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      Intégration régionale, libre-échange et « non-alignement » : entretien avec Cecilia Nicolini

      news.movim.eu / LeVentSeLeve · Friday, 9 June, 2023 - 00:01 · 8 minutes

    Le 8 juin, au Parlement européen, un sommet réunissait des membres du Grupo de Puebla (coalition de leaders de gauche d’Amérique latine) et du groupe des eurodéputés socialistes. Relativement alignés sur les questions touchant à l’écologie ou aux valeurs défendues, ils ont davantage divergé lorsqu’il s’est agi d’aborder les enjeux géopolitiques. Nous avons rencontré Cecilia Nicolini, secrétaire d’État argentine à la lutte contre le changement climatique. Avec elle, nous discutons de l’intégration régionale latino-américaine, du traité de libre-échange UE-Mercosur, ou encore de la posture de « non-alignement » revendiqué par son gouvernement. Entretien réalisé par Pierre Lebret.

    LVSL – Comment concevez-vous l’intégration régionale ? Pensez-vous qu’elle doive s’opérer sur des fondements idéologiques minimaux ? Ou estimez-vous que la région est unie par une communauté d’intérêts suffisamment forte pour que l’on fasse abstraction de ceux-ci ?

    Cecilia Nicolini – L’une des fonctions du Grupo de Puebla est de concrétiser cette intégration régionale latino-américaine, qui est en suspens depuis un certain temps. Comme région, nous souffrons du défaut d’intégration, qui est nécessaire face aux crises globales, par rapport auxquelles les États nationaux peuvent difficilement, seuls, apporter des réponses. Nous parlons depuis le Parlement européen, et nous fondons bien sûr sur l’expérience de l’Union européenne – en gardant à l’esprit ses déficiences, sa complexité et ses problèmes – comme espace commun.

    En Amérique latine, cette intégration se décline d’une part via le marché commun, le MERCOSUR. C’est une dimension que l’on doit approfondir, qui est surtout économique en l’état, mais à laquelle on doit adjoindre un aspect social. Via l’UNASUR d’autre part. Comme membre historique de cette institution, l’Argentine a pour vocation de la réactiver. Il faut aller au-delà des questions idéologiques : une intégration institutionnelle qui prendrait en compte les divergences entre États-membres est tout à fait possible.

    LVSL – La place du Venezuela fait toujours débat. Comment analysez-vous les frictions qui se sont produites à Brasilia, entre le président chilien Gabriel Boric et le président Lula ? Le premier avait critiqué la politique interne de Nicolas Maduro, le second s’était refusé à le faire, et considère Maduro comme un partenaire dans le processus d’intégration.

    CN – Je crois qu’il y a une confusion quant aux espaces dédiés à ces débats. Le sommet réuni par Lula à Brasilia était destiné promouvoir l’intégration régionale, au-delà de la coloration idéologique des gouvernements. D’autres espaces qui permettent de débattre de ces questions idéologiques relatives à la politique interne des États. Le gouvernement chilien, en confondant ces deux espaces, entrave la possibilité d’une intégration plus institutionnelle…

    Le conflit ukrainien nous heurte quant au prix de l’alimentation, de l’énergie, et même des devises (…) de là la position latino-américaine : au-delà de la condamnation de l’invasion, le conflit doit se terminer le plus vite possible

    LVSL – Il a été question, lors de ce sommet, de la place de l’Amérique latine dans l’affrontement entre l’Occident et la Russie. Les eurodéputés du groupe socialiste souhaitaient manifestement que la gauche latino-américaine se rapproche de leurs positions. L’Argentine défend-elle, comme le Brésil, une position de « non-alignement » ?

    CN – Notre analyse du conflit est conditionnée par la manière dont il affecte notre région. Si l’on s’attend à ce qu’un Latino-américain raisonne comme un Européen, cela génère des mécompréhensions.

    L’Amérique latine est une région sévèrement affectée par cette guerre, quand bien même elle ne se situe pas sur le territoire des affrontements. Nous ne sommes absolument pas indifférents aux pertes en vies humaines : l’Amérique latine est un continent traditionnellement pacifique qui s’est toujours opposé aux violations du droit international. Mais la guerre nous heurte quant au prix de l’alimentation, de l’énergie, et même des devises : la pénurie induit une difficulté d’investissements, ce qui favorise à son tour la dépréciation et l’inflation – vous comprenez le cercle vicieux qui s’ensuit.

    De là notre position : le conflit doit se terminer le plus rapidement possible. Au-delà de la condamnation de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, nous souhaitons mettre l’accent sur cet objectif. Le conflit prolonge, pour l’Amérique latine, les terribles dynamiques induites par la pandémie – endettement, basse croissance, inflation.

    L’Argentine et le Brésil ont été frappé par une sécheresse historique ces trois dernières années, et un accroissement inquiétant de certains indicateurs comme celui de l’anémie. Je rappelle que nous ne sommes pas les principaux responsables de la crise climatique. Ce sont les pays du Nord global – Europe, Amérique, Russie et Chine – qui y contribuent le plus. Je pense qu’on ne peut comprendre la position latino-américaine sans ces coordonnées à l’esprit.

    LVSL – L’Argentine et le Brésil ont annoncé la mise en place d’une devise commune , destinée à contrebalancer l’hégémonie du dollar. S’inscrit-elle dans le cadre de cette intégration régionale ?

    CN – L’intégration ne peut rester cantonnée à l’accroissement des flux de biens et de services. Elle doit avoir trait aux forces de travail, à la mobilité et aux questions financières – qui peut déboucher sur une intégration par la monnaie. L’Europe s’est fondée sur ce principe, ce qui a eu pour avantage de stabiliser les économies autour d’une monnaie commune stable – même si cela a pris cinquante ans. Pouvons-nous aspirer à un horizon similaire ? Pourquoi pas ! Il faut bien sûr prendre en compte les spécificités monétaires de chaque pays, mais si l’intégration par la monnaie peut accroître le bien-être des pays, en l’occurrence le Brésil et l’Argentine, alors c’est un chemin qu’il faut suivre.

    LVSL – Que pensez-vous de la proposition d’accord de libre-échange entre le MERCOSUR et l’UE ? N’irait-il pas à l’encontre de cette volonté d’indépendance régionale ? Ne compromettrait-il pas les ambitions écologiques affichées par les membres du Grupo de Puebla ?

    CN – Tout dépend de la manière dont on pose le problème. Il faut songer à un traité qui ne soit pas simplement un accord de libre-échange. C’est presque systématiquement le cas lorsqu’on parle des accords entre blocs régionaux, et c’est un problème : il faut des règles, qui d’une manière ou d’une autre bénéficient à tout le monde.

    Il faut ainsi veiller aux intérêts de chaque partie, et s’attarder sur les questions qui sont sensibles pour les uns et les autres : la politique agraire pour l’Union européenne et le degré de protection qu’elle requiert, des investissements dans notre région qui nous permettraient de développer des filières correspondant aux critères écologiques de l’Europe en matière d’émissions carbone ou de lutte contre la déforestation.

    LVSL – Comme secrétaire d’État à la lutte contre le changement climatique d’Argentine, que pensez-vous du concept de « d endettement pour cause écologique », proposé par le président colombien Gustavo Petro ?

    CN – Je l’approuve, bien sûr. Le président Nestor Kirchner, en son temps, avait déjà avancé que nous étions les créanciers environnementaux de nos créanciers financiers : l’Amérique latine est riche de ressources écosystémiques sur lesquelles l’économie du nord est fondée ! On peine cependant à voir un système financier qui émergerait sur ces principes, quand bien même des avancées sont faites ici et là. Elles ne sont pas à la hauteur des investissements dont nous avons besoin pour transformer notre matrice productive – surtout si nous voulons le faire de manière socialement acceptable.

    LVSL – Comment définiriez-vous l’attitude de l’administration Biden à l’égard de l’Amérique latine ? L’arrivée au pouvoir des démocrates a-t-elle changé la donne par rapport à l’ère Trump ?

    CN – Si nous partageons davantage de valeurs avec l’administration Biden quant à sa politique interne – une attention portée aux classes défavorisées, aux travailleurs -, le problème réside dans le fait que la politique étrangère des États-Unis, quant à l’Amérique latine, repose souvent sur des principes distincts. Ainsi, je pense que la politique latino-américaine des États-Unis n’a pas tellement changé.

    Bien sûr, Trump a causé d’immenses dommages en soutenant, pour des raisons idéologiques, des gouvernements de droite. C’est quelque chose de relativement clair si l’on considère le prêt historique de 44 milliards de dollars accordé par le FMI à l’Argentine, sous la présidence de Mauricio Macri, ce qui était totalement irresponsable. Les yeux rivés sur sa seule réélection, Macri a accru l’endettement de générations et de générations d’Argentins. Cette administration est sensiblement plus responsable, mais disons que d’une manière générale, les changements ne sont pas structurants.

    LVSL – Un mot sur la montée en puissance d’une forme libertarienne d’extrême droite au Brésil ?

    CN – Dans ce contexte de polarisation, notre rôle est plus important que jamais. Non pour accroître les crispations déjà existantes, mais pour défendre la conception que nous nous faisons de la société. Cette extrême droite n’a pas de projet cohérent : ce sont surtout des cris et des slogans, qu’il ne coûte rien de déclamer. En Argentine, le leader d’extrême droite Javier Milei prétend rien de moins que dollariser l’économie – ce qui n’a pas le début du commencement d’un fondement théorique ! -, instituer un marché des organes, ou encore mettre fin à l’investissement dans la santé et l’école publique. C’est contre ces discours que nous sommes utiles, moins pour apporter des informations que des certitudes dans ce contexte si incertain. En Argentine, où nous avons réussi à instituer un filet de sécurité qui permette aux plus pauvres d’avoir accès une fraction, même infime, de la richesse nationale : nous ne pouvons permettre que l’on menace notre tissu social de la sorte.

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      Leonel Fernández : « De la diplomatie du dollar à une relation d’égal à égal »

      news.movim.eu / LeVentSeLeve · Thursday, 29 December, 2022 - 20:05 · 6 minutes

    Nous avons rencontré Leonel Fernández, président de la République dominicaine à trois reprises (1996-2000, 2004-2008, 2008-2012). Il revient dans cet entretien sur l’histoire de son pays, marquée du sceau de l’impérialisme américain. Sur les défis géopolitiques de l’Amérique latine et l’intégration régionale, à laquelle il cherche à contribuer en s’investissant dans le Grupo de Puebla . Et sur sa propre présidence, caractérisée par des relations cordiales aussi bien avec les États-Unis de Barack Obama que le Venezuela de Hugo Chávez.

    LVSL – Votre pays possède une longue histoire conflictuelle à l’égard des États-Unis. À quand cela remonte-t-il, et quels ont été les principaux épisodes de friction ?

    Leonel Fernádez – L’émergence des États-Unis comme empire remonte à la fin du XIXème siècle. L’impérialisme s’est étendu via la diplomatie du dollar , sous la présidence de William Howard Taft. Il s’est servi de la dette contractée par notre peuple. Initialement, c’est auprès d’institutions financières européennes que la République dominicaine était endettée. Puis, ce sont les Américaines qui sont devenus les créanciers de la République dominicaine, de Haïti, du Nicaragua, etc.

    Il faut rappeler à quel point la situation politique de ces pays était chaotique : il ne s’agissait pas de démocraties consolidées. Un état de guerre civile permanent subsistait. Les risques de défaut sur la dette ont fourni une justification à l’occupation militaire des États-Unis. Bien sûr il s’agissait d’un prétexte, d’une instrumentalisation de la diplomatie du dollar pour déployer une force militaire.

    En 1965, nous avons subi une nouvelle occupation de la part des États-Unis. Elle faisait suite à une insurrection populaire commencée dix ans plus tôt, que nous avons nommée Révolution d’avril . Elle était dirigée contre un groupe putschiste qui avait renversé le gouvernement démocratiquement élu de Juan Bosch. Celui-ci incarnait des demandes démocratiques et sociales largement partagées par la population dominicaine mais a été pointé du doigt comme communiste . Cela a fourni une justification à son renversement par la caste militaire, des secteurs de l’Église catholique et les États-Unis dirigés par John F. Kennedy. Celui-ci ne souhaitait pas que la République dominicaine se convertisse en un second Cuba.

    Raison pour laquelle nous avons été envahi en 1965… alors que nous n’avons jamais conçu cette révolution comme socialiste. Nous souhaitions simplement que Juan Bosch revienne au pouvoir. Il n’avait rien d’un communiste, c’était un démocrate progressiste avec des vues amples sur les questions sociales. C’était également un grand intellectuel et un grand écrivain, important pour l’identité nationale dominicaine.

    Regardez ce qui s’est passé en Europe après 2008 : à cause de l’euro, seule l’Allemagne a pu sortir sans douleur de la crise. Regardez le sort terrible qui a été réservé à la Grèce : il montre bien le péril que représente une monnaie unique.

    Aujourd’hui, 10% de la population dominicaine vit aux États-Unis. C’est une population bi-culturelle, bien intégrée. Raison pour laquelle nous souhaitons avoir des relations apaisées avec les États-Unis, constituée notamment d’échanges culturels, scientifiques, universitaires. Ce, malgré ce passé sombre.

    LVSL – Les relations se sont-elles améliorées avec les États-Unis ?

    LF – Du fait des occupations militaires, il existait un sentiment anti-impérialiste très fort dirigé contre les Américains. Le parti auquel j’appartenais, fondé par Juan Bosch, s’intitulait Parti de la libération dominicaine – libération contre une forme de domination impériale. J’ai baigné dans une atmosphère de nationalisme révolutionnaire. De nombreuses voies – celle de la révolution armée, notamment – ont constitué une impasse. Seule l’option électorale a abouti.

    Et je pense que les temps ont changé. De par notre proximité géographique, nous nous situons nécessairement dans la sphère d’influence des États-Unis. Une grande partie du tourisme des investissements, viennent des États-Unis – dans une moindre mesure, du Mexique. La géographie s’impose : nous devons nous entendre avec les États-Unis.

    LVSL – L’idée d’une monnaie commune pour le sous-continent, visant à libérer l’Amérique latine du dollar, a été défendue par plusieurs leaders progressistes, notamment par Lula. Quelle est votre opinion à ce sujet ?

    LF – C’est une question complexe. L’Amérique latine est en crise. Avoir une monnaie commune avec des pays si différents n’est pas chose que l’on pourrait facilement instituer. Il faudrait passer outre la résistance des banques centrales de chaque pays. Je dirais donc que c’est une option à discuter plus en détails.

    Il faut prêter attention à un phénomène important en matière monétaire : celui des crypto-monnaies. Je les perçois comme une réaction du secteur privé face au monopole des États en matière monétaire. J’y vois le dernier visage du néolibéralisme : il s’agit de la privatisation du privilège régalien de battre monnaie. Certains États ont répliqué, avec justesse, en instituant des moyens de paiement électroniques. Une éventuelle monnaie commune devrait prendre en compte cette révolution numérique.

    Je ne crois pas que le futur de l’Amérique latine réside dans la mise en place d’une monnaie unique. Regardez ce qui s’est passé en Europe après 2008 : à cause de la monnaie unique, seule l’Allemagne a pu sortir sans douleur de la crise. Regardez le sort terrible qui a été réservé à la Grèce : il montre bien le péril que représente une monnaie unique.

    LVSL – En tant que président, vous avez vécu une période constituée par d’importants projets d’intégration régionale, portés notamment par le président vénézuélien Hugo Chávez et le président brésilien Lula da Silva. Quel rôle a tenu la République dominicaine ?

    LF – Nous avons joué un rôle sous-régional, qui correspond à notre ancrage caribéen. Nous entretenons des liens étroits avec la communauté caribéenne (CARICOM), et nous sommes membres de l’association des États des Caraïbes (AEC).

    Le président vénézuélien Hugo Chávez (1999-2013) et Leonel Fernádez © PSUV

    À une échelle plus large, nous sommes membres du système d’intégration d’Amérique centrale (SICA) de la Communauté des États latino-américains et des Caraïbes (CELAC). Nous avons ainsi adhéré à toutes les organisations dans lesquelles nous pouvions jouer un rôle significatif, pour promouvoir une identité latino-américaine dans une optique d’intégration.

    Il faut ajouter que nous avons été exclu de plusieurs programmes d’aide internationale depuis que nous avons acquis le statut de pays à revenu moyen – les aides se focalisant sur les pays à faibles revenus.

    LVSL – L’Alliance bolivarienne pour les Amériques (ALBA), menée par Cuba et le Venezuela, demeure l’organisation régionale la plus « politique » de cette période. Pourquoi la République dominicaine n’en est-elle pas devenue membre sous votre présidence ?

    LF – Ce n’était pas une organisation qui correspondait à notre zone géographique, ou dans laquelle nous aurions pu jouer un rôle significatif.

    En revanche, nous avons été membres de Petrocaribe, une organisation très importante pour la République dominicaine. Elle est née d’un geste de solidarité du président Hugo Chávez. L’idée était de permettre aux pays-membres d’avoir accès au pétrole à un prix préférentiel : le Venezuela nous le fournissait à 40 % en-dessous du prix du marché. Cela a beaucoup joué dans la stabilité macro-économique de la République dominicaine sous ma présidence.