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      Le capitalisme aux États-Unis n’est pas du à l’esclavage

      ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Monday, 30 January, 2023 - 03:50 · 4 minutes

    Il y a trois ans et demi, le New York Times Magazine publiait « The 1619 Project ».

    Il y était affirmé que 1619, l’année où le premier navire négrier serait arrivé dans ce qui est aujourd’hui les États-Unis, était aussi fondamentale pour l’Amérique que l’année 1776, et que l’héritage de l’esclavage façonne toujours notre société. La créatrice du projet 1619, Nikole Hannah-Jones, a donné une interview au New York Times le 16 janvier , dans laquelle elle déclarait que « le capitalisme aux États-Unis a été largement façonné par l’esclavage ».

    Mais le capitalisme américain est-il vraiment fondé sur l’esclavage ?

    Après tout, l’esclavage est bien plus ancien que le capitalisme. Pendant 5000 ans, il a été un élément essentiel des systèmes économiques du monde entier. L’esclavage était particulièrement répandu dans la Grèce et la Rome antiques, mais il existait également en Inde, en Chine, en Corée et dans d’autres pays. En Chine, par exemple, l’esclavage existait déjà en 1800 avant Jésus-Christ .

    L’économiste Thomas Sowell écrit que « 14 millions d’esclaves africains ont été emmenés à travers le désert du Sahara ou expédiés par le golfe Persique et d’autres voies navigables vers les nations d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient », contre quelque 11 millions d’Africains expédiés par l’Atlantique. La traite des esclaves existait principalement en Afrique : les Africains chassaient d’autres Africains et ce sont les Arabes qui organisaient la traite des esclaves.

    Sur les quelque 11 millions d’esclaves emmenés vers le Nouveau Monde entre le XV e et le XIX e siècle 5,53 millions ont été expédiés au Brésil . 1,2 million d’Africains ont été vendus à la Jamaïque, 911 000 à Saint-Dominique (aujourd’hui Haïti), 890 000 à Cuba et 608 000 à la Barbade.

    Un nombre bien moins important d’Africains ont été transportés aux États-Unis comme esclaves – environ 472 000. Beaucoup travaillaient dans les plantations de tabac et de riz.

    Même l’anticapitaliste de gauche Ulrike Hermann concède dans son livre La fin du capitalisme :

    « Aussi paradoxal que cela puisse paraître, l’exploitation ne vous rend pas riche. Telle a été l’expérience de toutes les colonies qui ont compté sur le travail des esclaves. Le Brésil est resté aussi arriéré que la Jamaïque ou l’État américain du Mississippi. Certains propriétaires de plantations sont devenus très riches, mais l’économie nationale dans son ensemble n’a pas progressé […] Ce n’est pas une coïncidence si seul le nord des États-Unis s’est industrialisé, là où il n’y avait pratiquement pas d’esclaves. »

    Elle ajoute :

    « La traite des esclaves était donc plutôt un phénomène économique marginal, aussi cynique que cela puisse paraître, et ne peut expliquer l’émergence du capitalisme. »

    Benjamin Franklin , l’un des pères fondateurs des États-Unis, qui a participé à la rédaction de la Déclaration d’indépendance et en a été l’un des premiers signataires, a écrit que l’importation d’esclaves étrangers ne pouvait qu’affaiblir un État et son économie. David Hume et Adam Smith sont arrivés à des conclusions similaires dans leurs ouvrages majeurs. Les maîtres d’œuvre du capitalisme avaient critiqué l’esclavage non seulement avec des arguments moraux mais aussi économiques.

    Adam Smith s’est opposé à l’esclavage dans son œuvre majeure, An Inquiry into the Nature and Causes of the Wealth of Nations , publiée en 1776. Ses attaques contre l’esclavage sont formulées en termes économiques et non moraux. Il estimait qu’il serait extrêmement difficile pour les esclavagistes d’éprouver un jour de la sympathie pour leurs esclaves car cela les obligerait à reconnaître leur propre méchanceté. Au lieu de cela, il s’est attaché à démontrer que l’esclavage était un système économiquement irréalisable, bien plus coûteux que l’utilisation d’une main-d’œuvre libre. Bien que le travail des esclaves semble être la forme de travail la moins chère parce qu’elle n’implique que l’entretien de base de l’existence physique de l’esclave, elle est en fait la forme de production la plus coûteuse, a soutenu Smith, probablement le plus connu des défenseurs du capitalisme. Car l’esclave doit nécessairement chercher à manger le plus possible et à travailler le moins possible. Les travailleurs libres qui reçoivent un salaire sont en fait beaucoup plus productifs que les esclaves.

    Une autre thèse populaire parmi les anticapitalistes d’aujourd’hui est que le capitalisme est principalement enraciné dans le colonialisme. Les guerres coloniales sont imputées au capitalisme, alors que c’est précisément dans les pays les moins actifs en termes d’expansion coloniale que le capitalisme a connu le plus de succès. Pour reprendre le langage des critiques anticapitalistes du colonialisme, l’Amérique du Nord ou les États-Unis n’étaient pas des « coupables », ils étaient eux-mêmes initialement parmi les victimes du colonialisme. Leurs propres activités coloniales ont joué un rôle tout à fait subordonné pour les États-Unis et leur développement économique.

    Le capitalisme et le succès des États-Unis ne trouvent donc pas leurs racines dans l’esclavage. C’est plutôt le contraire qui est vrai : l’esclavage, qui existait depuis 5000 ans, a pris fin avec l’émergence du capitalisme il y a environ 200 ans. Le succès du capitalisme aux États-Unis ne repose pas sur l’esclavage mais sur son abolition.

    Rainer Zitelmann est historien et auteur de l’ouvrage In Defense of Capitalism

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      Esclavage moderne au Qatar : les multinationales épargnées par la critique

      news.movim.eu / LeVentSeLeve · Monday, 2 January, 2023 - 17:32 · 11 minutes

    A l’occasion de la Coupe du monde de football, les nations occidentales ont, à juste titre, accusé le Qatar, pays hôte, de se livrer à une exploitation des travailleurs et de faire preuve d’autoritarisme. Le monde post-colonial a de son côté reproché à l’Occident son hypocrisie sur le sujet. Les multinationales, pourtant grandes gagnantes de la compétition, ont elles été épargnées par les critiques. Article de notre partenaire Jacobin , traduit par Alexandra Knez et édité par William Bouchardon.

    La récente Coupe du monde 2022 de la FIFA a suscité de nombreux articles à propos de la politique de soft power par le sport – décrit par certains comme du « sports washing » – pratiquée par le Qatar. Avant le tournoi, les commentateurs occidentaux ont critiqué l’autoritarisme politique et les conditions de travail draconiennes du pays hôte de la compétition. En réponse, les commentateurs des pays anciennement colonisés ont légitimement pointé du doigt l’hypocrisie de l’Occident. Après tout, les anciennes superpuissances coloniales ont bien jeté les bases de la débâcle qui a eu lieu au Qatar.

    Bien que chaque camp soulève des remarques pertinentes, la discussion qui en a résulté n’a guère été productive. Le discours politique autour du mondial 2022 a surtout montré que les récits de « choc des civilisations » continuent de dominer l’imaginaire politique mondial, malgré une réalité moderne toute autre dans laquelle le capital international – qu’il soit oriental ou occidental – règne en maître, et a le pouvoir de mettre les gouvernements au pas. Pendant que nous sommes occupés à nous pointer du doigt les uns les autres, les multinationales se frottent les mains.

    Le scandale de la Coupe du Monde

    Depuis qu’il a obtenu, en 2010, le feu vert pour l’organisation de la Coupe du monde du football dans des circonstances de corruption manifestes , le petit pays pétrolier du Qatar, qui ne possédait que peu ou pas d’infrastructures sportives au départ, a lancé un mégaprojet de 220 milliards de dollars pour accueillir l’événement télévisé le plus regardé au monde.

    Si l’économie qatarie fait depuis longtemps appel aux travailleurs migrants dans tous les secteurs, leur nombre a augmenté de plus de 40 % depuis que la candidature a été retenue. Aujourd’hui, seuls 11,6 % des 2,7 millions d’habitants du pays sont des ressortissants qataris. Il y a eu une augmentation massive de migrants précaires, principalement originaires d’Asie du Sud-Est, embauchés pour effectuer le travail manuel nécessaire à la construction des infrastructures pratiquement inexistantes en vue de 2022.

    Stade de Lusail au Qatar. © Visit Qatar

    Malgré les centaines de milliards investis, les conditions de travail de ces travailleurs manuels ont fait l’objet d’une exploitation flagrante . Les travailleurs migrants du Qatar ont dû faire face à des environnements de travail mettant leur vie en danger, à des conditions de vie précaires, à des paiements tardifs et dérisoires, à des passeports confisqués et à des menaces de violence, tout en effectuant un travail manuel rendu particulièrement pénible par la chaleur étouffante du soleil du Golfe. Selon The Guardian , 6 751 travailleurs migrants sont décédés depuis que le Qatar a obtenu l’organisation de la Coupe du monde.

    Les principaux médias occidentaux n’ont commencé à souligner ces injustices qu’au cours du mois précédant le tournoi, une fois les billets achetés, les hôtels entièrement réservés et toutes les infrastructures terminées.

    Alors que les ONG de défense des droits de l’homme et les journalistes avaient documenté l’exploitation rampante des travailleurs migrants au Qatar depuis environ une décennie avant la Coupe du monde 2022, les principaux médias occidentaux n’ont commencé à souligner ces injustices qu’au cours du mois précédant le tournoi – une fois les billets achetés, les hôtels entièrement réservés et toutes les infrastructures terminées. Le média occidental le plus virulent a été la BBC, qui a même refusé de diffuser la cérémonie d’ouverture , choisissant plutôt de diffuser une table ronde condamnant le bilan du Qatar en matière de droits de l’homme.

    Bien sûr, les critiques de la BBC à l’égard du Qatar sont tout à fait valables. Toutefois, elles ne reconnaissent pas le rôle de l’héritage colonial du Royaume-Uni dans l’établissement des conditions d’exploitation de la main-d’œuvre qui existaient au Qatar bien avant la Coupe du monde. La Grande-Bretagne est en effet intervenue d’une manière matérielle et codifiée qui continue de profiter à la fois à la monarchie qatarie et au marché mondial dominé par le capital international.

    Le kafala , un héritage britannique ?

    Au cœur de l’exploitation systémique des travailleurs d’Asie du Sud-Est au Qatar et au Moyen-Orient en général, se trouve le système de kafala (parrainage), qui dispense les employeurs parrainant des visas de travailleurs migrants de se conformer aux lois du travail protégeant les ressortissants qataris. Les travailleurs migrants n’ont pas le droit de chercher un nouvel emploi, de faire partie d’un syndicat, ni même de voyager.

    La version moderne du système de kafala a pour origine un fonctionnaire colonial relativement inconnu nommé Charles Belgrave. L’actuel Qatar, et plus généralement une grande partie du Golfe de la péninsule arabe, sont tombés sous domination coloniale britannique après la défaite de l’Empire ottoman lors de la Première Guerre mondiale. Belgrave, un vétéran anglais de la Grande Guerre, a été nommé en 1926 conseiller de la monarchie tribale de ce qui allait devenir l’actuel Bahreïn, dans le but d’aider à créer un État-nation moderne doté d’une bureaucratie gouvernementale fonctionnelle.

    L’intention des Britanniques en administrant le Moyen-Orient post-ottoman, composé de « protectorats » ou de « mandats » plutôt que de colonies, était de garantir les intérêts britanniques à long terme dans la région. Ainsi, si le colonisateur disposait d’un certain pouvoir, les élites locales ont également conservé une grande part de leur influence et de leur patrimoine, donnant naissance à une symbiose entre les intérêts des classes dirigeants locales et celles du Royaume-Uni . Prévoyant l’éventuelle non-viabilité de la domination coloniale directe au lendemain de la guerre, l’objectif était de créer des structures stables pour que des gouvernements d’État favorables à l’Occident et alignés sur un système économique de marché libre puissent prendre le relais.

    Avant la découverte du pétrole, Bahreïn et la région environnante abritaient des sociétés côtières et nomades gravitant autour de la pêche et de la culture des perles. L’avènement des frontières tracées par les colonisateurs a créé des obstacles à cette industrie régionale qui reposait sur la libre circulation du commerce et de la main-d’œuvre à travers la mer, désormais restreinte par de nouveaux concepts comme les passeports et les visas.

    Pour y remédier, Belgrave, en coopération avec les élites locales, a codifié la première version du système moderne de kafala , qui s’est rapidement étendu à d’autres gouvernements nouvellement formés dans la région. Cela a finalement permis à Bahreïn, au Qatar, à Oman et à d’autres États du Golfe de faciliter l’immigration et l’exploitation de travailleurs d’Asie du Sud-Est.

    En 1957, la forte impopulaire du kafala au Bahreïn conduit à des protestations qui finissent par faire démissionner Belgrave de son poste. Mais le système a persisté bien après le départ de ce dernier et la fin du pouvoir britannique dans le Golfe dans les années 1960 et 1970, témoignant de l’attachement des dirigeants locaux à cet équivalent moderne de l’esclavage. Si, à la suite des révélations des ONG et d’une enquête de l’Organisation Internationale du Travail (OIT), le système du kafala a théoriquement été aboli en 2019 , très peu semble avoir changé en réalité. Selon un ancien haut-fonctionnaire international sur Blast , l’OIT aurait même été acheté par les qataris pour qu’une exception leur soit accordée et que la procédure judiciaire soit classée sans suite.

    Les multinationales, véritables vainqueurs du mondial

    Le kafala n’est qu’un des nombreux systèmes modernes d’exploitation du travail dans le soi-disant « tiers-monde » qui remontent à la domination coloniale occidentale. De manière générale, le mode de vie de consommation dont jouissent de nombreux Occidentaux est rendu possible par l’externalisation d’une exploitation économique extrême dans des pays post-coloniaux socialement répressifs et politiquement autoritaires.

    Ignorant les faits historiques, les reproches de l’Occident à l’égard du Qatar ont donc été, à juste titre, qualifiés d’ hypocrites par de nombreux acteurs du monde post-colonial . Un certain nombre de commentateurs se sont empressés de souligner les lacunes des gouvernements occidentaux dans leur propre lutte contre leurs mauvaises conditions de travail, sans parler du racisme, de la misogynie et de l’homophobie (autres griefs légitimes à l’encontre du gouvernement qatari) existant dans leurs propres pays.

    Ces critiques ont des arguments légitimes, tout comme le sont les critiques envers le Qatar lui-même. Mais ce débat n’a mené nulle part, l’Occident reprochant à l’Orient son retard et l’Orient reprochant à l’Occident son éternelle hypocrisie. Ce discours s’appuie sur un clivage Est/Ouest réducteur et ne parvient pas à saisir les intérêts communs des gouvernements occidentaux et orientaux et de leurs entreprises respectives dans le maintien de régimes d’exploitation et de répression sociale.

    L’administration Biden a donné son feu vert à une vente d’armes d’un milliard de dollars au Qatar pendant la mi-temps du match entre l’Iran et les États-Unis.

    Le Qatar, très proche de l’Iran, abrite la plus grande base militaire américaine du Moyen-Orient. Ce n’est donc pas une coïncidence si l’administration Biden a donné son feu vert à une vente d’armes d’un milliard de dollars au Qatar pendant la mi-temps du match entre l’Iran et les États-Unis. Un comportement habituel : les États-Unis ne se privent pas de fermer les yeux sur le despotisme de leurs alliés riches en pétrole dans le Golfe, tout en critiquant leurs ennemis autoritaires qui adoptent pourtant ce même comportement.

    Les gouvernements et les entreprises de l’Union européenne entretiennent également des relations profitables avec le Qatar. À ce sujet, quatre membres du Parlement européen ont été accusés le 11 décembre dernier d’avoir reçu des pots-de-vin de la part de responsables qataris qui cherchaient à influencer des décisions politiques. Pourtant, le fait que l’Occident profite du despotisme qatari – et de celui du Golfe en général – n’a pas été pris en compte dans les critiques adressées au Qatar ces dernières semaines. Cela n’a pas non plus été souligné par ceux qui se sont empressés d’esquiver ces critiques.

    Les critiques et les détracteurs ont très peu parlé des sponsors occidentaux , des marques de vêtements de sport , des diffuseurs sportifs et d’autres entités commerciales internationales qui ont engrangé des bénéfices massifs sur le dos des travailleurs qui ont peiné et sont morts en préparant ce tournoi. La seule organisation occidentale complice de la controverse Qatar 2022 faisant l’objet de critiques justifiées est la FIFA, une entité non corporative ou gouvernementale. À l’instar des gouvernements occidentaux, les entreprises occidentales ont été largement épargnées.

    Les critiques et les détracteurs ont très peu parlé des sponsors occidentaux, des marques de vêtements de sport, des diffuseurs sportifs et d’autres entités commerciales internationales qui ont engrangé des bénéfices massifs sur le dos des travailleurs.

    Ce récit de « choc des civilisations » qui alimente le discours autour du mondial 2022 détourne l’attention d’un autre plus grand problème qui touche à la fois le Moyen-Orient et les travailleurs migrants exploités dans le monde entier, à savoir le capitalisme néolibéral mondialisé. Le véritable gagnant de la Coupe du monde est le capital international, qu’il soit occidental ou qatari, et les véritables perdants sont les travailleurs migrants exploités et les citoyens politiquement réprimés du Qatar et du Moyen-Orient post-colonial.

    La focalisation respective de chaque partie sur des nations orientales vues comme barbares ou sur des nations occidentales hypocrites ne rend pas compte du caractère financiarisé et international du capitalisme du XXIe siècle et de la façon dont il a modifié le paysage politique mondial – unissant souvent l’Est et l’Ouest dans un projet commun visant à tirer un maximum de profit des populations pauvres exploitées de par le monde.

    Sur une note plus optimiste, la Coupe du monde 2022 a également vu l’expression d’une solidarité panarabe et post-coloniale qui va au-delà de ces frontières dessinées par la colonisation, une forme de conscience politique historiquement liées à des tendances anticapitalistes et de gauche dans les décennies passées. La présence continue du drapeau palestinien et le soutien massif dont a bénéficié l’équipe du Maroc de la part des Arabes et des Africains suggèrent le retour possible d’un discours politique post-colonial qui rompt avec ces récits improductifs de « choc des civilisations » souvent liés à l’existence des États-nations.

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      Les Centres du Progrès (23) : Londres (Émancipation)

      Chelsea Follett · ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Sunday, 11 December, 2022 - 03:50 · 11 minutes

    Un article de Human Progress

    Notre vingt-troisième Centre du progrès se situe à Londres à la fin du VIII e et au début du XIX e siècle, lorsque la ville a accueilli des débats sur la nature des droits de l’homme qui allaient changer le monde. Aujourd’hui, nous considérons comme acquise la norme selon laquelle personne ne peut acheter ou vendre un autre être humain, mais il a fallu beaucoup de temps à l’humanité pour en arriver à cette norme. L’esclavage a été accepté et rarement remis en question pendant des millénaires dans le monde entier, mais aujourd’hui, l’esclavage est illégal dans tous les pays. Les batailles juridiques menées à Londres et les mesures législatives prises dans cette ville ont contribué à mettre fin au commerce mondial des esclaves et à provoquer un changement radical des attitudes à l’égard de l’esclavage – une victoire inestimable pour la liberté humaine.

    Aujourd’hui, Londres est une ville qui n’a plus besoin d’être présentée. Elle est connue pour être l’une des principales villes mondiales, ainsi que la capitale et la ville la plus peuplée du Royaume-Uni. Londres est reconnue comme un centre de commerce, de finance, d’art, d’éducation et de recherche, et fait partie des destinations touristiques les plus populaires du monde. Elle abrite le palais de Buckingham, l’emblématique tour de l’horloge Big Ben, le British Museum et la plus grande roue d’Europe, le London Eye. Elle abrite également quatre sites différents inscrits au patrimoine mondial de l’UNESCO : l’abbaye de Westminster, la tour médiévale de Londres, les jardins de Kew et le quartier maritime de Greenwich.

    Des preuves suggèrent que le site de l’actuelle Londres est habité depuis au moins l’âge de bronze. Cependant, l’importance du site a commencé lorsque les Romains y ont fondé une colonie portuaire en 43 après J. -C. Elle était connue sous le nom de Londinium. Londinium est rapidement devenue un centre de commerce régional, un nœud routier majeur et la capitale de la Grande-Bretagne romaine pendant la majeure partie de la période où les Romains ont régné sur la province de Britannia. Une fois qu’ils ont quitté la Grande-Bretagne, les Anglo-Saxons ont pris le pouvoir à Londres et la ville est devenue la capitale du futur royaume d’Angleterre. Après la conquête normande de 1066, Guillaume le Conquérant est devenu le roi d’Angleterre et c’est sous son règne que Londres a été associée pour la première fois aux tentatives de limiter l’esclavage.

    Dans différentes parties du monde, l’esclavage a longtemps fait l’objet de critiques ponctuelles, de diverses limites et même de brèves interdictions. Par exemple, l’empereur Wang Mang a interdit l’esclavage en Chine en l’an 9 de notre ère. Il a été rétabli peu après. Au VII e siècle, la reine franque Balthild, elle-même ancienne esclave, a contribué à la promulgation de réformes visant à empêcher le commerce d’esclaves chrétiens. Dans les années 740, le pape Zachary a interdit la vente d’esclaves chrétiens aux musulmans. En 873, le pape Jean VIII a également qualifié de péché l’asservissement des chrétiens et a plaidé pour la libération des esclaves.

    Mais la première tentative de restriction de l’esclavage à l’impact le plus durable s’est produite à Londres. Selon le Domesday Book, un vaste recensement de l’Angleterre et de certaines parties du Pays de Galles réalisé dans les années 1080, environ 10 % des habitants de la région étaient des esclaves . En 1080, Guillaume le Conquérant a interdit la vente d’esclaves aux non-chrétiens. En 1102, le Conseil ecclésiastique de Londres a interdit le commerce d’esclaves en Angleterre, décrétant que « personne n’osera plus s’engager dans cette activité infâme […] qui consiste à vendre des hommes comme des animaux ».

    En une génération, l’esclavage a pratiquement disparu en Angleterre. Il a été remplacé par le servage. Contrairement aux esclaves, les serfs pouvaient au moins posséder des biens. De plus, ils ne risquaient pas d’être séparés de leur famille. Hélas, ils ne pouvaient pas se déplacer puisqu’ils étaient perpétuellement confinés à la terre qu’ils travaillaient. Un seigneur féodal pouvait vendre cette terre, changeant ainsi qui le serf servait, mais les serfs eux-mêmes n’étaient pas vendus.

    Depuis des temps immémoriaux, toutes les grandes civilisations ont pratiqué une forme d’esclavage pendant la majeure partie de l’histoire. L’esclavage existe depuis au moins 3500 avant J.-C., lorsque les anciens Sumériens le pratiquaient. Les progrès de la navigation maritime ont entraîné la mondialisation de la traite des esclaves. Par exemple, la traite atlantique des esclaves a duré du XVI e au XIX e siècle et a impliqué le transport de millions d’Africains subsahariens à travers l’océan pour y vivre en esclavage.

    Si les premiers esclavagistes étrangers en Afrique subsaharienne étaient des Arabes – l’Arabie saoudite n’a en effet interdit l’esclavage qu’en 1962 -, les Européens n’ont pas tardé à jouer un rôle de premier plan dans la traite maritime des esclaves, transportant environ 11 millions d’esclaves hors d’Afrique. Le premier et le plus grand contrevenant était le Portugal, qui a transporté environ 5 millions d’esclaves des marchés d’esclaves africains, principalement vers sa colonie du Brésil.

    La Grande-Bretagne a transporté le deuxième plus grand nombre d’Africains réduits en esclavage (2,6 millions) dans ses différentes colonies. Au moins 300 000 esclaves africains ont été expédiés dans les colonies britanniques d’Amérique du Nord, qui deviendront plus tard les États-Unis. Cependant, l’absence quasi-totale d’esclavage en Grande-Bretagne qui perdurait depuis les réformes de Guillaume le Conquérant, allait se révéler cruciale pour retourner les cœurs et les esprits britanniques vis-à-vis de cette institution.

    Comme chacun le sait, les esclaves africains étaient traités comme des biens et non comme des personnes. Leurs conditions de vie sur les navires négriers étaient horribles, ils étaient nombreux à ne pas survivre pas au voyage. La plupart de ceux ayant survécu au voyage ont ensuite vécu le cauchemar du travail agricole forcé et éreintant dans les plantations du Nouveau Monde. Les esclaves des plantations des Caraïbes et du Brésil ont enduré les pires conditions et ont connu les taux de mortalité les plus élevés.

    Un adolescent barbadien asservi, Jonathan Strong, a été amené à Londres par son maître qui, en 1765, l’a blessé avec un pistolet et l’a laissé pour mort dans la rue. Strong, en sang et presque aveugle à la suite de cette attaque, s’est retrouvé dans une clinique pour les pauvres à Mincing Lane. Alors qu’il est soigné pour ses blessures, il fait impressionne le frère du médecin, Granville Sharp (1735-1813).

    Sharp, né à Durham mais résidant à Londres depuis l’âge de quinze ans, fut transformé à jamais par cette rencontre. Avec son frère, il emmène Strong à l’hôpital et lui paie un traitement de plusieurs mois. Mais peu de temps après s’être suffisamment rétabli pour quitter l’hôpital, Strong est repris par son ancien esclavagiste qui tente de le vendre à une plantation jamaïcaine.

    Sharp a défendu avec avec succès la liberté de Strong au tribunal battant mais seulement sur un point de détail. Hélas, la santé de Strong est définitivement compromise par l’attaque au pistolet et il meurt à l’âge de 25 ans en 1770. Sharp se consacre à la mise à l’établissement d’une législation sur la question de savoir si un homme peut être contraint de quitter la Grande-Bretagne et de devenir esclave. Ses efforts lui valent une réputation de penseur des Lumières et de militant anti-esclavagiste. Il n’est pas seul. Le mouvement abolitionniste en Grande-Bretagne prend de l’ampleur.

    En 1769, un autre esclavagiste des colonies a tenté d’amener à Londre un homme asservi, James Somerset. En 1771, Somerset s’est échappé. En moins de deux mois, il est capturé et des dispositions sont prises pour le vendre à nouveau comme esclave en Jamaïque. Trois Londoniens ont demandé que Somerset soit entendu et leur requête a été acceptée. De nombreux Britanniques inquiets envoient de l’argent pour lancer une défense juridique pour Somerset mais plusieurs avocats se portent volontaires pour s’occuper de l’affaire bénévolement. Sharp conseille longuement les avocats de Somerset.

    L’un d’eux, William Davy, est célèbre pour avoir cité à la défense de Somerset une affaire de 1569 dans laquelle un charretier aurait tenté d’amener un esclave de Russie en Angleterre. Dans cette affaire, il a été décidé que l’air de l’Angleterre était « trop pur » pour qu’un esclave puisse le respirer et que toute personne en Angleterre était donc libre. Ou, comme l’a dit le juriste londonien Sir William Blackstone (1723-1780), « l’esprit de liberté est si profondément ancré dans notre constitution qu’un esclave, dès qu’il débarque en Angleterre, est libre ».

    Somerset gagne son procès. Le jugement énonce que tant qu’il est en Grande-Bretagne, Somerset est libre. En outre, il ne peut être forcé à quitter le pays. Ce jugement marque un tournant.

    Quelles que soient les motivations initiales de Guillaume le Conquérant pour limiter l’esclavage, à l’époque du jugement de Somerset, l’absence d’esclavage en Grande-Bretagne était devenue une question de fierté britannique. C’était également une question morale pour plusieurs penseurs des Lumières, des membres du clergé – dont l’ecclésiastique anglican John Newton (1725-1807), auteur de l’hymne bien connu Amazing Grace – et le grand public.

    En 1807, grâce à la pression croissante de l’opinion publique et au travail de réformateurs infatigables tels que William Wilberforce (1759-1833) au sein du Parlement britannique de Westminster, basé à Londres, la Grande-Bretagne interdit le commerce international des esclaves avec la loi sur le commerce des esclaves. Lorsque les efforts diplomatiques visant à faire pression sur Paris et Vienne pour qu’ils signent une législation similaire se sont révélés vains, le soutien de l’opinion publique à l’usage de la force a augmenté.

    Les décideurs de Londres ont ordonné à la marine britannique de former l’escadron d’Afrique de l’Ouest en 1808 afin de bloquer l’Afrique de l’Ouest et d’arrêter le mouvement des navires transportant des esclaves à travers l’océan Atlantique. Dans les années 1850, l’escadron d’Afrique de l’Ouest comptait environ 25 navires, deux mille hommes britanniques et un millier de membres d’équipage supplémentaires recrutés localement, principalement dans ce qui est aujourd’hui le Liberia. Les officiers de la marine britannique recevaient une récompense pour chaque esclave libéré, mais la principale motivation était humanitaire – à cette époque, les efforts anti-esclavagistes étaient extrêmement populaires en Grande-Bretagne. Comme l’a dit le poète Alfred Tennyson (1809-1892), « Cet esprit de chevalerie […] nous le voyons dans les actes d’héroïsme sur terre et sur mer, dans les combats contre le commerce des esclaves. »

    Entre 1808 et 1860, l’escadron d’Afrique de l’Ouest a réussi à chasser au moins 1600 navires négriers et à libérer environ 150 000 esclaves africains. L’Espagne et le Portugal ont tenté de poursuivre la traite des esclaves en achetant souvent des esclaves à des vendeurs africains. Au milieu du XVII e siècle, le roi Tegbesu du Dahomey, dans l’actuel Bénin, tirait l’équivalent d’environ 250 000 livres par an – la majeure partie de ses revenus – de la vente aux Européens d’esclaves capturés lors de batailles. Son successeur au trône a déclaré en 1840, en réponse aux pressions exercées par les Britanniques pour qu’il cesse de vendre des esclaves : « Le commerce des esclaves est le principe directeur de mon peuple. C’est la source et la gloire de leur richesse… la mère berce l’enfant avec des notes de triomphe sur un ennemi réduit à l’esclavage » . Son acceptation de l’esclavage montre à quel point cette pratique était encore profondément ancrée à l’époque et dans le monde entier.

    La marine britannique finit par bloquer le Brésil également et réussit à mettre un terme au commerce d’esclaves brésilien en 1852. Mais les effets du mouvement abolitionniste né à Londres ne se sont pas arrêtés là. Le mouvement connut un renouveau dans les années 1860, lorsque David Livingstone, médecin écossais et membre éminent de la London Missionary Society, publia des rapports décrivant la traite des esclaves arabes en Afrique qui émurent également le public britannique. Dans les années 1870, la marine britannique a de nouveau consacré des ressources à l’arrêt de la traite des esclaves, cette fois-ci par des négociants basés à Zanzibar. Grâce en partie aux efforts lancés à Londres, le nombre de pays où l’esclavage est légal s’effondre tout au long du XIX e siècle.

    Si les législateurs londoniens des XVIII e et XIX e siècles étaient loin d’être parfaits, leur zèle anti-esclavagiste a contribué à changer le monde pour le mieux. Comme le disait l’historien irlandais William Lecky (1838-1903), « La croisade inlassable, sans ostentation et sans gloire de l’Angleterre contre l’esclavage peut probablement être considérée comme l’une des trois ou quatre pages parfaitement vertueuses de l’histoire des nations . »

    C’est à Londres que les abolitionnistes britanniques se sont organisés, qu’ils ont remporté des victoires judiciaires et législatives, qu’ils ont lancé des navires de guerre avec pour mission d’émanciper les esclaves et qu’ils ont finalement contribué à modifier des normes morales qui avaient persisté depuis l’aube de la civilisation. Pour son rôle essentiel dans la fin de la traite des esclaves et la dénormalisation de l’institution de l’esclavage, Londres est à juste titre notre vingt-troisième Centre du progrès.

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      Paris inaugure la statue de Solitude, la première d'une femme noire dans la capitale

      news.movim.eu / HuffingtonPost · Wednesday, 11 May, 2022 - 10:03 · 2 minutes

    MÉMOIRE - À Paris, si les statues de femmes se font rares , celles de femmes noires étaient tout simplement inexistantes... jusqu’à mardi. À l’occasion de la Journée nationale des mémoires de la traite, de l’esclavage et de leurs abolitions, ce 10 mai, la mairie de Paris a inauguré le premier monument du genre, dans le jardin Solitude proche de la place du général Catroux, dans le 17e arrondissement de la Paris.

    La statue de Fanm’ Doubout’, aussi appelée la mulâtresse Solitude, a été dévoilée lors d’une cérémonie en présence de la maire de Paris Anne Hidalgo, mais aussi de Jean-Marc Ayrault, président de la Fondation pour la mémoire de l’esclavage, et de son auteur, le sculpteur Didier Audrat, comme vous pouvez le voir dans la vidéo en tête d’article .

    Cette figure guadeloupéenne de la lutte contre l’esclavage s’est engagée dans ce combat en 1802, au moment où Napoléon Bonaparte décide de rétablir l’esclavage sur l’île. Défaits, les rebelles sont arrêtés et condamnés à mort. Alors enceinte de quelques mois, Solitude est pendue au lendemain de son accouchement. Si seules les grandes lignes de son histoire sont connues, elle fait échos au combat de celles et ceux qui ont mené la même lutte.

    “Enfin une femme !”

    “Les actes que nous posons doivent avoir du sens par rapport à ceux que nous voulons honorer, mais aussi par rapport à l’avenir”, a déclaré la maire de Paris, Anne Hidalgo pour qui cette statue représente “un acte de réparation vis-à-vis des descendantes et des descendants de l’esclavage”, mais également “un message aux générations qui viennent”. “Enfin une femme ! Pour moi, cette statue, c’est un peu nous toutes, il y a un peu de la mulâtresse Solitude en chacune de nous,” s’est enthousiasmée la comédienne guadeloupéenne Laurence Joseph.

    Si la mairie de Paris n’a pour le moment pas prévu de projet similaire, pour Jacques Martial, conseiller chargé de l’outre-mer à la mairie de Paris, la statue de Solitude pourrait ouvrir la voie à l’inauguration d’autres monuments de ce type dans la capitale :“Il s’agissait ici moins d’une occasion que d’une urgence. Je pense que la prochaine urgence, nous saurons alors  y répondre.”

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