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      Aron v. Hayek : une conversation sur la liberté du libéralisme

      ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Wednesday, 22 February, 2023 - 03:50 · 9 minutes

    L’actualité politique française, tout imprégnée d’antilibéralisme et friande de raccourcis journalistiques, a souvent tendance à réduire le libéralisme à une sorte d’idéologie politique homogène destinée à imposer le marché comme un dogme et les libertés individuelles comme une morale publique ne souffrant aucune discussion contradictoire.

    C’est passer sur son histoire, ses nuances et ses théorisations sous le rouleau compresseur de l’opinion commune pour en oublier sa richesse philosophique et son inventivité fondamentales.

    Plutôt que de reprendre la rhétorique illibérale du « néolibéralisme triomphant », pour mieux le comprendre, il convient de reprendre à Montaigne son idée de « conversation 1 » à plusieurs voix au sein d’une même tradition intellectuelle, parfois concordantes, souvent discordantes, pour rendre compte de l’émergence de la liberté individuelle comme principe d’organisation du monde social et politique.

    Afin de participer pleinement à cette conversation, arrêtons-nous par exemple à la divergence de positions entre deux grands philosophes libéraux sur la définition même de la liberté.

    Dans ses essais sur la liberté Raymond Aron se fait critique de Friedrich Hayek , qu’il estime réduire à sa seule dimension économique. Nous exposerons ici rapidement sa thèse, mais à notre tour nous tenterons d’en montrer aussi les limites, là encore sans quitter la conversation libérale sur ses propres fondements.

    Aron reproche en particulier dans la recension 2 qu’il fait de La Constitution de la liberté de définir la liberté uniquement comme une absence de contrainte arbitraire, oubliant de ce fait quatre autres dimensions directement connectées à la contrainte elle-même, faisant des libertés une réalité plurielle.

    Les libertés selon Raymond Aron

    Pour Raymond Aron , il existe aussi une liberté intérieure, c’est-à-dire le pouvoir de penser librement, ce qui implique une éducation à l’autonomie pour la faire vivre.

    Il y a également une liberté politique qui consiste à permettre aux individus de participer pleinement à l’exercice de la vie politique comme à la désignation de ses représentants.

    Trosièmement, la liberté est une capacité, c’est-à-dire une puissance d’agir, qui, comme le rappelle Gwendal Chaton 3 , « nécessite généralement l’intervention de l’État, souvent la seule entité à même de garantir l’effectivité d’un ensemble de libertés qui demeurent sinon strictement formelles ».

    Enfin, Raymond Aron, grand penseur des relations internationales, ajoute à ces libertés celle nationale, qui exige qu’une nation soit souveraine, c’est-à-dire à la fois gouvernée par un groupe restreint de dirigeants et préparée à l’éventualité de la guerre pour conserver ses libertés menacées.

    La liberté dans tous ses états

    Commençons par observer que la critique adressée à la définition hayékienne de la liberté se retrouve dans toute la littérature libérale, qui lui reproche essentiellement son caractère flou ou limité.

    Anthony de Jasay observe 4 par exemple que si celle-ci nous donne une bonne indication sur le fait que la coercition en elle-même ne peut être perçue comme bonne par elle-même, son indétermination laisse le champ libre à ce sur quoi elle s’applique.

    Imaginons que la coercition s’applique uniquement à tuer des individus innocents, sa nature « minimale » n’est pas entamée. Rien dans sa définition ne nous dit qu’elle doit s’apposer à des domaines aussi variés que la propriété, la santé publique ou tout autre domaine jugé nécessaire par ceux qui s’en réclament. Inversement, rien n’indique que l’application du droit libéral (les règles de juste conduite) demande une limitation de principe pour en faire respecter le caractère obligatoire en société.

    Seulement, Aron dans sa critique nous semble davantage insister sur la coercition que sur la condamnation de l’arbitraire de la contrainte, terme pourtant tout aussi important dans la définition qu’il donne de la liberté dans les premières pages de La Constitution de la liberté , à savoir : « l’état de choses dans lequel un homme n’est pas soumis à la volonté arbitraire d’un autre, ou d’autres hommes » (c’est nous qui insistons). Le défenseur intransigeant de la rule of law et l’admirateur du parlementarisme libéral n’est pas un admirateur de Thomas Hobbes, il ne partage pas sa conception de la liberté comme uniquement absence de contrainte 5 .

    Parler de contrainte arbitraire présuppose que c’est à la fois le pouvoir politique discrétionnaire de certains sur d’autres qui est condamné et qu’il est possible d’accepter un certain type de contrainte, certes minimale, mais qui réponde à des exigences de légitimité qui dépasse à la fois la simple liberté comme absence de contrainte ou comme coercition minimum.

    Par son caractère expéditif, la définition hayékienne de la liberté est imparfaite mais présuppose tout de même implicitement l’acceptation des règles formelles du droit libéral, qu’il s’attachera par la suite à développer dans Droit, Législation et liberté .

    Pour se réaliser, la liberté doit être protégée dans un cadre institutionnel où les interférences discrétionnaires de l’État sont contraintes par certains types de lois, et doit répondre aux développements sociaux spontanés de l’individualisme (les règles de juste conduite), ce qui offre une précision importante quant au caractère minimal de la coercition nécessaire à l’existence de la liberté : c’est l’interférence politique qui doit être limitée, car mère de toute oppression du fait du caractère central que lui confère le monopole étatique de la violence.

    L’État démasqué

    C’est de cette défiance fondamentale que découle la différence d’analyse entre Aron et Hayek.

    Le premier, en disciple de Max Weber , observe à l’endroit de l’État comme à ses justifications idéologiques une révérence que n’a pas Hayek et qui aura totalement disparu sous la plume de ses successeurs intellectuels, en particulier les théoriciens de l’ école des choix publics comme Gordon Tullock ou James Buchanan.

    Le second, en anglophile accompli, tente de rendre compte de l’autonomie comme de la rationalité évolutive de la société par rapport à un État qui se pense toujours comme son inventeur et son ordonnateur essentiel.

    En effet, dans les différentes libertés énumérées par le libéral français, toutes ont en commun de faire de l’État un partenaire indispensable, que ce soit comme éducateur, arbitre entre les conflits d’intérêts ou encore tuteur indispensable à la création des libertés.

    Autonomie, démocratie, souveraineté

    Comme le fait Raymond Aron, doit-on associer étroitement liberté et autonomie individuelle ?

    Pour le philosophe Jan Narveson 6 , la confusion entre les deux est très commune. Seulement, rien n’indique qu’il faille contraindre tout le monde à subordonner la liberté comme choix personnel à la réalisation de l’autonomie comme valeur ou bien ultime. Si X se choisit comme fin l’autonomie, rien ne lui donne le droit de l’imposer à Y comme une catégorie morale objective nécessitant intervention et donc coercition de l’État. Libre à chacun d’être Montaigne, ou pas. En tout cas, ce n’est pas à l’État de choisir pour nous.

    Des institutions démocrates sont-elles la garantie de la liberté ?

    De Constant à Hayek en passant par Tocqueville , le principe majoritaire associé à la démocratie est perçu autant comme menace, et donc conditionné à l’état de droit comme aux respects de droits fondamentaux, en particulier celui de la propriété. La réflexion engagée à la suite de Hayek, qu’on retrouve au sein des théoriciens du public choice , a montré que le marché politique institué par la démocratie fait de l’expropriation une condition essentielle pour établir le marchandage entre élus et citoyens. En proposant aux seconds des biens publics pour accéder au pouvoir les premiers élargissent naturellement l’assiette du pouvoir politique et des dépenses publiques au détriment de l’autonomie de la société civile et du marché.

    En reprenant la distinction d’origine marxienne entre libertés formelles et libertés réelles, Raymond Aron indique que l’État a pour rôle social de corriger certaines inégalités de ressources qui entravent l’exercice effectif de la liberté individuelle.

    Cela revient pour Anthony de Jasay à confondre « liberté » avec un certain type de droit, le droit pour certains individus de jouir de la propriété, ou d’une partie de la propriété d’autres individus que l’État expropriateur met à disposition des classes jugées dans une position moins favorable que les autres individus en société.

    Il y a droit et non liberté car en contrepartie, le « correctif social » de l’État crée des obligations pour certains envers d’autres, et rompt avec le principe de libre échange économique. La question qui reste en suspens ici est donc de savoir sur quelle base l’obligation de fournir des biens publics à certaines catégories de la population peut être considérée comme juste ou optimale pour que la démocratie libérale continue de fonctionner en tant que telle.

    La souveraineté nationale n’est pas nécessairement protectrice de la liberté individuelle. Le « libéral de guerre froide » Raymond Aron comprend la souveraineté nationale comme un bouclier contre les ingérences liberticides étrangères, on peut penser ici aux incursions de l’Union soviétique, mais ajoute se faisant à la notion une connotation qui n’existe pas dans le droit international public : le droit classique accordé au pouvoir politique de faire et de casser la loi sur son propre territoire ne présuppose absolument pas l’existence ou la conservation de libertés nationales établies.

    Si dans certains cas, la souveraineté nationale se fait protectrice des libertés collectives locales, sous d’autres latitudes et dans d’autres circonstances, elle peut très bien se faire la protectrice de l’oppression et des pratiques dictatoriales. Qu’on pense par exemple à la physionomie contemporaine des relations internationales : ce sont aujourd’hui la Chine et la Russie qui se font les défenseurs les plus acharnés de la souveraineté nationale qu’elles opposent aux incursions étrangères nord-américaine et à l’idéologie libérale des droits de l’Homme qu’elles jugent corrosives pour leurs systèmes autocratiques de droit nationaux.

    En résumé, le lien entre souveraineté et libertés est conjoncturel et non essentiel, et en faire un absolu comme le fait Aron ne signifie pas non plus la réduire à une simple « superstition » comme le fit Hayek.

    Le fil de la conversation sur la liberté ne s’arrête pas au débat Hayek-Aron, loin de là. D’autres économistes, philosophes, penseurs et théoriciens ont repris la discussion qui ne s’est toujours pas interrompue et continuent encore aujourd’hui de l’enrichir par leurs réflexions et leurs critiques, avec patience et intelligence. Sans doute faut-il s’écarter du tintamarre médiatique pour l’entendre désormais, sa discrétion témoignant aussi, hélas, de sa marginalité croissante.

    1. Montaigne, Les essais , chapitre 8.
    2. Raymond Aron, Archives européennes de sociologie, 1961.
    3. Gwendal Chaton, Libéralisme ou démocratie ? Raymond Aron lecteur de Friedrich Hayek, Revue de philosophie économique, 2016.
    4. Anthony de Jasay, Political Philosophy, Clearly. Essays on Freedom and Fairness, Property and Equalities, Liberty Fund, 2010.
    5. Thomas Hobbes, Léviathan , chapitre 14.
    6. Jan Narveson, The Libertarian Idea, encore éditions, 2001.
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      « Hayek : du cerveau à l’économie » de Thierry Aimar

      Johan Rivalland · ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Saturday, 20 February, 2021 - 04:00 · 15 minutes

    Par Johan Rivalland.

    Thierry Aimar , économiste spécialiste de l’école autrichienne, cherche à travers cet ouvrage à remettre en cause les caricatures qui sont très souvent faites de Friedrich Von Hayek , dont la pensée se trouve dénaturée et instrumentalisée généralement pour des raisons idéologiques ou politiques.

    Ne pas sous-estimer notre ignorance

    Ce que l’auteur nous invite à découvrir est un Friedrich Hayek qui nous convie à faire preuve d’humilité, au vu de notre ignorance, face à la complexité des choses et de la société. Ce qui est aussi vrai pour des présumés experts, même réunis en assemblée.

    Ce qui aboutit à renoncer à vouloir à tout prix gouverner la vie des autres. Ainsi, les représentants politiques ne font « qu’agiter du vide, en cachant leur impuissance derrière le masque de la communication ».

    Thierry Aimar commence par s’intéresser, dans un premier chapitre, au Hayek théoricien du cerveau. L’économiste et philosophe autrichien s’intéresse en effet à l’ignorance de soi et à la subjectivité. C’est par là considérer notre singularité , qui conduit naturellement au subjectivisme .

    Nous nous définissons plus par notre individualité que par notre appartenance à une communauté. Et c’est la subjectivité des individus qui rend selon lui impossible la régulation par le haut d’une société multiple, caractérisée par les phénomènes complexes.

    À sa propre subjectivité et ignorance de soi s’ajoute, en effet, celle des autres. La coordination des actions et décisions au niveau économique passe donc par un ordre spontané. Ce sont ainsi l’entrepreneur, le marché et la concurrence qui permettront l’échange.

    Économie de l’ignorance

    C’est l’échange entre individus qui permet de se procurer les biens matériels et les ressources qui nous sont nécessaires pour vivre. Et c’est l’entrepreneur qui dispose de la capacité de percevoir et identifier les opportunités d’échange, jusque-là ignorées, permettant ainsi aux agents de coordonner leurs activités et d’améliorer leur bien-être.

    Ceci se trouve facilité par l’émergence de la monnaie. Le tout est coordonné par le faisceau des prix relatifs, qui permettent d’ajuster les valeurs subjectives que les individus attribuent aux différents biens. C’est ce que l’on appelle le marché, qui transforme les opportunités ignorées en opportunités connues et révèle les préférences subjectives des individus ; la fameuse catallaxie , gage de cohabitation pacifique entre les individus.

    La concurrence joue, quant à elle, le rôle d’un processus d’ajustement, permettant de faire progresser cette connaissance, et donc de mieux satisfaire les individus. Mais à la condition de la laisser s’exercer librement. Même un monopole privé ne le restera pas longtemps, généralement concurrencé par de nouvelles initiatives ; ce qui n’est habituellement pas le cas des monopoles d’État, souvent détenteurs d’une rente.

    C’est aussi ce qui explique l’échec du planisme et des systèmes d’étatisation des moyens de production, qui détruisent l’ensemble de ces mécanismes d’échanges d’information, l’État se chargeant de décider ce qui sera produit et à quel prix ces biens seront vendus (chez Marx selon la valeur travail , qui n’est pourtant qu’un paramètre parmi d’autres, guère uniforme, de surcroît). Sans considération de leur valeur subjective aux yeux des individus. Et ce, quelles que soient les compétences et les bonnes intentions des planificateurs.

    Comment alors expliquer les crises économiques ?

    Thierry Aimar nous fait découvrir l’itinéraire du jeune Hayek, qui en 1928 avait prédit la Grande crise qui allait suivre un an plus tard, basée, comme la plupart des crises économiques, sur l’ignorance et sur l’orgueil ; celui qui consiste en l’occurrence, pour les gouvernements, à prétendre contrôler l’économie par la monnaie en faveur de leurs intérêts, au détriment de ceux des citoyens qu’ils sont censés représenter.

    Le fameux système de la planche à billets, qui permet de produire de l’argent pour payer ses dettes de guerre, comme dans le cas de l’Allemagne et de l’Autriche au début des années 1920, débouchant sur la terrible hyper-inflation , ou pour financer des budgets continuellement en déséquilibre, plutôt que de procéder à de véritables réformes structurelles (une problématique que nous connaissons bien).

    Dans le cas des États-Unis de 1929, déjà la manipulation des taux d’intérêt par la Federal Reserve, cherchant à favoriser la croissance par des taux d’intérêt bas, s’est faite au prix d’un endettement à outrance des Américains, au détriment de l’épargne et donc de la source de financement de l’investissement et de la croissance de la production. Mécanisme jouant comme un véritable poison et qui se répètera encore en 2008 avec la crise des subprimes .

    L’erreur constructiviste

    C’est dans La route de la servitude qu’Hayek va de manière la plus remarquée mettre en garde contre la maladie de l’interventionnisme et ses dangers. L’erreur constructiviste héritée de Descartes et Rousseau est la négation du subjectivisme.

    C’est elle qui débouche sur la planification, là où l’ignorance des véritables besoins des autres est une simple réalité, ceux-ci ne pouvant donc être présumés connus à leur place. Ce qui condamne toute tentative de contrôle des prix ou des quantités, qui ne peut avoir pour effet que de brouiller les signaux essentiels aux actions individuelles. S’en remettre aux seules valeurs et capacités cognitives de ceux qui dirigent la société est une terrible erreur. Et cela conduit aux désastres.

    Plus le gouvernement intervient, plus il déstructure le reste de l’économie laissée libre, ce qui le conduit à vouloir réguler davantage pour trouver des solutions aux déséquilibres qu’il crée lui-même. Le désir de contrôle du marché se retourne contre le marché et on l’accuse ensuite de tous les maux pour justifier de nouvelles réglementations. On passe alors de déséquilibre en déséquilibre, dans une économie de funambules […] C’est donc bien « la prétention à la connaissance », c’est-à-dire l’ignorance de notre propre ignorance, qui explique les échecs des systèmes collectivistes et régulationnistes.

    Dans le domaine du droit, il en va de même : Hayek voit en la loi l’illusion du constructivisme.

    Le droit, quant à lui, « n’est pas issu d’une raison fondatrice et abstraite, dégagée du temps et de l’histoire, mais de traditions synthétisant un ensemble d’expériences et d’événements particuliers qui échappent à toute notion d’universalité ».

    Une forme d’héritage, finalement, qui se transmet de génération en génération. C’est lui qui définit le mieux les règles de juste conduite, qui correspondent à des ordres spontanés, permettant ainsi de s’adapter à la fois à la complexité des situations et aux changements de circonstances. Règles qui n’en sont pas pour autant définitivement figées et peuvent évoluer avec le temps et les pratiques.

    Subjectivisme et liberté

    La question est d’importance. Car « le subjectivisme représente en conséquence la clef de voûte de l’ensemble de ses propositions en faveur de la liberté ». Alors que le constructivisme ne tolère pas la pluralité des opinions comme des comportements. Dans La route de la servitude , Hayek écrit ainsi :

    Les écrivains français qui posèrent les fondations du socialisme moderne étaient convaincus que leurs idées ne pouvaient être mises en pratique que par un gouvernement dictatorial. À leurs yeux, le socialisme signifiait une tentative pour achever la révolution par une réorganisation délibérée de la société sur un plan hiérarchique et l’exercice d’un « pouvoir spirituel » de coercition. Les fondateurs du socialisme ne faisaient pas mystère de leurs intentions à l’égard de la liberté. Ils considéraient la liberté de pensée comme la source de tous les maux du XIXe siècle et le premier des planistes modernes, Saint-Simon, prédisait même que ceux qui n’obéiraient pas à ses plans seraient « traités comme du bétail ».

    Thierry Aimar voit aussi en l’Internet et les réseaux sociaux, pourtant formidables outils au départ, une voie d’uniformisation et d’enfermement dans des communautés qui risquent de conduire au conformisme, à l’appauvrissement culturel et langagier, au règne de la confusion , de l’impulsivité, de l’émotion, et par voie de conséquence au recul du subjectivisme.

    De même qu’Hayek jugeait les instincts primaires, basés sur l’impulsif et le communautaire, incompatibles avec la gestion d’ordres complexes, de même ces outils ont tendance à opposer les sentiments aux arguments, les impressions aux raisonnements, pour conduire au mépris des faits, à l’anti-intellectualisme et aux pulsions tribales. Rejoignant de la sorte la tendance au « despotisme démocratique » anticipée par Tocqueville autre auteur de référence de Hayek avec Karl Popper .

    Cette société de la communication et du divertissement devient une société du paraître, de la norme, qui s’éloigne de la recherche de la connaissance de soi pour sombrer, faute de repères intellectuels, dans les croyances et la superstition, qui dérivent vers la perte de sens et l’agressivité sociale.

    Le mythe de la justice sociale

    Il s’agit d’une erreur intellectuelle qui conduit à renier la notion de travail et de mérite pour préconiser la fiscalité ou la réglementation, qui auraient pour objet de réduire les inégalités. Sauf qu’elle ne repose sur aucun critère scientifique et aucun critère objectif, la notion de ce qui est juste étant très difficile à mesurer.

    En effet, selon Hayek, « à strictement parler, seule la conduite humaine peut être appelée juste ou injuste ». La réceptivité de cette notion de justice sociale , qui recueille tant de faveurs, serait donc due à une survivance d’atavismes hérités de ces comportements tribaux qui trouvent leur origine dans les sociétés fermées.

    Mais aussi à cette fâcheuse tendance à croire, dans de nombreux domaines, y compris donc dans le domaine des rémunérations, en le principe du jeu à somme nulle ; ce qui induit les interventions croissantes et arbitraires des gouvernements, qui perturbent alors les mécanismes de l’ordre spontané et l’efficacité qui devrait en résulter.

    Le goût de l’égalité enferme alors les individus dans un conformisme qui n’a rien à voir avec la justice et enraye la dynamique entrepreneuriale. Les règles du jeu social (« justice procédurale », au sens d’Hayek) deviennent alors plus importantes que les résultats. S’il y a injustice, nous dit Hayek, c’est lorsque ceux qui jouissent d’une rente de situation cherchent à se protéger de la concurrence de nouveaux entrants par des barrières à l’entrée, ce qui peut être suscité par des rigidités institutionnelles.

    L’objet de la politique dans une société libre ne devrait pas être de redistribuer les revenus sur la base de quelque arbitraire notion de justice sociale, mais d’aider le produit total à croître aussi grandement et rapidement que possible, de telle manière que la part de tout individu, pris au hasard, soit maximisée.

    C’est donc la dérive du système démocratique qui est en cause. Au lieu de lutter contre l’arbitraire, y compris celui de la majorité, la confusion entre les pouvoirs exécutif et législatif a abouti à une extension des pouvoirs de l’État et la destruction du système catallactique, débouchant alors sur un arbitraire généralisé et un foisonnement de lois, au nom du principe de souveraineté populaire. Principe qui n’est pas fondé intellectuellement, selon Hayek. Ce que Thierry Aimar résume ainsi :

    Non seulement le « peuple » (conçu collectivement) n’a pas de réalité épistémologique, mais il ne saurait incarner une sagesse particulière. Exprimé par le vote, le nombre ne fait pas là supériorité intellectuelle. Une fois l’élection passée, le peuple « délègue » son pouvoir à des représentants qui, dans les faits, ne sont que les porte-paroles des groupes d’intérêts organisés, eux-mêmes en compétition les uns avec les autres pour obtenir l’aide et la protection des pouvoirs publics. Un marchandage joue ainsi de manière continuelle : « Un gouvernement de majorité ne produit pas ce que veut la majorité, mais ce que chaque fraction composante de la majorité doit concéder aux autres pour obtenir leur appui à ce qu’elle-même désire » […] Par le biais de l’impôt et de la création de liquidités, une redistribution croissante s’opère des groupes les moins organisés vers les catégories les plus influentes.

    Les germes du despotisme

    Ce qui a pour effet d’orienter une grande partie des énergies et des ressources non vers la production et les intérêts du consommateur ou du contribuable, mais vers les efforts politiques.

    Une logique de l’interventionnisme somme toute bien éloignée de la notion de justice, qui aboutit au contraire à une logique de la recherche de rentes ou de privilèges en reportant les problèmes sur les générations suivantes par l’endettement. Une forme pernicieuse de clientélisme qui aboutit, ainsi que l’écrit Thierry Aimar pour être fidèle à la pensée de Hayek, à ce que :

    Les individus finissent par perdre la capacité de distinguer ce qui est juste de ce qui est dominant : quelque chose devient vrai si un nombre suffisant de gens y prêtent foi. Cette démocratie d’opinion soumet l’individu au bon vouloir des majorités qui devient la règle ultime.

    C’est ainsi que la démocratie moderne a semé les germes du despotisme. Face à une telle gabegie, la réaction populiste des électeurs est paradoxalement de réclamer un pouvoir fort, censé mettre un terme au chaos ainsi engendré, la démocratie ne valant pas mieux à leurs yeux qu’un autre système.

    La démarchie

    D’où le système original que proposait Hayek. Fondé sur un régime bicaméraliste reposant sur le cloisonnement entre pouvoirs exécutif et législatif. Celui de la démarchie , mieux à même de garantir l’État de droit et le fonctionnement de la catallaxie, car reposant sur un système permettant une meilleure intégrité morale des élus. Système que, pour des raisons de longueur de l’article, je vous amène à découvrir en lisant le livre ou Hayek directement.

    Hayek, anti-conservateur

    Thierry Aimar conclut son ouvrage en montrant en quoi Hayek, qui a souvent été considéré comme conservateur, ne l’était pas. Il rejetait lui-même cette idée, se considérant tout simplement comme libéral.

    L’auteur développe ainsi les différentes raisons pour lesquelles Hayek écrit qu’il ne peut être conservateur et en quoi son libéralisme s’en distingue. Plusieurs citations de Hayek lui-même nous permettent de mieux comprendre son argumentation. Mais de même, pour des raisons de longueur, je renvoie à l’ouvrage.

    En notant simplement que l’une des raisons fondamentales avancées est le rejet des rentes, à l’instar de ce dont le socialisme lui aussi, sous d’autres formes, est producteur selon Hayek ; et qui conduit, par exemple, à rejeter ce que l’on appelle aujourd’hui le capitalisme de connivence .

    Une idée très intéressante est également développée : celle qui considère que les alliances politiques de circonstance que les libéraux ont souvent été contraints de pratiquer lors d’élections en s’alliant à des conservateurs de droite traditionnels se sont toujours retournées contre eux.

    C’est ce qui a disqualifié le libéralisme aux yeux de l’opinion et l’a fait l’assimiler à tort aux « forces traditionnalistes de la droite » et à la défense de la rente des capitalistes.

    Hormis quelques éventuelles petites baisses d’impôts qui pouvaient leur être consenties, ils se sont toujours fait évacuer rapidement des affaires par la coalition des rentiers.

    Hayek, qui opte quant à lui plutôt pour un libéralisme entrepreneurial (centré non sur les rentes, mais sur les idées) et une libération des marchés de toutes les barrières à l’entrée, comprenait ainsi et partageait « la juste irritation contre ceux qui se servent de la phraséologie libérale pour défendre des privilèges antisociaux ».

    Malheureusement, l’issue ne passera pas par le politique, et le marché qu’il induit. Et c’est là que la droiture et la rigueur intellectuelle du libéralisme hayékien ne présentent, selon Thierry Aimar, aucun espoir. La société, de fait, n’est plus guère sensible aux vertus du subjectivisme et ce n’est ni par l’abstention, ni par l’échec de l’interventionnisme que le libéralisme pourra renaître.

    Les bases morales héritées d’Erasme, Montaigne, Cicéron, Tacite, Périclès ou Thucydide ont été détruites. Seuls un changement de mœurs et une réforme des esprits pourraient, selon l’auteur, réintroduire davantage de liberté. Ce que je ne puis qu’agréer. Puisque je pense depuis longtemps que c’est le lent travail des idées qui seul peut faire véritablement évoluer l’histoire.

    Thierry Aimar, Hayek : du cerveau à l’économie , Michalon, le bien commun, mai 2019, 128 pages .

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      Loi climat : changer de civilisation pour plaire aux écolos

      Frédéric Mas · ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Friday, 12 February, 2021 - 09:24 · 4 minutes

    civilisation

    Par Frédéric Mas.

    « Il s’agit de changer de civilisation, de culture et de mode de vie » , la ministre de la Transition écologique Barbara Pompili l’a affirmé ce mercredi à l’issue du Conseil des ministres. La loi climat, issue de la fameuse Convention citoyenne , doit tout changer.

    Changer de civilisation, c’est mettre un terme à une civilisation industrielle dont le bilan écologique n’est plus soutenable aux yeux de la nomenklatura politique française. Ainsi c’est à l’aune de cette nouvelle idéologie que le projet d’ajouter un quatrième terminal à l’aéroport de Roissy Charles de Gaulle a été ajourné.

    « Le gouvernement a demandé [à Groupe] ADP d’abandonner son projet et de lui en présenter un nouveau, plus cohérent avec ses objectifs de lutte contre le changement climatique et de protection de l’environnement » a ainsi déclaré Barbara Pompili au journal Le Monde .

    En juin dernier, la filière aéronautique moribonde acceptait l’aide de l’État à la condition de prioriser l’avion « vert » ou « décarboné » sur tous ses autres projets industriels ou technologiques.

    Plus généralement, le plan de relance proposé par le gouvernement investit massivement dans l’écologie pour « aider » un pays qu’il a lui-même participé à appauvrir par son hyper-règlementation et ses mesures politico-sanitaires erratiques.

    C’est aussi fermer Fessenheim , et prier pour que les énergies renouvelables fonctionnent suffisamment bien, y compris quand l’hiver est rude, pour que tout le monde en bénéficie. Ou alors renoncer à ce progrès pour le bien commun planétaire.

    Le nouvel ordre écologique

    Le changement de civilisation, c’est aligner l’ensemble de l’ordre social sur le nouvel agenda écologique du gouvernement, qui, soyons en sûr, nous fera dégringoler dans tous les classements mondiaux en termes de compétitivité économique. C’est ce qui s’est passé pour le secteur automobile national, déclassé au profit de ses concurrents étrangers, et c’est ce qui se passera pour tous les secteurs ou la politique écolo se substituera aux règles du marché.

    Pour beaucoup de défenseurs médiatiques de la Convention citoyenne pour le climat, tout cela ne va pas assez loin. Emmanuel Macron a trahi ses promesses en ne reprenant pas à la lettre les recommandations du comité, tonne-t-on à la gauche de la gauche.

    On retient les piques du président contre cette gauche écolo qui veut revenir à la « lampe à huile » et dont l’horizon anti-technologique se confond avec celui des Amish. On voit derrière les réticences à mettre en place un programme intellectuellement réactionnaire et pratiquement infaisable la mainmise de Big business, ou pire, de l’infiltration des idées « libertariennes » au sommet de l’Etat (sic) .

    Pourtant Emmanuel Macron tient à verdir sa politique, parce que l’écologie lui permet de « gauchir » un peu son image de centriste autoritaire. L’élection présidentielle se rapproche, et le chef de l’exécutif tient à afficher des « marqueurs de gauche » pour séduire les métropoles progressistes. Peu importe si cet électoralisme se fait au prix des libertés individuelles et au profit du capitalisme de connivence.

    Et si Barbara Pompili était sérieuse quand elle parle de changer de civilisation ? Est-ce vraiment à la classe de technocrates et de politiques de diriger le changement et l’innovation dans un pays libre ? Cette prétention intellectuelle, qui repose sur une vision erronée de ses propres capacités à comprendre la complexité du monde social, c’est celle du préjugé rationaliste dont parlait Friedrich Hayek .

    L’illusion rationaliste

    Plus fondamentalement, veut-on, et peut-on vraiment changer de civilisation sur demande ? Là encore, la réflexion de Hayek est éclairante. Dans la Constitution de la liberté (1960), l’économiste rappelle que la civilisation n’est pas la création délibérée de l’homme.

    Si elle est le produit de ses actions, ou plutôt des actions de centaines de générations, elle n’est pas le produit de l’intention d’un homme ou d’un groupe d’hommes. Croire que la civilisation est un projet délibéré est une erreur « intellectualiste » qui ne permet pas d’en comprendre le fonctionnement, et donc d’en diriger l’évolution. L’ensemble d’institutions, de pratiques sociales, de coutumes et d’habitudes forme une sorte de « cerveau collectif », pour reprendre l’expression de Matt Ridley.

    Elle organise la communication et la transmission de la connaissance aux individus. C’est par la transmission institutionnelle de cet ensemble, dont les éléments se sont combinés par sélection et par accident, qu’est née la liberté individuelle.

    Prétendre « changer de civilisation » revient donc à la fois à commettre une erreur intellectuelle rétrograde et à mettre en danger l’écosystème institutionnel et moral de la liberté. Espérons, pour une fois, que l’inefficacité de l’Etat bureaucratique freine ici l’ambition de ses élites.

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      Hayek avait raison : on trouve les pires au sommet

      Foundation for Economic Education · ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Monday, 28 December, 2020 - 04:40 · 7 minutes

    hayek

    Par Lawrence W. Reed.
    Un article de The Foundation for Economic Education

    Alors que la liberté progresse de façon remarquable dans le monde ces dernières années — depuis la chute de l’empire soviétique jusqu’à la montée des privatisations —, nous ne sommes toujours pas en manque d’étatistes aux desseins stupides et destructeurs.

    La meilleure explication sur les motivations de telles personnes à accéder au pouvoir passe par la lecture du chapitre 10 La sélection par en bas (« Why the Worst Get on Top » en version originale) extrait du chef d’œuvre de Friedrich Hayek , La route de la servitude .

    Quand Hayek a écrit son livre le plus connu en 1944, le monde était captivé par la notion de planification centrale socialiste. Tandis que chacun en Europe et en Amérique dénonçait la violence du nazisme, du fascisme et du communisme, l’opinion publique était conditionnée par une intelligentsia étatique qui considérait que ces « excès » de socialisme étaient des exceptions évitables. Si seulement nous étions sûrs que les bonnes personnes étaient aux commandes, disaient-ils, la main de fer se fondra en gant en velours.

    Ceux qui pensent que, pour reprendre les termes de Hayek, « nous ne devons pas craindre le système mais le risque qu’il soit géré par de mauvaises personnes » sont des utopistes naïfs qui seront éternellement déçus par le socialisme.

    En effet, c’est toute l’histoire de l’étatisme du XXe siècle : la quête sans fin d’un monde où le rêve pourrait effectivement se concrétiser, camper sur une position jusqu’à rendre la catastrophe trop gênante et évidente, puis s’en prendre aux personnes plutôt qu’au système, et enfin passer au prochain inévitable sujet de déception.

    Peut-être qu’un jour, le dictionnaire définira un étatiste comme une « personne qui n’apprend rien de la nature humaine, de l’économie, de l’expérience, et qui répète les même erreurs encore et encore sans se soucier du sort de ceux et celles qu’elle écrase de ses bonnes intentions ».

    Hayek expose que même les pires caractéristiques de l’étatisme « n’en sont pas des sous-produits accidentels » mais des phénomènes qui lui sont inhérents. Il soutient avec perspicacité que « les peu scrupuleux et désinvoltes ont plus de chances de réussir » dans toute société où l’État est considéré comme la réponse à tous les problèmes. C’est précisément ce genre de personnes qui promeut le pouvoir sur la persuasion, la force sur la coopération.

    Les États, ayant par définition un monopole légal et politique de l’usage de la force, les attirent comme les excréments attirent les mouches. Ce sont les mécanismes gouvernementaux qui leur permettent in fine de causer des ravages parmi nous. Un demi-siècle après Hayek, il ne se passe pas un jour sans que les journaux n’en fournissent de nouveaux représentants, et des pires, qui parviennent au sommet. Deux personnalités récentes, de part et d’autre du globe, vont me permettre d’illustrer la sagesse de Hayek.

    Lionel Jospin et Mahathir bin Mohamad

    En France, le 10 octobre 1997, le Premier ministre socialiste Lionel Jospin soumet une loi qui réduit d’autorité la durée de la semaine de travail . Dès l’année 2000, les employeurs doivent la réduire, de 39 à 35 heures, sans réduction de salaire. Par démagogie, Jospin a promis aux Français que cette loi créerait beaucoup d’emplois.

    Bien sûr, il ne s’est pas agi d’une sollicitation cordiale du gouvernement aux employeurs de la nation, mais d’une exigence, sous peine d’amende, d’incarcération, voire les deux, pour ceux qui ne s’organiseraient pas avec leurs salariés.

    Le Premier ministre a omis de préciser que l’État-providence le plus réglementé et le plus cher d’Europe s’était chargé d’évincer la main-d’œuvre de nombreux marchés et avait généré le chômage élevé qu’il prétendait vouloir réduire.

    En Malaisie, pendant cette même semaine d’octobre, le Premier ministre Mahathir bin Mohamad fustigeait les « voyous », « crétins » et « néo-colonialistes » , auxquels il reprochait la chute de la valeur du ringgit, la monnaie malaisienne.

    Nostalgique des détraqués acharnés d’hier, il a même suggéré que les difficultés économiques de la Malaisie étaient le résultat du « programme des Juifs » . Il n’a pas demandé la fin de la politique gouvernementale de production de ringgits pour des projets futiles comme le gratte-ciel le plus haut du monde, mais plutôt la proscription des échanges de devises « inutiles, improductives et immorales ».

    La conviction de Jospin que l’instauration des 35 heures hebdomadaires obligatoires, à revenu égal et moindre production, serait source de création d’emplois est évidemment absurde, car vouée dès le départ à produire davantage de chômage, chaque employé étant devenu plus coûteux pour son employeur.

    La tentative de Mahathir d’imputer la faute à n’importe qui sauf à lui-même est tout aussi absurde. Peut-être se rêve-t-il en nouveau roi Knut le Grand, ordonnant la fin des vagues d’échanges de devises, solution à tous ses problèmes. Bien évidemment, elles parviendront toujours à Mahathir, mais il aura l’occasion de trancher quelques têtes au passage.

    L’analyse de Hayek

    Ces deux ignares représentants de la scène politique internationale ne le savent pas, mais ils jouent le scénario de Hayek. Dans son chapitre sur le nivellement par le bas, il qualifie les planificateurs centraux de dictateurs en puissance, qui « obtiennent l’adhésion des gens dociles et crédules qui n’ont pas de convictions personnelles bien définies et acceptent tout système de valeurs à condition qu’on leur répète des slogans appropriés assez fort et avec suffisamment d’insistance » . Aux dernières nouvelles, Jospin et Mahathir ont reçu l’assentiment des dociles et des crédules.

    Le démagogue étatiste, observe Hayek, a recours à « la haine d’un ennemi » et « la jalousie des mieux nantis » afin de gagner « la fidélité sans réserve des masses » . Pour Jospin, c’est la cupidité des employeurs privés ; pour Mahathir, ce sont les Juifs. Les plus mauvais adorent user du fanatisme pour récupérer des voix sur la route du pouvoir.

    Hayek considère que « l’homme moderne a de plus en plus tendance à se juger moral simplement parce qu’il satisfait ses vices par l’intermédiaire de groupes toujours plus importants » et note que « le fait d’agir pour le compte d’un groupe semble libérer les hommes de maintes entraves morales qui interviendraient s’ils agissaient d’une façon individuelle, à l’intérieur du groupe ».

    Peut-être que nos deux Premiers ministres s’opposeraient personnellement à quiconque contraindrait leurs patrons sous la menace d’une arme, ou à celui qui lyncherait publiquement un négociant de devises, mais ils ne voient aucun inconvénient à faire de ces activités des orientations politiques nationales.

    Donnez beaucoup de pouvoir à l’État et des personnes stupides sans aucune tolérance pour l’altérité feront la queue pour y travailler. Ceux qui respectent les autres, les laissent tranquilles et attendent la même chose pour eux-mêmes, cherchent ailleurs un emploi productif dans le secteur privé. Plus l’État grossit, plus les plus mauvais se hissent à son sommet, comme Hayek nous l’avait prédit en 1944.

    Les Français et les Malaisiens font partie de ceux qui, en ce moment, à la lecture du chapitre 10 de La route de la servitude , trouveront que F.A. Hayek décrit précisément cette misérable route qu’ils ont choisi d’emprunter.

    Traduction d’Antoine Dornstetter pour Contrepoints de Hayek Was Right: The Worst Do Get to the Top .

    Cet article a été publié une première fois en 2016.

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      Comment est né le mouvement libertarien ? (1)

      Fabrice Copeau · ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Sunday, 15 November, 2020 - 04:25 · 11 minutes

    mouvement libertarien

    Par Fabrice Copeau.

    Durant les années 1960, le mouvement libertarien est marqué par un rejet de l’impérialisme conservateur, la condamnation de la violation des principes libéraux et le refus de la confusion du droit et de la morale religieuse.

    À travers l’héritage des trois traditions anti-étatistes américaines classiques (Old Right, isolationnisme, libéralisme classique), une avant-garde libertarienne, au début coupée de ses partisans, émerge et quitte le Grand Old Party.

    À partir du début des années 1950, les nouveaux conservateurs 1 dotent la droite américaine d’une idéologie englobante qui lui fait défaut. Des revues comme Modern Age et la National Review en sont le fer de lance. La seconde, fondée par William Buckley, est le véritable centre de gravité de ce nouveau traditionalisme.

    La résistance du libertarianisme : une synthèse réactive

    Dans le cadre de la lutte contre le communisme et l’URSS, Buckley distingue clairement entre ce qu’il appelle les « conservateurs de l’endiguement » et les « conservateurs de la libération », pour finalement prendre position en faveur des seconds.

    Une querelle l’oppose ainsi au libertarien Chodorov, pour qui la guerre a créé une dette colossale, entraînant une augmentation continuelle des impôts, la conscription militaire et un accroissement de la bureaucratie. C’est la revue The Freeman qui abrite ces échanges musclés.

    « Pendant la guerre , écrit Chodorov, l’État acquiert toujours du pouvoir au détriment de la liberté » . Schlamm lui répond dans la livraison suivante de la revue que la menace soviétique est telle qu’elle ne saurait être contenue par l’indifférence.

    Ce à quoi Chodorov répond, toujours dans le Freeman , qu’il n’est pas convaincu « de la capacité du gang de Moscou à envahir le monde » . « La suggestion que la dictature américaine serait « temporaire » , ajoute-t-il, rend suspect l’ensemble de l’argument, car aucune dictature ne s’est jamais donné de limite dans la durée de son office » . La guerre, termine-t-il, « quels que soient les résultats militaires, est certaine de rendre notre pays communiste » .

    Une deuxième ligne de rupture est constituée par la politique économique. Au début des années cinquante, la crainte de voir les nouveaux conservateurs sacrifier les dogmes du libéralisme classique à la satisfaction d’un impérialisme messianique catalyse les premières réactions libertariennes.

    C’est du reste à cette occasion que Dean Russell invente le mot même de « libertarien ».

    L’émergence d’un double leadership

    Depuis le début des années 1950, Murray Rothbard trace les contours de la doctrine libertarienne à travers différents articles, en prenant presque systématiquement comme repoussoir les principes conservateurs.

    Toujours dans The Freeman , Schlamm doit en découdre avec Rothbard cette fois, qui avait présenté la célèbre thèse de Mises selon laquelle le communisme s’effondrerait de lui-même et qu’il n’était pas besoin de gaspiller des efforts inutiles pour faire advenir une chute imminente.

    Schlamm s’en prend pour la première fois nommément aux « libertariens », qui, selon lui, « ont raison en tant qu’économistes, mais fatalement tort comme théologiens : ils ne voient pas que le diable est réel et qu’il est toujours là pour satisfaire la soif insatiable des hommes pour le pouvoir » .

    À l’élection présidentielle de 1956, Rothbard soutint le candidat indépendant T.C. Andrews, tout en précisant que parmi les deux principaux candidats, le républicain D. Eisenhower et le démocrate A. Stevenson, le second lui paraissait préférable.

    Pour la première fois, le mouvement libertarien se positionne donc à gauche de l’échiquier politique. Cela a marqué une rupture intellectuelle avec le mouvement conservateur, en attendant la rupture organisationnelle.

    Ayn Rand joue également, durant cette période, un rôle déterminant dans les préparatifs à la constitution du mouvement libertarien. Le cercle de ses adeptes, qui se réunit dans le salon de la romancière, s’agrandit sans cesse, et écoute l’initiatrice lire les épreuves de son nouveau roman, Atlas Shrugged .

    Parmi eux 2 , le futur président de la Fed, Alan Greenspan, est des plus assidus, tout comme Barbara et Nathaniel Branden.

    Comme dans La source vive , son précédent roman, on trouve dans Atlas Shrugged une opposition manichéenne entre des créateurs égoïstes et des parasites étatistes. Parmi les premiers, Dagny Taggart et Hank Rearden sont les principaux protagonistes du roman. Respectivement directrice d’une compagnie ferroviaire et magnat de l’acier, ils s’efforcent l’un et l’autre de résister tant bien que mal aux ingérences du gouvernement et de faire vivre leurs affaires dans le contexte d’une crise sans précédent.

    À mesure que l’État se montre de plus en plus intrusif dans l’économie, les membres du cercle très fermé des créateurs égoïstes disparaissent un à un. On apprend au milieu du roman qu’ils se sont tous réunis dans les montagnes du Colorado, au sein d’une communauté capitaliste utopique, appelée Galt’s Gulch, le « ravin de Galt ». John Galt , dont la recherche de l’identité est martelée tout au long du roman par la question « Who is John Galt ? », est un ingénieur surdoué à l’initiative de la grève.

    Inventeur d’un moteur révolutionnaire alimenté à l’énergie statique, il refuse d’en offrir l’usage à la masse ignorante. « Les victimes sont en grève […] Nous sommes en grève contre ceux qui croient qu’un homme doit exister dans l’intérêt d’un autre. Nous sommes en grève contre la moralité des cannibales, qu’ils pratiquent le corps ou sur l’esprit. »

    Hank Rearden et Dagny Taggart sont tellement attachés à leurs propres commerces qu’ils déclinent toutes les sollicitations de John Galt. Mais la retraite des principaux acteurs de l’économie rend leur situation de plus en plus insupportable. La société américaine traverse des crises de plus en plus préoccupantes, et imputées conjointement aux ingérences des gouvernants et à la forfaiture des créateurs.

    La fin du roman décrit avec emphase une situation apocalyptique. Les hommes d’État, désœuvrés, reprennent tour à tour l’aphorisme éculé de Keynes : « Dans le long terme, nous sommes tous morts. »

    John Galt interrompt soudainement les programmes radiophoniques pour expliquer les causes du déclin. Son discours, comparable à celui de Howard Roark lors de son procès, tient lieu de prolégomènes à la philosophie objectiviste randienne. Galt commence par énumérer les perversions morales sous-tendant l’étatisme ambiant.

    De là le dédain de la masse pour les créateurs égoïstes qui lui apportaient pourtant la plus grande richesse. À la fin, John Galt annonce leur retour à la condition que l’État se retire. Les hommes du gouvernement abdiquent. Ainsi s’achève le roman : « La voie est libre, dit John Galt, nous voici de retour au monde. Il leva la main puis, sur la terre immaculée, traça le signe du dollar. »

    Atlas Shrugged a été désigné comme le deuxième livre le plus influent pour les Américains, juste après la bible, par la Library of Congress en 1991.

    À peine eut-il lu le livre que Murray Rothbard adressa à Ayn Rand une lettre élogieuse dans laquelle il alla jusqu’à reconnaître avoir auprès d’elle une dette intellectuelle majeure.

    Rand accueillit chez elle les membres du Cercle Bastiat, et en particulier Rothbard. Le rapprochement fut cependant de courte durée. Pour soigner sa phobie des voyages, Rothbard fit appel aux services de Nathaniel Branden, qui diagnostiqua qu’il avait fait un « choix irrationnel d’épouse ».

    Rand et Branden invitèrent donc Rothbard à quitter sa femme, et lui offrirent leurs services matrimoniaux pour lui substituer une compagnie plus conforme aux canons randiens.

    Rothbard déclina l’invitation, ce qui mit Rand dans une rage folle ; elle orchestra un procès en excommunication contre Rothbard, ce qui marqua la fin définitive de leur collaboration.

    Les ténors libertariens exclus des instances conservatrices

    Les conservateurs s’employèrent alors à écarter l’avant-garde libertarienne sans toutefois rejeter le mot « libertarien ». Pour faire profiter les militants de ce que la pensée libertarienne était susceptible d’apporter, sans toutefois lui permettre de s’exprimer et de corrompre leurs propres idéaux, les conservateurs ont ainsi œuvré pour priver les principaux leaders libertariens d’expression, en les écartant de la National Review .

    Bien que seul représentant des libertariens parmi les contributeurs de la National Review , Chodorov se désolidarisa rapidement des positions prises par la revue. Dès 1956, celle-ci commença à refuser des articles contestant la légitimité et l’utilité d’une intervention des États-Unis à l’extérieur.

    Rothbard contribua quelques années encore à contribuer à cette revue, mais, comme Justin Raimondo l’explique 3 , les idées économiques exposées par Rothbard étaient purement ornementales, et promettaient de disparaître à la première occasion.

    En 1959, il soumit à la revue conservatrice un article dans lequel il préconisa un désarmement nucléaire mutuel pour mettre un terme à la guerre froide. Le refus, pourtant attendu, de Buckley de publier l’article marqua définitivement la fin de leur impossible collaboration.

    L’exclusion la plus retentissante du mouvement conservateur reste toutefois celle d’Ayn Rand. La condamnation virulente d’ Atlas Shrugged par les éminences du nouveau conservatisme la conduisit à prendre ses distances d’avec le mouvement conservateur en voie d’institutionnalisation.

    Whittaker Chambers va jusqu’à qualifier la perspective de Rand de « totalitaire » en comparant cette dernière au dictateur omniscient du roman de Orwell. Par ailleurs, Rand condamnait sans préavis toute forme de religion. Pour Buckley et les nouveaux conservateurs, un athéisme aussi agressif ne pouvait faire bon ménage avec la composante traditionaliste et religieuse de la coalition en formation.

    Rand présenta même une critique structurée du nouveau conservatisme, en dénonçant ce qu’elle identifiait comme ses trois piliers : la religion, la tradition et la dépravation humaine.

    Comme elle le dit : « Aujourd’hui, il n’y a plus rien à conserver : la philosophie politique établie, l’orthodoxie intellectuelle et le statu quo sont le collectivisme. Ceux qui rejettent toutes les prémisses du collectivisme sont des radicaux. » 4

    À leur corps défendant, les conservateurs se brouillent aussi avec des auteurs qu’ils auraient pourtant aimé conserver dans leur giron. C’est tout particulièrement vrai de Friedrich Hayek. Dans un article célèbre, intitulé « Pourquoi je ne suis pas conservateur » 5 , il regrette que le contexte de l’époque associe les libéraux aux conservateurs.

    Il congédie l’axe gauche-droite qui insinue que le libéralisme se trouverait à mi-chemin entre le conservatisme et le socialisme, et propose de lui substituer une disposition « en triangle, dont les conservateurs occuperaient l’un des angles, les socialistes tireraient vers un deuxième et les libéraux vers un troisième ».

    La « peur du changement », typique de la pensée conservatrice, se traduit chez eux par un refus de laisser se déployer librement les forces d’ajustement spontanées, et par un désir de contrôler l’ensemble du fonctionnement de la société. De là « la complaisance typique du conservateur vis-à-vis de l’action de l’autorité établie » .

    « Comme le socialiste, le conservateur se considère autorisé à imposer aux autres par la force les valeurs auxquelles il adhère. » L’un comme l’autre se révèlent ainsi incapables de croire en des valeurs qu’ils ne projettent pas d’imposer aux autres. « Les conservateurs s’opposent habituellement aux mesures collectivistes et dirigistes ; mais dans le même temps, ils sont en général protectionnistes, et ont fréquemment appuyé des mesures socialistes dans le secteur agricole. »

    Hayek condamne aussi l’impérialisme conservateur, emprunt d’un nationalisme et d’un autoritarisme des plus délétères.

    Enfin, il convient de noter qu’Hayek ne rejette pas le terme « libertarien », comme on le lit souvent. Il lui reproche simplement son irrévérence à l’endroit d’une tradition qu’il entend pourtant perpétuer, mais ne rejette en rien ce qu’il recouvre, et encore moins l’inspiration qui l’a fait naître. Toutes ces ruptures intellectuelles ne font que précéder la rupture partisane, qui ne tarda pas à intervenir.

    Article initialement publié en décembre 2010.

    1. Il convient de distinguer ces nouveaux conservateurs des néoconservateurs. Ces derniers interviendront un peu plus tard, à la fin des années 1960 autour de journaux comme Public Interest et Commentary , et derrière des personnalités comme Daniel Bell, Irving Kristol, Patrick Moynihan et Norman Podhorez. Pour simplifier, on peut décrire les nouveaux conservateurs comme des traditionnalistes anticommunistes, qui se réfèrent à l’histoire et s’autorisent de Burke ; les néoconservateurs comme d’anciens démocrates hostiles à l’évolution progressiste de la gauche, ayant pour code le droit naturel et se réclamant de Tocqueville. Les deux mouvements conservateurs se coalisèrent dans les années 1970 pour préparer la victoire de Reagan en 1980.
    2. Le groupe se baptise ironiquement The Collective.
    3. Justin Raimondo, Reclaiming the American Right , p. 189.
    4. A. Rand, « Conservatism : An Obituary » (1960), in Capitalism : The Unknown Ideal , New York, Signet, 1967, p. 197.
    5. F. A. Hayek, « Pourquoi je ne suis pas conservateur », in La Constitution de la liberté , 1960.