est une doctrine qui vise à diriger l’action politique : elle est normative, elle dit le bien. En tant que telle, les doctrines néolibérales s’occupent surtout des rapports entre l’État et le marché. Contrairement au libéralisme, le néolibéralisme n’est pas favorable au laissez-faire. Il dit au contraire que l’intervention de l’État est indispensable au bon fonctionnement des marchés parce que les marchés ne sont pas des espaces naturels, mais s’appuient sur des institutions sociales et politiques, sur le droit, etc. Autrement dit, le néolibéralisme entend mettre l’État au service des marchés afin qu’ils fonctionnent le mieux possible.

    « Contrairement au libéralisme, le néolibéralisme n’est pas favorable au laissez-faire. Le néolibéralisme entend mettre l’État au service des marchés afin qu’ils fonctionnent le mieux possible. »

    Dans les théories économiques, on a aussi aujourd’hui une mise en avant assez systématique du marché. Pourtant, à l’origine, chez Adam Smith ou David Ricardo par exemple, la pensée économique s’intéressait surtout à la production. Ce n’est qu’à la fin du XIXe siècle que la pensée économique met l’échange et l’allocation (donc le marché) au cœur de son analyse. De même, à la différence des économistes classiques qui pensaient en termes de classes sociales, la pensée économique contemporaine s’appuie sur des modèles fondés sur des agents individuels cherchant à maximiser leur utilité dans un cadre concurrentiel. Ainsi, l’approche dominante en économie, la théorie néoclassique, alimente clairement la doctrine néolibérale, même si elle s’en distingue et qu’on peut trouver des économistes adeptes de l’économie néoclassique qui ne sont pas néolibéraux et inversement.

    De la même façon, ce qui caractérise les économistes hétérodoxes, c’est-à-dire ceux qui refusent le paradigme théorique dominant, n’est pas qu’ils soient contre le néolibéralisme mais que leurs théories relève d’un autre cadre intellectuel. Être hétérodoxe aujourd’hui, c’est souvent considérer que les marchés ne peuvent, par nature, être efficaces et que créer des institutions pour résoudre les défaillances de marchés est vain. Les approches hétérodoxes se distinguent donc clairement de la vision néolibérale.

    Pour la plupart des économistes hétérodoxes, même en situation de concurrence parfaite, même avec des agents parfaitement rationnels et informés l’allocation d’un marché ne sera jamais optimale. C’est ce qu’on constate dans la finance. Pour les économistes mainstream , par exemple pour Jean Tirole dont j’étudie la pensée dans le livre, les crises financières telles la crise des subprimes relèvent toujours d’une défaillance de marché, des mauvais systèmes d’incitations, d’une insuffisance des régulateurs, etc. À l’inverse, les économistes hétérodoxes affirment qu’il ne suffit pas de rendre les marchés parfaits pour que mécaniquement le système économique fonctionne mieux et que c’est le principe même de la régulation par les marchés qui engendre des crises.

    LVSL : Les monétaristes considèrent que la stagflation des années 1970 est due à l’excessive régulation des marchés. Quelle explication retenez-vous de cet événement ? Comment comprendre l hégémonie de l’explication monétariste dans le débat public jusqu’à maintenant ?

    David Cayla : Dans les années 1950 et 1960, l’inflation était relativement faible. Elle apparaît soudainement dans les années 70, notamment lors des deux chocs pétroliers de 1973 et 1979 et dépasse alors les 10 %. Cette forte inflation, qui dure, pose question à tout le monde, d’autant qu’elle entraine des tensions sociales.

    Pour expliquer l’inflation des années 1970, les monétaristes disposent d’une réponse simple, à l’image de Milton Friedman qui déclare que l’inflation a toujours une cause monétaire, autrement dit qu’elle résulte d’une politique monétaire trop expansive. Dans la vision monétariste, c’est parce que les banques centrales créent trop de monnaies que l’inflation émerge. Ainsi, la seule manière de réduire cette inflation serait de mener des politiques restrictives en augmentant le coût de l’argent, quitte à déclencher une récession, pour solder, en quelque sorte, les politiques « laxistes » qui auraient été menées auparavant. Cette politique d’austérité monétaire est engagée dès 1979 par le président de la Réserve fédérale Paul Volcker, qui augmente brutalement le taux de refinancement des banques à 20% pour combattre une inflation de 10%. Il s’agit d’un taux d’intérêt extrêmement élevé qui entraine immédiatement une récession et qui vaut au président démocrate Jimmy Carter de perdre l’élection présidentielle de novembre 1980 face à Reagan.

    On dit aujourd’hui que Volcker a fait preuve de courage et que grâce à lui l’inflation a été enraillée (au prix de millions de chômeurs). Mon interprétation est différente. Je ne crois pas que l’inflation soit due à des politiques monétaires laxistes. Contrairement à Friedman je ne crois pas que l’inflation puisse se résumer à des phénomènes monétaires. Si c’était vrai, pourquoi aurait-elle commencé à la fin des années 1960 et non dans les années 1950 ? Après tout, cela faisait longtemps qu’on avait mis en place un système d’économie régulée. Et puis évoquer les causes monétaires de l’inflation c’est oublier tout un ensemble d’événements qui se sont passés dans les années 1970 et qui méritent de faire partie de l’explication. Par exemple, il est évident que les chocs pétroliers ont joué. Mais ces derniers, notamment celui de 1973, est lui-même le produit d’une volonté tout à fait compréhensive des pays producteurs des matières premières de reprendre le contrôle de leurs économies.

    Avant même le choc pétrolier, il y eut la nationalisation du secteur pétrolier par les pays producteurs en 1970-71. Ce phénomène touche d’ailleurs d’autres pays producteurs de matières premières ou agricoles. Plus largement, à partir de la fin des années 1960, les pays en voie de développement cherchent à se décoloniser économiquement en reprenant le contrôle de leurs matières premières, de leurs produits agricoles et des puits de pétrole qui étaient sur leur sol. Les occidentaux avaient, pendant des années, exploité sans vergogne les pays producteurs parce qu’ils contrôlaient les entreprises qui exploitaient ces gisements ou parce qu’ils étaient les pays anciens colonisateurs.

    L’inflation peut tout à fait s’expliquer ainsi, par le basculement d’une économie auparavant extrêmement dirigée par les pays consommateurs de matières premières dans les années 1950 et 1960 vers une économie où les rapports de force s’équilibrent. Je n’ose pas dire s’inversent. Tout cela se passe dans le cadre des mouvements tiers-mondistes et avec l’appui de l’URSS. On peut ajouter d’autres événements comme la tendance à la désindustrialisation qui s’amorce et engendre des tensions sociales. Cette époque des années 1970 est aussi une période au cours de laquelle les taux de profit des entreprises diminuent, ce qui les incitent à augmenter leurs prix. La désorganisation des systèmes productifs et industriels dans les pays capitalistes développés est aussi une cause de la stagflation qui mérite d’être prise en compte sans qu’il soit nécessaire d’évoquer le « laxisme » des banques centrales.

    Le narratif monétariste s’appuie sur une théorie très simple à comprendre : « Regardez, il y a trop de monnaie, donc il y a de l’inflation ». C’est une pensée un peu mécanique et globalement fausse.

    L’autre raison pour laquelle les économistes keynésiens ne sont pas parvenus à proposer un narratif différent de celui des néolibéraux c’est qu’ils ne sont jamais vraiment intéressés à la question du contrôle des prix. Le keynésianisme n’a pas vraiment de théorie sur la régulation des prix, ce qui signifie qu’on interprété en général les 30 glorieuses uniquement à travers le prisme d’un État régulant, par ses dépenses, les grands équilibres macroéconomiques. Or, ce qu’il se passe dans les années 1970 c’est que les États ne parviennent plus à contrôler les mécanismes de régulation des prix qui avaient fonctionné depuis la guerre. Faute d’une réponse théorique adéquate de la part des Keynésiens, c’est donc le narratif monétariste qui l’a emporté à la faveur de la montée de l’inflation.

    LVSL : Dans votre ouvrage, vous expliquez que les prix ne seraient pas forcément capables de refléter de manière efficace toute l’information disponible. Qu’est-ce qu’un tel constat implique dans un contexte économique de plus en plus marqué par des pénuries ?

    David Cayla : Pour un néolibéral, le rôle du marché est d’agréger l’information pour construire des prix qui soient pertinents et reflètent la réalité économique. Les néolibéraux estiment que chaque personne a une certaine connaissance partielle de l’économie et elle utilise cette connaissance pour effectuer des opérations d’achat ou de vente sur les marchés. Et en faisant cela, les agents contribuent à apporter de l’information au marché. En somme, pour les néolibéraux, le marché serait une sorte de gigantesque algorithme permettant de produire des prix à partir des comportements, ces prix reflétant une grande partie de l’information disponible dans la société.

    « Pour les néolibéraux, le marché serait une sorte de gigantesque algorithme permettant de produire des prix à partir des comportements. »

    Le problème de cette théorie est qu’elle fonctionne rarement et que les comportements ne sont pas toujours ceux qui sont attendus. Dans les marchés financiers par exemple il peut y avoir des bulles spéculatives au cours desquels lorsque les prix montent, les gens achètent davantage en espérant revendre plus cher. Mais un tel comportement est contraire avec l’idée qu’une hausse des prix entraîne une diminution des achats.

    L’autre problème avec la vision néolibérale des marchés c’est que les gens n’ont pas de l’information ou de la connaissance en tête, mais des croyances. On le mesure par exemple avec le Bitcoin. Les gens qui achètent des bitcoins sont convaincus, on pourrait même dire qu’ils ont la foi. Ainsi, des communautés, des croyants achètent du bitcoin parce qu’ils ont une vision techno-prophétique selon laquelle l’avenir est aux cryptomonnaies. Mais il ne s’agit pas là d’information, cela ne relève pas de la réalité, c’est un point de vue construit socialement. Autrement dit, ce qu’on met dans l’algorithme ce ne sont pas des faits mais des constructions sociales, des croyances partagées. Les prix ne reflètent donc pas une quelconque réalité mais la force des convictions. Le problème est que si les prix représentent par exemple des croyances sur l’avenir, et non l’avenir réel, cela pose la question de savoir si ces prix sont fiables et si on peut organiser un système économique résilient sur le long terme à partir d’une telle base.

    Prenons le cas des ressources naturelles. Comme elles sont naturelles, elles sont limitées en quantité et non renouvelables. Une fois qu’on aura tout extrait, il n’y en aura plus. En économie, il faudrait distinguer ce qui est produit par le travail et qui peut être renouvelé de ce qui est produit par la nature et qui ne peut pas être renouvelé. Si on réfléchit comme un marché parfait, on pourrait penser que plus on consomme un stock non renouvelable, plus la quantité disponible de cette ressource diminue et plus le prix devrait augmenter. Or, ce n’est jamais ce qu’il se passe sur les marchés. C’est la raison pour laquelle les marchés ne peuvent pas déterminer la valeur des ressources naturelles.

    Étudions le cas des pénuries. Lorsqu’un bien devient rare et qu’il n’est pas possible d’en augmenter l’offre les prix du marché peuvent exploser, surtout quand il s’agit d’un bien indispensable comme l’électricité. Cette explosion des prix ne peut pas être acceptée sans broncher par les populations car elle engendre des injustices. De plus, quand les prix augmentent cela ne pèse pas sur les riches. Prenons un cas concret. Le carburant peut être utilisé par un ouvrier pour aller à son boulot ou par une infirmière pour aller faire les visites à domicile. Ce même carburant peut aussi être utilisé par Elon Musk pour offrir aux milliardaires une expérience de tourisme spatial. Or, si on laisse le marché décider de ce qui doit être fait du carburant qui reste, il y a de fortes chances pour que l’ouvrier ou l’infirmière ne puissent se rendre à leur travail alors que les milliardaires pourront continuer à aller dans l’espace. Le problème est que si toutes nos ressources non renouvelables sont utilisées pour le tourisme spatial, mais que les ouvriers et les personnels soignants ne peuvent plus travailler, on en arrive à une situation où la société elle-même est mise en péril.

    Autrement dit, il manque quelque chose au marché. Il lui manque une conscience politique, une conscience sociale. En fin de compte, il faut aussi raisonner en sortant du cadre de l’économie pour s’intéresser à notre survie en tant que société… et aussi à la survie de notre écosystème. Or, tout ça ne peut pas être intégré dans le fonctionnement des marchés tel qu’il est présenté par les néolibéraux.

    LVSL : Pourquoi parlez-vous de « prix administrés » en ce qui concerne les marchés financiers ? Et en quoi seraient-ils amenés à s’étendre au-delà des marchés monétaires et financiers ?

    David Cayla : Lors de la crise de 2007-2008 le monde s’est retrouvé dans une situation d’événement systémique. Autrement dit, le système bancaire et financier américain était sur le point de s’effondrer. Quand un tel événement survient, l’État ne peut pas rester sans rien faire et assister à l’effondrement. Il doit agir. C’est ce qu’il s’est passé en 2008. Le gouvernement américain a dû chercher à sécuriser le monde financier en rachetant aux banques les actifs immobiliers dont elles ne voulaient plus de manière à leur redonner un prix. En effet, comme plus personne ne voulait ne certains actifs immobiliers américains, il n’y avait plus d’achats, donc plus de prix : le marché, pour ces titres, avait disparu.

    Dans le monde néolibéral, la disparition des prix pose de sérieux problèmes car on ne sait plus évaluer la valeur, et donc faire des choix. De plus, on ne peut plus établir les bilans des sociétés qui détiennent les actifs en question. Le fait qu’un actif n’ait plus de prix contraint à le considérer sans valeur. Cela entraîne des pertes comptables et peut conduire des sociétés à la faillite.

    En 2008, la décision du gouvernement américain a été de racheter ces actifs en pensant, à juste titre, que même s’ils n’étaient plus demandés, ils avaient tout de même une certaine valeur. Il a donc fallu que l’État « invente » des prix à l’issue d’une évaluation négociée avec les parties prenantes, afin d’éviter au système financier de faire faillite. Des gens se sont plaints en estimant que le gouvernement fédéral dépensait des milliards pour sauver des banques qui avaient fait n’importe quoi. Le gouvernement a donc modifié sa politique en décidant de prendre des participations dans les entreprises au lieu de leur racheter leurs titres. C’est alors la Réserve fédérale qui a pris le relais et s’est mise à racheter ces titres sans valeur de marché. C’est ainsi que la banque centrale américaine s’est mise à pratiquer des politiques dites « non conventionnelles » en intervenant directement sur les marchés.

    Au début de l’année 2009, la question du financement du plan de relance de Barack Obama s’est posée. À l’époque, il fallait sauver l’industrie automobile américaine. Obama a donc lancé un plan de près de 800 milliards de dollars. La banque centrale américaine va alors aider l’État à se refinancer en rachetant des obligations publiques sur les marchés afin d’augmenter leur valeur. Ce faisant, elle a contribué à diminuer les taux d’intérêt que paie l’État sur sa dette. C’est ce qu’on a appelé les politiques de « quantitative easing » (QE), ou « assouplissement quantitatif » en français. Ces politiques se sont ensuite généralisées, d’abord au Royaume-Uni puis, quelques années plus tard, dans la zone euro.

    « Les politiques de quantitative easing ne sont pas des politiques de création monétaire. »

    Les politiques de quantitative easing ne sont pas des politiques de création monétaire. Il n’y a pas de monnaie créée dans ces opérations de rachat. Ce sont des politiques qui visent surtout à faire baisser les taux d’intérêt pour les États, mais aussi pour les ménages et les entreprises, afin de les aider à se financer et à investir. Autrement dit, ces politiques de QE relèvent bien d’une forme d’administration des prix. Certes, il ne s’agit pas d’une administration directe. Ce n’est pas le ministre des Finances qui décide directement des taux. Mais, de manière indirecte, les banques centrales se sont mises à piloter la baisse des taux d’intérêt. La BCE l’a fait en particulier pour sortir de la crise des dettes souveraines et éviter la faillite des États d’Europe du Sud.

    De plus il faut noter que même si aujourd’hui les banques centrales ont cessé de racheter des actifs en raison du retour de l’inflation, elles n’ont absolument pas renoncé au principe du contrôle des taux d’intérêts. C’est ce que j’appelle la finance administrée, c’est-à-dire le retour de l’intervention de l’État au sein des marchés financiers par l’intermédiaires des banques centrales.

    LVSL : Un autre courant économique, la Modern Monetary Theory (théorie monétaire moderne ) a gagné en intérêt ces dernières années. Les conditions d’effectivité de la MMT pourraient-elles être réunies prochainement ? Cette théorie pourrait-elle être succéder au néolibéralisme ?

    David Cayla : Dans l’ouvrage, je me réfère surtout à l’approche de Stéphanie Kelton telle qu’elle est exprimée dans Le mythe du déficit (2021). La MMT n’est pas vraiment une théorie, c’est un éclairage spécifique sur la monnaie. Ce qu’elle essaie de démontrer, c’est qu’un État souverain monétairement est libre de dépenser comme il le souhaite puisqu’il dépense dans une monnaie qu’il contrôle. Autrement dit, d’après la MMT, il n’y a pas de limite financière à la dépense publique.

    Cependant la MMT ne permet pas à l’État de faire tout ce qu’il veut. Car une autre contrainte apparaît : c’est la contrainte réelle. Ainsi, dans une économie avec un secteur public et un secteur privé, si l’État commence à dépenser sans limite, il va devoir embaucher beaucoup et il ne restera plus grand monde pour produire des services marchands. Stéphanie Kelton en déduit que l’État ne doit intervenir que lorsque le taux de chômage est élevé et que cela permettrait de mettre en place une garantie fédérale de l’emploi. Autrement dit, on pourrait supprimer le chômage en imaginant que l’État régule directement le marché du travail en créant autant d’emplois publics (payés au salaire minimum) qu’il le faut pour supprimer le chômage.

    « Le problème avec la MMT est qu’elle suppose qu’un État soit pleinement souverain monétairement. »

    Le problème avec la MMT est qu’elle suppose qu’un État soit pleinement souverain monétairement. Or, la souveraineté monétaire c’est un concept qui mérite discussion et débat. Il est clair que dans une économie fermée, un État est totalement souverain monétairement et peut faire ce qu’il veut. Mais nous ne vivons pas dans des économies fermées. Aujourd’hui, on ne peut quasiment rien produire sans importer du pétrole, des minerais, des terres rares, des produits industriels qu’on ne sait pas faire mais que d’autres savent fabriquer. Ça veut dire qu’il faut qu’en échange de nos importations on ait quelque chose à vendre. Il faut que les flux financiers s’équilibrent à peu près avec les autres pays. Cela signifie qu’on ne peut pas dépenser tout ce qu’on souhaite. L’État ne peut pas, par exemple, assécher le secteur privé, car alors on ne pourrait plus vendre des choses que nos partenaires commerciaux voudront acheter en contrepartie de ce que nous on a besoin pour produire.

    Ce que je veux dire, c’est que la souveraineté monétaire implique des conditions économiques pour être garantie et pas uniquement des conditions institutionnelles et politiques. Il ne suffit pas de dire qu’on peut créer la monnaie qu’on veut parce qu’on contrôle la banque centrale pour être souverain monétairement. Il faut aussi qu’on puisse payer nos achats de pays étrangers avec une monnaie qui ait de la valeur et il faut que ces pays acceptent de commercer avec nous en échange de nos marchandises ou de garanties qu’on leur apporte. Ainsi, l’ouverture commerciale implique une limite à la souveraineté monétaire et économique d’un pays.

    Et ce que je reproche à la MMT c’est de ne pas beaucoup discuter les limites de la souveraineté monétaire. Stéphanie Kelton explique dans son livre que les États-Unis et le Japon ont un gouvernement monétairement souverain. Elle range en revanche la Turquie ou la Russie dans une autre catégorie. Pourtant ils ont eux aussi une monnaie nationale et une banque centrale. Pourquoi alors seraient-ils moins souverains ? Et puis il y a des pays qui ne sont pas du tout souverains mais qui disposent pourtant de leur propre monnaie… En fin de compte, qu’est-ce que ça signifie être souverain monétairement ? La MMT ne répond pas vraiment à cette question.

    Ce que j’en déduis, ce n’est pas que la MMT serait fausse ou qu’il faudrait la balayer d’un revers de main, mais plutôt qu’il faudrait s’intéresser sérieusement aux principes qui garantissent la souveraineté économique et monétaire d’un pays. Par exemple, il ne suffit pas de sortir de l’euro pour redevenir souverain. Le retour au franc ne constituerait pas un réel gain de souveraineté pour la France. Pour que ce soit le cas, il faudrait mener des politiques visant à limiter nos dépendances en matière énergétique et industrielle, et cela demande une politique économique protectionniste. Il faudrait également mettre en place des systèmes de coopérations hors marché avec les pays producteurs de matières premières. En faisant du troc, on peut davantage préserver notre politique monétaire et notre indépendance financière que si on achète avec de la monnaie.

    Ainsi, à mon sens la MMT ne peut constituer une réponse pertinente que si elle sort de son cadre purement monétaire et financier pour s’intéresser plus largement au fonctionnement global de l’économie, à la politique commerciale et aux conditions de la souveraineté économique. Plus largement, je pense qu’on ne peut pas penser l’économie à partir du seul prisme de la monnaie. L’économie est un ensemble d’institutions politiques, sociales, de rapports de force, c’est une histoire, une sociologie. Ce n’est pas en utilisant un seul levier, la politique monétaire ou les dépenses publiques, que l’on peut résoudre tous les problèmes.

    C’est pour cette raison que j’inscris ma pensée dans le cadre intellectuel de l’économie institutionnaliste. Je pense qu’il faut comprendre l’économie non pas en analysant des modèles abstraits mais en combinant la pensée économique avec les apports des autres sciences sociales. C’est ce qui manque à certaines approches hétérodoxes telles que la MMT.

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      « Les mouvements sans grève ne gênent personne » – Entretien avec Jean-Marie Pernot

      news.movim.eu / LeVentSeLeve · Sunday, 29 January, 2023 - 21:56 · 27 minutes

    La forte opposition à la réforme des retraites met de nouveau les syndicats au centre du jeu politique. Après une mobilisation historique le 19 janvier dans la rue, de nouvelles manifestations sont prévues et des grèves se préparent dans plusieurs secteurs. Mais pour Jean-Marie Pernot, politologue et spécialiste des syndicats, un mouvement social se limitant à des manifestations et à quelques « grèves par procuration » ne sera pas suffisant pour faire reculer le gouvernement. L’organisation de grèves dures sera néanmoins ardue, tant les syndicats se sont affaiblis durant les dernières décennies. Dans cet entretien fleuve, l’auteur de l’ouvrage Le syndicalisme d’après. Ce qui ne peut plus durer revient sur les raisons de ce déclin, entre bureaucratisation, incapacité de la CGT et de la CFDT à s’unir, liens compliqués avec les partis politiques ou encore inadéquation entre la structuration des grandes confédérations et l’organisation du salariat contemporain. Propos recueillis par William Bouchardon.

    Le Vent Se Lève : La mobilisation contre la réforme des retraites a débuté par une grande manifestation jeudi 19 janvier, avec entre 1 et 2 millions de personnes dans la rue, ce qui est assez historique. Néanmoins, malgré l’unité syndicale, le choix d’une prochaine date de mobilisation tardive le 31 janvier et des suites un peu incertaines suivant les secteurs donnent l’impression d’une fébrilité des syndicats. Comment analysez-vous ce début de mobilisation ?

    Jean-Marie Pernot : D’abord, si je peux bien sûr être critique des syndicats, il faut quand même relever qu’ils ne sont pas morts. Qui est capable dans ce pays de mettre un à deux millions de personnes dans la rue ? Tout affaiblis qu’ils soient, on constate quand même que les syndicats ont réussi cela, grâce à une certaine unité. Certes, cette unité est défensive car les syndicats n’ont pas tous le même avis sur les retraites, mais l’opposition à la réforme les réunit. Ce qui me frappe beaucoup dans cette première journée de mobilisation, même si on l’a déjà vu en 2010, c’est la mobilisation dans les petites villes. 1500 personnes à Chaumont (ville de 22.000 habitants en Haute-Marne) par exemple. C’est assez rare pour le souligner. Donc les syndicats ne sont pas morts. Bien sûr, les retraites sont au cœur du pacte social et c’est un sujet très sensible, d’où l’ampleur de la mobilisation.

    Une fois dit cela, l’analyse doit se faire non pas sur une journée mais sur une séquence. Depuis 1995, ces conflits se font en effet sur de grandes séquences et les mouvements acquièrent une dynamique propre. Cette première journée était-elle l’acmé du mouvement ou seulement un point de départ ? Il est encore trop tôt pour le dire. En outre, les rythmes de mobilisation sont différents secteur par secteur, selon les syndicats qui dominent. On sait que la CGT va pousser à la grève reconductible dans certains secteurs, mais même au sein de ce syndicat, les stratégies diffèrent. Les grèves dans les transports par rail et les transports urbains vont probablement tenir un certain temps. Outre les habitudes de mobilisation à la SNCF et à la RATP, je rappelle que leur régime spécial est menacé. Mais de manière générale, on va avoir toutes les configurations sectorielles et géographiques. Il y a une immense variété de stratégies syndicales, d’habitudes, de puissance par secteur etc. et donc beaucoup d’inconnues.

    Je retiens deux facteurs importants pour la suite. D’abord la question de la grève : en 2010, contre la réforme des retraites de Nicolas Sarkozy, on avait eu une protestation presque sans grève. La vague de manifestations était considérable, sans doute la plus forte depuis 1968, plus forte même qu’en 1995. Même dans les petites îles au Nord de la Bretagne, dans des villages de 300 habitants, il y avait systématiquement des manifestations. Et pourtant il ne s’est rien passé : Sarkozy se fichait de ces manifestations et a fait sa réforme. Macron a sans doute en tête le même scénario : que les gens manifestent une, deux ou dix fois, puis qu’ils finissent par se lasser, que le front syndical se lézarde etc… Si c’est de nouveau un mouvement sans grève, comme en 2010, je ne vois pas en quoi l’issue serait différente. Les mouvements sans grève ne gênent personne. Bruno Le Maire l’a d’ailleurs rappelé il y a quelques jours : il respecte le droit de manifester mais espère un mouvement indolore, qui ne « bloque » pas le pays.

    En effet, face à un mouvement de manifestations mais peu de grèves, les patrons ne disent rien car ils ne sont pas directement visés. En revanche, s’il y a des grèves, que la production et l’économie sont pénalisées, ça peut changer la donne. Si le conflit grippe la machine économique, le patronat va se réveiller, alors qu’il est globalement pour la réforme pour l’instant, du moins en ce qui concerne les gros patrons du MEDEF. Ce n’est pas évident bien sûr : avec l’inflation, les gens réfléchissent à deux fois avant de faire grève. Certains secteurs tiennent des discours de grève dure, mais il faudra voir sur la durée. Dans les raffineries par exemple, cela peut avoir des impacts à la pompe à essence mais aussi pour l’approvisionnement des entreprises. Je suis incapable de connaître la suite, mais en tout cas, contrairement aux manifs, le mouvement syndical a perdu de sa puissance sur ce point.

    Le deuxième point, c’est la mobilisation des jeunes. Lorsque les jeunes s’en mêlent, on ne sait jamais où ça va s’arrêter. Il suffit de penser au CPE en 2006, où c’était devenu difficile à gérer. Là-dessus aussi, difficile de trop s’avancer : il y avait beaucoup de lycéens ou d’étudiants le 19 janvier dans la rue, mais pas sûr que la question des retraites les mobilise jusqu’au bout.

    Enfin, il y a un troisième facteur, que j’ose à peine évoquer, c’est la violence. Depuis 2010, nous avons eu les gilets jaunes, qui n’étaient pas un mouvement institutionnalisé. Ils ne suivaient pas les habitudes des syndicats : déposer un trajet, assurer le service d’ordre, se disperser tranquillement… Ils faisaient le trajet qu’ils souhaitaient et cela pouvait dégénérer, pour le meilleur comme pour le pire. Ce qui peut jouer dans cette affaire, c’est l’incroyable mépris de Macron. Sarkozy n’était pas un modèle, mais au moins il n’allait pas parader en Espagne le jour où il y avait deux millions de personnes dans la rue. Ce mépris total peut radicaliser un certain nombre de gens, se transformer en haine et susciter de la violence. Ce n’est pas le pari des syndicats bien sûr, mais la situation peut leur échapper.

    LVSL : Je reviens au premier facteur que vous évoquiez : la grève. On sait qu’il y en aura un certain nombre, même si leur forme et leur durée sont encore inconnues. Mais n’y a-t-il pas un risque, comme c’est souvent le cas depuis 1995, que les grèves se concentrent dans quelques bastions comme la SNCF, la RATP ou quelques services publics, les salariés d’autres secteurs se contentant de les soutenir sans y participer ? La « grève par procuration » est-elle devenue la norme ?

    JM Pernot : C’est fort probable. Dans d’autres secteurs, notamment le secteur privé, il est devenu difficile de faire grève : comme c’est une pratique minoritaire, elle est d’autant plus risquée pour ceux qui s’y livrent. D’autant que la question du pouvoir d’achat n’encourage pas à la grève. Il y a donc un risque de délégation ou de procuration, avec des gens qui posent des RTT pour aller manifester en soutien aux grévistes, mais sans se mobiliser dans leur entreprise. Bien sûr, cela rendra une victoire du mouvement moins probable.

    Une grève par procuration est donc un signe que les gens ont du mal à tenir une grève sur la durée. Mais s’ils soutiennent les grévistes, notamment via les caisses de grèves, c’est déjà pas mal. En 1995, par exemple, les transports en Île-de-France étaient tous à l’arrêt et c’était très pénible, mais les gens ont soutenu le mouvement. La droite avait essayé d’organiser les usagers contre les grévistes, mais excepté un petit rassemblement ponctuel dans les beaux quartiers, ça n’avait pas pris.

    Donc oui, c’est sûr que s’appuyer sur un faible support gréviste fragilise le mouvement. On connaît la liste des secteurs à l’avance. Mais le fait que la CFDT soit contre la réforme peut jouer, notamment chez les routiers. En 1995 et en 2003, les routiers avaient été très mobilisés et cela avait pesé. Or, la CFDT y est majoritaire. Ce n’est pas rien : contrairement au fret ferroviaire qui ne représente plus grand chose, le fret routier est essentiel pour les entreprises. Mais attention : les pouvoirs publics ont appris de ces mobilisations passées et y sont très attentifs, ils essaieront d’éviter le blocage des routes.

    Plus largement, ce phénomène de grève par procuration traduit des changements de l’organisation du travail. Avant, les grandes entreprises étaient des points forts de la mobilisation syndicale. Aujourd’hui les grandes entreprises sont en majorité composées de cadres et le travail ouvrier est sous-traité dans tous les sens. Or, les syndicats ont très peu d’appuis chez les sous-traitants.

    LVSL : En effet, la grève par procuration est le symptôme d’un syndicalisme affaibli. Vous l’évoquez d’ailleurs dans votre livre, qui s’ouvre sur un paradoxe : l’exploitation au travail est toujours bien présente, nombre de cadres font face à une crise de sens, les salaires ne suivent plus l’inflation… Bref, les demandes portées par les syndicats sont tout à fait actuelles et même parfois majoritaires dans l’opinion. Pourtant le nombre de syndiqués est en baisse, comme la participation aux élections professionnelles. Pourquoi ?

    JM Pernot : On peut retenir deux causes majeures de l’affaiblissement des syndicats. La première, c’est le serpent de mer de la désunion syndicale. Les gens ne comprennent pas bien pourquoi il y a autant de syndicats et pourquoi ils n’arrivent pas à se mettre d’accord. Beaucoup se disent « mettez-vous d’accord et ensuite on s’intéressera à ce que vous faites ». Ça ne veut pas dire que les divergences n’ont pas de bonnes raisons, mais il faut regarder la réalité en face : les débats stratégiques entre la CGT et la CFDT, ça n’intéresse pas les gens. D’autant qu’aucune des deux stratégies ne donne des résultats. Donc ils continuent de se battre mais leurs stratégies sont chacune perdantes de leur côté et ces bagarres rebutent les gens. Certes, quand les gens ont un problème dans leur boîte, ils vont toujours voir le militant syndical quand il y en a un, mais c’est un service élémentaire de soutien aux salariés en difficulté. Mais pour les syndicats qui parlent de transformation sociale, on est loin de passer de la parole aux actes.

    « Désormais, tout le monde sous-traite tout. Cela déstructure les collectifs, éclate les communautés d’action, dissout les solidarités entre travailleurs. »

    Le second problème, c’est cette dynamique du salariat que j’aborde dans mon livre, alors que les syndicats sont restés scotchés à leurs structures antérieures. Nous avons eu un grand mouvement de transformation de l’entreprise et des interrelations entre entreprises. C’est notamment le cas avec la sous-traitance, qui est particulièrement forte en France. Désormais, tout le monde sous-traite tout. La question n’est plus qu’est-ce qu’on sous-traite, mais que garde-t-on en interne ? Évidemment, cela déstructure les collectifs, éclate les communautés d’action, dissout les solidarités entre travailleurs.

    En revanche, la négociation collective n’a pas changé. Elle a lieu à l’échelle des branches et des entreprises, alors que ces lieux ont perdu de leur substance. Il se passe encore des choses dans les branches, mais les entreprises sont devenues des palais des courants d’air, avec parfois une majorité de travailleurs dont le contrat de travail est ailleurs que dans l’entreprise. Donc les syndicats se sont retrouvés atomisés boîte par boîte et accompagnent l’éclatement des travailleurs. Cela est contraire à la logique inclusive qui est au fondement du syndicalisme confédéré. Normalement, un syndicat emmène un groupe social avec lui. Là, ils font face à des divisions permanentes entre personnes qui travaillent ensemble mais qui sont rattachées à des entreprises ou des branches différentes. Il y a là un énorme hiatus.

    LVSL : Oui, vous rappelez d’ailleurs dans votre livre qu’un quart des syndiqués CGT ne sont rattachés à aucune union professionnelle, c’est énorme. Pourtant le problème n’est pas nouveau et les syndicats ont déjà fait face à d’autres réorganisations du monde du travail, au début du XXème siècle et ils avaient réussi à se réformer. Comment expliquer l’inertie actuelle ? Pourquoi les syndicats ne parviennent-ils pas à créer de la solidarité entre des gens qui ne sont peut-être pas rattachés à la même entreprise de par leur contrat de travail, mais travaillent de fait ensemble ?

    JM Pernot : Oui, c’est le grand problème. La différence majeure avec le début du XXème siècle, c’est que les syndicats de l’époque n’étaient pas du tout institutionnalisés. Au contraire aujourd’hui, leur organisation, leur mode de financement, leur mode de décision en interne, etc. doit faire face au poids des fédérations professionnelles qui se sont formées au cours de plusieurs décennies. Remettre ça en cause est très compliqué : même si ces fédérations sont en crise, elles font peser une chape de plomb sur les confédérations syndicales. Je lisais récemment les textes du prochain congrès de la CGT, ces questions sont certes abordées. Mais ça fait six ou sept congrès, c’est-à-dire une vingtaine d’années, que l’on dit qu’il faut réformer l’organisation pour mieux refléter le monde du travail !

    Cette inertie totale renvoie à l’épaisseur bureaucratique des organisations. Les syndicats sont de grosses bureaucraties avec des rapports de pouvoir et des chefs, ce qui concourt à l’immobilité. C’est paradoxal : ils se vident de leurs adhérents, mais ils restent dans ce fonctionnement bureaucratique. Il faut aussi dire que beaucoup de financements passent par les branches, ce qui contribue à figer les structures. Bernard Thibaut (ancien secrétaire général de la CGT, ndlr) avait tenté de faire bouger les choses, mais tout ça a été étouffé par les fédérations.

    « Les syndicats sont de grosses bureaucraties avec des rapports de pouvoir et des chefs, ce qui concourt à l’immobilité. »

    En 1901, les syndicats constatent que le capitalisme change, que l’on passe d’une logique de métiers à une logique d’industrie et ils s’adaptent. Bien sûr, cela a été compliqué : dans la métallurgie, cela a pris 20 ans. Cela a secoué les routines et les hiérarchies internes au monde ouvrier. Par exemple, à la SNCF on n’a jamais réussi à syndiquer les conducteurs de locomotive dans le même syndicat que ceux qui posent le ballast sur les voies. Donc bien sûr c’est compliqué. Mais aujourd’hui, on sent qu’il n’y a pas de volonté réelle de changer.

    LVSL : En effet, les syndicats sont de grosses machines bureaucratiques. Pour beaucoup de travailleurs, les syndicats apparaissent comme une réalité lointaine : on pense aux délégués du personnel ou aux chefs des centrales chargés de mener un vague « dialogue social » avec le patron ou le gouvernement. Les syndicats ne se sont-ils pas bureaucratisés et éloignés de leur base ?

    JM Pernot : Attention, une certaine bureaucratie est nécessaire. S’il n’y en a pas, cela donne ce que l’on observe avec ces nouveaux collectifs de travailleurs qui émergent ces dernières années, par exemple les contrôleurs SNCF qui ont fait grève à Noël. Avec les réseaux sociaux ou une boucle Whatsapp, c’est facile de mettre en lien les travailleurs entre eux. Pour entrer dans l’action, c’est facile. Mais ensuite la direction fait une proposition. Là, le problème débute : comment arbitrer, comment décider ? Est-ce qu’on continue ? Comment négocie-t-on ? Comment vérifier ensuite que l’accord est respecté ? Tout cela, une coordination de travailleurs ne sait pas le faire. Donc toute forme d’action sociale a besoin d’un minimum d’institutionnalisation et de représentation, ne serait-ce que pour négocier. La bureaucratie, c’est ce qui assure la continuité de son action, la reproduction du collectif et l’interface avec les autres institutions.

    « Le problème des syndicats, c’est qu’ils ont des bureaucraties bien constituées qui n’ont pas besoin de beaucoup d’adhérents pour survivre. »

    Cela étant dit, il faut aussi que l’organisme reste vivant. Qu’est-ce qui prend le dessus ? Le mouvement ou la bureaucratie ? Il y a toujours une tension entre ces deux pôles. Il faut à la fois une représentation et des structures, mais aussi ne pas se figer dans des luttes de pouvoir internes. Or, toute organisation, même un groupe de locataires, est toujours marquée par des jeux de pouvoir pour des postes, pour des rétributions matérielles ou symboliques… Le problème des syndicats, c’est qu’ils ont des bureaucraties bien constituées qui n’ont pas besoin de beaucoup d’adhérents pour survivre. Si on compare l’appareil de la CGT à celui d’IG Metall en Allemagne, ce sont deux mondes différents. Par exemple, je défends, comme d’autres, l’idée de redistribuer des moyens vers l’action locale, donc les Unions locales (UL) et les Unions départementales (UD). Mais c’est un débat à couteaux tirés. La bataille pour la répartition de la ressource est ici comme ailleurs assez compliquée mais aussi très politique.

    LVSL : Face à l’inertie des syndicats, des « collectifs » de travailleurs qui ont vu le jour ces dernières années comme vous le rappeliez. On pense par exemple au collectif inter-hôpitaux, aux livreurs à vélo ou encore à celui des contrôleurs SNCF. Finalement, là où les syndicats ont la bureaucratie pour négocier et assurer la représentation, ces collectifs ont eux le lien avec la base. Est-ce que syndicats et collectifs arrivent à travailler ensemble ?

    JM Pernot : Ça dépend des secteurs. Par exemple, chez les livreurs à vélo, qui ont été bien étudiés par de jeunes sociologues, des connexions se sont faites avec les syndicats dans certaines villes comme Bordeaux ou Toulouse. Concrètement, les coordinations de livreurs n’affichent pas une étiquette syndicale, mais on leur prête un petit local dans les unions départementales, quelques jeunes se sont syndiqués pour faire un lien, etc. En l’occurrence avec l’économie de plateforme, c’est plutôt la CGT, Solidaires ou la CNT qui sont présents dans ce genre d’univers. Mais la liaison existe.

    Jean-Marie Pernot, politologue à l’Institut de Recherches Economiques et Sociales (IRES).

    Pour la SNCF, ça reste encore à voir. En 1986, il y avait déjà un mouvement social qui était parti d’un collectif de conducteurs, et cela avait heurté la FGAAC (Fédération Générale Autonome des Agents de Conduite) et la CGT. La CGT s’était remise en question par la suite et elle reste attentive à cela, donc je pense que des coopérations sont possibles.

    Dans la santé, la bataille est plutôt perdue pour les syndicats. Ce sont les collectifs inter-urgence ou inter-hôpitaux qui mènent le combat depuis 3 ou 4 ans. Mais dans ces collectifs, il y a des syndiqués. Par exemple l’urgentiste Christophe Prudhomme : tout le monde sait qu’il est syndiqué à la CGT, mais on lui fait confiance car c’est un bon organisateur, il s’exprime bien et ne la ramène pas toujours à son syndicat. Donc les syndicats ne sont pas au cœur des mots d’ordre, mais ne sont pas totalement extérieurs non plus. Lorsqu’il y a eu les négociations pour le Ségur de la santé, ce sont les syndicats qui ont négocié et il y a eu un lien : il n’y a pas eu de soulèvement contre les syndicats, donc ça a plutôt fonctionné. Bref, les formes sont très diverses, mais l’important c’est que ça marche.

    LVSL : Vous parliez tout à l’heure de l’unité syndicale. La France a connu une multiplication des syndicats depuis une trentaine d’années, mais les deux principaux restent la CGT et la CFDT. Tout semble les opposer : la CGT est un syndicat de rapport de force, parfois qualifié de « jusqu’au boutiste » , tandis que la CFDT est un syndicat « réformiste » souvent accusé de complaisance avec les patrons et le gouvernement. Cette opposition frontale entre « réformistes » et « syndicats de rapport de force » rebute beaucoup de monde. Est-il possible de dépasser ces guerres intestines, au-delà de quelques mobilisations défensives comme en ce moment avec la réforme des retraites ?

    JM Pernot : En effet, pour l’instant sur les retraites, l’unité est défensive et la désunion peut revenir par la suite. Alors bien sûr, les stratégies peuvent être différentes, mais tant la CGT que la CFDT ont une stratégie en partage : chacun pense pouvoir faire sans l’autre. Du moins, c’est ce qui a dominé les dix dernières années. Je reste sceptique car la volonté de travailler ensemble semble faible, mais je préfère continuer à rêver que c’est possible. Sinon chacun va continuer dans son coin et tout le monde va se planter. Cette unité peut donc venir d’une nécessité, lorsque chaque bloc a compris qu’il ne parvenait à rien seul.

    En ce moment, il y a peut-être un mouvement de la part de la CFDT. Comme c’est un syndicat réformiste, ils ont besoin de bons liens avec le gouvernement ou le patronat pour espérer des victoires. En 2017, la CFDT a accompagné l’arrivée de Macron au pouvoir et ses sympathisants ont voté Macron à plus de 50% dès le premier tour (45% en 2022). Donc idéologiquement, la CFDT n’est pas très loin de Macron. Sauf que Macron ne veut pas négocier, il veut passer en force. Donc Berger se retrouve bien seul et il y a un malaise en interne. Ils sont en train de se rendre compte que Macron, ce n’est pas la deuxième gauche, mais juste la droite. Beaucoup commencent à en avoir marre de servir de faire-valoir du gouvernement sans rien obtenir. Berger fait des propositions unitaires depuis quelque temps, mais tout dépend de la réaction qu’aura la CGT.

    « La CFDT est devenue d’autant plus caricaturalement « dialogue social » que la CGT est devenue caricaturalement « grève générale et convergence des luttes ». La dérive de l’une nourrit la dérive de l’autre. »

    Or, il y a une dialectique négative entre les deux organisations. La CFDT est devenue d’autant plus caricaturalement « dialogue social » que la CGT est devenue caricaturalement « grève générale et convergence des luttes ». La dérive de l’une nourrit la dérive de l’autre. Quand la CFDT veut justifier sa stratégie, ils disent « c’est contre la CGT » et vice-versa. Il faut sortir de cela, c’est mortifère : la CGT et la CFDT doivent se définir par rapport aux enjeux du moment et non pas l’une par rapport à l’autre.

    On verra ce qui va se passer au congrès de la CGT, mais je ne suis pas sûr qu’un rapprochement soit à l’ordre du jour. Les relations sont très mauvaises depuis 10 ans : la CFDT a joué à fond la carte du mandat Hollande, puis Macron, alors que la CGT n’a jamais fait ce pari. Désormais, les conditions pour l’unité sont là. D’autant plus que les grands mouvements sociaux comme celui des retraites posent la question du gouvernement d’après. Si le gouvernement s’entête, les perspectives s’assombrissent : la NUPES, et la France insoumise en particulier, auront beau essayer de surfer sur la colère populaire, une victoire du RN est plus probable. Cela peut contribuer à rapprocher les syndicats.

    Donc même si rien n’est fait, je préfère croire que c’est encore possible. Sinon l’histoire est écrite : les syndicats ne susciteront plus que de l’indifférence. J’avais même proposé par le passé une convention citoyenne sur la réorganisation du syndicalisme. En tout cas, il faut essayer des choses sinon les syndicats vont à la marginalisation assurée.

    LVSL : Ce divorce des syndicats avec la société se voit aussi par un autre aspect. Bien qu’ils continuent à formuler des propositions intéressantes, les syndicats ne semblent plus porter de vision du monde comme cela a pu être le cas à d’autres époques. Ceux qui veulent s’engager sur cette voie choisissent d’ailleurs plutôt de rejoindre des associations ou des ONG. Est-ce une fatalité ? Les syndicats ne pourraient-ils pas faire émerger de nouvelles idées et élargir leur champ de réflexion, au-delà du travail, sur des questions majeures comme le féminisme ou l’écologie ?

    JM Pernot : Oui, il faut que le syndicalisme s’élargisse à de nouvelles problématiques, par exemple, la question du sens du travail, qui est très actuelle. Cela ne doit pas faire oublier que les salaires, les conditions de travail, les retraites, etc. sont toujours des sujets majeurs. Mais votre constat est juste : les syndicats sont peu porteurs d’idées alternatives aujourd’hui. La raison est simple : 30 ans de chômage de masse, cela pèse sur la capacité à penser un autre monde. Depuis le milieu des années 1970, quand la crise s’est installée et que l’élan de mai 68 s’est dissipé, le mouvement social a été dominé par une conjoncture marquée par le chômage de masse. Certes, il y a eu quelques projets intéressants avec l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981 autour des nationalisations ou des lois Auroux par exemple. Mais le tournant de la rigueur a très vite cassé cette dynamique et durablement abîmé les relations entre la CGT et la CFDT.

    « 30 ans de chômage de masse, cela pèse sur la capacité à penser un autre monde. »

    Il est difficile de maintenir un discours de transformation lorsque les travailleurs pensent moins à l’autogestion qu’à la sauvegarde de leur emploi. Inverser la tendance ne sera pas simple. On nous répète que le chômage baisse, mais en réalité il reste beaucoup de chômeurs et la précarité s’accroît. Le capitalisme nous mène de crise en crise : crise financière en 2008, crise du pouvoir d’achat avec la guerre en Ukraine… Avant, les gens s’engageaient en se disant que leurs enfants vivraient mieux qu’eux grâce à leurs combats, aujourd’hui ce n’est plus le cas. L’optimisme qui prévalait dans les années suivant mai 68 a disparu. Et je ne parle même pas du climat !

    Donc le champ des luttes s’est plutôt élargi, mais les syndicats doivent aider les travailleurs face à une succession de crises. Les syndicats savent qu’ils ont besoin de la société civile pour penser des alternatives : tant la CFDT que la CGT se sont engagées dans des alliances élargies avec des ONG. On peut citer l’alliance « Plus Jamais ça » ou le « Pacte de pouvoir de vivre ». Mais là encore, ce n’est pas simple et cela cause de vifs débats en interne.

    LVSL : La question du lien avec la société civile amène celle des relations avec les partis politiques. En France, les syndicats ont toujours été soucieux de leur indépendance à l’égard des partis, même si les liens entre la CGT et le Parti Communiste ont longtemps été forts. Bien sûr, ils remplissent des rôles différents : les syndicats sont là pour représenter le monde du travail, tandis que les partis politiques ont en charge la représentation des citoyens dans l’arène institutionnelle. Mais beaucoup de citoyens ne comprennent pas que syndicats et partis de gauche n’arrivent pas à travailler ensemble. La « marche contre la vie chère » organisée cet automne par la NUPES a ainsi été critiquée par la CGT, alors que celle-ci partageait globalement les mots d’ordre de la manifestation. Pourquoi aucune coopération ne semble-t-elle possible ? Peut-on dépasser cette situation ?

    JM Pernot : Comme vous le rappelez, les syndicats et les partis ont des fonctions différentes. Les syndicats ont un rôle de rassemblement du monde du travail autour de revendications et de construction d’une vision partagée sur certains sujets. Les partis politiques ont la responsabilité inverse : ils sont là pour partitionner l’opinion et faire émerger des visions du monde différentes. Donc on peut comprendre que chacun soit dans son propre sillon.

    « Si le mouvement social est trop marqué par la France Insoumise, cela risque de mettre des gens à l’écart. »

    Bien sûr, il peut y avoir des coopérations et des convergences programmatiques entre la NUPES et la CGT existent. Mais attention, les convergences sont plus faibles avec la CFDT, sans parler de la CFE-CGC (syndicat de cadres, ndlr) ou de la CFTC (syndicat chrétien-démocrate, ndlr) et il faut aussi préserver l’intersyndicale. Par ailleurs, la NUPES, et notamment la France Insoumise qui en est le cœur, a tenté de prendre la tête du mouvement social et cela n’est pas bien passé. Que la NUPES ou la FI aient des choses à dire sur les questions sociales, essaient d’agréger d’autres groupes sociaux comme les jeunes ou fassent des propositions alors que les syndicats en font peu, très bien. Mais si les partis tentent de prendre la tête de l’organisation des manifestations, cela se passera mal.

    Ce serait même contre-productif : beaucoup de travailleurs peuvent venir à une manifestation syndicale ou se retrouver dans les mots d’ordre d’une mobilisation sans pour autant être électeurs de la France Insoumise. Par exemple à Marseille, mais aussi ailleurs, quand il y a autant de monde dans les rues, on sait très bien qu’on retrouve aussi beaucoup d’électeurs RN dans les cortèges. Bon et alors ? N’était-ce pas Mélenchon qui parlait des « fâchés pas fachos » ? Tous syndicats confondus, environ 15 à 20% de leurs sympathisants ont voté RN. De même avec la CFDT et les électeurs de Macron. On ne va pas jeter ces personnes hors des cortèges. Les syndicats doivent rassembler, la CGT doit viser au-delà des gens que la NUPES intéresse. Si le mouvement social est trop marqué par la France Insoumise, cela risque de mettre des gens à l’écart. Donc les convergences peuvent exister mais il faut faire attention et préserver l’intersyndicale. Les politiques peuvent aider à mobiliser, mais dans un moment comme celui-ci, je pense qu’il faut laisser la main aux syndicats sur la mobilisation.

    Le syndicalisme d’après. Ce qui ne peut plus durer . Jean-Marie Pernot, Editions du détour, 2022, 18,90 € .

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      « Les institutions populaires sont issues de conflits violents » – Entretien avec Nicolas Da Silva

      news.movim.eu / LeVentSeLeve · Thursday, 19 January, 2023 - 18:18 · 40 minutes

    Alors que l’actualité sociale est marquée par la grève des médecins libéraux et par l’obstination d’Emmanuel Macron à faire passer sa réforme des retraites, nous nous sommes entretenus avec Nicolas Da Silva, auteur de La bataille de la Sécu . Une histoire du système de santé (La Fabrique, 2022). Maître de conférences en sciences économiques à l’université Sorbonne Paris Nord, spécialiste de la médecine libérale et du système de santé français, Nicolas Da Silva développe dans cet entretien l’opposition qu’il dresse entre l’État social et la Sociale, à savoir l’auto-organisation des travailleurs. Il insiste sur les moments historiques fondateurs de ces deux traditions de protection sociale, nées du conflit, et sur leurs évolutions récentes, marquées par des réformes politiques et financières qui prouvent que la bataille pour la Sécu n’est pas terminée…

    LVSL : Vous faites de la distinction entre l’État social et la Sociale le cœur de votre ouvrage. Comment les définissez-vous et sur quels fondements cette opposition repose-t-elle ?

    Nicolas Da Silva : Cette opposition entre les politiques sociales portées par l’État et les politiques sociales portées par les intéressés eux-mêmes – ce que je nomme la Sociale – est le résultat de mon propre parcours intellectuel. En effet, pour comprendre ce qui m’a amené à faire cette distinction, il faut revenir à mon point de départ en tant qu’économiste institutionnaliste. J’ai été formé, à l’université et en tant que citoyen, à cette idée que la Sécurité sociale était un bien commun à défendre, principalement contre le processus de marchandisation. Si elle était à défendre, c’est parce que malheureusement, depuis trente ou quarante ans, des politiciens conduisaient une mauvaise politique à la tête de l’État et dès lors, il suffirait de changer de politiciens pour changer de politique.

    C’est d’ailleurs dans cette perspective que je fais ma thèse d’économie, à travers laquelle je m’intéresse à des dispositifs particuliers de régulation de la médecine de ville. Je montre que ces dispositifs ne fonctionnent pas, ou très mal, et que pourtant, les gouvernements s’entêtent à les mettre en place. À ce moment-là, je pense que le rôle de l’économiste critique est d’avertir sur les risques de la marchandisation, de redonner de la légitimité à l’intervention de l’État et de montrer quels dispositifs peuvent permettre au système de santé de relever les défis contemporains. Ce n’est que progressivement que je commence à renouveler ma façon de penser mon objet de recherche. Je ne me demande plus « est-ce que ça marche ? » mais « quelles ont été les conditions pour imposer une institution qui marche – la Sécu – et pourquoi ce qui était possible autrefois ne l’est plus aujourd’hui ? ». L’enjeu pour moi devient la genèse des institutions et non leur efficacité.

    « Pourquoi ne serions-nous pas capables, aujourd’hui, d’étendre la Sécu, alors qu’elle a été créée et développée à des périodes bien plus critiques et de pauvreté extrême ? »

    De là vient ma curiosité historique. Bien que je ne sois pas historien de formation et que je n’utilise pas la méthode historique de façon aussi rigoureuse que mes collègues de cette discipline, je me pose la question de l’histoire parce que je me rends bien compte que dans le contexte actuel, nous sommes face à un grand paradoxe : pourquoi ne serions-nous pas capables, aujourd’hui, d’étendre la Sécu, alors qu’elle a été créée et développée à des périodes bien plus critiques et de pauvreté extrême ?

    Au fil de mes recherches et de mes lectures de l’historiographie, je me rends compte qu’il y a deux grandes façons de raconter cette histoire. La première, relativement traditionnelle, insiste sur l’idée d’une croissance du rôle de l’État dans la vie publique à partir de la Révolution française, qui va s’opposer au marché et essayer de réguler les conflits entre travail et capital. Je tiens d’emblée à signaler que cette vision est à mon avis tout à fait légitime, du point de vue académique et historique. Néanmoins, je n’adhère plus à cette vision car j’observe que c’est que ce n’est pas en conquérant l’État que les politiques sociales progressistes commencent à naître. C’est au contraire en contestant deux rapports sociaux de domination que sont le capital et l’État que naissent ces politiques sociales. Plutôt que d’opposer marché et État comme on le fait traditionnellement en sciences sociales, je pose l’hypothèse que ce sont des alliés irréductibles l’un à l’autre.

    Pourquoi opposer l’État social et la Sociale ? Car ce que j’observe, à différents moments de l’histoire, c’est que très tôt se pose la question de l’intervention de l’État dans le champ de la politique sociale et très tôt s’exprime un refus des élites politiques d’investir ce champ. Évidemment, de leur côté, les élites économiques, le capital en particulier, refusent aussi de mettre en place des politiques sociales, alors que les conditions de travail, dans le contexte de l’industrialisation, sont de plus en plus difficiles et de plus en plus dangereuses. Face à ce double refus, que font les travailleurs urbains et ruraux ? Ils ne se résignent pas, ils ne demandent gentiment la permission de créer des politiques sociales et des institutions de protection sociale, ils le font par eux-mêmes. C’est sans doute ce que j’ai trouvé le plus incroyable, notamment à travers la création des premières mutuelles ouvrières.

    LVSL : Justement, vous accordez à la mutualité une place d’autant plus importante dans votre ouvrage qu’elle est selon vous révélatrice de la lutte entre la Sociale et l’État social. Ce dernier va tout faire pour se réapproprier l’esprit mutualiste dans un but de maintien de l’ordre établi. Dans sa préface, Bernard Friot la qualifie même de « cheval de Troie particulièrement efficace du couple État social/capital ». Comment cette évolution des mutuelles, d’un outil de subversion à un outil d’intégration à l’ordre social, s’opère-t-elle ?

    N. D. S. : À la suite de la Révolution française, la mutualité est une institution qui démontre toute l’originalité et la détermination du mouvement ouvrier. Les travailleurs s’auto-organisent contre les entreprises capitalistes qui les exploitent et contre l’État qui leur interdit de se réunir, à la suite des lois d’Allarde et Le Chapelier de 1791 et d’une série de dispositions empêchant les classes populaires de s’organiser politiquement. Ces dernières sont même fortement réprimées lorsqu’elles dérogent à cette interdiction.

    Les sociétés de secours mutuel sont très ambivalentes parce qu’il y a cette dimension subversive de l’ordre établi, mais il n’y a pas que cela. Comme le montre par exemple l’historien Bernard Gibaud, il y a aussi une dimension davantage liée à la pratique du pouvoir des dominants. C’est-à-dire qu’on va utiliser des sociétés de secours mutuels pour calmer les revendications ouvrières. C’est le cas par exemple dans les mines, où les accidents du travail sont très importants et suscitent de nombreuses agitations ouvrières. Le préfet ou bien le patron peuvent décider de mettre en place une société de secours mutuel qui va prendre en charge les travailleurs blessés, avec pour objectif de calmer les revendications qui pourraient menacer l’ordre social. Suivant les pas de Bernard Gibaud ou de Michel Dreyfus, j’accorde également beaucoup d’importance au décret napoléonien de 1852 qui entame une réappropriation par l’État de la mutualité subversive. C’est progressivement que la mutualité va être donc vidée de sa subversion.

    Dès ses origines, la mutualité peut donc à la fois être subversive de l’ordre établi ou bien chercher à le reproduire. Ses évolutions ont été telles qu’aujourd’hui, l’esprit subversif de la mutualité a complètement disparu. La Fédération nationale de la Mutualité française qui représente la grande majorité des mutuelles en France, n’a plus aucun objectif politique. Elle avance deux arguments principaux pour justifier son existence et sa singularité par rapport aux sociétés d’assurance capitalistes : elle ne fait pas de profit et est gouvernée de façon démocratique. Ces deux éléments seraient au cœur de son identité, de son originalité. Or, quand on regarde dans le détail ce qui se passe aujourd’hui, pour plusieurs raisons liées principalement à la mise en concurrence des complémentaires santé, la Mutualité française est contrainte à se comporter comme des assureurs privés à but lucratif. Aujourd’hui, la mutualité sert simplement d’excuse pour ne pas remettre en cause les complémentaires santé.

    « Il y a une histoire glorieuse de la mutualité. Mais elle ne doit pas être instrumentalisée pour nous aveugler sur le présent. »

    Je répète que je ne pense pas pour autant qu’il faille rejeter en bloc toute la mutualité. Même après la création du régime général de la sécurité sociale en 1945-1946, donc après l’épisode vichyste où la mutualité, au niveau national, validait complètement le régime, il y avait encore des mutuelles ouvrières faisant des choses extraordinaires. Je pense notamment aux travaux de Benoît Carini-Belloni, qui montrent à quel point, par exemple, la Mutualité ouvrière des Bouches-du-Rhône a construit tout un réseau de centres de santé pour faire de la médecine autrement. Ces militants ont construit une alternative crédible à la médecine libérale et à ses défauts les plus insupportables. Il y a une histoire glorieuse de la mutualité. Mais elle ne doit pas être instrumentalisée pour nous aveugler sur le présent.

    Pour en revenir à l’opposition entre l’État social et la Sociale, en matière de santé, ce qui compte n’est pas simplement la quantité d’argent que l’on y met. Il faut aussi se demander qui détient et exerce le pouvoir de décision. La distinction que j’opère est essentiellement sur cet aspect-là. Avec la Sociale, nous sommes dans le champ de l’auto-gouvernement, dans le sens où ce sont les intéressés eux-mêmes, qui décident à des niveaux différents, quitte à se fédérer. Le régime général de la sécurité sociale se fonde dans cet esprit, puisque ce sont avant tout les intéressés eux-mêmes qui gèrent les caisses et qui détiennent ainsi un pouvoir de décision sur la politique de santé et d’accès aux droits. Pour ce qui est de l’État social, le centre de décision réside dans les mains du gouvernement et des institutions traditionnelles de l’État.

    « C’est parce que l’État se réapproprie le pouvoir sur la Sécurité sociale progressivement après 1945 qu’il peut plus facilement en organiser la réforme d’un point de vue économique. »

    Évidemment, tout l’enjeu de la distinction entre l’État social et la Sociale est que celui qui détient le pouvoir va pouvoir orienter la politique publique. C’est parce que l’État se réapproprie le pouvoir sur la Sécurité sociale progressivement après 1945 qu’il peut plus facilement en organiser la réforme d’un point de vue économique. L’instauration du régime général de la Sécurité sociale avait imposé à l’État une situation de double pouvoir, où il devait négocier avec les ouvriers. Grâce au contrôle et à la gestion par les intéressés eux-mêmes des caisses, l’État ne pouvait pas faire ce qu’il voulait.

    Ainsi, on comprend mieux pourquoi l’État a rapidement fait de la liquidation de ce double pouvoir l’une de ses priorités. Les premières réformes de la Sécurité sociale ne sont pas économiques, elles ne concernent pas son financement mais son organisation. Elles visent à se réapproprier le pouvoir, notamment à travers les ordonnances Jeanneney en 1967, qui suppriment les élections des administrateurs de caisses par les salariés et instaure le paritarisme, de telle sorte que les représentants des salariés, qui pesaient pour 75% des membres des caisses, ne sont plus que 50%, à égalité avec ceux du patronat. Ce dernier peut désormais imposer ses vues en s’alliant au syndicat le plus complaisant. De même, c’est le cas avec les ordonnances Juppé en 1995-1996, qui étatisent encore davantage la Sécurité sociale en soumettant son budget à un vote annuel du Parlement avec le Projet de Loi de Financement de la Sécurité sociale (PLFSS).

    LVSL : En parallèle de l’opposition entre la Sociale et l’État social, vous en proposez une autre entre public et étatique. Là encore, sur quoi cette opposition repose-t-elle et dans quelle mesure n’est-elle pas potentiellement un piège tendu par les libéraux ?

    N. D. S. : L’idée de distinguer le public de l’étatique est totalement liée à l’idée de distinguer la Sociale et l’État social. Le public, dans le livre, est défini d’une façon assez simple : c’est la protection sociale obligatoire. Celle-ci peut être soit contrôlée par l’État, auquel cas, c’est de l’étatique, soit par les intéressés eux-mêmes, auquel cas c’est la Sociale. Mais cette opposition concerne bien plus que la Sécurité sociale en tant que mode de financement des soins de santé. Elle concerne les producteurs eux-mêmes comme l’hôpital ou la médecine de ville. Historiquement, l’hôpital devient public parce que l’Église, qui s’en occupait durant plusieurs siècles, perd progressivement son pouvoir après la Révolution de 1789. L’hôpital est alors mis sous la tutelle des communes, disposant d’un fort pouvoir local – un pouvoir public mais qui n’est pas étatique.

    Progressivement, des lois, notamment en 1941, commencent à transférer le pouvoir sur l’hôpital des communes vers le gouvernement, le ministère puis les agences de santé qui en dépendent. On observe là aussi une situation de pouvoirs multiples dans l’hôpital public : le pouvoir de plus en plus faible des communes, face au pouvoir croissant de l’État et, entre les deux, celui des professionnels de santé, qui ont pu jouer par le passé un rôle beaucoup plus important qu’aujourd’hui dans l’organisation des hôpitaux. Le public ne se réduit donc pas à l’étatique. Au contraire, avec la Sociale, on peut désirer plus de public et, simultanément, moins d’étatique.

    LVSL : Pour autant, ne semble-t-il pas compliqué voire illusoire de concevoir un hôpital public sans aucune intervention de l’État, et plus largement un secteur public obligatoire, pour reprendre la Sécu, sans garantie de cette obligation par l’État et par la force de la loi ?

    N. D. S. : Je ne conteste pas du tout le fait historique qu’il y a un État en France, qu’il est fort et que, par l’usage ou la menace de l’usage de la violence, il permet de faire respecter la loi. En revanche, j’essaie de mettre en évidence que les lois écrites et votées par le gouvernement et le Parlement ont souvent pour origine le mouvement social – la Sociale. Évidemment, le cadre légal est validé par l’État, mais cela ne signifie pas que ce dernier en soit forcément à l’origine et qu’il le dirige.

    « Ce n’est pas l’État qui se charge de la mise en œuvre des ordonnances, mais bien les milliers de personnes issues de la CGT qui vont constituer ces fameuses caisses du régime général de la sécurité sociale, au niveau local, régional et national. Ce sont ces militants qui le font, et non l’État. »

    Les ordonnances d’octobre 1945, qui portent création de la Sécurité sociale, ne sont que de l’encre sur du papier. Elles font suite au contexte de la guerre totale, avec un mouvement de résistance à l’État collaborateur important. Des projets de réforme des assurances sociales de 1928-1930 circulent dans les ministères à la veille de la guerre et des discussions avancées se déroulent sous Vichy. Là aussi, ce n’est que de l’encre sur du papier. Les ordonnances doivent leur naissance non pas tant à une volonté étatique ou bureaucratique qu’à un contexte politique et social nouveau. De plus, ce n’est pas l’État qui se charge de la mise en œuvre des ordonnances, mais bien les milliers de personnes issues de la CGT qui vont constituer ces fameuses caisses du régime général de la Sécurité sociale, au niveau local, régional et national. Ce sont ces militants qui le font, et non l’État.

    Enfin, l’idée selon laquelle on ne fait rien sans l’État est selon moi une idée qui nous mutile du point de vue de la pensée et de l’action. Au contraire, il faut penser l’existence d’une pluralité de pouvoirs, y compris des pouvoirs qui peuvent s’exercer contre l’État. Le public, c’est-à-dire le fait qu’on puisse organiser des choses obligatoires comme la Sécurité sociale, comme l’existence d’un hôpital, n’implique pas nécessairement que le pouvoir de décision soit centralisé au niveau de l’appareil étatique. On le voit dans les hôpitaux ou dans les caisses de Sécurité sociale.

    LVSL : La conception de l’État qui apparaît dans votre livre le réduit tout de même régulièrement à un outil de domination. Or, l’État est le résultat d’un long processus de construction historique, qui évolue au fil des périodes et qui est aussi le lieu d’expression de rapports de force entre des valeurs et des intérêts divergents. Dès lors, ne concevez-vous pas la possibilité d’un État émancipateur, véritable garant de l’intérêt général et en même temps de transformations sociales qui seraient souhaitables ?

    N. D. S. : Je tiens à préciser qu’il ne s’agit pas d’un livre théorique, ce qui ne veut pas dire que je n’ai pas réfléchi aux questions théoriques en amont. Mon arrière-plan théorique s’oppose justement à la coutume qu’on a en sciences sociales de considérer que l’État est un champ de bataille. C’est une conception partagée par de nombreux courant progressistes, qui considèrent l’État comme le lieu de cristallisation de différents intérêts, dont la conquête est possible par le camp du travail. D’ailleurs, je trouve que les collègues qui mobilisent ce cadre théorique pour penser leurs objets de recherche font un travail très souvent remarquable. Je n’ai aucune intention d’entrer dans des querelles théoriques qui n’intéressent personne. Je propose un autre regard et le soumets au jugement.

    Je pose une hypothèse peu habituelle lorsqu’elle concerne l’État mais très traditionnelle lorsqu’elle concerne d’autres rapports sociaux. Elle consiste à dire que l’État est un rapport de domination, une modalité de l’exercice du pouvoir politique, mais qu’il y en a d’autres, potentiellement meilleures. Je ne formule pas une théorie de l’État. Je conserve simplement cette hypothèse en arrière-fond, et je la pose de la même façon qu’on pose souvent l’hypothèse selon laquelle le capital est un rapport d’exploitation qui est problématique et dont il faut se débarrasser sans développer pour autant toute une théorie du capital. Dans le livre, je m’intéresse en particulier à deux rapports sociaux de domination, l’un étant l’État, l’autre le capital, et je pose l’hypothèse que ce sont deux rapports sociaux de domination qu’il peut être utile de dépasser.

    « L’enjeu est de sans cesse dépasser le progrès d’hier, en pensant de nouvelles formes politiques encore plus avancées. »

    Quand le capital, lien de dépendance impersonnelle, a remplacé le servage, lien de dépendance personnelle, ce fut un progrès. Les théories socialistes, communistes ou encore anarchistes considèrent cette évolution comme un progrès, tout en imaginant d’autres rapports sociaux de production, encore plus émancipateurs. C’est sur cette base que se fondent toutes les critiques radicales du capitalisme, qui ne cherchent pas tant à le changer, à le réguler, qu’à en sortir. Je procède de la même façon pour l’État que pour le capital. Évidemment, l’État moderne est un progrès par rapport à l’absolutisme, puisqu’il instaure un pouvoir politique impersonnel qui n’est pas lié à la personne du Roi. L’État né de la Révolution française est un progrès par rapport à l’État absolutiste. L’enjeu est de sans cesse dépasser le progrès d’hier, en pensant de nouvelles formes politiques encore plus avancées.

    J’observe dans le champ de la protection sociale que les travailleurs auto-organisés peuvent produire des institutions publiques non-étatiques qui, sous beaucoup d’aspects, sont un progrès par rapport à l’État. J’ai bien sûr conscience qu’avoir ce type de discours, à une époque où se multiplient les prises de position libertarienne, peut sembler peu stratégique. Néanmoins, si je le tiens malgré tout, c’est parce que les politiques sociales progressistes, dans le champ de la santé notamment, n’ont jamais été le produit de la conquête de l’appareil d’État ou d’un État social bienveillant.

    « Heureusement que l’État social existe encore et que le capital n’a pas tout emporté. […] S’il est indéniable que l’État est une institution de la prédation, il a développé au cours du temps des logiques de protection. Paradoxalement, la protection est la meilleure technologie de prédation. »

    Dire que la Sociale est supérieure à l’État social n’implique pas de nier l’importance des politiques sociales portée par l’État. Heureusement que l’État social existe encore et que le capital n’a pas tout emporté. Je m’inscris dans l’approche théorique développée par Mehrdad Vahabi sur l’État prédateur. S’il est indéniable que l’État est une institution de la prédation, il a développé au cours du temps des logiques de protection. Paradoxalement, la protection est la meilleure technologie de prédation. Comme l’éleveur de bétail qui prend soin de son cheptel pour ensuite mieux l’exploiter, l’État développe des politiques sociales généreuses pour que son action prédatrice soit plus facilement acceptée. On ne peut pas séparer la main droite de la main gauche de l’État. Pendant le confinement de 2020, le gouvernement a largement étendu les droits sociaux mais c’était pour éviter toute remise en cause de son pouvoir. Il fallait protéger l’ordre social de la rébellion.

    LVSL : Dans votre ouvrage, vous insistez à juste titre sur le fait que l’histoire de la protection sociale, et en particulier celle du régime général de la sécurité sociale mis en place en 1945-1946, est une histoire de conflits. Qui cette histoire opposait-elle et sur quels éléments principaux ces conflits portaient-ils ?

    N. D. S. : Le livre entreprend de distinguer deux grands types de conflits : les conflits sociaux d’une part, au sens classique de la lutte des classes ; les conflits armés d’autre part. Loin de l’idée courante selon laquelle la Sécu et plus largement les institutions de la protection sociale sont le produit du consensus, j’insiste sur le fait que les grands moments de l’histoire de la protection sociale sont des moments très conflictuels. La création des mutuelles intervient à la suite de la Révolution. Le fameux décret de 1852 fait suite à la Révolution de 1848. En réalité, comme le montre le sociologue Numa Murard, en France, avant 1914, l’État social n’existe que dans les débats. Au niveau économique, la part des dépenses publiques accordée à la protection sociale est identique en 1914 à celle de la Révolution de 1789 (environ 10%).

    Il faut des moments de grande conflictualité pour observer des changements significatifs dans l’ordre de la protection sociale. En m’appuyant sur des travaux en sciences sociales, notamment de politistes et d’historiens, je montre que l’État social naît véritablement en France avec les guerres mondiales. Que ce soit dans le cadre de la préparation de ces guerres, dans la conduite de ces guerres ou encore du fait de leurs conséquences, la place de l’État dans l’économie change, de telle sorte que ce qui était autrefois impossible devient possible.

    « Après la guerre, la création d’une assurance publique obligatoire pour couvrir les risques santé et vieillesse ne fait plus débat. Le consensus ne vient pas de la qualité de l’argumentation des députés mais des conditions politiques et sociales créées par le conflit mondial. »

    Alors que l’idée d’une politique de santé étatique est en débat depuis la Révolution française, il faut attendre la fin de la Grande guerre pour que les paroles laissent place aux actes. Après la guerre, la création d’une assurance publique obligatoire pour couvrir les risques santé et vieillesse ne fait plus débat. Le consensus ne vient pas de la qualité de l’argumentation des députés mais des conditions politiques et sociales créées par le conflit mondial. S’il faut attendre 1928-1930 pour que les lois d’assurance sociales soient votées, ce n’est pas en raison d’une opposition de l’État mais à cause de l’opposition des médecins et des mutualistes supposés mettre en œuvre la loi. En résumé, les guerres changent la place de l’État dans l’économie et rendent légitime son intervention là où auparavant elle ne semblait ni légitime ni nécessaire.

    Pour ce qui est de la naissance du régime général de la sécurité sociale en 1945-1946, les historiens montrent qu’il n’y a aucune opposition au fait de donner plus d’argent pour les politiques sociales après la guerre. Le débat public actuel donne l’impression que les historiens sont d’accord pour dire que la Sécu est née d’un grand consensus national. En fait, quand on lit leurs travaux dans le détail, notamment Bruno Valat et son Histoire de la Sécurité sociale , on se rend compte que dès le début, il y a un grand désaccord sur la question du pouvoir : est-ce que cette organisation va être laissée aux mains des maîtres d’antan, qui géraient les institutions de protection sociale d’avant 1945 ? Est-ce qu’on donne plus de pouvoir à l’État ? Ou bien, est-ce qu’on va faire ce qu’on a finalement fait, à savoir donner le pouvoir aux intéressés directement ?

    L’enjeu du conflit social se situe donc à ce niveau-là en 1945. Tout le monde est d’accord pour réformer le système de sécurité sociale d’avant-guerre et pour lui attribuer plus d’argent, mais personne n’est d’accord pour savoir qui va diriger la nouvelle institution. La CGT, comme avant-guerre, veut diriger elle-même, en tant qu’organisation représentative des travailleurs. Son mot d’ordre est alors « un homme une voix ». En face, les anciens maîtres des institutions sociales veulent garder leur pouvoir, et maintenir des formes de paternalisme social. Qui veut d’un régime général aux mains des intéressés ? Le patronat ne veut pas du pouvoir des ouvriers, donc il s’oppose. La mutualité veut garder son pouvoir sur les assurances sociales, donc elle s’y oppose. Le clergé veut lui aussi conserver son pouvoir, notamment sur les caisses d’allocations familiales, donc il s’y oppose. Les assureurs privés perdent le bénéfice de la gestion des accidents du travail, donc ils s’y opposent. Même les médecins libéraux, qui tiennent à leurs libertés d’exercice et ne veulent pas être gouvernés par la CGT, s’y opposent.

    Du point de vue des organisations politiques, le MRP chrétien-démocrate cherche à sauver ce qu’il peut de la mutualité, tout comme la SFIO socialiste, notamment avec le vote de la loi Morice en 1947. Finalement, l’existence de la mutualité aujourd’hui est le produit d’une résistance opiniâtre au régime général. Cela montre donc bien les enjeux du conflit. Que ce soit Colette Bec, Bernard Friot ou Bruno Valat, tous disent que dès le début, il y a des victoires, des concessions ou des défaites. Le conflit est le maître mot.

    LVSL : Par rapport à la question du pouvoir, et en parallèle des mobilisations sociales, pensez-vous que le régime général de la Sécurité sociale aurait pu être réalisé de cette façon sans la présence d’un personnage comme Ambroise Croizat au ministère du Travail et de la Sécurité sociale, et plus largement sans la présence de dirigeants cégétistes et communistes dans les instances étatiques ? N’est-ce pas une réalisation à mettre au crédit de la stratégie de neutralisation et de subversion de l’appareil d’État employée à l’époque par les communistes ?

    N. D. S. : C’est une question piège. J’aurais envie d’y répondre en disant que c’était important, mais pas décisif. Je le dis sans minorer le rôle de Croizat et d’autres militants ou dirigeants du mouvement ouvrier qui étaient dans les instances décisionnaires officielles, ou même à l’Assemblée. Ce sont des gens incroyables. Quand on regarde à quel point ils se battent dès le début, alors qu’il n’y a aucune unanimité, aucune union nationale, pour défendre le régime général avant même qu’il n’existe, on ne peut être qu’admiratif de ces combats. Cependant, ce qu’ils font, ils peuvent le faire car un mouvement social déterminé à changer la société met le feu aux poudres.

    De toute façon, je suis incapable de dire que si cela aurait été différent avec ou sans la présence de communistes dans les instances étatiques. Je ne suis pas voyant. Ce que j’observe néanmoins est que leur enjeu à l’époque n’est pas d’abord la conquête du pouvoir d’État, parce qu’ils savent qu’ils ne peuvent l’obtenir. L’un des aspects historiques que j’ai appris en faisant ces recherches est qu’évidemment, le contexte d’après 1945 est plus favorable qu’en 1939, mais qu’il n’y a pas du tout de grande majorité ouvrière capable de conquérir l’appareil d’État. L’enjeu est donc de prendre ce qu’il y a à prendre.

    Toujours est-il que cette attitude est à replacer dans un cadre stratégique plus général du Parti communiste, de la CGT et d’une grande partie du mouvement social qui est moins souvent citée dans l’ouvrage mais qui reste attachée à des formes de mobilisations anciennes, à tendance anarchiste, dont l’enjeu principal n’est pas la conquête du pouvoir d’État pour le pouvoir État, mais de changer la société. Là encore, il me semble qu’il faut distinguer la conquête de l’appareil d’État de la conquête du pouvoir politique, qui ne se réduit pas à l’appareil d’État. Cela signifie tout simplement que le but du mouvement social n’est pas de « gérer » les institutions de la domination mais de les détruire.

    « La prise de pouvoir d’État peut être au mieux un moyen, mais en aucun cas un objectif en soi. L’enjeu n’est pas de diriger l’État et de discipliner les capitalistes, il est de construire des formes politiques et économiques alternatives. »

    Dans le livre, je ne discute pas de l’hétérogénéité du mouvement social notamment quant à son rapport à l’État. Faut-il le conquérir ou le dépasser ? Par l’usage des moyens légaux ou par la force ? Je regroupe cette hétérogénéité sous le concept d’auto-organisation. C’est bien entendu une simplification critiquable mais elle prend son sens lorsque l’on compare le mouvement social d’alors avec le nôtre. Dans le contexte actuel, les forces politiques qui se disent progressistes n’ont pour seul horizon que la prise du pouvoir de l’appareil d’État pour réguler le capitalisme. Cela tranche nettement avec les pratiques des organisations politiques et syndicales qui naissent à la fin du XIX e siècle dont le but est d’en finir avec le capitalisme et pour qui l’appareil d’État est au mieux un moyen pour y parvenir mais certainement pas une fin en soi. C’est ce sur quoi je souhaite insister avec cette opposition entre l’État et la Sociale : la prise de pouvoir d’État peut être au mieux un moyen, mais en aucun cas un objectif en soi. L’enjeu n’est pas de diriger l’État et de discipliner les capitalistes, il est de construire des formes politiques et économiques alternatives. C’est comme cela que sont nées les institutions que nous chérissons.

    LVSL : Dans ce cadre-là, ne faut-il pas voir davantage la Sociale et l’État social tels que vous les définissez comme les deux pôles d’un continuum de prise en charge de la protection sociale par le public ?

    N. D. S. : Je comprends que cela puisse sembler binaire. Évidemment, je présente cette opposition de façon idéale-typique, pour penser la réalité concrète et les tendances historiques. Croizat, qui pour moi représente la Sociale, est au gouvernement, il y a donc bien des passerelles, des aspérités. J’imagine que cette présence au gouvernement puisse être prise comme un argument à l’encontre de ma thèse centrale qui est de dire que l’État social et la Sociale ne sont pas la même chose, et que justement on peut conquérir l’État. Mais, comme je l’ai déjà dit, la présence au gouvernement ne parait pas l’élément le plus important permettant d’expliquer l’avènement du régime général. D’ailleurs, des personnages politiques bien intentionnés, communistes ou non, il y en a eu beaucoup dans les gouvernements. Cela n’a jamais été suffisant ou nécessaire pour insuffler le progrès social.

    Pour prendre un autre exemple, les élites du Welfare , qui travaillent actuellement dans les institutions de la protection sociale à des niveaux hiérarchiques élevés, doivent appliquer la politique anti-sociale désastreuse du gouvernement, alors qu’elles sont souvent contre ces dynamiques à l’œuvre. Un jour ou l’autre, elles pourraient sans doute faire leur métier différemment, si toutefois le contexte politique venait à changer. À l’instar de Pierre Laroque, impliqué dans la mise en œuvre des assurances sociales avant-guerre, membre du cabinet du ministre du Travail du premier gouvernement de Vichy avant d’en être révoqué pour ses origines juives, et qui joue un rôle important à la Libération en tant que premier directeur de la Sécurité sociale.

    On trouve des personnes formidables dans l’État à toutes les époques et elles réalisent toujours un travail utile lors des périodes de progrès. Mais ce n’est pas leur présence dans l’État qui explique le changement institutionnel. C’est beaucoup plus la contestation de l’État par la Sociale qui leur permet de jouer un nouveau rôle.

    LVSL : Votre ouvrage s’intéresse enfin aux évolutions récentes des politiques publiques de santé. Vous analysez notamment le nouveau management public comme un produit à part entière de l’État social, et non pas tant comme un outil du néolibéralisme, notamment à travers le recours à une forme de capitalisme sanitaire…

    N. D. S. : Je n’utilise pas le mot néolibéralisme dans mon ouvrage, de telle sorte qu’il n’y apparaît que lorsque je mobilise certaines références bibliographiques. Si je ne l’utilise pas, c’est parce qu’il y a une tendance à résumer beaucoup d’analyses académiques au « tournant des années 1980 », alors que ce que montrent les spécialistes du sujet c’est qu’il y a une archéologie du néolibéralisme qui commence en fait bien avant ces fameuses années 1980. Ce qui me gêne le plus dans le concept de néolibéralisme n’est pas les analyses des auteurs qui le mobilisent mais certains usages militants. Tout se passe comme si le monde d’avant le néolibéralisme était un monde désirable, fait de consensus et de prospérité, un monde tragiquement évanoui du fait des crises pétrolières des années 1970. Tout cela est bien entendu une fable : l’après-guerre est une période très conflictuelle et l’exploitation d’alors n’a rien à envier à la situation actuelle.

    « Il faut en finir avec l’idée d’une période des « Trente Glorieuses » et d’un régime fordiste qui aurait été une ère de concorde sociale relative ayant permis le développement d’institutions auxquelles nous sommes tous très attachés. »

    Si je n’utilise pas ce concept, ce n’est pas parce que je le trouverais mauvais, mais parce qu’en fait, je n’en ai pas besoin. Je souhaite avant tout montrer que l’opposition aux politiques sociales portées par le régime général est inscrite dès la naissance-même du régime général. Il n’y a pas de grand tournant idéologique à partir des années 1970 ou 1980, par lequel on se serait rendu compte que la Sécurité sociale coûte trop cher. Tout cela n’existe pas et comporte un aspect mythologique, puisque dès le début, de nombreuses forces politiques, idéologiques et sociales s’y sont fortement opposées. Il faut en finir avec l’idée d’une période des « Trente Glorieuses » et d’un régime fordiste qui aurait été une ère de concorde sociale relative ayant permis le développement d’institutions auxquelles nous sommes tous très attachés.

    Je ne pense pas qu’il soit pertinent d’être nostalgique de cette période. Ce qui pose problème à ce moment-là comme aujourd’hui n’est pas tant le type de capitalisme (fordiste ou néolibéral) mais le capitalisme. Cela n’enlève rien à l’importance des travaux sur les différentes formes du capitalisme. Je les trouve essentiels. Il s’agit simplement de changer la focale et de parler du capitalisme plutôt que des variétés du capitalisme. À quoi servirait une lutte victorieuse contre le néolibéralisme si elle conduisait à une autre forme de capitalisme ?

    Que se passe-t-il après 1945 ? À partir du moment où l’État se réapproprie le régime général de la sécurité sociale, alors il a les mains libres pour faire ce qu’il veut. Le pouvoir politique sur le système de santé permet de changer son économie. On observe que dès 1945-1946, il n’y a pas de la part de l’État une volonté claire de privilégier la production publique de soins par rapport à la production capitaliste. Un bon exemple de cette ambiguïté est le cas des cliniques. À partir de 1945, il est beaucoup plus facile par la législation de construire des cliniques privées à but lucratif que de construire des hôpitaux.

    Aujourd’hui, si la sphère du capitalisme sanitaire se développe aussi rapidement et efficacement, c’est parce que l’État a réussi à se réapproprier politiquement la Sécu et que se réappropriant complètement la Sécu, il a les mains libres et peut faire ce qu’il veut (sans parler des multiples conflits d’intérêts régulièrement révélés). L’État social est aux manettes, c’est lui qui décide de la politique, et la politique qu’il mène aujourd’hui repose sur l’acceptation qu’il faut une sphère publique importante. La sphère publique, même si elle est en train de reculer sur divers aspects, existe encore, car du point de vue statistique, l’État social existe encore. En revanche, il a complètement changé de principe d’organisation.

    « Au fond, l’État social cherche à favoriser ses alliés politiques. Au XIX e siècle, cela pouvait être le clergé, les médecins ou encore les mutuelles. Aujourd’hui, c’est davantage le capital. »

    Par rapport à la santé, ce discours se traduit par l’idée qu’il faut une politique de santé publique généreuse, mais pour les plus pauvres seulement, ou les plus malades, ou là où ça n’est pas rentable. Et on va développer le capital ailleurs, avec des complémentaires santé et des cliniques privés, ou avec des dépassements d’honoraires. Au fond, l’État social cherche à favoriser ses alliés politiques. Au XIX e siècle, cela pouvait être le clergé, les médecins ou encore les mutuelles. Aujourd’hui, c’est davantage le capital. Et c’est vrai dans plusieurs secteurs, autres que la santé.

    LVSL : Vous écrivez également que la crise actuelle du système de santé n’est pas tant une crise financière qu’une crise politique. En quoi cette crise politique consiste-t-elle et quelles seraient vos préconisations pour y remédier ?

    N. D. S. : Il est évident qu’une production publique de santé satisfaisante demande beaucoup de moyens financiers, et que ceux-ci peuvent venir à manquer. Néanmoins, pour toutes les raisons évoquées dans le livre, le premier problème n’est pas financier mais politique. La politique sanitaire de l’État social produit des gabegies terrifiantes de telle sorte que l’on pourrait économiser des sommes conséquentes. Il serait contre-productif de dire qu’il n’y a aucune économie à faire. Il faut regarder qui produit quoi, dans quelles conditions. C’est en ce sens-là que je dis que la crise est politique.

    Par exemple, les complémentaires santé sont un véritable gouffre financier. Un rapport rendu en 2022 par le Haut Comité sur l’Avenir de l’Assurance Maladie estime les économies réalisées si la Sécurité sociale prenait en charge le ticket modérateur à la place des complémentaires. Pour rappel, le ticket modérateur est la part du prix administré qui n’est pas remboursée par la Sécurité sociale. Sur les 25 euros de votre consultation, la Sécurité sociale vous rembourse 70%, et les 30% restants qui constituent le ticket modérateur sont en général pris en charge par les complémentaires (sans compter un euro qui reste à votre charge). Selon ce rapport, les économies annuelles seraient de l’ordre de 5 milliards d’euros par an. Pour donner un ordre de grandeur, le Ségur de la santé sur son volet investissement pour l’hôpital proposait 13 milliards sur dix ans. Une telle mesure permettrait donc de faire un Ségur de la santé tous les deux ans et demi.

    « Les complémentaires santé ne reposent sur aucune rationalité économique. »

    Comment l’expliquer ? Tout simplement parce que les complémentaires santé sont beaucoup moins efficaces que la Sécurité sociale. Ce sont des ordres de grandeur qu’il faut avoir en tête car ils permettent de démontrer que le problème n’est pas d’abord financier. Tout le monde sait que cela coûte un « pognon de dingue », pour reprendre une expression devenue populaire. Des hauts-fonctionnaires, qui ne sont pas du tout connus pour être des radicaux, signent régulièrement des tribunes pour dire que cette politique sanitaire n’est pas rationnelle. Je pense notamment à une tribune citée dans l’ouvrage, dans laquelle Martin Hirsch et Didier Tabuteau prennent position publiquement pour dire que les complémentaires santé ne reposent sur aucune rationalité économique.

    Mais dans le champ politique, les complémentaires santé sont aussi des soutiens. Les liens entre les élites politiques et les assurances privées à but lucratif, les mutuelles et les instituts de prévoyance sont nombreux. Il est donc délicat politiquement d’ôter à tous ces soutiens leur part du gâteau. Le secteur des complémentaires santé est une économie de rente à l’abri de la concurrence et de la critique démocratique… le tout au détriment du plus grand nombre.

    Cette économie de rente, ou ce capitalisme politique comme je l’appelle dans le livre, se donne aussi à voir avec l’industrie pharmaceutique et la financiarisation de la Sécurité sociale. Nous pourrions faire des économies très importantes, mais on le refuse pour des raisons politiques. Bien entendu, il faut des investissements massifs dans l’hôpital public, dans les centres de santé, dans les maternités, etc. Mais le premier problème n’est pas l’argent, c’est le pouvoir de décision. Parce que si l’on a plus d’argent, mais que cela sert à enrichir l’industrie pharmaceutique sur le dos des patients et de la Sécu, cela ne sert à rien.

    LVSL : Pour gagner cette bataille de la Sécu, pour regagner ce pouvoir de décision que vous venez d’évoquer, quel rôle jouent les imaginaires liés à la Sociale, les représentations que l’on se fait de cette histoire populaire ? Que ce soit dans des productions culturelles, par l’éducation populaire ou encore dans les médias, quelle est, selon vous, l’importance de mener cette bataille dans le champ culturel et quelles pistes souhaiteriez-vous peut-être partager, pour atteindre ce but ?

    N. D. S. : Indépendamment des conflits d’interprétation qu’on peut avoir, sur l’utilité de conquérir le pouvoir d’État ou non, le gros enjeu est de mettre en évidence le fait que ce n’est pas en attendant la bienveillance des classes dominantes que les classes dominées ont réussi à imposer des politiques sociales progressistes. Le conflit est un moteur du changement institutionnel bien plus puissant que le débat parlementaire ou l’expertise.

    Ce n’est pas en quémandant, en suscitant la pitié ou la bienveillance d’autrui, que la situation matérielle des classes dominées s’est améliorée. Les institutions sociales les plus populaires proviennent d’un conflit extrêmement violent. Le conflit est un moteur du changement institutionnel bien plus puissant que le débat parlementaire ou l’expertise. Diffuser cette idée-là peut faire réfléchir beaucoup de gens et amener à faire évoluer les stratégies militantes.

    En termes de productions culturelles permettant de diffuser les imaginaires liés à la Sociale, il y a évidemment le film de Gilles Perret qui porte ce titre de La Sociale , un film extraordinaire, qui joue d’ailleurs sur cette ambivalence entre le conflit et le consensus. Des films et autres productions de ce type peuvent diffuser beaucoup plus facilement et efficacement ces représentations positives de la lutte des classes que des ouvrages souvent moins accessibles. Si ce livre et plus largement les travaux sur lesquels ils s’appuient peuvent nourrir ce type d’initiatives j’en serai forcément heureux.