• Co chevron_right

      Individualisme ou collectivisme (4) : gagner la guerre

      ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Saturday, 18 February, 2023 - 03:50 · 12 minutes

    L’agression russe contre l’ Ukraine est un sanglant épisode du mouvement réactionnaire contre les nouvelles technologies, la mondialisation, l’individualisme, et le droit pour tous les êtres humains de choisir leur vie. Si l’ Ukraine ne gagnait pas cette guerre et si la Russie ne la perdait pas spectaculairement, les autocrates et collectivistes seraient partout confortés et le libéralisme tomberait dans les oubliettes pour plusieurs générations.

    Vous l’avez vécu, ou on vous l’a raconté, les années 1980 ont marqué l’amorce d’un changement d’époque, une nouvelle ère dans l’histoire de l’humanité, qu’on a comparée à la Révolution industrielle, voire, pour les plus enthousiastes, à la maîtrise du feu. Concrètement, la décennie connut les débuts de la téléphonie mobile et de l’internet, l’ouverture de la Chine sous Deng Xiaoping, la chute du Mur de Berlin , puis une vague d’espoirs de paix avec l’effondrement de l’URSS, la libération de ses satellites, la fin de l’apartheid, les accords d’Oslo, etc., etc. Le politiste Francis Fukuyama pouvait annoncer fameusement en 1991 « la fin de l’Histoire » 1 . Les conflits entre religions et idéologies n’avaient plus de sens, puisque, c’était maintenant évident, il n’existait qu’un seul mode rationnel d’organiser les sociétés humaines, la démocratie libérale.

    Cependant, toute action entraîne une réaction en sens contraire et de même ampleur.

    Il semble que la troisième loi de la mécanique newtonienne s’applique aux affaires humaines. Après 1793, Bonaparte et Metternich ; après 1917, la NEP de Lénine ; et après la mondialisation des communications et des échanges, la réaction de tous ceux pour qui « c’est allé trop loin, trop vite. »

    Les frileux, les désemparés, les déboussolés, se sont tournés vers des chefs à poigne, qui allaient « remettre de l’ordre », restaurer les traditions et rétablir les bonnes vieilles valeurs anciennes, la religion, la nation, les hiérarchies « naturelles », l’économie de papa, le collectivisme… De ces champions de la réaction, trois occupent le top du podium : Trump , 2 Xi-Jinping , et Poutine . Mais, en fait, tous les leaders politiques aujourd’hui, suivis d’un paquet d’électeurs (ou de partisans là où on ne vote pas), sont engagés dans cette course au collectivisme.

    Le retour à l’ordre ancien

    En Occident, le théoricien le plus connu de la contre-révolution est Samuel Huntington. Dans un livre au succès planétaire, Le Choc des civilisations 3 , Huntington s’emploie à doucher l’optimisme de Fukuyama , dont il fut le directeur de thèse à Harvard.

    Huntington affirme que le libéralisme et la démocratie n’ont pas de potentiel d’universalité, ce sont des valeurs occidentales, or l’humanité ne s’occidentalise pas. Elle est divisée en civilisations , au nombre de huit 4 , croit-il pouvoir identifier, et si la diffusion des sciences et des technologies, nées en Occident, entraîne une modernisation universelle, paradoxalement elle marque en même temps un recul de l’occidentalisation. Maintenant qu’ils ont appris à devenir riches et sont puissamment équipés, les peuples se retournent contre ceux qui le leur ont appris.

    Cet « éclatement du monde » que décrit Huntington devient pour Poutine et ses copains autocrates une resucée de l’idéal westphalien, mais élevé au carré – non plus la souveraineté d’États, mais de civilisations entières, chacune sous la houlette d’un État-patron, chargé de maintenir l’intégrité des principes civilisationnels fondateurs, de policer les États membres, éviter qu’ils ne dérivent vers un bloc concurrent, ainsi Taïwan et le Vietnam hors de l’orbite chinoise, la Géorgie et l’Ukraine loin de la sphère russe. Chacune dans son pré carré ceint de barbelés, les civilisations doivent accomplir leur destin historique, sans pollution extérieure, minimisant les échanges entre elles, le commerce, les interactions culturelles, l’immigration, et même établissant leur propre internet.

    Professeur à Harvard, avec ses entrées à la Maison Blanche, éminemment fréquentable, Huntington fit la joie de penseurs russes qui puisaient plutôt leur inspiration chez des auteurs moins respectables, l’eurasianiste Lev Gumilov, le fascisant Julius Evola, les nationaux-bolcheviques Guennadi Ziouganov et Edouard Limonov, l’ultranationaliste russe antisémite Gueïdar Djimal, et bien sûr, le plus docte, le plus illuminé et le plus va-t’en-guerre d’entre eux, Alexandre Douguine .

    Chaque civilisation chez elle – l’idée ne peut que séduire les collectivistes.

    Elle excite tous ceux qui placent une croyance au-dessus de l’être humain, à laquelle il peut être sacrifié, la Nation, l’État, la Race, la Tradition, la Religion, la Révolution…  C’est l’assurance de guerres permanentes, comme entre États westphaliens, car si l’une de ces civilisations acquiert une avance technologique sur les autres, des technologies que la pratique des silos ne permet pas de distribuer, ses rivales tombent dans le « piège de Thucydide », elles doivent détruire celle d’entre elles qui est la plus dynamique, sous peine se trouver bientôt vassalisée. Elles doivent parallèlement étrangler toute velléité d’affranchissement des individus et des populations, qui saperait les fondements de leur croyance (ainsi les Révolutions de couleurs dans l’ex-URSS, EuroMaidan en Ukraine , le Printemps arabe , les manifestations de femmes en Iran …).

    La mondialisation, la circulation des idées subversives, l’assurance pour chacun de trouver ailleurs ce qui est interdit ici, c’est la brèche dans le mur d’enceinte, la menace mortelle, pour tous les suppôts d’idoles collectivistes. Huntington popularisa le terme « homme de Davos » pour fustiger les membres d’une classe cosmopolite, sans loyauté à un État. La Première ministre britannique Theresa May raillait les « gens de nulle part », citoyens du monde, qui possèdent plusieurs passeports, épousent des étrangers/ères, parlent deux ou trois langues à la maison, envoient leurs enfants étudier dans d’autres pays, vivent à cheval sur deux continents… Le sociologue David Goodhart célèbre le petit peuple des somewhere , qui, dans sa vision réactionnaire, résiste autant à cette élite mondialisée qu’aux immigrants paumés qui viennent chercher une vie meilleure dans un pays riche 5 .

    Le libéralisme est nécessairement un mondialisme

    Tout à l’opposé d’un monde hungtingtonien, le postulat libéral est qu’il existe de l’universel.

    Du Kansas au Kamtchatka, les êtres humains souffrent de la même façon. Leur éviter cette souffrance, quelle qu’en soit la cause, est au cœur du projet libéral. Or est-il un fléau plus facile à écarter que les sacrifices que nous infligeons à nous-mêmes ? Ces sacrifices ne trouvent-ils pas encore et toujours leur justification dans un culte rendu à quelque idole, jalouse et farouche, une entité conçue par les humains, qu’ils imaginent supérieure à eux, à qui ils devraient leur vie ?

    Or les cultures, les religions et les appartenances nationales sont des produits de nos imaginations, elles n’existent pas hors de nos fantasmes. On ne les trouve pas dans la nature, elles ne tombent pas des étoiles. La culture et la nation françaises et celles de toutes les autres nations se sont constituées au cours de l’histoire, elles ont évolué, elles se transforment, et elles disparaîtront quand elles cesseront d’apporter aux êtres humains ce qui les fait grandir (comme sont mortes tant d’autres cultures et nations avant elles).

    Ainsi un libéral conséquent n’accorde aucun respect aux cultures, aux religions, aux langues, aux traditions, aux nations… Elles ne le méritent pas. Seuls les êtres humains vivants, pensants, aimants, souffrants, sont dignes de respect. Et donc lorsque des hommes et des femmes déclarent qu’il est important pour eux de croire en une certaine divinité, de parler une langue ultraminoritaire et de suivre certains rituels et coutumes vestimentaires, je respecte ce choix, parce qu’il est le leur et non parce que ces pratiques possèderaient en elles-mêmes une quelconque valeur. Donc, si les individus dans la maison à côté, l’étage au-dessus, ne partagent pas absolument pas ces croyances, c’est leur choix aussi, c’est leur droit d’apostasier, faire défection, chercher une autre appartenance ou se débarrasser de toute allégeance envers un quelconque collectif.

    On n’a pas besoin de Français (ni d’Américains, de Russes, d’Ukrainiens, de Chinois, ou de n’importe quel titulaire de passeport). Ils nous sont totalement inutiles. Nous voulons interagir avec des hommes et des femmes intègres, diligents, spirituels, s’ils peuvent l’être, bons compagnons et collègues, s’ils doivent l’être, amis ou amants, si affinités. Qu’ils se déclarent Français ou Fidjiens, juifs ou musulmans, grand bien leur fasse.

    Car dire ma culture, ma religion, signifie bien qu’elles m’appartiennent, pour enrichir l’être humain que je suis. Elles sont à moi et non pas moi à elles. Comme de tout ce qui nous appartient, nous pouvons jouer de cette culture, la rejeter, la vivre à notre façon, pratiquer une religion à notre convenance, nous montrer ou bien puriste et dogmatique dans notre compréhension du monde, ou bien rebelle et inventif, selon ce qui fera de nous les êtres humains accomplis que nous aspirons à devenir.

    Nous ne devons être prisonniers d’aucun collectif.

    En conclusion

    La défense des Ukrainiens contre une agression massive est une exigence morale. Elle s’impose à tous les honnêtes gens. Mais il existe deux façons de la formuler. Une seule est acceptable pour les libéraux.

    On peut défendre l’Ukraine avec un argument collectiviste. Il existe un pays, l’Ukraine, souverain au sein de frontières reconnues par l’ONU et par des traités, dont la Russie elle-même était partie. Soutenir un État souverain contre un envahisseur devrait recueillir l’adhésion de toutes les chancelleries. Quel État accepte d’être dépecé par son voisin plus puissant ? Mais c’est brandir un collectivisme contre un autre, c’est placer les États au-dessus de la vie et du bien-être des êtres humains. Car cet argument de la souveraineté nationale ne tient pas appliqué à d’autres situations où les individus sont menacés, depuis les Ouïghours jusqu’aux femmes iraniennes et afghanes, en passant par des populations entières en Afrique, et même les Taïwanais, qui juridiquement ne forment pas un État souverain.

    C’est pourquoi un libéral cohérent ne défend pas l’Ukraine. On s’en fiche bien de l’Ukraine – comme de la Russie et de tous les États, ces constructions arbitraires et néfastes. L’argument individualiste procède d’un autre constat : des hommes et des femmes, qui s’appellent eux-mêmes ukrainiens, sont attaqués par des bandes armées. Que fait un libéral, un homme de cœur, quand il voit un petit vieux tabassé par une brute, une femme harcelée par un gang, un gamin maltraité, quand il voit des masses armées déferler sur une contrée, piller et brûler des propriétés, et massacrer des innocents ? Est-ce qu’il ferme les yeux, est-ce qu’il s’en lave les mains ? Protéger les victimes d’agressions dans toute la pleine mesure de nos moyens n’est pas seulement une position libérale, c’est le devoir moral de tout être humain.

    Il faut défendre les Ukrainiens, de chair et de sang, il faut démontrer au monde entier que la prédation ne paie pas, que les agresseurs seront battus. C’est faire œuvre de justice.
    _____

    Postscriptum

    L’issue d’une guerre n’est jamais prévisible. Si elle l’était, le vaincu désigné accepterait les conditions du vainqueur, en s’épargnant le coût des combats. Il y a un an les Russes ne visaient pas à « conquérir l’Ukraine », ils ne s’en étaient pas donné les moyens. En poussant leurs blindés vers Kyiv, ils attendaient plutôt une fuite du gouvernement « nazi » et un accueil chaleureux ou résigné des populations. L’Ukraine serait devenue un autre Belarus, sous la férule d’un satrape poutinien. Erreur d’appréciation des services de renseignements du Kremlin.

    Dans l’autre camp, l’OTAN prévoyait plus d’efficacité des sanctions économiques et moins de détermination du Kremlin dans la poursuite de la guerre. Chaque protagoniste se trouve désormais face à des sunk costs , bien connus des entrepreneurs, un investissement en vies humaines, en matériel, en argent et en prestige, qu’il faut accepter de perdre, sauf à doubler la mise, encore et encore, jusqu’à la victoire.

    Se retirer d’Ukraine ne sonnerait pas nécessairement la fin de Poutine. Saddam Hussein est resté au pouvoir après sa défaite cinglante dans l’invasion du Koweït. Il a simplement – comme Poutine le fera – alourdi la répression contre ses opposants et renforcé la propagande sur les masses. Et même si Poutine est débarqué, le régime pourrait bien lui survivre. L’important est que l’État russe perde visiblement la guerre. Car si les Occidentaux renonçaient à la victoire, ils concèderaient devant le monde entier que le libéralisme a eu son temps, que l’autocratie est maintenant le seul régime viable dans les sociétés humaines.

    Les forces réactionnaires ainsi énergisées, la contre-révolution consolidée, l’humanité aurait une décennie ou plus à attendre les sociétés plus douces, plus ouvertes, plus florissantes, que les nouvelles technologies et la mondialisation nous permettent.

    1. Francis Fukuyama, La Fin de l’histoire et le Dernier Homme , (titre original : The End of History and the Last Man , 1992), reprenant des articles publiés dès 1990
    2. En scandant leur slogan favori, « MAGA » « Make America Great Again », les Trumpistes ne se déclarent pas seulement collectivistes nationalistes, mais aussi réactionnaires et défaitistes devant l’avenir. Des collectivistes ambitieux réclameraient « Make America greater than she has ever been ».
    3. Original anglais, The Clash of Civilizations and the Remaking of World Order, 1996, qui reprend des conférences et des articles publiés dès 1993.
    4. Occidentale (Europe, Amérique du Nord, Australie, Nouvelle-Zélande…) — Sinisante (Chine et Asie du Sud-Est) — Japonaise — Hindoue — Islamique (arabe, turque, persane, et partiellement asiatique) — Orthodoxe (Russie, monde slave) — et deux civilisations aux contours flous, Amérique latine, si elle n’est pas incluse dans l’Occident, et Afrique, trop multiple pour être clairement identifiée comme une seule civilisation
    5. David Goodhart, The Road to Somewhere: The Populist Revolt and the Future of Politics , 2017
    • Co chevron_right

      Individualisme ou collectivisme (2) : des libéraux séduits par le collectivisme

      ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Thursday, 16 February, 2023 - 03:35 · 8 minutes

    Le chant des sirènes collectivistes mystifie les libéraux. Comment diable peut-on se laisser berner par Vladimir Poutine ?

    Je poursuis ici l’article sur l’opposition irréductible entre collectivisme et individualisme .

    L’actualité illustre ce que signifient vraiment ces deux termes, collectivisme et individualisme. Écoutez les gouvernants chinois et russes. Ils tiennent ce discours collectiviste pur jus :

    « Nous devons réintégrer à notre pays et soumettre à ses lois les individus qui ethniquement et culturellement lui appartiennent, même si par accident historique, ils sont à l’extérieur de notre gouvernement, à Taïwan et en Ukraine. »

    Un dirigeant iranien leur fait écho plus ou moins en ces termes :

    « Notre religion exige que les femmes soient voilées, soumises aux hommes de leur famille et exclues de certaines fonctions dans la société. »

    Mais posons-nous la question : est-ce qu’un quidam à Saint Pétersbourg ou à Irkoutsk vivra mieux, deviendra-t-il meilleur parent, meilleur amant, meilleur voisin, trouvera-t-il plus d’intérêt à son travail, si l’Ukraine est russifiée ? Est-ce que ces autres inconnus à Shanghai et à Wuhan seront en meilleure santé, connaîtront-ils plus de succès dans leur carrière et de joies dans leur famille et de passion pour les arts, si Pékin règne sur Taïwan ? Qu’est-ce qui compte le plus dans votre esprit libéral – les petits drapeaux sur la carte ou la vie des hommes et des femmes sur la planète ?

    Un collectiviste (ils ne sévissent pas qu’au Kremlin, certains écrivent dans Contrepoints ) répond que seuls comptent les petits drapeaux. Chacun a le sien qu’il vénère, son Tricolore, son Union Jack, son Star-Spangled Banner …  Aucune armée ne menace mon petit drapeau, déclarent-ils, alors tout va bien. Les intérêts vitaux de mon collectif ne sont pas en danger.

    Erreur. Grossière, fatale. L’exemple du succès est communicatif. C’est le fondement même du marché économique et des idées. Chacun imite ce qui a fait ses preuves. Une victoire de Poutine, de Xi, des mollahs, serait une leçon enseignée aux apprentis autocrates du monde entier.

    Que veut démontrer cette leçon poutinienne en Ukraine ?

    • que l’individualisme libéral est une expérience historique occidentale, qui a fait son temps,
    • que l’individu toujours doit être sacrifié au collectif,
    • que la violence paie et le maximum de violence garantit le paiement maximum.

    La leçon de Vladimir Poutine

    Cette leçon, on ne l’écoute pas seulement en Russie, en Chine, en Iran, au Moyen Orient, mais aussi dans nos banlieues et nos beaux quartiers, dans nos lycées et nos universités et dans bien des milieux à travers le monde. Si Poutine apparaît victorieux demain, ses élèves mettront en pratique sa leçon le jour d’après.

    Première partie : soyons collectivistes

    Occupons-nous de notre collectif avant de dépêtrer celui des autres. Il n’y a pas de guerre chez nous, en France, à l’Ouest, mais il y a la vie chère, les magouilles politiciennes, les enquêtes de corruption, les incivilités, les élections à venir… C’est ça qui nous importe. Ukraine, Taïwan, Iran… ce sont d’autres mondes, d’autres collectifs. On n’a rien à y faire, même si les populations là-bas nous supplient à genoux de les aider.

    Deuxième partie : blâmons les victimes

    Eh, oui, car ces « victimes » qui nous demandent de l’aide le sont-elles vraiment ? Si on leur tape dessus, ne l’ont-elles pas cherché ? Quelle idée d’enseigner l’ukrainien comme langue officielle ; d’inviter des hauts dirigeants américains à visiter Taïwan quand Pékin fait les gros yeux ; et de provoquer les mâles et les mollahs en marchant tête nue dans les rues ! Ils et elles sont allés trop loin dans la provoc’. Ils et elles n’ont pas volé le châtiment qui leur tombe dessus.

    Troisième partie : prononçons l’oraison funèbre du libéralisme

    Le libéralisme est cette idée saugrenue que tous les êtres humains disposent d’un droit identique à chercher le bonheur. Puisque c’est leur responsabilité, il faudrait permettre aux individus le choix des moyens pour atteindre ce but, les laisser nouer des liens à leur guise, former des associations à leur initiative, entreprendre librement dans tous les domaines. « Mais pas du tout, entonnent en chœur les autocrates, kleptocrates et théocrates. Ces droits ne sont pas attachés aux individus (quel horrible individualisme !). Ils sont conférés par une collectivité politique à ses membres, et les dirigeants définissent le périmètre de ces droits, plus ou moins étiré selon les circonstances. »

    L’idée mise en avant par les idéologues de Poutine, les Goumilev, Douguine , Surkov, et al., par les théoriciens du Parti communiste chinois, par les théologiens iraniens et par bien d’autres mauvais penseurs en Occident, est de nier cet universel humain. Le libéralisme est mort. L’humanité, affirment-ils, est pour toujours éclatée. Chaque peuple, chaque groupe de peuples partageant une même civilisation, doit suivre son destin dans un silo séparé des autres, avec ses institutions propres, son économie fermée, son internet verrouillé, son système protégé des influences délétères d’autres peuples.

    « Bref, réclament les autocrates, on ne vous critique pas, on vous laisse traiter vos populations comme vous l’entendez, alors laissez-nous agir dans notre pays souverainement ; laissez-nous bâillonner, embrigader, opprimer, emprisonner, sacrifier nos sujets à nos intérêts et ceux de notre collectif. Chacun chez soi. Don’t tread on me . »

    Comme si un pays était leur propriété privée, comme si un peuple appartenait à ses dirigeants.

    Des États souverains, des individus qui ne le sont pas et l’immunité pour les autocrates

    C’est une vieille idée platonicienne, dépoussiérée au XVII e siècle pour illustrer une vision du monde portée par le Traité de Westphalie et la maxime plus ancienne qui l’inspira, Cujus regio, ejus religio « tel souverain, telle religion ».

    En dépliant la traduction, on obtient : chaque gouvernement décide seul de sa politique sur son territoire. Le but était d’en finir avec les guerres de religion qui avaient ravagé l’Europe pendant plus d’un siècle, les souverains catholiques volant au secours de leurs coreligionnaires persécutés dans les États protestants, et inversement. Avec la doctrine westphalienne, le souverain n’a plus à craindre l’ingérence d’autres gouvernements. Il persécute chez lui impunément.

    Le principe a eu la vie dure. Avec des exceptions, il a régi la diplomatie mondiale jusqu’à la fin du siècle dernier laissant les mains libres et sanglantes aux grands bourreaux de leur peuple, Hitler, Staline, Mao, Pol Pot, et autres massacreurs.

    Ces dernières décennies, les diplomates ont travaillé à établir un nouvel ordre mondial, fondé non plus sur l’impunité des dirigeants politiques mais sur la protection de leurs sujets. Non seulement l’ingérence n’est plus bannie, comme au temps westphalien, elle devient un devoir. La communauté nationale a désormais l’obligation morale d’intervenir lorsque des vies humaines sont menacées, tant dans le cas d’une catastrophe naturelle que d’une catastrophe politique, une tyrannie, une persécution, un génocide…

    Un libéral ne peut logiquement qu’applaudir. Les libéraux n’ont pas pour programme de défendre les États et les oppresseurs. Ils reconnaissent que sauver des vies humaines n’est pas praticable dans tous les cas. L’intervention peut se révéler trop complexe, mettre en danger trop de sauveteurs ; il faut du discernement, balancer les risques. Mais la prescription est sans équivoque. Chaque fois que c’est humainement faisable, il faut porter secours aux victimes.

    L’individualisme comme principe moral exige la solidarité des honnêtes gens

    L’injonction découle du fondement même du libéralisme et de l’individualisme.

    Si les individus sont souverains, ils doivent se montrer solidaires dans la protection de cette souveraineté. Nécessairement. Seul, à un contre dix, un contre cent, la souveraineté n’a pas de sens. Prétendre que si un écolier est harcelé par toute sa classe, il n’a qu’à rendre les coups, les parents et les maîtres n’ont pas à s’en soucier ; que si une femme est molestée par une grande brute, elle n’a qu’à cogner plus fort ; que si les Chinois sont tyrannisés, ils n’ont qu’à se révolter ; que si les Ukrainiens sont envahis par la deuxième armée du monde d’un voisin trois fois plus peuplé, c’est à eux de combattre sans appui extérieur, ce type d’argument qu’on lit trop souvent, et même sur le libéral Contrepoints , n’est pas seulement inepte, il est abject. Il déclare l’impossibilité de tout projet libéral, puisque personne ne peut compter que sur soi. Pire, il exprime une démission de notre dignité d’être humain.

    Ce n’est pas seulement ployer l’échine aux bastonneurs et tendre le cou aux garotteurs, c’est signaler aux criminels que non seulement on ne résistera pas (ce qui, prise pour soi-même, est une décision rationalisable), mais qu’on ne portera pas secours aux agressés – ce qui est lâche, méprisable et un encouragement donné aux agresseurs.

    Libéral ou pas, vous savez qu’une fripouille qui sévit dans le quartier, tabasse les faibles, rackette les plus fortunés et peut en venir à tuer, vous savez que cette nuisance doit être éliminée. Sans sécurité pour les honnêtes gens, toute vie sociale est impensable. Pourquoi en irait-il autrement pour la société mondiale ? Vous savez qu’à ce niveau aussi, pour la paix et la sécurité de tous, les agresseurs doivent être désarmés, et leur défaite servir d’avertissement aux possibles imitateurs.

    Il existe nombre d’agresseurs politiques dans le monde d’aujourd’hui, au Yémen, en Syrie, dans plusieurs régions d’Afrique… Mais aucune frappe n’est aussi massive, meurtrière, immotivée et immorale que celle que la Russie assène à l’Ukraine. C’est sur ce sujet brûlant que je vous inviterai à réfléchir dans un prochain article.

    • Co chevron_right

      Gustave Le Bon, un penseur oublié de l’individualisme libéral

      Matthieu Creson · ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Wednesday, 28 December, 2022 - 04:00 · 5 minutes

    Un article de l’Iref-Europe

    Tombé dans l’oubli (exception faite de sa Psychologie des foules , parue initialement en 1895), Gustave Le Bon (1841-1931), auteur d’une quarantaine d’ouvrages , mérite d’être redécouvert aujourd’hui, notamment en ce qu’il fut un véritable penseur de l’individualisme libéral. Si l’on peut certes demeurer critique à l’égard de Le Bon – et ainsi rappeler l’existence de certaines ombres aux tableaux comme sa défense du colonialisme (que le libéral Paul Leroy-Beaulieu avait au demeurant lui aussi soutenu) -, reste que c’est l’image d’un penseur fondamentalement libre, défenseur sans concessions de l’individu et farouche opposant à tous les collectivismes, qui se dégage à l’évidence lorsqu’on lit son œuvre sans prévention.

    La critique du « constructivisme »

    Dans sa Psychologie du socialisme (initialement parue en 1898), Le Bon constate que le monde moderne a subi de profondes et rapides mutations (p. IV-V), qui résultent essentiellement des idées nouvelles, des découvertes scientifiques et des innovations industrielles survenues depuis un demi-siècle. Faisant fi de ces mutations, les théoriciens et doctrinaires socialistes veulent en fait, observe Le Bon, reconstruire de fond en comble l’organisation des sociétés.

    À cet égard, de nombreuses pages de Le Bon préfigurent étonnamment ce que Hayek ou Popper appelleront le « constructivisme » ou l’ingénierie sociale. C’est d’ailleurs notamment son hostilité au constructivisme qui a conduit Gustave Le Bon à se montrer si souvent critique de la Révolution française. En effet, « philosophes et législateurs considéraient (alors) comme certain qu’une société est chose artificielle que de bienfaisants dictateurs peuvent rebâtir entièrement » (Ibid, p. IX). « Un Latin (contrairement aux individualistes anglo-saxons), ajoute Le Bon, déduit toujours tout de la logique, et reconstruit les sociétés de toutes pièces sur des plans tracés d’après les lumières de la raison. Ce fut le rêve de Rousseau et de tous les écrivains de son siècle. La Révolution ne fit qu’appliquer leurs doctrines » (Ibid, p. 146).

    La défense de l’individu contre le collectivisme social-étatiste

    La critique faite par Le Bon du socialisme, de l’ étatisme et du collectivisme s’inscrit dans le droit fil de sa critique de la Révolution.

    Pour Le Bon, le socialisme est une croyance, une foi comme il le dit souvent, mais c’est aussi une doctrine idéologique assimilable à « une réaction de la collectivité contre l’individualité, (à) un retour au passé » (Ibid., p. 5-6). Le Bon a ainsi très bien vu que l’un des grands ressorts du socialisme est la détestation viscérale de l’individu .

    Anthropologue et psychologue des sociétés humaines, Gustave Le Bon pense que l’on peut distinguer entre peuples individualistes et peuples étatistes ou collectivistes : « on observe (chez les premiers), dit-il, l’extension considérable de ce qui est confié à l’initiative personnelle, et la réduction progressive de ce qui est abandonné à l’État » (Ibid., p. 7). Chez les seconds, au contraire, « le gouvernement est toujours un pouvoir absorbant tout, fabriquant tout et régissant les moindres détails de la vie du citoyen ». Incapable d’advenir aux États-Unis (« pays de l’égalité réelle », comme l’écrit Le Bon dans L’Évolution actuelle du monde – paru en 1927 -, du fait que les ouvriers y sont « les collaborateurs du capitalisme » (p. 185) et non les adversaires de celui-ci), le socialisme est en revanche une menace mortelle pour l’Europe : « Il serait une dictature impersonnelle, mais tout à fait absolue » ( Psychologie du Socialisme , op. cit. , p. 7)

    Le Bon a d’ailleurs parfaitement noté que c’est la passion de l’égalité (qui découle de la haine de la liberté individuelle), si répandue dans un pays comme la France, qui sous-tend la doctrine socialiste, laquelle « veut modifier la répartition des richesses en dépouillant ceux qui possèdent au profit de ceux qui ne possèdent pas » (Ibid., p. 31).

    La dénonciation de la tyrannie bureaucratique

    Un autre danger, consubstantiel au danger social-étatiste, préoccupe Le Bon dans plusieurs de ses livres : le péril bureaucratique. « C’est la bureaucratie qui gouverne aujourd’hui la France, et nécessairement elle la gouvernera de plus en plus » (Ibid., p. 182). Il en résulte ainsi une inquiétante diminution de l’initiative privée dans les pays dominés par la nouvelle classe bureaucratique. Un « réseau de règlements se développe chaque jour à mesure que l’initiative des citoyens devient plus faible ».

    Or c’est en fait nous, par peur d’exercer nos propres responsabilités en tant qu’individus, qui exigeons toujours plus d’État et toujours plus de bureaucratie. Comme le disait Léon Say – que cite Gustave Le Bon – dans Le Socialisme d’État : conférences faites au cercle Saint-Simon (1884), « il s’élève un cri de plus en plus fort pour demander une réglementation de plus en plus minutieuse ».

    Pressé par les réclamations incessantes d’un public avide de tutelle, l’État, poursuit Le Bon, légifère et réglemente sans relâche. Obligé de tout diriger, de tout prévoir, il entre dans les détails les plus minutieux. Un particulier est-il écrasé par une voiture, une horloge est-elle volée dans une mairie : immédiatement on nomme une commission chargée d’élaborer un règlement, et ce règlement est toujours un volume.

    Annonciateur des périls socialiste, étatiste et bureaucratique parmi les plus lucides de son temps, Le Bon, quoique marqué intellectuellement, comme Herbert Spencer qu’il admirait, par le « darwinisme social », nous parle rétrospectivement peut-être autant de notre temps que du sien. C’est la raison pour laquelle son œuvre doit être redécouverte et examinée sur pièces : on la critiquera pour ses préjugés (qui sont souvent les préjugés de toute une époque), mais on l’admirera aussi pour ses fulgurances prémonitoires.

    Sur le web

    • Co chevron_right

      Responsabilité : au cœur de la tradition intellectuelle libérale

      Frédéric Mas · ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Tuesday, 29 December, 2020 - 04:15 · 6 minutes

    responsabilité

    Un entretien réalisé par Frédéric Mas.

    Un entretien exclusif avec Alain Laurent à propos de son dernier ouvrage : Responsabilité – Réactiver la Responsabilité Individuelle , paru le 7 février aux éditions Belles Lettres.

    Frédéric Mas : Qui est responsable ? Être responsable, c’est être à soi sa première cause. Cela implique qu’il n’y a de morale qu’individualiste ?

    Alain Laurent : Puisque dans l’ordre humain seul l’individu (et non pas les « collectifs ») est un être pensant et doté d’intentionnalité agissante, il est donc forcément seul à pouvoir être tenu pour responsable de ses choix et actions : être considéré comme leur cause principale et avoir à répondre de ce qui lui est imputé.

    La responsabilité individuelle se situe donc à la fois en amont, dans le libre arbitre , de la prise de décision et en son aval, en assumant ou revendiquant les conséquences de ses décisions. S’il n’était pas le libre auteur de de ses actes, on ne voit d’ailleurs pas au nom de quoi on lui demanderait d’en rendre compte !

    De ces considérations découle une éthique de la responsabilité individuelle qu’on peut en effet qualifier d’individualiste au sens classique de la notion d’individualisme , telle qu’elle est par exemple spécifiée dans le Trésor de la langue française (CNRTL – CNRS) qui fait autorité en la matière : ce qui privilégie l’indépendance d’esprit et de décision de l’individu ainsi que sa capacité d’autonomie ou d’autodétermination – à rebours de l’actuel individualisme bashing cher au gauchisme ou au conservatisme réactionnaire qui le réduit et l’assimile au narcissisme, à l’égoïsme trivial ou l’asocialité…

    La France n’est pas un pays très libéral, mais vous estimez qu’un vrai déclin de la responsabilité culturelle et institutionnelle s’est amorcé après-guerre. Quelles en sont les sources ?

    Le reflux de l’inscription institutionnelle du primat de la responsabilité morale et sociale de l’individu et sa déresponsabilisation subséquente ont en effet véritablement commencé en France aux lendemains de la Deuxième Guerre mondiale, et cela à un double égard.

    D’une part, sur le plan juridique, avec dans certains domaines la substitution d’une abstraite « personne morale » aux personnes humaines concrètes dans l’imputation des fautes commises et des réparations aux victimes (un point admirablement repéré, documenté, analysé et déploré en 1965 par l’éminente juriste Geneviève Viney dans son bien nommé Le déclin de la responsabilité individuelle ).

    Et d’autre part avec la mise en place d’ un État social ou providence impliquant une déresponsabilisation croissante des individus dans la protection contre la maladie ou le chômage et la préparation de leur retraite (en France, cela s’est traduit par l’application du programme à fort relent collectiviste du Conseil national de la Résistance) : cette mise sous tutelle a été en son temps dénoncée par des penseurs libéraux de sensibilités diverses : Walter Lippmann , Jacques Rueff et surtout Wilhelm Röpke , que j’ai fréquemment cité dans mon livre.

    Vous montrez bien que la responsabilité individuelle est au cœur de la tradition intellectuelle libérale. Cependant, c’est Proudhon qui pour vous est le premier à mettre en avant cet aspect dans son projet philosophique. Il serait le premier libertarien d’extrême gauche… Avant Bastiat ?

    L’apparition de l’expression « responsabilité individuelle » constitue dans l’histoire des idées un marqueur lexical fort pour repérer l’émergence d’une philosophie morale et sociale centrant l’imputation de responsabilité sur l’individu.

    Elle est intervenue dans le courant du XIXe siècle, avant tout en France ; et de l’enquête généalogique que j’ai menée il ressort que le premier penseur à l’avoir utilisée et positivement et à plusieurs reprises est… Proudhon – mais il s’agit du Proudhon d’après 1848-50, qui avait rompu avec le socialisme et rejoint la pensée libérale sur bien des points (libre concurrence, critique de l’impôt, respect du droit de propriété). En cela et sur le fond, il se rapproche de Bastiat avec qui il avait tant polémiqué et qui, paradoxalement venait de décéder (1850) mais n’avait, lui, jamais explicitement parlé de « responsabilité individuelle » bien qu’il ait été, cette fois-ci le premier à exposer sur un mode consistant les ressorts et la logique de la responsabilité de l’individu.

    Que cela fasse de Proudhon dans la deuxième partie de sa trajectoire intellectuelle un « libertarien d’extrême gauche », je n’irai pas jusque là. J’ai depuis longtemps toujours vu en lui plutôt un radical et authentique libéral de gauche .

    La responsabilité individuelle, et son pendant, le libre arbitre, n’est pas seulement menacée par les différents collectivismes de droite et de gauche qui cherchent à la diluer. L’émergence récente des neurosciences remet aussi au goût du jour le déterminisme matérialiste le plus extrême, qui tend à réduire la conscience de nos actions à néant. Comment surmonter ce néoscientisme sans pour autant rejeter les évolutions certaines de la science dans le domaine de la conscience ?

    La critique fondamentale à adresser à nombre de neuroscientifiques décrétant, en invoquant leurs travaux, l’enterrement d’un libre arbitre (pour eux une antique superstition « métaphysique ») ou « free will » qui est le socle d’une substantielle et cohérente responsabilité individuelle, est de s’aventurer inconsidérément et péremptoirement hors de leur champ scientifique de compétence. D’autant qu’ils le font de manière expéditive, en croyant le liquider définitivement en quelques pages voire quelques lignes, ce qui est bien léger pour une problématique d’une complexité telle qu’elle leur échappe.

    En se comportant de la sorte, ces suppôts d’un déterminisme réducteur et sommaire contreviennent aux rigoureux critères de la scientificité telle que les a avec soin posés Karl Popper : les extrapolations qu’ils avancent sans prudence ni parfois cohérence ne sont pas « falsifiables » (réfutables), et relèvent bien plutôt de l’opinion et de convictions idéologiques.

    La moindre des choses serait qu’ils renoncent au prétendu monopole de l’explication cognitive de la vie morale de l’être humain, qui plus est réduit à l’état d’un automate irresponsable qui s’ignore. J’ajouterai enfin que l’existence non niable d’un « inconscient cognitif » peut être interprétée de manière toute différente, sans revêtir la toute-puissance liberticide qu’ils lui attribuent dans une grave rechute scientiste. C’est le cas d’autres neuroscientifiques et non des moindres, pour lesquels inconscient cognitif et libre arbitre sont compatibles.

    Certains d’entre eux, dans le sillage d’un Karl Popper (qui fut d’abord un scientifique) acquis à l’indéterminisme, soutiennent même que la plasticité des déterminismes de l’esprit humain les rend ouverts à l’action d’une libre volonté – ou que dans l’état actuel des connaissances, la question est indécidable. Avec ceux-là, non seulement le dialogue est possible, mais nécessaire et fécond.

    Un entretien initialement publié le 11 février 2020.

    • Co chevron_right

      Kamala Harris, le paon et Charles Darwin

      Thomas Viain · ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Thursday, 12 November, 2020 - 04:22 · 4 minutes

    Par Florent Mathieu.

    À peine Kamala Harris était-elle confirmée comme vice-présidente élue qu’un concert de louanges et de félicitations s’élevait des rangs de la gauche démocrate, célébrant avec tambour et trompette les qualités de la colistière de Joe Biden . Le tweet de l’ex-première dame Michelle Obama brossait un portrait éloquent de Harris : c’est une femme, noire et qui plus est d’origine amérindienne.

    De l’autre côté de l’Atlantique, dans notre France de la Déclaration de 1789 où seules comptent les différences fondées sur la distinction des vertus et des talents (article 6), le malaise était quelque peu palpable. Ce n’était pas un programme, des compétences ou un combat politique qui étaient mis en exergue, mais une couleur de peau, une origine et un genre.

    La compétence plus que l’identité

    Une chronique brillante d’Olivier Babeau sur Le Figaro Vox , fidèle à la tradition hexagonale, n’a pas manqué d’égratigner ces emballements incongrus : « chacun est encouragé à célébrer la victoire, non d’une personne capable, mais d’une personne de telle couleur de peau ou de tel sexe » . Sa conclusion se voulait une exhortation : ne jugeons plus les individus qu’à la même aulne, « celle de la compétence » .

    Et pourtant cette critique libérale, refusant qu’un individu soit réduit à une origine ou à un groupe d’appartenance, passait à côté d’une partie du sujet. Si le fond de l’affaire était si simple, un argumentaire rationnel et méthodique n’aurait-il pas depuis longtemps ramené à la raison les partisans des identity politics ?

    En vérité, derrière l’opposition caricaturale entre partisans d’un tribalisme de groupe et défenseurs des mérites individuels, se cache peut-être une réalité plus complexe et moins binaire. Pour mieux la saisir, faisons un bref détour par la théorie de l’évolution et notre vénérable Charles Darwin .

    En 1975, le biologiste israélien Amotz Zahavi émet une hypothèse aussi géniale qu’audacieuse afin d’expliquer certaines bizarreries de la nature.

    Comment se faisait-il, par exemple, que des attributs comme la queue du paon, particulièrement malvenue et gênante face à un prédateur, aient été sélectionnés par la nature, puisqu’ils ne présentaient aucun avantage évolutif ? Naît alors dans l’esprit de Zahavi la « théorie du handicap ».

    Ces attributs saillants seraient une manière d’envoyer aux éventuels prédateurs le message suivant : si j’ai pu arriver où j’en suis, toujours vivant dans une nature qui ne fait pas de cadeau, avec ce handicap évident, vous imaginez bien que j’ai par conséquent des ressources et des capacités au-dessus de la moyenne… ne vous fatiguez pas à m’attraper.

    Au-delà du tribalisme

    Revenons maintenant à notre histoire de politique.

    Il se pourrait bien que l’on ait affaire à un mécanisme cognitif analogue dans le cas des minorités discriminées. Contrairement à ce que certains ont pu affirmer, il ne s’agit pas simplement d’un plafond de verre qui aurait été brisé pour une catégorie de personnes, ce qui nous renverrait encore à un mécanisme tribal d’identité de groupe. En l’occurrence, la théorie du handicap de Zahavi a toute sa pertinence.

    Une couleur, une identité de genre, une origine peuvent activer dans nos esprits le signal du handicap : regardez où j’en suis, dans un monde qui ne fait pas de cadeau, alors que je suis une femme noire et d’origine amérindienne… cela vous donne une idée de mes talents, au-dessus de la moyenne, pour obtenir ce poste.

    La question n’est pas de savoir si Kamala Harris a réellement connu un parcours difficile (en l’occurrence, il semblerait qu’elle soit plutôt issue d’une classe privilégiée). Il s’agit de savoir si un signal extérieur de genre, d’origine ou de couleur de peau évoque forcément une identité tribale ou s’il ne peut pas également renvoyer parfois à une valorisation, d’inspiration toute libérale pour le coup, des talents et des vertus individuels.

    Quelle serait alors une attitude authentiquement libérale face à des discours vantant des qualités extérieures comme l’origine, le sexe ou la couleur de peau ? Tout simplement prendre le temps de distinguer s’il s’agit d’un signe d’identification tribale ou au contraire d’un signal mettant en valeur des talents individuels. Le premier ramène l’individu au groupe, quand le second au contraire l’en extirpe, tel un Rastignac fier de s’être construit dans la difficulté et l’adversité !