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      Aron v. Hayek : une conversation sur la liberté du libéralisme

      ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Wednesday, 22 February, 2023 - 03:50 · 9 minutes

    L’actualité politique française, tout imprégnée d’antilibéralisme et friande de raccourcis journalistiques, a souvent tendance à réduire le libéralisme à une sorte d’idéologie politique homogène destinée à imposer le marché comme un dogme et les libertés individuelles comme une morale publique ne souffrant aucune discussion contradictoire.

    C’est passer sur son histoire, ses nuances et ses théorisations sous le rouleau compresseur de l’opinion commune pour en oublier sa richesse philosophique et son inventivité fondamentales.

    Plutôt que de reprendre la rhétorique illibérale du « néolibéralisme triomphant », pour mieux le comprendre, il convient de reprendre à Montaigne son idée de « conversation 1 » à plusieurs voix au sein d’une même tradition intellectuelle, parfois concordantes, souvent discordantes, pour rendre compte de l’émergence de la liberté individuelle comme principe d’organisation du monde social et politique.

    Afin de participer pleinement à cette conversation, arrêtons-nous par exemple à la divergence de positions entre deux grands philosophes libéraux sur la définition même de la liberté.

    Dans ses essais sur la liberté Raymond Aron se fait critique de Friedrich Hayek , qu’il estime réduire à sa seule dimension économique. Nous exposerons ici rapidement sa thèse, mais à notre tour nous tenterons d’en montrer aussi les limites, là encore sans quitter la conversation libérale sur ses propres fondements.

    Aron reproche en particulier dans la recension 2 qu’il fait de La Constitution de la liberté de définir la liberté uniquement comme une absence de contrainte arbitraire, oubliant de ce fait quatre autres dimensions directement connectées à la contrainte elle-même, faisant des libertés une réalité plurielle.

    Les libertés selon Raymond Aron

    Pour Raymond Aron , il existe aussi une liberté intérieure, c’est-à-dire le pouvoir de penser librement, ce qui implique une éducation à l’autonomie pour la faire vivre.

    Il y a également une liberté politique qui consiste à permettre aux individus de participer pleinement à l’exercice de la vie politique comme à la désignation de ses représentants.

    Trosièmement, la liberté est une capacité, c’est-à-dire une puissance d’agir, qui, comme le rappelle Gwendal Chaton 3 , « nécessite généralement l’intervention de l’État, souvent la seule entité à même de garantir l’effectivité d’un ensemble de libertés qui demeurent sinon strictement formelles ».

    Enfin, Raymond Aron, grand penseur des relations internationales, ajoute à ces libertés celle nationale, qui exige qu’une nation soit souveraine, c’est-à-dire à la fois gouvernée par un groupe restreint de dirigeants et préparée à l’éventualité de la guerre pour conserver ses libertés menacées.

    La liberté dans tous ses états

    Commençons par observer que la critique adressée à la définition hayékienne de la liberté se retrouve dans toute la littérature libérale, qui lui reproche essentiellement son caractère flou ou limité.

    Anthony de Jasay observe 4 par exemple que si celle-ci nous donne une bonne indication sur le fait que la coercition en elle-même ne peut être perçue comme bonne par elle-même, son indétermination laisse le champ libre à ce sur quoi elle s’applique.

    Imaginons que la coercition s’applique uniquement à tuer des individus innocents, sa nature « minimale » n’est pas entamée. Rien dans sa définition ne nous dit qu’elle doit s’apposer à des domaines aussi variés que la propriété, la santé publique ou tout autre domaine jugé nécessaire par ceux qui s’en réclament. Inversement, rien n’indique que l’application du droit libéral (les règles de juste conduite) demande une limitation de principe pour en faire respecter le caractère obligatoire en société.

    Seulement, Aron dans sa critique nous semble davantage insister sur la coercition que sur la condamnation de l’arbitraire de la contrainte, terme pourtant tout aussi important dans la définition qu’il donne de la liberté dans les premières pages de La Constitution de la liberté , à savoir : « l’état de choses dans lequel un homme n’est pas soumis à la volonté arbitraire d’un autre, ou d’autres hommes » (c’est nous qui insistons). Le défenseur intransigeant de la rule of law et l’admirateur du parlementarisme libéral n’est pas un admirateur de Thomas Hobbes, il ne partage pas sa conception de la liberté comme uniquement absence de contrainte 5 .

    Parler de contrainte arbitraire présuppose que c’est à la fois le pouvoir politique discrétionnaire de certains sur d’autres qui est condamné et qu’il est possible d’accepter un certain type de contrainte, certes minimale, mais qui réponde à des exigences de légitimité qui dépasse à la fois la simple liberté comme absence de contrainte ou comme coercition minimum.

    Par son caractère expéditif, la définition hayékienne de la liberté est imparfaite mais présuppose tout de même implicitement l’acceptation des règles formelles du droit libéral, qu’il s’attachera par la suite à développer dans Droit, Législation et liberté .

    Pour se réaliser, la liberté doit être protégée dans un cadre institutionnel où les interférences discrétionnaires de l’État sont contraintes par certains types de lois, et doit répondre aux développements sociaux spontanés de l’individualisme (les règles de juste conduite), ce qui offre une précision importante quant au caractère minimal de la coercition nécessaire à l’existence de la liberté : c’est l’interférence politique qui doit être limitée, car mère de toute oppression du fait du caractère central que lui confère le monopole étatique de la violence.

    L’État démasqué

    C’est de cette défiance fondamentale que découle la différence d’analyse entre Aron et Hayek.

    Le premier, en disciple de Max Weber , observe à l’endroit de l’État comme à ses justifications idéologiques une révérence que n’a pas Hayek et qui aura totalement disparu sous la plume de ses successeurs intellectuels, en particulier les théoriciens de l’ école des choix publics comme Gordon Tullock ou James Buchanan.

    Le second, en anglophile accompli, tente de rendre compte de l’autonomie comme de la rationalité évolutive de la société par rapport à un État qui se pense toujours comme son inventeur et son ordonnateur essentiel.

    En effet, dans les différentes libertés énumérées par le libéral français, toutes ont en commun de faire de l’État un partenaire indispensable, que ce soit comme éducateur, arbitre entre les conflits d’intérêts ou encore tuteur indispensable à la création des libertés.

    Autonomie, démocratie, souveraineté

    Comme le fait Raymond Aron, doit-on associer étroitement liberté et autonomie individuelle ?

    Pour le philosophe Jan Narveson 6 , la confusion entre les deux est très commune. Seulement, rien n’indique qu’il faille contraindre tout le monde à subordonner la liberté comme choix personnel à la réalisation de l’autonomie comme valeur ou bien ultime. Si X se choisit comme fin l’autonomie, rien ne lui donne le droit de l’imposer à Y comme une catégorie morale objective nécessitant intervention et donc coercition de l’État. Libre à chacun d’être Montaigne, ou pas. En tout cas, ce n’est pas à l’État de choisir pour nous.

    Des institutions démocrates sont-elles la garantie de la liberté ?

    De Constant à Hayek en passant par Tocqueville , le principe majoritaire associé à la démocratie est perçu autant comme menace, et donc conditionné à l’état de droit comme aux respects de droits fondamentaux, en particulier celui de la propriété. La réflexion engagée à la suite de Hayek, qu’on retrouve au sein des théoriciens du public choice , a montré que le marché politique institué par la démocratie fait de l’expropriation une condition essentielle pour établir le marchandage entre élus et citoyens. En proposant aux seconds des biens publics pour accéder au pouvoir les premiers élargissent naturellement l’assiette du pouvoir politique et des dépenses publiques au détriment de l’autonomie de la société civile et du marché.

    En reprenant la distinction d’origine marxienne entre libertés formelles et libertés réelles, Raymond Aron indique que l’État a pour rôle social de corriger certaines inégalités de ressources qui entravent l’exercice effectif de la liberté individuelle.

    Cela revient pour Anthony de Jasay à confondre « liberté » avec un certain type de droit, le droit pour certains individus de jouir de la propriété, ou d’une partie de la propriété d’autres individus que l’État expropriateur met à disposition des classes jugées dans une position moins favorable que les autres individus en société.

    Il y a droit et non liberté car en contrepartie, le « correctif social » de l’État crée des obligations pour certains envers d’autres, et rompt avec le principe de libre échange économique. La question qui reste en suspens ici est donc de savoir sur quelle base l’obligation de fournir des biens publics à certaines catégories de la population peut être considérée comme juste ou optimale pour que la démocratie libérale continue de fonctionner en tant que telle.

    La souveraineté nationale n’est pas nécessairement protectrice de la liberté individuelle. Le « libéral de guerre froide » Raymond Aron comprend la souveraineté nationale comme un bouclier contre les ingérences liberticides étrangères, on peut penser ici aux incursions de l’Union soviétique, mais ajoute se faisant à la notion une connotation qui n’existe pas dans le droit international public : le droit classique accordé au pouvoir politique de faire et de casser la loi sur son propre territoire ne présuppose absolument pas l’existence ou la conservation de libertés nationales établies.

    Si dans certains cas, la souveraineté nationale se fait protectrice des libertés collectives locales, sous d’autres latitudes et dans d’autres circonstances, elle peut très bien se faire la protectrice de l’oppression et des pratiques dictatoriales. Qu’on pense par exemple à la physionomie contemporaine des relations internationales : ce sont aujourd’hui la Chine et la Russie qui se font les défenseurs les plus acharnés de la souveraineté nationale qu’elles opposent aux incursions étrangères nord-américaine et à l’idéologie libérale des droits de l’Homme qu’elles jugent corrosives pour leurs systèmes autocratiques de droit nationaux.

    En résumé, le lien entre souveraineté et libertés est conjoncturel et non essentiel, et en faire un absolu comme le fait Aron ne signifie pas non plus la réduire à une simple « superstition » comme le fit Hayek.

    Le fil de la conversation sur la liberté ne s’arrête pas au débat Hayek-Aron, loin de là. D’autres économistes, philosophes, penseurs et théoriciens ont repris la discussion qui ne s’est toujours pas interrompue et continuent encore aujourd’hui de l’enrichir par leurs réflexions et leurs critiques, avec patience et intelligence. Sans doute faut-il s’écarter du tintamarre médiatique pour l’entendre désormais, sa discrétion témoignant aussi, hélas, de sa marginalité croissante.

    1. Montaigne, Les essais , chapitre 8.
    2. Raymond Aron, Archives européennes de sociologie, 1961.
    3. Gwendal Chaton, Libéralisme ou démocratie ? Raymond Aron lecteur de Friedrich Hayek, Revue de philosophie économique, 2016.
    4. Anthony de Jasay, Political Philosophy, Clearly. Essays on Freedom and Fairness, Property and Equalities, Liberty Fund, 2010.
    5. Thomas Hobbes, Léviathan , chapitre 14.
    6. Jan Narveson, The Libertarian Idea, encore éditions, 2001.
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      Militarisme américain : la lettre des 30 démocrates ne changera rien à Washington

      Finn Andreen · ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Tuesday, 1 November, 2022 - 04:00 · 4 minutes

    Le 22 octobre 2022, trente élus de l’aile gauche du parti démocrate américain ont publié une lettre dans laquelle ils ont appelé le président Joe Biden à faire des efforts pour « chercher un cadre réaliste pour un cessez-le-feu ». Cela a eu un grand retentissement aux États-Unis car jusqu’à présent, de telles suggestions n’avaient pas été entendues ouvertement, surtout venant du parti démocrate au pouvoir.

    Est-ce que cela veut dire qu’une pression politique est lentement en train de prendre forme à Washington, pression qui permettrait d’initier des premières tentatives de pourparlers avec la Russie pour mettre une fin à ce conflit et diminuer les souffrances du peuple ukrainien ? Pas pour l’instant.

    Les cosignataires démocrates de cette lettre demandent un début de négociations car leurs soutiens dans la gauche anti-guerre s’attendent aujourd’hui à ce genre d’initiatives. Cette lettre est une manière pour eux de répondre à cette demande, surtout après de récentes protestations publiques à leur encontre.

    Mais il n’y a pas réellement une remise en question de la part de ces cosignataires de la politique étrangère néoconservatrice en vigueur à Washington. Cette lettre est loin d’être une révolte envers un parti démocrate alliés aux faucons néoconservateurs, car elle suit la position de la classe politique américaine, en identifiant la Russie comme seule responsable du conflit actuel. Il faut se rappeler que la base d’un accord de paix était à portée de main fin mars 2022 à Istanbul entre la Russie et l’Ukraine, lorsque cette initiative a été torpillée début avril 2022 par Boris Johnson avec, indiscutablement, l’Oncle Sam dans les coulisses.

    De plus, cette lettre ne remet pas en question le soutien humain, financier, militaire et logistique des États-Unis à l’Ukraine. Le conflit aurait probablement pu prendre fin bien plus tôt si les Occidentaux n’avaient pas encouragé Kiev à encaisser de lourdes pertes tout en les dopant d’armes. Comme le signale The Hill , publication de centre-gauche à Washington, ses « cosignataires ont voté pour plus de 50 milliards de dollars sous diverses formes d’aide à l’Ukraine depuis l’invasion de la Russie et, dans la lettre, n’ont exprimé aucun regret à cet égard, liant l’aide aux succès militaires ukrainiens. »

    Pis encore, après la publication de cette timide lettre, la forte réaction du parti démocrate a immédiatement fait rentrer dans le rang ces politiciens soi-disant « militants et révoltés », puisqu’ils se sont immédiatement dédits du contenu . La leader de ce groupe de 30 députés, la congresswoman Pramila Jayapal, s’est désavouée de manière humiliante de cette lettre en disant, très improbablement, qu’un de ses stagiaires l’avait publiée à son insu…

    Pas d’intérêt de négocier pour Washington

    Cet épisode épistolaire n’indique donc pas un début de changement de la politique américaine envers l’Ukraine, mais plutôt le contrôle obsessionnel qu’exerce le parti démocrate et le manque de débat à Washington en ce qui concerne la politique extérieure. De la même manière, un consensus quasi-général existait parmi la classe politique américaine lors des guerres illégales contre la Serbie en 1999 et contre l’Iraq en 2003.

    Cet indécent alignement politique n’est qu’un signe de plus du caractère fasciste du gouvernement fédéral des États-Unis, où les intérêts commerciaux du complexe militaro-industriel influencent fortement depuis des décennies la politique extérieure, avec des conséquences tragiques pour le monde entier. En effet, ce n’est pas une surprise que les ventes des grandes sociétés d’armement américaines, comme Raytheon , sont en forte hausse depuis la début de la guerre en Ukraine.

    Il n’y a probablement que deux choses qui peuvent contraindre aujourd’hui la Maison Blanche et le département d’État à accepter la négociation avec la Russie (avec ou sans implication de l’Ukraine elle-même) afin d’arriver à un cessez-le-feu : les élections de mi-mandat du 8 novembre 2022 ou une imminente victoire militaire russe. Dans le premier cas, un probable nouveau congrès républicain pourrait décider de ne plus accorder de financement à l’Ukraine après les dizaines de milliards déjà octroyés, ce qui augmenterait les possibilités de pourparlers. Dans le deuxième cas, l’offensive russe qui se prépare pour cet hiver pourrait forcer Washington à entrer en négociations si l’Ukraine était sur le point de capituler.

    Le rôle du libéralisme dans un monde instable

    Sur le long terme, uniquement un changement en profondeur de la culture politique à Washington pourra altérer son comportement délétère et déstabilisateur mondial, y compris pour les pays européens. L’inévitable arrivée du monde multipolaire va avoir tendance à réduire le pouvoir de nuisance de l’État fédéral américain dans le monde. Cependant, le risque de conflit augmentera temporairement, car Washington ne semble pas vouloir accepter son déclin naturel avec grâce.

    Un tel changement politique éventuel à Washington nécessiterait forcément une réduction de l’influence de l’État profond, notamment incarné par les dix-huit services de renseignement impliqués ces dernières années dans la censure , la manipulation politique et la violation des libertés individuelles. Un tel bridage ne pourrait être possible qu’avec une résurgence du libéralisme anti-étatique à la Old Right , ce mouvement conservateur libertarien typiquement américain.

    Il y a peu de signes de cela aujourd’hui, mais la situation politique actuelle, non seulement aux États-Unis mais ailleurs en Occident, montre plus que jamais l’importance des idées libérales pour contrecarrer la croissance du pouvoir de l’État.