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      « La tyrannie du divertissement » d’Olivier Babeau

      ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Friday, 3 March, 2023 - 03:30 · 15 minutes

    Cet ouvrage absolument passionnant et particulièrement instructif s’inscrit dans la réflexion sur le temps long, à l’instar de deux autres essais que nous avons présentés très récemment : Les écologistes contre la modernité de Ferghane Azihari et L’amour et la guerre de Julien Rochedy. Même remontée dans le temps depuis le Paléolithique et le Néolithique jusqu’à aujourd’hui, en retraçant de grands bouleversements ayant eu lieu à différentes époques entre les deux. Même apport de connaissances époustouflant, qui ne manque pas de surprendre le lecteur par les enseignements que l’on peut en tirer. Un vrai travail de fond, des réflexions approfondies qui interrogent nos pratiques à l’aune du monde contemporain.

    La civilisation du loisir

    À l’heure où une partie des Français sont dans la rue pour protester contre la énième tentative de réforme des retraites, il est intéressant de prendre du recul afin de réfléchir à l’évolution des sociétés humaines au cours des millénaires, en particulier en matière de travail et de loisirs.

    Jamais, remarque Olivier Babeau , l’être humain n’a eu autant de temps libre depuis le début de la civilisation. Mais l’utilise-t-il de manière opportune ? Rien n’est moins sûr. Surtout à l’ère du numérique , qui a favorisé le plaisir immédiat , la recherche du moindre effort, la superficialité, le divertissement, et… l’isolement. Au détriment de la culture qui enrichit, de l’ouverture aux autres, de l’équilibre personnel.

    Pourtant, la question de l’utilisation du temps libre est une question relativement nouvelle. Pris en tenaille entre travail et nécessités, les humains n’ont pas toujours eu cette chance de pouvoir bénéficier d’autant de temps pour soi. Allongement de l’espérance de vie et recul du temps de travail ont bouleversé nos modes de vie en nous permettant d’accéder à beaucoup plus de temps qu’avaient pu en avoir les générations qui se sont succédé depuis au moins la révolution industrielle. Mais pour en faire quoi ? C’est un vrai défi en soi. Et la thèse défendue par Olivier Babeau est que nous traversons une crise du loisir. Ce temps disponible étant presque entièrement dominé par le divertissement , pris dans un tourbillon ravageur qui a pour effet d’enfermer et de creuser les inégalités de manière dramatique, voire tyrannique.

    Une histoire du temps libre

    Ce qui m’a véritablement frappé à la lecture du livre est, d’une part que l’on connaisse aujourd’hui avec tant de précision comment nos ancêtres préhistoriques occupaient leur temps et d’autre part que la très longue histoire des premiers hominidés (qui remonte à deux millions et demi d’années) jusqu’au Néolithique est marquée par une vie orientée en grande partie vers l’oisiveté, contrairement à tous les a priori que l’on peut avoir selon une sorte de « présent éternel » bien éloigné de ce que nous pouvons connaître au cours de notre ère. Je n’entrerai pas dans la précision mais j’ai dévoré la lecture des chapitres et conseille à tous ceux qui sont curieux la lecture du livre, tant il est riche en surprises.

    La vraie rupture est le passage au Néolithique, la sédentarisation ayant transformé profondément les communautés humaines mais paradoxalement restreint sensiblement le temps libre, contrairement à ce qui avait pu en partie en motiver l’érection. Il devient alors un marqueur et un outil de pouvoir, jusqu’à nos jours, la hiérarchisation des sociétés datant en quelque sorte de cette époque.

    Olivier Babeau nous invite à un voyage à travers le temps, mettant en lumière les trois grands usages du temps libre au fil des siècles et des époques, avec en exergue la conception du sens de l’existence et de l’art de vivre. On distingue ainsi le loisir aristocratique – tout entier tourné vers la préoccupation de tenir son rang, de se définir par l’appartenance au groupe -, le loisir studieux – fondé sur le perfectionnement de soi, l’amélioration de ses capacités -, et le loisir populaire – qui s’épuise dans l’instant et dont la finalité semble être de passer le temps, se délasser, se divertir. Avec son lot d’implications, à chaque époque, bien marquées.

    La sagesse antique ne propose pas de se tourner vers une divinité mais de se tourner vers soi. Elle est, chez les Romains, une conversio ad se . C’est une éthique de la maîtrise dont le but est, comme chez Sénèque , de dépasser la simple voluptas (plaisir) pour parvenir à la laetitia (bonheur, joie). […] Quand Cicéron emploie le terme d’ humanitas , des humanités, il désigne les activités de l’esprit qui font devenir pleinement humain, par opposition à l’animal, et pleinement civilisé, par opposition aux Barbares […] L’humaniste italien Plutarque écrit au XIV e siècle La Vie solitaire , un éloge de la solitude permettant à l’homme de progresser vers la perfection morale et intellectuelle.

    Autre élément qui m’a frappé au cours de cette lecture, ce chiffre éloquent (toujours au moment où le pays s’émeut sur la question des retraites et où certains jugent de bon ton de réclamer un droit à la paresse ) : le temps de travail représentait 12 % de celui d’une vie éveillée en 2015, contre… 70 % en 1841 ! On mesure à quel point la déconnexion avec le temps long est préoccupante en matière de réalités.

    De fait, le temps pour soi s’était largement éclipsé pour le plus grand nombre depuis la révolution industrielle en particulier et dans une moindre mesure depuis la révolution néolithique, comme nous l’avons vu. Sa renaissance s’inscrit dans les fantastiques progrès économiques réalisés, permettant cette tendance au cours des toutes dernières décennies . Un nouvel arbitrage entre travail et loisir a permis cette « explosion du temps libre », mais il s’agit aussi d’un « cadeau empoisonné ».

    L’accroissement des inégalités

    Car tout le problème est là : l’accroissement des inégalités se fait sans qu’on en ait conscience, par la différence dans les temps de travail des professions dites supérieures et de celles qui exigent toujours moins de temps de travail (il convient de lire le détail des explications pour bien en comprendre les mécanismes), et plus encore dans la mauvaise utilisation de ce temps libre, cœur du livre. Sans que l’auteur porte de jugement moral sur le travail, précisons-le bien.

    Même si Olivier Babeau juge heureux ce retour historique à plus de temps de loisirs et le voit comme un réel progrès, il entend en effet nous interroger non plus sur le sens du travail mais sur la question « non moins redoutable » du sens du loisir. Le problème étant que le triomphe du loisir est allé de pair tant avec une forme de désespérance existentielle (et de consommation d’antidépresseurs et autres drogues) que d’une inégalité croissante du fait que le divertissement est venu occuper presque tout le temps de loisir disponible de certaines catégories de gens.

    Les conditions de la réussite se sont ainsi profondément transformées. Les classes supérieures ont fait du loisir un travail devenu clef de la reproduction sociale, qu’on le veuille ou non. Et c’est ce que notre auteur explore de manière passionnante.

    Les hiérarchies sociales ont été longtemps déterminées par la puissance physique. Puis, dans les sociétés de classe, par la naissance. Au XIX e siècle, la possession du capital en était la clé. Depuis un siècle, les places s’attribuent désormais par ce que l’on peut appeler le talent. Les muscles, les ascendants, le patrimoine financier, ne sont plus la clé la plus générale et certaine du succès. Désormais, c’est le cerveau.

    Dans cette course à la compétence, les laissés-pour-compte sont ceux qui s’enferment dans le culte de l’immédiat et du divertissement sans fond, sans même prendre conscience qu’ils seront les perdants de demain. Car en matière d’inégalités, on se trompe de cible en se fixant sur les revenus ou le patrimoine, qu’il faudrait selon beaucoup prélever en vue de fabriquer une égalité durable. Or, montre Olivier Babeau, ce n’est pas le facteur le plus déterminant. Ces politiques échouent d’ailleurs, car fondées sur un mauvais diagnostic, insiste-t-il. En ce sens, faire le procès du mérite est une grave erreur , dont la faute revient aux conceptions erronées de Jean-Jacques Rousseau sur la société pervertie et l’idéalisation de la nature qui serait bonne .

    Le nouvel ordre du monde lance des défis inédits. L’occupation des meilleures places sociales y demande plus que jamais une forme d’excellence qui ne s’acquiert que par un effort prolongé et méthodique. La compréhension de ce mécanisme nous livre une grille de lecture des dynamiques égalitaires qu’il faut à présent détailler, car le temps libre y joue un rôle central.

    En effet, le capital culturel joue un rôle important dans les trajectoires de vie. Hélas, le système éducatif échoue à corriger les inégalités en la matière par ses choix hasardeux . On assiste depuis trop longtemps, déplore l’auteur, au déclin du courage . Là où la volonté et le sens de l’effort constituent des facteurs-clé de la réussite, il s’agit de valeurs qui n’ont plus vraiment la cote. Dans ce contexte, le travail sur soi se trouve discrédité et la démocratisation du loisir studieux est un échec.

    Si la culture sert à distinguer, c’est, conclut la vulgate bourdieusienne, qu’elle ne sert qu’à ça et qu’elle a été créée en vue de ça. Il n’est pas envisagé qu’il puisse s’agir d’une conséquence parmi d’autres, d’un effet collatéral de la sophistication de groupes sociaux développant des mœurs particulières. Autrement dit, Bourdieu n’accepte à aucun moment que la distinction puisse être une conséquence et non une fin. Celui qui apprend à lire dans une population d’analphabètes se distingue pourtant profondément, accède à un monde entièrement différent qui changera toute sa manière de vivre. Il n’a pas appris pour s’éloigner de ses semblables, il s’est éloigné car il a appris.

    Le loisir en miettes

    Dès lors, dans la deuxième moitié du XX e siècle, se cultiver devient suspect et cet instrument bourgeois qu’est le savoir doit être aboli. C’est ainsi, qu’au nom de la « justice », on s’ingéniera à affaiblir la mystique du travail et à abandonner la démocratisation de la culture, réalisant ainsi ce que prophétisait Hannah Arendt .

    Le tourisme de masse et ses artifices n’en est que le symptôme. Tandis que le service public de l’audiovisuel s’est fourvoyé dans un divertissement formaté bien éloigné des missions qu’il s’était fixé à l’origine, symbole à la fois de l’horreur politique et du « loisir en miettes », réduit à ce dramatique accaparement du « temps de cerveau disponible » dont le réseau Tik Tok constitue le reflet le plus emblématique.

    L’économie de l’attention est fondée sur la capacité à mettre à profit nos instincts les plus primaires. Une course qui prend notre cerveau reptilien comme levier. En substituant la culture à la nature, la civilisation a créé depuis longtemps une tension entre la façon dont fonctionnent notre corps et notre esprit, conçus pour le monde d’il y a cent mille ans, et notre mode de vie. La civilisation a progressé bien plus vite que nos structures biologiques. Depuis l’accélération époustouflante des évolutions technologiques, le décalage avec notre cerveau est devenu une béance. C’est là, dans ce décalage entre notre cerveau de chasseur-cueilleur et notre vie d’homme vainqueur de la nature et capable d’explorer l’espace, qu’interviennent ceux qui veulent nous influencer.

    On peut ainsi constater que tout le temps gagné grâce aux technologies, aux innovations et aux découvertes scientifiques, a en fin de compte été dilapidé de manière dérisoire, « dans le néant d’une fuite en avant solitaire », à très peu se cultiver ou développer notre rapport aux autres, mais plutôt à « scroller » et à se divertir jusqu’à l’ennui, voire la dépression, inversant le sens même qui pouvait lui être alloué.

    Le divertissement était le moment fugitif de délassement d’une vie harassante. Il est devenu un état de transe habituel, parfois interrompu par de courts moments de labeur. Le loisir distrayait du travail. Aujourd’hui le travail vient distraire d’une vie de loisirs. N’avons-nous pas perdu beaucoup en perdant le sens du temps, de la lenteur, de la durée ?

    Dans cette « dictature de l’immédiateté », les écarts se creusent de plus en plus entre classes sociales, ayant des retentissements aussi bien en termes de réussite que de santé et d’espérance de vie. Les comportements à risque et l’attrait de l’immédiat sont beaucoup plus puissants au sein des classes dites populaires, tandis que ceux qui ont la capacité à différer les plaisirs et ont un rapport différent à la vie auront plus de chances de réussir leur vie.

    Savoir différer une satisfaction immédiate au profit de gratifications futures est une compétence essentielle. Plus grande est la maîtrise de soi, plus grande est la réussite.

    Constat cruel mais imparable qui démontre que la transmission des valeurs joue un rôle déterminant dans notre avenir. Les enfants favorisés « reçoivent un rapport différent à la vie, au savoir, à la prise de risque, à la curiosité, à l’effort. Et c’est sans doute ce qui est le plus déterminant dans l’inégalité des destins ». Inversement, ceux issus de milieux moins favorisés ont une plus forte propension à se laisser soumettre, voire à consentir à la manipulation cérébrale, au culte de l’immédiat, de la captation de l’attention, de la récompense immédiate, laissant toute latitude à ceux qui veulent asservir nos esprits de le faire.

    Et le constat à la fois de leur plus grand échec scolaire, mais aussi du moindre développement de leur cerveau est proportionnel à l’importance de leurs comportements addictifs liés aux écrans, et ce de plus en plus dès leur plus jeune âge, dans un environnement souvent peu propice aux interactions et stimulations, surtout lorsque leurs parents eux-mêmes sont hyperconnectés et repliés sur leurs écrans .

    Se former aux loisirs

    Olivier Babeau ne s’en tient cependant pas au diagnostic et au fatalisme de l’aliénation par le loisir. Il pense au contraire qu’il est tout à fait possible de réagir, d’adopter des stratégies réfléchies de préservation du cerveau. Elles passent bien entendu par l’éducation, l’apprentissage du bon usage des technologies, la restauration de l’égalité des chances par une réforme de l’école, à condition que les politiques ne se contentent pas, comme toujours, de commander des rapports à des commissions de réflexion, qui ne débouchent pour ainsi dire jamais sur quoi que ce soit de concret.

    Il en appelle ainsi à une revalorisation radicale du métier d’enseignant, qui doit « redevenir l’élite et la fierté de la nation » (à niveaux de salaires très fortement revalorisés, qui doivent attirer les meilleurs profils), et à une restauration de l’esprit de la skholè , de la capacité à transmettre du savoir, loin de la démagogie de tout ce qui a sonné le glas de l’école , cette dernière devant être profondément transformée, selon des modalités qu’il détaille dans le livre, en particulier le mentorat.

    À condition de hiérarchiser et équilibrer en parallèle les loisirs, de manière à combattre l’ignorance , sans quoi tout cela serait vain. Là aussi, il consacre la fin de l’ouvrage à en détailler les idées, selon une hiérarchisation fondée sur le principe du « Jouir judicieusement des loisirs », et sans prendre parti pour une forme artistique ou une époque. Sans non plus nier l’importance du divertissement, mais simplement en en réduisant la place excessive et hégémonique, de manière à trouver une meilleure harmonie, par la modération et la véritable émancipation.

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      Pourquoi le libéralisme n’est pas une idéologie

      Johan Rivalland · ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Wednesday, 4 January, 2023 - 03:45 · 7 minutes

    Les définitions du terme « idéologie » abondent. Mais plutôt que de vous en apporter une ici, il convient surtout de relever qu’entre le sens initial du mot et les sous-entendus qu’il recèle désormais, la prudence s’impose.

    En effet, alors que ce terme avait une signification précise au départ, se référant à la science des idées , il a très vite subi les coups de boutoir de Napoléon, se moquant des intellectuels peu au fait de la politique concrète, puis surtout de Karl Marx, qui en marquera profondément le sens péjoratif aujourd’hui dominant, la présentant comme une « illusion idéaliste ».

    Le libéralisme est-il une idéologie ?

    Mais c’est surtout, aujourd’hui, sur son caractère prescriptif que l’on insiste lorsque l’idéologie est évoquée. Raymond Aron opposait ainsi ceux qui prétendent vouloir « changer l’Homme », en poursuivant des utopies ou croyances illusoires toujours pleines de bonnes intentions , mais se heurtant au réel, à ceux qui se réfèrent aux faits et, à ce titre, peuvent apparaître comme des briseurs de rêves .

    C’est pourquoi il considérait que le libéralisme, par essence, est anti-idéologique, car non-prescriptif.

    En quoi le libéralisme n’est-il pas prescriptif ?

    Le libéralisme n’a pas pour prétention de vouloir changer le monde ou de promouvoir un quelconque idéalisme. Il n’est pas là pour fantasmer la réalité, changer l’Homme ou faire rêver.

    C’est pourquoi certains préfèrent parler de doctrine, d’autres de philosophie, ou encore d’humanisme (ou les trois à la fois). En ce sens que le libéralisme est avant tout une conception de l’être humain, basée sur des rapports de coopération volontaire, de solidarité spontanée, de respect, de tolérance. Et qui ne cherche pas à imposer ses idées, comme le font des idéologies totalitaires ou simplement étatistes, par nature.

    Correspond-il à une forme d’extrémisme ?

    Comme le nom l’indique, le libéralisme vise avant tout à défendre les libertés individuelles. Ce qui passe par l’importance accordée au droit (nous y reviendrons), à la défense de la propriété (nous aurons certainement également l’occasion d’y revenir ; pas facile de ne pas déborder sur les prochains volets de cette série, ni de faire court) et implique de concevoir les libertés politiques et économiques comme un tout (idem).

    Il ne s’agit donc pas d’un extrémisme , loin de là et bien au contraire. Plutôt de principes visant à garantir les libertés fondamentales, fragiles par nature .

    Quelles sont ses prétentions ?

    Contrairement à l’État-providence qui a quasiment comme prétention de prendre totalement en charge les individus de leur naissance à leur mort , de manière que l’on peut croire bienveillante , le libéralisme entend au contraire leur faire confiance et s’appuyer sur leur capacité d’initiative pour développer une société où vivre en harmonie , tout en se sentant responsable. Ce qui n’exclut pas, d’ailleurs, de venir en aide aux plus démunis, contrairement à ce que certains souhaitent laisser penser.

    Dans le premier cas (État-providence), le risque de despotisme n’est pas loin. Voici ce qu’énonçait Alexis de Tocqueville à son sujet, se référant ici à ses citoyens :

    « L’État travaille volontiers à leur bonheur ; mais il veut en être l’unique agent et le seul arbitre ; il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilite leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires, dirige leur industrie, règle leurs successions, divise leurs héritages, que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre ? […] il ne brise pas les volontés, mais il les amollit, les plie et les dirige […] il éteint, il hébète, et il réduit enfin chaque nation à n’être plus qu’un troupeau d’animaux timides et industrieux, dont le gouvernement est le berger. »

    Le libéralisme défend donc une vision contraire à celle de planisme, qui mène à la route de la servitude . Et une philosophie optimiste, pleine de confiance en l’homme, tout en étant consciente de ses limites, et profondément éthique. Loin de l’arbitraire des idéologies tendant à prendre en mains le destin des peuples.

    Les Français sont-ils majoritairement contre le libéralisme ?

    La falsification qui est faite de ce terme, notamment à travers les adjonctions de particule ( néo , ultra ), destinées à le décrédibiliser, peut laisser penser que oui.

    Maintenant, et au vu de ce que nous avons pu amorcer à travers les éléments développés ci-dessus, on peut imaginer que les valeurs du libéralisme sont très probablement compatibles avec ce que pense profondément une grande partie de la population.

    La crainte ou le rejet du libéralisme, à mon sens, résulte donc d’un grand malentendu, d’une ignorance entretenue par ses principaux ennemis et par ceux (très nombreux) qui jouent involontairement, du coup, la caisse de résonance de ces mensonges, de manière sincère, par ignorance réelle de ce qu’il est (même des personnes aussi sensées ou avisées qu’une Natacha Polony , véritablement obsédée et ennemie farouche depuis très longtemps de quelque chose qu’elle méconnaît et au sujet duquel elle se trompe de ce fait lourdement 1 ).

    Pour conforter l’idée, voici ce qu’en dit par exemple Jacques Garello dans son dernier livre (en reprenant la phrase complète de Francis Richard) :

    « Les idées libérales ne sont pas celles qu’on croit : beaucoup de Français se croient et se disent libéraux, mais ne le sont pas en réalité. À l’inverse, sont encore plus nombreux les Français qui sont libéraux mais ne le savent pas. Rien d’étonnant à cela puisque le libéralisme n’a que très rarement été enseigné, et presque jamais appliqué. Le libéralisme est ignoré, donc caricaturé, diabolisé, ou dévié.

    Libéral ? Pas libéral ?

    Car, en effet, au-delà de ceux qui se pensent anti-libéraux par simple ignorance, il existe aussi tous ceux qui se disent ou se sont déjà dits un jour libéraux, mais ne le sont qu’à la carte (je ne pense pas à un Emmanuel Macron, auquel vous aurez peut-être pensé spontanément, mais plutôt ou aussi à des politiques du type Jean-Pierre Raffarin ou tant d’autres du même acabit, libéraux un jour, et plus le lendemain, ou libéraux mais pas ultra-libéraux ou encore libéraux en politique mais pas en économie. Autant de points qui mériteraient d’être discutés, mais je m’aperçois que mon article finit par être à rallonge, alors que je le voulais court).

    Et nous revenons là à l’essence de notre sujet du jour (en attendant les volets suivants) : le libéralisme est-il une idéologie ?

    C’est parce qu’il ne l’est pas que rien ne sert de se présenter comme libéral sur tel plan et pas sur tel autre. Cela peut d’ailleurs se discuter, mais le fait est que nous parlons bien d’une doctrine, d’une philosophie qui, si elle n’est pas fermée et stéréotypée mais bien vivante et ouverte, révèle une essence profonde difficilement divisible ou modulable en fonction de ce qui arrange.

    Cette philosophie de la liberté s’oppose à tout ce qui assujettit d’une manière ou d’une autre des êtres ou des organisations, au risque de verser dans ce qui apparaît bien, si l’on fait référence au domaine économique, comme un capitalisme de connivence (là encore, nous aurons largement l’occasion d’y revenir, car il s’agit d’une source centrale du grand  malentendu).

    Et c’est aussi parce que beaucoup ont été déçus et se sont sentis floués par certaines idéologies auxquelles ils ont plus ou moins adhéré un temps par une sorte d’idéalisme bien compréhensible et parfaitement humaine, que certains d’entre eux, parmi les esprits les plus brillants ( Jean-François Revel , Jacques Marseille et d’autres encore, comme le rappelle un lecteur de l’article précédent) s’en sont détournés pour privilégier une approche plus philosophique (alors que les exemples inverses sont plus difficiles à trouver, comme ce lecteur le souligne).

    La liberté ne se décrète pas

    En conclusion de ce volet, et pour finir (même si je suis forcément très incomplet), on peut noter que la liberté que défend le libéralisme est quelque chose de spontané. Il ne s’agit pas d’un constructivisme , donc pas d’une idéologie. Ce qui n’exclut pas l’État, en tant que garant de ces mêmes libertés.

    Un article publié initialement le 7 avril 2017.

    1. Je découvre d’ailleurs, au passage, moi qui ai failli lui écrire gentiment il y a quelques mois en y ayant finalement bêtement renoncé par manque de temps, que Nathalie MP a justement écrit un article à ce sujet , que je vais m’empresser de lire avec délectation, où il est manifestement question de « malentendu »
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      « Des sources de la connaissance et de l’ignorance » de Karl Popper

      Johan Rivalland · ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Saturday, 31 December, 2022 - 04:00 · 11 minutes

    Ce petit essai est la transcription d’une conférence donnée par Karl Popper à la British Academy en janvier 1960. Il commence par expliquer l’effet voulu du titre : l’ignorance symbolisant la non-connaissance, comment pourrait-elle avoir des sources ? Son intention est en réalité de porter l’attention sur les théories du complot qui sont une sorte de résistance organisée à la connaissance et en ce sens une perversion dont les influences malignes « pervertissent et contaminent nos esprits et nous accoutument de manière insidieuse à opposer une résistance à la connaissance ».

    Les sources de la connaissance

    S’appuyant sur la controverse qui opposait empiristes britanniques (Bacon, Locke, Berkeley, Hume, Stuart Mill) et rationalistes (Descartes, Spinoza, Leibniz), il entend montrer quant à lui que ni l’observation, ni la raison, ne peuvent être définies comme la source de la connaissance.

    Pour autant, nier l’importance de la théorie de la connaissance et de ses conséquences pratiques risque de déboucher sur l’autoritarisme et les conceptions totalitaires . L’enjeu est donc de taille.

    En réalité, le problème est tout à fait simple. Les convictions libérales – la croyance en la possibilité d’une société régie par le droit, d’une justice égale pour tous, de droits fondamentaux, et l’idée d’une société libre – peuvent sans difficulté persister après qu’on a reconnu que les juges ne sont pas infaillibles et risquent de se tromper quant aux faits et que, dans la pratique, lors d’une affaire judiciaire, la justice absolue ne s’accomplit jamais intégralement…

    C’est de cette possibilité de la connaissance et de l’accès à la vérité que l’on est capable de distinguer de l’erreur que sont nées la science et la technique modernes. Et non en invoquant de quelconques autorités.

    L’homme a la faculté de connaître : donc, il peut être libre. Cette formule exprime la relation qui lie l’optimisme épistémologique et les conceptions libérales. La relation inverse existe également. L’absence de confiance dans le pouvoir de la raison, dans la faculté qu’a l’homme de discerner la vérité va presque toujours de pair avec une absence de confiance en l’homme.

    C’est en ce sens que le traditionalisme s’oppose au rationalisme au sens large (incluant l’intellectualisme cartésien et l’empirisme). En l’absence de vérité objective, il oppose l’adhésion à l’autorité de la tradition, au chaos. Tandis que le rationalisme revendique le droit de critiquer toute tradition et toute autorité reposant sur la déraison, les préjugés ou le hasard.

    Se méfier des croyances. Une mise en garde pour l’épistémologue

    L’unique intérêt de l’épistémologue, nous dit Karl Popper, est de découvrir la vérité. Que celle-ci s’accorde ou s’oppose à ses idées politiques. Et en s’écartant de ses désirs utopiques. C’est pourquoi, dit-il, « la meilleure méthode consiste peut-être à commencer par soumettre à la critique nos croyances les plus chères ». Ce qu’il s’applique lui-même en tant que libéral.

    L’erreur résulte du refus coupable de voir la vérité lorsqu’elle est pourtant manifeste « ou dans les préjugés que l’éducation et la tradition ont gravés dans notre esprit, ou encore dans d’autres influences pernicieuses qui ont perverti la pureté et l’innocence originelles de notre esprit ».

    Les théories du complot, à l’instar de la version marxiste visant la supposée conspiration de la presse capitaliste qui déformerait et censurerait la vérité, ou encore celle à l’encontre des messages religieux, sont une autre dérive, non seulement inconciliable avec la tolérance, mais terrain propice à l’ignorance.

    Des croyances fausses parviennent quelquefois à perdurer pendant des siècles de manière surprenante, au mépris de toute expérience, et ce, qu’elles tirent ou non leur force de l’existence d’un complot.

    L’épistémologie positive

    Si l’épistémologie optimiste de Bacon et Descartes ne saurait être vraie, écrit Karl Popper, le paradoxe est qu’elle a été « la principale source d’une révolution intellectuelle et morale sans précédent ».

    Elle a encouragé les hommes à penser par eux-mêmes. Elle les a conduits à espérer qu’ils pourraient, grâce à la connaissance, se libérer eux-mêmes et libérer autrui de la servitude et du dénuement. C’est elle qui a rendu possible la science moderne. C’est elle qui a inspiré la lutte contre la censure et la répression de la liberté de pensée. Elle est devenue le fondement de la conscience non conformiste, de l’individualisme, et elle a donné un contenu nouveau à la dignité humaine ; c’est d’elle qu’est venue l’exigence de lumières universelles, qu’est né le désir d’une société libre. Cette conception a fait que les hommes se sont sentis responsables à l’égard d’eux-mêmes comme d’autrui, et elle leur a imprimé la volonté d’améliorer non seulement leur propre sort, mais aussi celui de leurs semblables . Nous avons là l’exemple d’une idée contestable qui a donné naissance à une multitude d’idées légitimes.

    À l’inverse, elle a aussi eu de terribles conséquences : « La doctrine qui affirme le caractère manifeste de la vérité – que celle-ci est visible pour chacun pour peu qu’on veuille la voir – est au fondement de presque toutes les formes de fanatisme ». On voit bien là émerger les thèses conspirationnistes , centrées sur l’idée qu’on cherche à nous cacher la vérité.

    Mais elle peut aussi être la source des autoritarismes , une autorité étant chargée de fixer ce qui doit être tenu pour la vérité manifeste. De manière forcément arbitraire.

    Ce qui peut inspirer, selon Karl Popper, une épistémologie pessimiste, que Platon lui semble particulièrement incarner. Dans la continuité des illustres poètes antiques qui ont précédé, il existerait des sources divines de la connaissance que nous avons oubliées mais dont la théorie de la réminiscence suppose que nous puissions être en mesure de les reconnaître (ce que symbolise indirectement la maïeutique socratique , qui vise en particulier à tenter de dissiper les préjugés par un questionnement ayant pour but d’accoucher les idées). Qui préfigure le cartésianisme. Mais à travers le mythe de la caverne , Platon stipule que le monde sensible n’est qu’une ombre et que l’accès à cette connaissance divine ne peut se faire qu’au prix de difficultés presque insurmontables, que seuls quelques « élus » sont en mesure d’atteindre, plongeant la majorité des mortels dans l’ignorance. Ce qui débouche sur des conceptions autoritaristes .

    La méthode inductive

    Mais Karl Popper, retenant essentiellement la perspective optimiste, s’intéresse surtout à la méthode inductive interprétative de Bacon (à la suite d’Aristote), dont il dit être un partisan convaincu, consistant à chercher à éliminer les préjugés et fausses croyances, à travers les contre-exemples (à l’instar de ce que pratiquait Socrate). Méthode par nature antiautoritaire et antitraditionaliste, rejoignant aussi l’esprit cartésien, avec quelques différences (volonté d’aboutir à une connaissance absolument certaine chez Descartes, là où Socrate – conscient de nos limites et du fait que nous savons peu – refuse toute prétention à la connaissance ou à la sagesse). Mais qui n’est pas sans difficultés et limites en raison notamment de notre faillibilité qui suppose une critique rationnelle et une autocritique de tous les instants.

    Nous ne saurions en résumer ici trop brièvement et maladroitement la substance, tant Karl Popper convoque de grands esprits pour en établir les subtilités (Erasme, Montaigne, Locke, Voltaire, John Stuart Mill, Bertrand Russel, etc.), au risque d’introduire malgré nous des biais interprétatifs . Idées qui ont débouché chez ces auteurs sur la doctrine de la tolérance, fondée sur l’incertitude de nos connaissances, du fait de les faiblesses et erreurs dont nous sommes tous pétris, tant « … nous sommes nous-mêmes la source de notre ignorance ».

    Karl Popper ne manque pas de rappeler, en ce sens, que « la physique cartésienne remarquable à certains égards était erronée. Or elle ne se fondait que sur des idées qui, de l’avis de Descartes, étaient claires et distinctes et eussent donc dû être vraies ». Ce qui rejoint partiellement le parti de Jean-François Revel de donner pour titre à l’un de ses ouvrages Descartes inutile et incertain .

    Popper discute ensuite de la question de l’origine et de la vérité factuelle, dans une perspective essentialiste, mais nous n’en reprendrons pas les éléments ici.

    Une critique de l’empirisme

    Popper conteste l’observation en tant que source ultime de la connaissance. Toute assertion serait censée reposer sur des observations. Or, constate-t-il, la plupart de nos assertions sont fondées sur d’autres sources que l’observation.

    À travers des exemples simples, il montre la réelle difficulté de pouvoir remonter de manière certaine à la source de la supposée observation. Même des investigations poussées parviendront difficilement à prouver la validité de chacune des assertions en chaîne tendant à démontrer la sûreté de la source. Dans la plupart des cas on parviendrait à une impossibilité logique, rendant vaine une telle démarche. Ladite observation reposant elle-même sur une interprétation, produite tantôt à la lumière du savoir théorique, tantôt à l’abri de toute théorie. Sans compter son lot d’erreurs, de déformations, d’omissions de toutes sortes. Très souvent, les connaissances sont la résultante de références qui se rapportent à une source commune qui elle-même peut être fautive.

    Lorsqu’ils sont possibles, l’expérimentation (voir ce qu’écrivait Jean Fourastié à ce sujet) , ou encore l’examen critique, peuvent constituer des parades à même d’accroître notre connaissance sans qu’il ne s’agisse davantage de sources ultimes et laissant intacte la question de départ et la réponse brutale qu’en fait Popper :

    Mais quelles sont alors les sources de notre connaissance ? La réponse me semble-t-il, est celle-ci : il existe toutes sortes de sources, mais aucune d’elles ne fait autorité .

    On peut penser que certaines références (telle ou telle parution scientifique, par exemple) constituent des sources de connaissance considérées comme sérieuses, ou que certaines communications font davantage autorité que d’autres. Mais, considérant un article d’une parution scientifique de référence, « la source de celui-ci peut fort bien être la mise en lumière d’une incohérence figurant dans un autre article ou bien la découverte de ce qu’une hypothèse proposée dans une autre communication est susceptible d’être testée grâce à telle ou telle expérience ; ces diverses découvertes, qui ne sont pas imputables à l’observation, constituent également des « sources » au sens où elles nous permettent d’accroître notre savoir ».

    Le rationalisme critique

    Selon Popper l’erreur fondamentale est « de ne pas distinguer assez clairement les problèmes d’origine des problèmes de validité ».

    Le problème de l’origine des sources est donc mal posé par l’empiriste, et même à récuser, car appelant une réponse de nature autoritariste. Il établit d’ailleurs une intéressante analogie avec la traditionnelle question de la théorie politique, elle aussi selon lui mal posée, « Qui doit gouverner ? », qui « appelle des réponses autoritaristes comme « les meilleurs , « les plus sages », « le peuple » ou « la majorité » […] Il faudrait lui substituer une question tout à fait différente : « Comment organiser le fonctionnement des institutions politiques afin de limiter autant que faire se peut l’action nuisible de dirigeants mauvais ou incompétents – qu’il faudrait essayer d’éviter bien que nous ayons toutes les chances d’avoir à les subir quand même ? »

    De la même manière, sur la problématique des sources de la connaissance, au lieu de se demander quelles seraient les meilleures, ou les plus sûres, Popper propose de la reformuler ainsi : « De quelle manière pouvons-nous espérer déceler et éliminer l’erreur ? » Rejoignant ainsi la position fort ancienne de Xénophane . Et la réponse de Karl Popper est de nouveau : par la critique (des théories, des suppositions, y compris les siennes propres si possible). Ce qu’il propose d’appeler « le rationalisme critique » distinct du rationalisme de Descartes ou même de Kant . Il peut prendre la forme d’une assertion provisoire que l’on soumet à une critique aussi rigoureuse que possible et qui peut le cas échéant être réfutée par l’expérimentation. Tout au moins pour ce qui est du domaine scientifique ( plus difficilement historique ).

    Pour conclure son intervention, Karl Popper forme une série de dix thèses qui se basent sur les raisonnements précédents. Nous ne les reprendrons pas ici mais en guise de conclusion de cette présentation nous nous contenterons d’en extraire le point suivant (le sixième) qui nous semble plus fondamental que jamais en ces temps de remise en cause de tout ce qui fonde notre civilisation :

    La connaissance ne saurait s’élaborer à partir de rien – d’une tabula rasa – ni procéder de la seule observation. Les progrès du savoir sont essentiellement la transformation d’un savoir antérieur. Bien que ces progrès soient dus quelquefois, en archéologie par exemple, à un hasard de l’observation, l’importance des découvertes réside habituellement dans leur capacité de modifier nos théories antérieures.

    Karl Popper, Des sources de la connaissance et de l’ignorance , Rivages, novembre 2018, 160 pages.