• Co chevron_right

      Javier Gerardo Milei : diable ou sauveur du libéralisme ?

      ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Friday, 21 April, 2023 - 03:20 · 3 minutes

    Tel un diable sorti d’une boîte, Javier Gerardo Milei surgit sur la scène politique argentine sous le drapeau du libéralisme. Une très bonne nouvelle dans un pays dominé par les péronistes, une mafia politique vaguement keynesienne et franchement calamiteuse associée à des syndicats puissants.

    S’il était élu à l’élection présidentielle du 22 octobre prochain, hypothèse incertaine mais pas impossible, Milei introduirait un choc libéral inédit dans un pays de tradition autoritaire.

    Cet homme de 52 ans dont le parti s’appelle La Libertad Avanza ( « La liberté avance » ) rassemble actuellement 17 % des intentions de vote et se trouve en troisième position derrière Frente de Todos, (« Le Front de tout le monde »), l’organisation péroniste qui n’a toujours pas désigné son candidat en raison des bisbilles habituelles entre Cristina Kirchner et le président Alberto Fernández (25 %), et Juntos por el Cambio (« Ensemble pour le changement »), une coalition qui rassemble les fidèles, mais aussi les déçus de l’ancien président Mauricio Macri (27 %).

    Face à ces adversaires, Milei tranche non seulement par ses idées, mais aussi par son comportement. Très demandé sur les chaînes de télévision et soutenu principalement par de jeunes électeurs de moins de trente ans, le candidat libéral (que la gauche qualifie d’extrême droite) apparait sur les plateaux tout de cuir vêtu, un regard perçant et une masse de cheveux bruns coiffée comme un casque. Il dénonce les politiciens qu’il traite de « rats » formant « une caste de parasites » et insulte tout interlocuteur qui n’est pas d’accord avec lui. « Zurdos de mierda », leur dit-il, « gauchistes de merde ».

    Son programme est radical

    Suppression de la Banque centrale, privatisation des monnaies (et espérance déclarée du retour du dollar américain), mais aussi un tantinet complotiste. Il croit à la théorie du « marxisme culturel » qui prétend qu’un complot d’intellectuels marxistes venu de « l’école de Francfort » s’active à saper les sociétés occidentales, leurs valeurs chrétiennes et leur conservatisme traditionnel.

    Pour lui, le réchauffement climatique, le féminisme et le mouvement LGTB sont au cœur de ce « marxisme culturel ». Cette théorie n’est cependant pas exempte de relents antisémites totalement étrangers au libéralisme.

    D’où la question de savoir si Milei est un vrai libéral ou s’il raconte n’importe quoi. Pour un libéral, il est toujours difficile de questionner le libéralisme des autres. Mais Milei démontre dans ses choix un certain autoritarisme et des erreurs de jugement.

    Par exemple, il considère que Carlos Menem a été le meilleur président de l’Argentine. Or ce dernier, au pouvoir de 1989 à 1999, était un politicien notoirement corrompu et condamné en 2015 à quatre ans et demi de prison auxquelles il échappera grâce à son immunité parlementaire. Par ailleurs, au début de son premier mandat, Menem a autorisé la parité entre le peso argentin et le dollar américain, une tragique illusion qui a fait baisser l’inflation et a attiré des capitaux étrangers, mais ce faisant a créé une énorme « bulle » financière qui éclatera en l’an 2000 et que l’Argentine continue à payer très cher. Dans une tribune dans El Pais , Mario Vargas Llosas avait écrit que les réformes de Menem « étaient un rideau de fumée cachant la corruption ».

    Milei s’égare donc avec Menem mais avance tout de même des propositions libérales. Ce célibataire ne pense rien de bon du mariage, mais ne s’oppose pas au mariage gay. Il se montre libéral également face à la prostitution qu’il considère « un service comme un autre ». Mais il condamne l’avortement par un raisonnement spécieux affirmant que si la femme est propriétaire de son corps, celui de son futur enfant est un « autre corps » qui ne lui appartient pas. Il est par ailleurs en faveur du port d’armes, sujet délicat pour les libéraux.

    Il est jugé essentiel par certains libertariens, mais le libéralisme classique peut l’estimer contraire au contrat social qui réserve à l’État le monopole de la force. Le libre usage des armes aux États-Unis induit des massacres réguliers commis dans des collèges ou des supermarchés pour de sombres raisons n’ayant rien à voir avec la défense de nos libertés.

    • Co chevron_right

      [Entretien] – Rafaël Amselem : « Je refuse l’idée d’une nécessaire équivalence entre communisme et nazisme »

      ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Thursday, 20 April, 2023 - 03:30 · 18 minutes

    Baptiste Gauthey : Bonjour Rafael Amselem. Il y a quelques jours, Olivier Babeau a publié un tweet dans lequel il compare le communisme et le nazisme en avançant que la différence essentielle entre les deux régimes serait je le cite « le nombre de morts ». Que penser de cet argument ?

    Rafaël Amselem : Le premier élément qui importe, c’est de voir les points d’accord et ceux sur lesquels nous devrions tous reconnaître une certaine forme de vérité. D’un point de vue historique et systémique, le communisme a abouti à des régimes totalitaires, criminels et radicalement violents. C’est une réalité que l’on a du mal à traiter aujourd’hui. Il suffit aussi de voir le nombre incroyable de réactions indignées qu’a suscité le tweet, relativisant parfois l’histoire violente du régime soviétique.

    En revanche, j’ai un point de désaccord fondamental avec Olivier Babeau, ou plutôt sur l’idée qu’il expose : la nécessaire équivalence entre communisme et nazisme, sur la base d’un argument comptable – l’idée qu’il suffirait de faire le décompte des morts de chaque régime pour établir celui qui, d’entre les deux, incarne le mal radical. Passons sur les éléments de forme de cette comptabilité (les résultats du Livre Noir sont, au moins pour partie, contestés ; le communisme s’est étalé sur près d’un siècle, là où le nazisme a duré une dizaine d’années) : son postulat est surtout faux sur le plan philosophique.

    L’impossibilité d’une telle équivalence est simple : le nazisme, a contrario du communisme, repose sur une ontologie raciale. Lucie Doublet, dans un excellent ouvrage ( Emmanuel Levinas et l’héritage de Karl Marx , Édition Otrante, 2021), expose la pensée du philosophe Emmanuel Levinas sur la question. Levinas a vécu le nazisme dans sa chair, en tant que juif, et en tant que prisonnier politique durant la guerre ; ce qui l’amènera évidemment à traiter du nazisme en termes philosophiques. Il sera par exemple l’un des premiers à affirmer, très tôt dans les années 1930, la violence contenue dans la doctrine de Heidegger. Lui-même proche du socialisme libertaire, il exposera aussi une critique très nourrie du marxisme et des régimes qui s’en réclamèrent par la suite.

    Levinas pense la construction de la civilisation occidentale comme l’avènement de « l’esprit des libertés ». Une grande histoire qui commence avec le judaïsme, ayant introduit la notion de pardon dans le monde ; et le pardon entretient avec la liberté un rapport fraternel, détachant notre être de l’enchaînement du passé, de nos erreurs d’hier ou d’avant-hier, inaugurant une voie de la rédemption qui s’ouvre sur un avenir radicalement indéterminé. Viennent ensuite le christianisme, mettant l’emphase sur l’au-delà et la sortie du monde terrestre, bref, en consacrant le primat de l’âme sur le corps ; le libéralisme, qui consacre les libertés politiques pour légitimer l’existence de la société politique ; le communisme, qui interroge la société libérale quant à la réalisation matérielle des libertés formelles (en d’autres termes, la société libérale déclare des droits, reste à savoir si ces droits deviennent concrets pour tous ou s’ils ne seraient pas au contraire réservés à une élite bourgeoise). Au fond, l’esprit des libertés se caractérise par un écart entre le soi et le monde, un recul vis-à-vis de l’être, une évasion de l’immanence de l’existant. La liberté consiste dans la capacité à transcender ses propres déterminations.

    Le nazisme est essentiellement une négation de l’esprit des libertés. Le nazisme est une ontologie raciale. Le nazisme pense l’humain par le primat de l’expérience corporelle ; ou, pour le dire simplement, de la race. Le nazisme est l’impossibilité métaphysique pour le sujet de s’extraire de ses caractères biologiques, dont il résulte une pensée de la violence et de l’hérédité. Il y a bien un mal du stalinisme chez Levinas. Mais jamais les doctrines socialistes et communistes ne se font l’écho d’une telle ontologie. Georges Steiner le formula de la façon suivante ( Grammaires de la création , Gallimard, 2001) : « Il semble cependant que l’extermination par les nazis de la communauté juive d’Europe soit une « singularité », non pas tant par son ampleur – le stalinisme a tué infiniment plus – que par ses motivations. Toute une catégorie de personnes humaines, les enfants compris, a alors été déclarée coupable d’être. Leur seul crime était d’exister et de prétendre vivre. » Là est la différence radicale, si ce n’est insurmontable, entre nazisme et communisme. Certes, les expériences communistes n’ont pas été étrangères à l’antisémitisme, notamment sous Staline. De même, sur le plan théorique, la critique du capital peut résulter sur des tropes antisémites (Moshe Postone, Critique du fétiche capital , Puf, 2013). Mais ces débouchés ne sont pas une fatalité a priori . Il a bien existé des phases où des juifs ont participé à l’édification du socialisme et du communisme. La métaphysique communiste ouvre cette possibilité ; à l’inverse, celle du nazisme ne permet même pas une poussière d’espoir en la matière.

    D’où vient donc cette erreur d’analyse ? À mon sens, beaucoup de libéraux se trompent lorsqu’ils fondent leur analyse du communisme et du nazisme à l’aune d’un seul et unique critère : le totalitarisme. Au fond, nazisme et communisme ne seraient que deux faces de la même pièce : le holisme, ou le collectivisme. Je rejette radicalement cette interprétation. Elle est d’évidence (excessivement) incomplète. Les valeurs nazies et communistes ne se situent pas sur le même plan. Pour le dire simplement, je mange aisément à la table d’un communiste, pas à celle d’un nazi.

    BG : En réaction, François Malaussena a publié un « thread » dans lequel il explique que s’il ne s’agit pas de réhabiliter le communisme, il ne faut pas le mettre sur le même pied d’égalité. Il écrit notamment qu’il « peut théoriquement exister un régime communiste qui ne tue personne, là ou c’est impossible pour un régime fasciste ». Est-ce juste ?

    RA : Non et plusieurs argumentaires peuvent être mobilisés pour y répondre. En premier lieu, il y a les écrits de Raymond Aron . L’État libéral, dit-il, celui de Constant ou Tocqueville, est bâti sur la séparation entre, d’une part, une sphère individuelle privée dans laquelle on s’appartient à soi, où la volonté d’autrui ne peut s’immiscer dans la conscience et les choix personnels, dont résulte l’illégitimité de l’État dans certains domaines d’intervention ; d’autre part, la sphère publique qui régule l’espace des communs. Cette distinction, qui consacre un espace de liberté individuelle, la doctrine marxiste s’y oppose frontalement. Pour Marx , dit Aron, cet État, celui de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen, est une aberration : si on sépare l’homme du citoyen, si on distingue le privé du public, si, dit autrement, on déclare que certains espaces de la vie sociale sont exclus de la loupe du législateur, ce n’est pas la liberté qu’on proclame, mais l’aliénation même du prolétaire : car sa vie privée, essentiellement vécue dans le monde du travail, est imprégnée d’aliénation. Consacrer l’étanchéité entre le travailleur et le citoyen, c’est bien entériner le rapport de force qui l’oppose au capitaliste, le laisser à la merci du bourgeois. D’où cet appel à construire un régime qui confonde volontairement corps social et corps politique, société civile et administration, bref, qui abolisse la dualité entre la société civile et l’État.

    Cet appel est d’autant plus fondé que la démocratie a montré aux hommes « la vérité secrète, l’énigme résolue de toutes les constitutions parce que le peuple est l’origine, le créateur de toutes les superstructures politiques et que l’homme n’arrive à la vérité de lui-même, à la prise de conscience de cette vérité, qu’en se reconnaissant maître et possesseur de toutes les institutions dans lesquelles il s’est, à travers les siècles, aliéné ». L’homme est le producteur de ses propres conditions d’existence : voilà la vérité de la démocratie dont le marxisme se fait le prophète. En séparant sphère publique et sphère privée, citoyen et travailleur, l’État libéral refuse d’acter cette suprême vérité. Pire, cette dualité consacre une illusion religieuse : de même qu’il y a dans le christianisme une séparation entre la vie terrestre (dégradée) et la destinée céleste (supérieure), on retrouve dans l’État libéral une vie prétendument privée (dégradée) et une participation épisodique aux affaires publiques (supérieure). Vient alors le marxisme qui affirme, contre les injustices du monde, contre les rapports de domination et de pouvoir : tout est politique. Le marxisme est radicalement « le refus de tenir aucune des données de l’ordre social comme une fatalité, échappant à la maîtrise des hommes ». Mais, ce faisant, et là est le point central, le champ d’intervention étatique devient illimité. Personne ne saurait échapper au regard du législateur. Or, si l’on suit la maxime libérale selon laquelle le pouvoir tend au pouvoir et à l’arbitraire, il est inévitable qu’un régime qui consacre une légitimité politique sans borne – il n’y a plus de vie privée ! – finira par déboucher sur de terribles dérives.

    Ces dérives sont d’autant plus palpables qu’en réalité, il y a une violence intrinsèque à la doctrine marxiste. Cette violence est d’abord consacrée par une vision singulière de l’histoire. Le marxisme est un millénarisme : le monde se meut vers une fin de l’histoire, dont le marxisme prophétise le dénouement ; fin de l’histoire d’autant plus déterminée que le marxisme prétend fonder son discours sur un plan scientifique : Marx ne ferait que découvrir, à travers le matérialisme historique, l’inévitable conclusion du mouvement historique. Au fond, sa mission consiste à hâter cette fin inéluctable.

    Cette posture pseudo-prophétique pose plusieurs difficultés. Elle consacre d’abord la supériorité du (faux) prophète. Lui seul maîtrise les dynamiques de l’histoire, et surtout, la place objective de chacun dans sa conclusion, sans qu’importe la subjectivité. La violence est contenue dans cette doctrine par l’effacement des individus qu’elle opère, d’autant plus marquée par une vision de la vie sociale tachée par la conflictualité (le prolétaire contre le bourgeois). Les vues et finalités individuelles ne sont pas signifiantes pour ce qu’elles sont, mais seulement dans leur participation à la nécessité historique ; la valeur de la subjectivité n’est comprise que dans sa place dans l’économie universelle et objective de la fin de l’histoire. Dit simplement, ce sont des moyens, non des fins ; des potentialités, non des sujets propres. Levinas affirme ainsi que cette perspective eschatologique transforme le philosophe en professionnel de l’herméneutique. Les actions individuelles n’ont pas de sens en soi, pas même celles que leur donnent les individus : elles sont englobées dans une perspective plus large, mystérieuse, que seul le philosophe adepte du matérialisme historique peut décoder. Toute vie intérieure et intime disparaît, elle se fait envahir par l’impératif de l’histoire. Levinas y voit un procédé viscéralement invasif et violent. Position d’autant plus marquée que, chez Levinas, la vie intérieure est irréductible à la vue de l’historien, elle constitue un espace de démarcation vis-à-vis de l’Être. La violence de cette pensée trouve enfin sa justification dans la téléologie marxienne : la résolution de la lutte des classes étant le moteur de l’émancipation universelle, le mal qui peut en résulter ne sert au fond qu’à faire advenir un bien encore plus grand. Il y a une logique presque sacrificielle qui imprègne le tout.

    Il nous faut encore évoquer le prolétariat. Dans le marxisme, le prolétariat constitue une masse unitaire, souffrante, qu’il nous appartient de sauver. Or, le prolétariat étant composé de millions de personnes, il ne saurait se muer en une unité homogène d’expression. Si tant est que tous les prolétaires de Russie, du Mexique, des USA, de la France observent les mêmes vues et opinions quant à leur condition, rien ne conduit à en déduire, selon un raisonnement logique, la nécessité de la révolution comme résolution. Mais admettons malgré tout que l’ensemble du prolétariat adhère au projet de l’Émancipation : il n’existe aucune façon concrète d’institutionnaliser cette unité d’expression en un organe représentatif, institutionnel, à même de traduire fidèlement la volonté de chaque travailleur. La marche de l’Émancipation ne peut être qu’à la charge d’une administration, une bureaucratie, un appareil d’État qui devrait incarner le prolétariat. Marx lui-même admettra qu’il y a un risque inhérent à ce processus : c’est que l’administration ne saurait être uniquement représentative. Elle a sa propre dynamique, ses propres organes, ses intérêts singuliers. L’appareil nécessaire pour la Justice risque ainsi de se prendre lui-même pour la Totalité. C’est une autre voie où la violence peut prospérer.

    Abordons enfin un dernier point avec François Furet . Il explique que cette nécessité historique, ce messianisme, fait que le marxisme se constitue en une nouvelle religion séculière. Il y a un sens religieux très fort, et puisqu’il y a un but plus transcendantal, une fin de l’histoire à réaliser, au fond toutes les turpitudes et les exactions peuvent être justifiées parce que le mal vise la réalisation d’un bien encore plus grand. Et c’est quelque chose dont parle Aron dans L’Opium des intellectuels , où il évoque la dispute entre Camus, Sartre et Francis Johnson. S’opposant à Camus, Francis Johnson aura des mots très clairs sur cette fin de l’histoire, sur ce grand projet émancipateur qui peut justifier certaines exactions : « Nous sommes donc à la fois contre lui [l’URSS] , puisque nous en critiquons les méthodes, et pour lui, parce que nous ignorons si la révolution authentique n’est pas une pure chimère, s’il ne faut pas justement que l’entreprise révolutionnaire passe d’abord par ces chemins-là, avant de pouvoir instituer quelque ordre social plus humain, et si les imperfections de cette entreprise ne sont pas dans le contexte actuel, tout compte fait, préférable à son anéantissement pur et simple ». Je crois que c’est assez clair.

    BG : Comment expliquer cette « passion française du communisme », pour reprendre l’expression de l’historien Marc Lazar ? D’où vient cette fascination et comment continue-t-elle à persister aujourd’hui ?

    RA : La première raison est celle d’une crise morale et spirituelle.

    Dans Le passé d’une illusion : « L ’idée d’une autre société est presque impossible à penser, personne n’avance sur le sujet dans le monde d’aujourd’hui, même l’esquisse d’un concept neuf, nous voici condamnés dans le monde où nous vivons ». Face à une société capitalistique, avec ses défauts, ses difficultés, ses turpitudes, il est extrêmement tentant (voire même nécessaire) de penser une forme d’utopie, de « sortie du monde ». Dans sa perspective eschatologique, messianique, le communisme répond admirablement à ce besoin-là.

    Je pense ensuite qu’il y a une passion purement intellectuelle. C’est Raymond Aron, à nouveau, qui l’expose dans L’Opium des intellectuels . Il affirme qu’il existe deux voies possibles pour changer le monde : la voie de la réforme et celle de la révolution. L’intellectuel, a priori , est biaisé : il a tendance à être bien plus attiré par la voie de la révolution. Car la réforme est quelque chose de très prosaïque, c’est « l’œuvre des fonctionnaires », là où dans la révolution il y a toujours quelque chose de poétique, de narratif, de ce « peuple dressé contre les exploiteurs ». Aron écrit à ce sujet : « Pour l’intellectuel qui cherche dans la politique un divertissement, un objet de foi ou un thème de spéculation, la réforme est ennuyeuse et la révolution excitante ».

    François Sureau ajoute que nous Français n’aimons pas nous confronter au réel. On dit que la France est ultralibérale, avec des normes et des dépenses publiques qui n’ont jamais été aussi explosives, des libertés publiques remises en cause dans beaucoup de domaines… Donc on aime bien l’idole conceptuelle, l’objet, le jouet théorique qui nous autorise à divaguer en belles formules, qu’elles soient adaptées au réel, ou non.

    Enfin, François Furet avance la thèse selon laquelle le communisme est une reprise du jacobinisme : l’idée que l’on peut construire par le haut la société. Marx ou les marxistes ne se diraient sans doute pas jacobins, mais dans cette idéal de confusion entre société civile et société politique, il y a quand même cette vision selon laquelle l’homme peut maîtriser l’ensemble des données propres à l’arène sociale, que l’on pourrait, en ayant les bonnes institutions, aboutir à un monde perfectionné.

    BG : L’esprit totalitaire semble prendre des formes nouvelles aujourd’hui, quelles sont-elles et comment mobiliser une argumentation libérale afin de les combattre ?

    RA : Le plus grand danger que nous sommes en train de courir, c’est le danger de la lassitude. Tant sur le plan économique, institutionnel… il y a une grande fatigue . Je ne pense pas que nous soyons au bord du grand soir (les révolutions toquent rarement à la porte avant de s’inviter à la fête) mais plutôt d’une immense lassitude. C’est un grand danger car quand on a une masse fatiguée, il est peut-être plus simple pour certains d’essayer de créer des discours homogénéisant, totalisant, qui visent à rassembler tout le monde derrière l’espérance d’une unique cause engageante. Des grands discours mobilisateurs qui réveillent les masses en faisant revenir l’attrait de l’utopie, d’une « libération idéelle » pour reprendre la formule d’Aron.

    Deuxième point, c’est que le grand danger est épistémique. Plus personne ne croit dans les vertus de la liberté. Beaucoup de doctrines constatent qu’il y a des dynamiques « raciales » si l’on prend le terme américain, qui empêchent certaines personnes à compétences et qualités égales de pouvoir s’élever dans la société. On ne croit pas non plus à la liberté en matière écologique car on explique que c’est bien le marché et la liberté qui ont provoqué l’émergence d’un problème planétaire et vital pour l’ensemble de la société humaine. Dans ce sens-là, il faudrait répondre à ces défaillances de la liberté par le plan, le retour de la verticalité, de la technocratie…

    Sur le plan des relations internationales, on assiste à un recul net et marqué des démocraties libérales, et l’on voit que ce sont des régimes irrationnels, qui se rassemblent derrière un homme, une grande doctrine, qui gagnent du terrain. On assiste également à un retour des empires qui se reforment dans le monde et menacent nos existences. Au fond, face à des régimes qui agitent l’esthétique martiale, une sorte de foi irrationnelle, eh bien les démocraties libérales semblent un peu engluées dans une forme de passivité, dans une forme de société qui préfère le loisir à l’effort, et qu’en ce sens les démocraties libérales sont des sociétés faibles, fragiles, exposées à se faire balayer dès qu’il s’agit de montrer un peu de résistance…

    Sur la question sociale encore, les libéraux ne parviennent pas à proposer une réponse doctrinale concrète et profonde sur des souffrances réelles.

    Au-delà de ces réponses circonstanciées, de façon générale, il faut en revenir à un esprit de la liberté. Face à des gens qui agitent l’utopie, qui animent une forme de spiritualité, il nous faut raviver un discours de la liberté qui soit poétique, qui aille chercher dans les passions, les émotions, afin d’éveiller une conscience de la liberté. Sur la thématique des restrictions sécuritaires par exemple, le discours de l’ État de droit apparaît comme inopérant. Ce sont des arguments justes sur le fond, résolument. Mais ils ne parlent à personne car face à une angoisse sécuritaire, on ne répond pas seulement par la voie du droit et de la technique. Il est donc nécessaire de recréer une adhésion émotionnelle à la liberté. Furet à nouveau démontre bien que ce qui a fait le succès du communisme, c’est cette capacité par l’utopie à réveiller des sentiments et des passions. En tant que libéraux, il faut repenser la liberté à l’aune de certains enjeux contemporains, tout en reformulant un discours poétique, qui va demander, sans doute, de dépasser la simple maîtrise de notre base doctrinale, à travers la littérature, la poésie… Si l’on peut expliquer le succès de personnalités comme François Sureau, c’est qu’ il parle de liberté en littéraire, à travers des figures littéraires et historiques.

    • Co chevron_right

      Petit traité de libéralisme à l’attention de Sandrine Rousseau

      ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Wednesday, 19 April, 2023 - 03:30 · 21 minutes

    Le 5 avril 2023, la députée Europe Écologie Les Verts Sandrine Rousseau a affirmé dans un tweet que « le libéralisme engendre le fascisme ».

    Comment ne pas être résigné, tant ces manipulations sémantiques sont devenues choses courantes dans le paysage intellectuel et politique français ? Cette déclaration devrait susciter une hilarité à la hauteur du travestissement des mots qu’elle engendre. Pourtant, à l’exception de l’indignation de quelques braves libéraux sur les réseaux, le mutisme a régné, et rares ont été les réactions venues d’ailleurs.

    Qu’une députée et universitaire puisse à ce point parodier le réel dans l’indifférence totale ne manque pas d’intriguer. En fait, tout porte à croire que ce silence est hautement significatif. Le libéralisme et ses variantes ( néolibéralisme , ultralibéralisme , turbo libéralisme , libéralisme sauvage …) sont devenus autant de qualificatifs vidés de leur sens et instrumentalisés péjorativement. C’est parce que l’antilibéralisme et ses lieux communs ont progressivement envahi l’univers mental collectif des Français qu’il est possible, en 2023, de soutenir qu’il y aurait continuité ou équivalence entre la philosophie libérale et le fascisme. Ce tour de passe-passe rhétorique prospère au prix d’une méconnaissance profonde de l’histoire, de la diversité et de la richesse de la pensée libérale.

    50 nuances d’antilibéralisme

    Ainsi n’est-il pas rare de lire ou d’entendre que le libéralisme ne serait qu’un vulgaire économisme se résumant à un « laisser-faire » immoral ; un individualisme forcené, construit sur une forme d’anarchisme sauvage et de darwinisme social, menant à l’atomisation du corps social et détruisant la fraternité et l’altruisme ; un « rouleau compresseur » 1 uniformisant et globalisant ; une pensée « conservatrice », « de droite » ; et enfin… le libéralisme serait le germe, le porte-parole, le concepteur, si ce n’est la réplique d’une forme de « totalitarisme ». Son bras armé ? La « dictature du marché ».

    Si cette dernière idée reçue nous intéresse tout particulièrement, c’est qu’elle procède d’une véritable inversion des valeurs : en réalité, le libéralisme est l’opposé le plus chimiquement pur du totalitarisme ou du « fascisme », pour reprendre les mots de madame Rousseau.

    Plutôt que de réfuter ce qu’il n’est pas , tâchons plutôt de rappeler ce qu’est le libéralisme en évoquant succinctement ses fondations conceptuelles, tout en gardant à l’esprit que, par-delà ce socle commun, la pensée libérale brille par sa diversité, et son histoire est caractérisée par d’innombrables tensions sur des points de doctrines capitaux.

    Le libéralisme est une défense de la souveraineté individuelle

    « La liberté naturelle de l’homme, c’est de ne reconnaître sur terre aucun pouvoir qui lui soit supérieur, de n’être assujetti à la volonté de personne »

    John Locke, Traité du gouvernement civil , 1690.

    « Le but des anciens était le partage du pouvoir social entre tous les citoyens d’une même patrie : c’était là ce qu’ils nommaient liberté. Le but des modernes est la sécurité dans les jouissances privées ; et ils nomment liberté les garanties accordées par les institutions à ces jouissances. »

    Benjamin Constant, De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes , 1819.

    « J’ai défendu quarante ans le même principe, liberté en tout, en religion, en philosophie, en littérature, en industrie, en politique : et par liberté, j’entends le triomphe de l’individualité, tant sur l’autorité qui voudrait gouverner par le despotisme, que sur les masses qui réclament le droit d’asservir la minorité à la majorité. Le despotisme n’a aucun droit. »

    Benjamin Constant, Mélanges de littérature et de politique .

    Le libéralisme trouve son origine dans l’absolue nécessité de défendre la souveraineté de l’individu. Au XVII e siècle, John Locke (1632-1704) soutient, dans son Traité du gouvernement civil (1690) que chaque individu possède des droits naturels inaliénables (la vie, la liberté, la propriété) et assigne au gouvernement la mission d’en garantir l’existence.

    Partant de ce constat, la souveraineté de l’individu débouche inévitablement sur la défense des libertés individuelles (liberté d’expression, d’association, de religion, de conscience, d’entreprendre…). Personne n’a exprimé avec plus de brio que Benjamin Constant (1767-1830) le contenu et la spécificité de cette « liberté des Modernes ». Cette dernière, contrairement à la « liberté des Anciens », se concentre sur la protection des droits individuels et la limitation du pouvoir de l’État. Pour Constant, les citoyens devraient être libres de poursuivre leurs propres intérêts et aspirations sans qu’un pouvoir ou une morale extérieure n’interfèrent. Pour ce faire, le pouvoir politique ne peut être absolu, quelle que soit sa source, là où la liberté des Anciens repose sur « l’assujettissement complet de l’individu à l’autorité de l’ensemble » 2 . Le libéralisme défend donc l’autonomie personnelle : à savoir, l’existence d’une sphère d’action propre à l’individu dans laquelle il peut se mouvoir à sa guise, vivre selon ses propres idéaux et convictions, du moment que cette liberté n’altère pas celle d’autrui.

    Contrairement aux caricatures et aux lectures erronées du discours de Constant, La liberté des Anciens comparée à celle des Modernes n’est pas l’éloge d’un individualisme égoïste, de la monade, de l’être replié sur soi. Il avertit au contraire sur les dangers que court la liberté si elle ne s’investit pas dans les arcanes de la cité, dans l’administration de la chose publique. La liberté individuelle et la liberté politique vont de pair. Le citoyen et l’individu doivent cohabiter. Constant nous invite à ne pas mésestimer cette association : « Le danger de la liberté antique était qu’attentifs uniquement à s’assurer le partage du pouvoir social, les hommes ne fissent trop bon marché des droits et des jouissances individuelles. Le danger de la liberté des modernes, c’est qu’absorbés dans la jouissance de notre indépendance privée, et dans la poursuite de nos intérêts particuliers, nous ne renoncions trop facilement à notre droit de partage dans le pouvoir politique » 3 . Ces nuances sont importantes puisqu’elles battent en brèche les caricatures d’un libéralisme et d’un individualisme atomiste, destructeurs du lien social et politique.

    Mais pour qu’elle ne soit pas vidée de son contenu, cette liberté n’est pas une licence, une « liberté métaphysique » illimitée. Elle est encadrée par le réel , qui dessine les contours du faisable et du non-faisable. Et cette liberté va de pair avec la responsabilité individuelle, autre concept maltraité par de nombreuses mécompréhensions et caricatures. Celle-ci est, pour les libéraux, la condition sine qua non d’une liberté bien comprise : « seul un homme maître de ses choix est susceptible d’en recueillir les bienfaits et d’en subir les conséquences » 4 . C’est un point que ses adversaires négligent totalement lorsqu’ils opposent une « liberté réelle » à la « liberté sur le papier » des libéraux. Cette opposition est d’ailleurs intimement liée à l’expression d’un anti-individualisme fort, puisque la croyance en un individu socialement construit implique sa déresponsabilisation. C’est méconnaitre que les libéraux défendent la responsabilité individuelle sur le plan politique avant de la défendre sur le plan métaphysique. Autrement dit, d’un point de vue descriptif, un libéral pourrait totalement admettre l’axiome selon lequel la liberté individuelle n’existe pas réellement car chaque individu serait le produit de sa biologie et de son environnement, tout en continuant à prôner normativement que la responsabilité individuelle est une nécessité d’un vivre-ensemble respectueux des libertés individuelles.

    Les libéraux ne s’accorderaient pas tous sur cette conception de la responsabilité (voir l’anthologie d’Alain Laurent, L’autre individualisme ). Mais ce qui nous importe ici est surtout de défaire l’idée selon laquelle les progrès récents des sciences sociales et des neurosciences rendraient caduques la notion libérale de responsabilité individuelle, et in fine de l’individualisme qu’elle implique.

    Le libéralisme est un système de gouvernement

    « Pour qu’on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir ».

    Charles de Montesquieu, L’Esprit des Lois , 1748.

    « Prions l’autorité de rester dans ses limites ; qu’elle se borne à être juste. Nous nous chargerons d’être heureux ».

    Benjamin Constant, De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes , 1819.

    Ce primat donné à l’individu et à sa souveraineté, traduit politiquement, est très loin de se résumer à un simple antiétatisme primaire. Au contraire, le libéralisme intègre la question étatique au cœur de ses préoccupations, et ce depuis ses origines. Seulement, si les libéraux ne s’opposent pas à la présence d’un pouvoir politique, ils s’attachent à lui poser des limites strictes.

    L’émergence du libéralisme politique est intimement liée aux grands débats de la période moderne autour de la légitimité du pouvoir politique. Cette dernière ne résulte plus de l’onction divine ; la monarchie absolue perd de son prestige ; subsiste désormais le contrat social issu du consentement des individus. C’est le contractualisme . Thomas Hobbes (1588-1679) sera le premier théoricien à penser l’individu, né des nécessités de l’état de guerre – s’en prémunir pour sauvegarder sa personne – désormais devenu l’échelon légitime pour céder à l’État la prérogative de garantir sa sécurité via le contrat social. Suivra alors John Locke qui développera, dans sa version « libérale » du contrat social, l’existence de droits naturels inaliénables, qui consacrent dès lors une souveraineté et une dignité préalables à l’instauration de la société politique. En ce sens, l’absolutisme est rejeté dans ses fondations : il y a un droit qui précède l’État, et qui l’astreint. Si le gouvernement venait à sortir du cadre de ses attributions, ou s’il échouait à protéger ces droits, alors les citoyens seraient fondés à le renverser.

    De ce souci de lutter contre le gouvernement absolu naîtra le besoin de limiter et de contrôler le pouvoir. Charles de Montesquieu (1689-1755) est sur ce point un penseur incontournable tant sa théorie de la séparation des pouvoirs a joué un rôle considérable dans l’histoire de la philosophie politique, établissant la nécessité de diviser le pouvoir entre le législatif, l’exécutif et le judiciaire. Cet outillage institutionnel serait pour Montesquieu le moyen le plus efficace pour se prémunir contre toute forme de tyrannie. Cette théorie inspirera largement l’un des pères de la Constitution américaine de 1787, James Madison , à laquelle il ajoutera la défense du fédéralisme, autre moyen de partager et décentraliser le pouvoir politique.

    Enfin, pour les libéraux, la séparation des pouvoirs ne saurait constituer un garde-fou suffisant. Il faut aussi et surtout inscrire dans le contrat qu’est la Constitution des limites fixes et indépassables au pouvoir afin de garantir les droits de l’Homme. Ils ajoutent ici, comme le fait merveilleusement Benjamin Constant (voir la citation ci-dessus), que le rôle de l’État n’est pas de « faire le bien », mais d’empêcher le mal en donnant aux individus les moyens de se réaliser et de rechercher leur bonheur. Comme le dit très justement Mathieu Laine dans son dictionnaire 5 , les libéraux s’intéressent davantage au contenu du pouvoir qu’à sa source.

    C’est pour cette raison qu’ils se méfient de la « démocratie absolue » car la légitimité de la source du pouvoir ne l’empêche pas d’être tyrannique. Au contraire même, le surplus de légitimité que confère la décision prise de manière démocratique peut favoriser et justifier la négation des droits de l’individu au nom de l’intérêt général de la collectivité. Constant encore, dans ses Principes de politique (1806), met en garde contre « l’erreur de ceux qui, de bonne foi dans leur amour de la liberté, ont accordé à la souveraineté du peuple un pouvoir sans bornes » 6 . Si ces derniers ont « vu dans l’histoire un petit nombre d’hommes, ou même un seul, en possession d’un pouvoir immense, qui faisait beaucoup de mal ; […] leur courroux s’est dirigé contre les possesseurs du pouvoir, et non contre le pouvoir même. Au lieu de le détruire, ils n’ont songé qu’à le déplacer » 7 .

    Dans son célèbre ouvrage De la démocratie en Amérique (1835), Alexis de Tocqueville fait part d’inquiétudes semblables au sujet du « despotisme de la majorité » : « Les démocraties sont naturellement portées à concentrer toute la force sociale dans les mains du corps législatif. Celui-ci étant le pouvoir qui émane le plus directement du peuple, est aussi celui qui participe le plus de sa toute-puissance. On remarque donc en lui une tendance habituelle qui le porte à réunir toute espèce d’autorité dans son sein. Cette concentration des pouvoirs, en même temps qu’elle nuit singulièrement à la bonne conduite des affaires, fonde “le despotisme de la majorité” » 8 . Pour lutter contre ce despotisme, Tocqueville affirme que « le pouvoir accordé aux tribunaux de se prononcer sur l’inconstitutionnalité des lois, forme encore une des plus puissantes barrières qu’on ait jamais élevée contre la tyrannie des assemblées politiques » 9 .

    L’ordre spontané contre l’interventionnisme

    « Le vice est aussi nécessaire dans un État florissant que la faim est nécessaire pour nous obliger à manger. Il est impossible que la vertu seule rende jamais une Nation célèbre et glorieuse. »

    Bernard Mandeville, Fable des abeilles , 1714

    « La liberté générale d’acheter et de vendre est donc le seul moyen d’assurer, d’un côté, au vendeur, un prix capable d’encourager la production ; de l’autre, au consommateur, la meilleure marchandise au plus bas prix. Ce n’est pas que, dans des cas particuliers, il ne puisse y avoir un marchand fripon et un consommateur dupe ; mais le consommateur trompé s’instruira et cessera de s’adresser au marchand fripon ; celui-ci sera discrédité et puni par là de sa fraude ; et cela n’arrivera jamais fréquemment, parce qu’en général les hommes seront toujours éclairés sur un intérêt évident et prochain. »

    Turgot, Deuxième Lettre à un grand vicaire sur la tolérance , 1754

    Si les principes du libéralisme politique font relativement consensus aujourd’hui, ceux du libéralisme économique sont au contraire presque unanimement rejetés, et c’est sur ce plan que madame Rousseau condamne le libéralisme dans son ensemble, « parce qu’il broie les humains, qu’il se fout des conséquences de son économie, que seul le court terme l’intéresse et surtout le profit et l’accumulation. Il détruit tout, de nos États sociaux à notre planète en passant par nos démocraties ».  Cette diatribe ambiguë et désordonnée, qui ne fait que reprendre de manière confuse la panoplie des clichés sur la pensée libérale, cache en réalité une incompréhension des enjeux que recouvre le thème des libertés économiques.

    Dans ce monde simpliste et manichéen que dessine maladroitement madame Rousseau, les libéraux ne seraient que des financiers cyniques, obsédés par les indices économiques, traversés par une vision statistique et mathématique de la réalité sociale et imprégnés d’un mépris pour le « bas peuple » n’ayant d’égal que sa fascination pour les « élites » dominantes. En fait, la défense du libre marché et d’une économie libérale est tout aussi fondée sur des arguments moraux et politiques qu’utilitaristes. Pour les libéraux, le marché est un outil au service d’un modèle socio-économique basé sur « l’ordre spontané », jugé plus juste, efficace et respectueux des libertés individuelles que son antithèse, l’interventionnisme.

    Loin d’être une machine qui « broie les humains », le concept de marché désigne un « Espace abstrait qui désigne l’ensemble des transactions entre individus, il s’agit d’une procédure qui permet à chacun de découvrir et de recueillir des informations indispensables à sa propre action, […] il s’agit d’un processus de découverte » 10 . Murray Rothbard (1926-1995) explique ainsi que le « laisser-faire ou le libre marché ne supposent pas que chacun connaît toujours le mieux dans son propre intérêt, il affirme plutôt que chacun devrait avoir le droit d’être libre de poursuivre son propre intérêt comme il considère le mieux » 11 . Les libéraux reconnaissent donc l’imperfection du marché, mais ils jugent qu’aucun système socio-économique n’atteint son niveau d’efficacité et de justice.

    L’adhésion au marché et la lutte contre l’interventionnisme sont en fait les pendants politiques d’une très riche réflexion épistémologique soutenant l’individualisme contre le constructivisme . La pensée de Friedrich Hayek (1899-1992) est à ce sujet inégalable. Pour le penseur autrichien, il suffit d’approcher l’immense complexité du monde, et donc notre incapacité à l’appréhender totalement, pour réfuter toute approche constructiviste. Il soutient ainsi que les planificateurs centraux ne disposent jamais de l’ensemble des informations nécessaires pour prendre des décisions économiques optimales, tant ces dernières sont nombreuses, dispersées et difficiles à identifier. Il oppose à cette planification étatique et centralisatrice le concept de catallaxie , qui désigne l’ordre spontané émergeant de l’infinité des interactions prenant place sur le marché. Les prix jouent un rôle important en tant que mécanisme de communication transmettant à l’ensemble des acteurs du marché les informations nécessaires à leurs actions, leur permettant de prendre des décisions « éclairées » sans l’aide d’un acteur central quelconque. Avec la catallaxie, Hayek illustre comment un ordre complexe et coordonné peut émerger des interactions volontaires et décentralisées des acteurs du marché.

    Surtout, cette lutte contre l’interventionnisme s’inscrit dans une lutte contre la croissance du pouvoir étatique. En effet, les libéraux considèrent qu’il ne peut y avoir de libertés individuelles sans libertés économiques. Ils ajoutent que l’absence de ces dernières mène inévitablement à un système politique autoritaire. Lorsqu’Hayek soutient, dans La route de la servitude (1944), qu’un contrôle excessif de l’État dans l’économie conduit nécessairement à une perte de libertés individuelles, il s’inscrit dans la droite lignée de la défense des libertés modernes de Benjamin Constant. Produire et consommer sont des actes profondément intimes et personnels, et une trop grande intervention du pouvoir politique dans la vie économique correspond à une intrusion liberticide d’un pouvoir toujours arbitraire dans la vie des individus.

    L’esprit totalitaire n’a pas disparu…

    « Une élite, qui prétend édifier une société parfaite, incline d’autant plus à la brutalité qu’elle s’imagine viser une fin plus sublime. Du messianisme à la violence, de la violence à la tyrannie, la leçon n’a pas le mérite d’être neuve, et l’on n’ose même pas espérer qu’elle soit jamais retenue. »

    Raymond Aron, Préface de Lénine et la IIIe Internationale (Branko Lazitch), 1950

    Ces quelques lignes auront suffi à démontrer que, loin de tenir la main au fascisme ou au totalitarisme, le libéralisme s’est en fait bâti, tout au long de son histoire, contre toute forme de tyrannie. Les totalitarismes du XX e siècle se sont tous construits autour d’une vision constructiviste de l’Homme et de la société dans une perspective profondément antilibérale. Il est d’ailleurs marquant d’observer à quel point l’illibéralisme et la lutte contre « la bourgeoisie libérale » sont les dénominateurs communs du fascisme italien, du stalinisme soviétique et du national-socialisme allemand.

    Contre ces visions totalisantes et autoritaires « prétendant édifier une société parfaite », les auteurs libéraux se sont soulevés sans aucune forme d’ambiguïté, reconnaissant bien que ces projets visaient à détruire l’individu pour en faire un simple outil au service d’un projet politique holistique. Ce n’est pas un hasard si, parmi les grands analystes du phénomène totalitaire et des religions séculières, on trouve nombre de penseurs libéraux : Élie Halévy, Ludwig Von Mises, Raymond Aron , Friedrich Hayek, François Furet, Jean-François Revel , pour ne citer qu’eux…

    Les prises de position de madame Rousseau autour de la crise environnementale ou des enjeux autour de la défense des minorités montrent bien qu’à travers le contrôle de l’économie, il est en fait question de soumettre l’individu aux exigences d’un intérêt général toujours plus abstrait et arbitraire. N’y a-t-il pas, dans la volonté d’interdire certains types de productions et de consommations (on pense par exemple à la volonté d’ interdire les jets privés ), une vision profondément morale de l’économie, visant à distinguer des « pollutions légitimes » et des « pollutions illégitimes » selon des critères profondément arbitraires et subjectifs ? Dans le monde décroissant et égalitaire de madame Rousseau, quelle sera la place du divertissement sur YouTube ? Légitime ? Illégitime ? Que dira-t-elle à ceux qui veulent voyager ? Visiter de la famille sera-t-il plus légitime que de participer à un colloque universitaire à l’autre bout du monde ? Est-ce que des vacances studieuses dans des musées seront considérées comme plus légitimes que des vacances oisives sur une plage de sable blanc ? N’est-ce pas également une posture potentiellement totalitaire que de considérer que le privé est politique et que, ce faisant, aucun aspect de la vie ne devrait échapper au contrôle du pouvoir politique ? Ou encore, qu’en est-il de la liberté de conscience quand certains se réjouissent de l’apparition de sensibility readers dont le rôle est de réécrire des œuvres , dans le but très admis d’agir jusque dans l’inconscient des individus en expurgeant certains mots ou certaines idées d’œuvres classiques ?

    Ces différents exemples tracent tous un même dessein : la volonté de contrôler l’ensemble de la réalité sociale afin de faire advenir une société parfaite, débarrassée de tous ses maux. Face à cette prétention totalisante, la pensée libérale apparaît plutôt comme un antidote à ces dérives pernicieuses. Pour ne prendre que l’exemple de la crise climatique (puisque madame Rousseau est députée écologiste) : plutôt que d’interdire la viande et les jets privés, de limiter la consommation de débit internet et d’imposer des pratiques, de manière égalitaire, au prix d’une négation totale des individus et de leurs aspirations profondes, les libéraux proposent l’instauration d’un prix carbone afin de laisser arbitrer le marché en donnant à l’ensemble des acteurs privés les informations nécessaires pour faire des choix informés et personnels selon leurs propres conceptions d’une bonne vie. Cette solution permettrait de concilier la sauvegarde des libertés individuelles aux enjeux climatiques, tout en conservant un système économique à même de favoriser les innovations qui seront nécessaires pour nous adapter aux bouleversements déjà enclenchés par le changement climatique et la perte de biodiversité. Madame Rousseau, loin de l’épouvantail que vous dressez et qui est infiniment plus aisé à combattre, le véritable libéralisme, pour qui veut l’appréhender avec un tant soit peu d’honnêteté et de curiosité, révèle une richesse, une vigueur, une force d’âme insoupçonnée qui, pour les « Hommes de bonne volonté », est une source inaltérable face aux maladies de notre temps.

    Tâchons simplement de ne pas confondre le mal et le remède, car assurément, l’esprit totalitaire est ailleurs.

    1. On trouvera une liste des idées reçues les plus fréquentes sur le libéralisme dans l’excellent : Mathieu Laine, Dictionnaire du libéralisme , Paris, France, Larousse, 2012
    2. Benjamin Constant, De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes , 1819.
    3. Benjamin Constant, De la liberté des anciens comparée à celle des modernes, 1819.
    4. M. Laine, Dictionnaire du libéralisme …, op. cit. , p. 526.
    5. M. Laine, Dictionnaire du libéralisme …, op. cit.
    6. Benjamin Constant, Principes de politique applicables à tous les gouvernements: version de 1806-1810 , Paris, Hachette Littératures, 2006.
    7. Ibid. Constant Benjamin, Principes de politique applicables à tous les gouvernements: version de 1806-1810 , Paris, Hachette Littératures, 2006
    8. Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique , Paris, France, Garnier-Flammarion, 1981, vol. 2/.
    9. Ibid. , p. 172.
    10. Mathieu Laine, Dictionnaire du libéralisme , Paris, France, Larousse, 2012.
    11. https://www.wikiberal.org/wiki/ Laissez-faire
    • Co chevron_right

      Les Français et la réforme des retraites

      ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Saturday, 11 March, 2023 - 04:30 · 5 minutes

    Et c’est parti pour la révolution, pour le grand soir ! La foule est dans la rue et la réforme ne passera pas. Blocage, pays à l’arrêt, occupation, grève générale … toute la gloriole de la lutte sociale (et solidaire) est à l’affiche du psychodrame franchouillard qui se joue en ce mois de ventôse de l’an 231.

    Pendant que la France en trottinette électrique et en RTT rêve de guillotine et de tribunaux révolutionnaire, l’autre France se demande quand tout ce cirque va bien pouvoir cesser.

    Impossible de commander La révolution française pour les nuls : toutes les libraires sont en rupture de stock. Il va donc falloir se rabattre sur #BlocusChallenge, la dernière web-série du député insoumis Louis Boyard. Promis, on n’oubliera pas de cliquer sur le pouce bleu. Il faut bien que les internautes amateurs gagnent leur vie, vu que ce n’est certainement pas avec son salaire de député que le benjamin de l’Assemblée peut s’acheter les baskets neuves qu’il ne porte pas.

    Quel cinéma !

    Pendant ce temps, sur la planète Terre…

    C’est vrai qu’il ne se passe pas grand-chose dans le monde pendant que les nostalgiques du suicide collectif sous acide de 1789 et du Spring Break de 1968 se montent le bourrichon en contemplant leur bonnet phrygien dans la glace. Il ne se passe pas grand-chose en Ukraine, en Afrique, en Asie centrale, en mer de Chine. Il ne se passe rien dans les labos de recherche ni dans les bureaux d’étude. Ce n’est pas comme si la planète n’était pas en train de se transformer à toute vitesse.

    En France, on préfère parler de vrais problèmes. On préfère se concentrer sur les priorités, comme l’âge de la retraire quand on est collégien ou retraité, ou sur l’avortement quand on est un homme, ce genre de choses…

    Au fait, peut-on participer à #BlocusChallenge quand on est en maternelle ? Vu que quand on est collégienne avec des couettes, on se fait applaudir en insultant les puissants de ce monde… un môme de 3 ans sur le perchoir de l’Assemblée pointant la représentation nationale du doigt en zozotant « dis, monsieur, pourquoi tu as fait bobo à ma retraite ? Comment oses-tu ? » ça doit le faire, non ?

    Pendant que les révolutionnaires en carton font sortir des lapins de leur chapeau, la planète Terre effectue une vraie révolution : une rotation complète autour de son axe.

    Don’t tread on me

    La majorité française est libertarienne. Bon, ok, dis comme cela, personne ne le croira. Essayons autrement.

    La majorité est silencieuse. Elle ne fait pas de bruit. Quand il fait bon vivre, elle se dore la pilule au soleil. Personne ne l’embête, tant qu’on ne l’embête pas. Mais malheur si on vient la chercher, elle s’habille alors en jaune, crie « Ne me marche pas dessus ! » et se met à semer le bazar partout dans le pays.

    La majorité silencieuse est bien libertarienne et on comprend vite pourquoi.

    90 % des Français gagnent moins de 4000 euros par mois. 4000 euros par mois, c’est moins que le salaire minimum en Suisse . Un élève médecin ou ingénieur a quasiment la certitude de gagner moins qu’un plombier. Il a surtout la totale certitude de gagner bien moins qu’un petit dealer.

    Alors certes, 10 % de Français gagnent plus de 4000 euros : les riches , ceux qui ont des montagnes d’or dans leur placard et chez qui on peut aller se servir à volonté. Certes ! Il y a aussi les lessivés du cerveau, ceux qui croient qu’un pays où quasiment tout le monde gagne à peine de quoi vivre est une grande puissance mondiale que le monde entier nous envie.

    En fait, la majorité est silencieuse et n’en a absolument rien à faire du système et de la politique. Tant qu’on ne lui marche pas sur les pieds. Elle vit avec le système. Elle fait avec le système. Quand ça ne lui plaît pas, elle se débrouille. Ça se passe toujours comme ça dans les pays communistes : on répare les vieilles voitures et on travaille au noir.

    Contre la réforme ne signifie pas pour le système actuel

    Si une immense majorité de Français est contre la réforme de la pitoyable aumône au prétexte de laquelle ils auront été rackettés toute leur vie, cette même majorité est loin d’être prête à apporter son soutien aux clowns collectivistes.

    Sept millions de Français ont voté Jean-Luc Mélenchon au premier tour de la dernière élection présidentielle soit 15,8 % des inscrits, qui ont d’ailleurs quasiment tous voté pour Emmanuel Macron au second tour.

    Le mouvement de défiance dépasse plus que très largement la gauche : plus de 70 % des Français sont contre la réforme.

    Il n’a également rien à voir avec la droite dont une partie, par réflexe pavlovien anti-gauche, soutient le gouvernement et dont l’autre ne pense qu’à passer entre les gouttes et à ne pas faire de vagues d’ici la prochaine élection présidentielle.

    Tous les partis confondus, droite, gauche, centre, tout comme tous les syndicats, seraient très mal inspirés de penser que les Français sont opposés à la réforme parce qu’ils supportent le système actuel et qu’ils sont prêts à se battre pour le conserver.

    Un train peut en cacher un autre

    Seulement 34 % des personnes interrogées lors du dernier sondage pensent que la réforme sera retirée. Ça fait quand même un sacré nombre de Français qui ne se font aucune d’illusion. Ça fait surtout une sacré nombre de silencieux aucunement représentés par aucun parti politique que ce soit, ni par un syndicat.

    Si on ajoute à cela qu’une bonne moitié de la population se dit très en colère au sujet de la politique économique et sociale du gouvernement, il y a de très fortes probabilités que derrière le baroud d’honneur des syndicalistes et des gauchistes nostalgiques des soixante ans et des 35 heures, se cache un mouvement de grogne totalement différent, voire à l’opposé des refrains étatistes tenus par tous les partis représentés au Parlement.

    De plus en plus de gens savent comment vivent certains de nos voisins. Et pour revenir au sujet des retraites, ils sont nombreux à comprendre qu’ une retraite par capitalisation vous appartient et ne vous place pas sous la menace permanente de voir de petits malins changer les règles du jeu tous les quatre matins. Sans parler de ce qu’on daigne gracieusement vous octroyer en fin de compte, comparé à ce qui vous a été racketté toute votre vie.

    • Co chevron_right

      « Les Machiavéliens » de Burnham, une lecture libérale (IV)

      ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Sunday, 5 March, 2023 - 03:30 · 12 minutes

    Par Finn Andreen.

    Retrouvez les autres parties de l’article ici , ici , et ici .

    Après avoir résumé, en partie I, les idées que présente Burnham dans son livre Les Machiavéliens , puis revu dans les parties II & III les problèmes pour la démocratie qu’impliquent ces conclusions, les lacunes libérales de Burnham ainsi que des penseurs machiavéliens sont le sujet de cette partie IV.

    La plupart des individus qui vivent en démocratie, et pour qui l’idéal démocratique est presque devenu une partie de leur propre identité, ressentiront naturellement une gêne, voire une aversion, vis-à-vis des conclusions des machiavéliens. Ces conclusions ne correspondent pas du tout à l’idéologie égalitariste et démocratique de la culture politique occidentale contemporaine.

    Mais elles pourraient probablement en théorie être acceptées par des politologues de convictions idéologiques diverses et variées. Toutes les idéologies politiques reconnaissent, du moins implicitement, la réalité du pouvoir de la minorité sur la majorité. Les libéraux, en particulier, devraient avoir une affinité naturelle pour la science politique machiavélienne, car celle-ci justifie le scepticisme libéral traditionnel envers le pouvoir politique.

    En effet, Burnham a montré que les penseurs machiavéliens avaient anticipé de presque un siècle, quoique de façon approximative et peu sophistiquée, des contributions libérales assez récentes en science politique, telles que la théorie des choix publics et l’idée de la capture règlementaire . Les machiavéliens seraient certainement d’accord pour dire que la minorité dirigeante – composée de politiciens, de fonctionnaires et de leurs relations dans le monde des affaires – a ses propres raisons et intérêts d’influencer la politique du gouvernement et de diriger les investissements publics.

    Il est donc assez ironique que la critique la plus pertinente et la plus constructive du livre de Burnham et de la science politique machiavélienne plus largement, provient sans doute du libéralisme. Cette critique libérale concerne deux points précis : l’inexistante théorie de l’État de Burnham et sa faible définition de la liberté. Ces deux lacunes limitent la solution que peut proposer Burnham pour contrecarrer les tendances oligarchiques des démocraties représentatives.

    L’inexistante théorie de l’État

    Le libéralisme adopte la définition wébérienne de l’État en tant qu’entité qui utilise de façon coercitive son monopole des moyens de violence sur un territoire donné, en fournissant protection et autres services. En contrepartie, l’État exige une compensation pour ces services et une obéissance à ses règles.

    En tant que transgresseur fondamental de la propriété privée, les libéraux considèrent donc l’État comme le premier et le plus grand frein à la liberté. Ils définissent donc la liberté politique comme l’absence de contraintes étatiques. Avec cette définition, à tout moment la quantité de liberté politique dans la société est relative à la taille de l’État, son envergure et son rôle dans la société.

    Ni les machiavéliens ni donc Burnham n’ont tenu compte de la croissance historique sans précédent de l’État et le rôle objectivement et historiquement excessif qu’il joue dans la société moderne. Peut-être que cette tendance étatique n’était pas encore si évidente pour les machiavéliens, actifs surtout avant la Première Guerre mondiale, mais Burnham aurait pu cerner ce phénomène.

    Il n’a pourtant pas clairement identifié l’État comme agent social distinct du reste de la société. Dans Les Machiavéliens , il ne mentionne jamais le mot État , évoquant plutôt des dirigeants , dans le sens classique du terme, comme les Grecs employaient ce mot. L’emploi de dirigeants semble un peu déplacé dans un ouvrage sur la société moderne et peut conduire à des malentendus, puisque cela implique une personnalisation du pouvoir politique qui n’existe plus. À l’exception des systèmes présidentiels, comme celui en vigueur en France, le pouvoir politique ne dépend plus des caprices d’un seul individu. Les dirigeants est un terme qui n’évoque aucunement l’État moderne en tant qu’institution, avec sa bureaucratie tentaculaire , ses innombrables intérêts et sa complexe relation avec la société.

    Le manque d’une théorie de l’État dans l’œuvre de Burnham peut se comprendre car il venait à l’époque de faire un revirement idéologique dramatique, ayant juste quitté le marxisme et adopté le conservatisme américain. Les auteurs machiavéliens eux-mêmes étaient plus sophistiqués en ce sens, puisqu’ils se réfèrent beaucoup plus souvent à l’État qu’aux dirigeants, ce qui indique qu’ils voyaient l’État d’une manière bien plus moderne que Burnham.

    Cependant, les machiavéliens ne développèrent pas non plus, curieusement, le concept d’État. Il n’y a guère dans leurs œuvres de références aux célèbres penseurs libéraux qui ont développé des théories modernes de l’État, tels que Frédéric Bastiat, Gustave de Molinari, William Godwin, Lysander Spooner, Herbert Spencer ou Robert Oppenheimer. (Mosca mentionne Spencer, mais pas en ce qui concerne son opposition à l’État ). Ces penseurs libéraux ont identifié très tôt l’exception que représente l’État en tant qu’organisation sociale, et son rôle improductif et souvent nocif pour la société.

    Il semblerait que non seulement Burnham mais également les penseurs machiavéliens eux-mêmes ne connaissaient pas les contributions importantes de ces penseurs libéraux. En conséquence, ils n’ont pas pu identifier l’exception significative que représente l’État moderne sur le plan sociologique et historique dans la société, ni la position politique à adopter en réaction à cette exception.

    Il est important de noter que les deux concepts qui sont comparés ici – à savoir la minorité dirigée des machiavéliens et l’État coercitif des libéraux – ne sont pas identiques. Certains membres de la minorité dirigeante ne font pas de facto partie de l’État, même s’ils y sont généralement au moins fortement liés. Inversement, de nombreux fonctionnaires de bas rang ne devraient pas être considérés comme faisant partie de la minorité dirigeante puisqu’ils n’ont aucun pouvoir de décision.

    Cependant, les deux concepts se chevauchent clairement. Une partie essentielle de la minorité dirigeante détient le pouvoir politique sur la majorité, et le pouvoir politique est exercé uniquement par les institutions de l’État.

    La liberté en tant qu’opposition politique

    Puisque les machiavéliens sont connus pour leur approche scientifique et non idéologique de la politique, il n’est pas étonnant qu’ils ne donnent pas beaucoup d’attention au concept de liberté, qui est un concept historiquement et idéologiquement fluide. En effet, le mot liberté n’apparaît pas dans leurs œuvres. Évidemment, sans une théorie de l’État, la liberté ne peut évidemment pas être définie au sens libéral du terme, c’est-à-dire en tant qu’absence de coercition étatique.

    Il est donc d’abord difficile de comprendre pourquoi Burnham appela les machiavéliens les « défenseurs de la liberté » , dans le sous-titre de son livre. Cette qualification ne devient claire que dans le dernier chapitre de conclusion. Burnham leur a donné ce nom car il considérait que la science politique machiavélienne révélait la façon dont, au moins en partie, la minorité dirigeante doit représenter, c’est-à-dire prendre en considération, la majorité qu’elle gouverne.

    Pour Burnham comme pour Gaetano Mosca, « La liberté, veut dire avant tout… l’existence d’une opposition publique à l’élite gouvernante » 1 . La liberté est alors définie en tant que « défense judiciaire », c’est à-dire comme « une mesure de sécurité pour l’individu, qui le protège de l’exercice arbitraire et irresponsable du pouvoir », en particulier en ce qui concerne « le droit des opposants de l’élite dirigeante d’exprimer publiquement ses positions d’opposition en public et à s’organiser pour les mettre en œuvre » 2 .

    Burnham définit donc la liberté comme la possibilité d’un conflit politique, par l’existence d’une opposition réelle à la minorité au pouvoir. Burnham ne parlait pas, bien sûr, de l’opposition populaire à l’élite gouvernementale. Les machiavéliens ont montré que la majorité est incapable d’une telle opposition, car « seul le pouvoir limite le pouvoir » 3 . L’opposition politique doit donc obligatoirement provenir d’une « partie de l’élite dans son ensemble » 3 .

    Burnham ne voit pas la démocratie comme « le pouvoir du peuple », car les machiavéliens ont montré que cela est impossible. Il définit plutôt la démocratie telle qu’elle est souvent comprise en pratique, à savoir comme une société « libre » dans le sens de liberté mentionné ci-dessus. Ce droit d’opposition est fondamental pour que le système politique soit démocratique, en faisant pression sur la minorité au pouvoir.

    La démocratie est liée à cette définition de la liberté par Burnham parce qu’il percevait ce système politique comme la seule façon pour la majorité de défendre ses intérêts auprès de la minorité dirigeante, au moins indirectement. L’argument consiste à dire que cette lutte de pouvoir au sein de la minorité dirigeante deviendrait inévitablement publique à un moment donné. Par conséquent, l’élite en opposition et l’élite au pouvoir devront tenir compte, dans une certaine mesure, des intérêts exprimés par la majorité.

    Le passage clé de Burnham est le suivant 5 :

    Comme le pouvoir dépend de la capacité de contrôler les forces sociales existantes, l’opposition cherche à attirer les forces de son côté et à gagner de nouveaux leaders qui sortent des rangs de la société. Dans cette tentative, elle doit promettre certains avantages à divers groupes; si elle réussit, elle doit tenir au moins quelques-unes de ses promesses. En même temps, cette lutte stimule des nouvelles revendications de nombreux groupes, même des non-élites. Enfin, l’opposition doit chercher à détruire le prestige de l’élite dirigeante en exposant les inégalités de son pouvoir, qu’elle connaît bien mieux que les masses.

    […]

    Face à ces attaques multiples, l’élite gouvernante, pour tenter de garder le contrôle, est à son tour contrainte d’accorder certaines concessions et de corriger au moins quelques-uns des abus les plus flagrants. Le résultat net indirect de la lutte, qui d’un point de vue n’est qu’une lutte entre deux groupes de dirigeants, peut donc être bénéfique pour de larges parties des masses. Les masses, empêchées par la loi d’airain de l’oligarchie de se gouverner directement et délibérément, sont capables de limiter et de contrôler indirectement le pouvoir de leurs dirigeants.

    Ce processus décrit par Burnham existe certainement et peut accroître l’influence de la majorité dirigée. Le niveau exact d’influence que la majorité tire de l’existence d’une opposition dépend probablement des conditions spécifiques de chaque société. Burnham était peut-être trop optimiste quant à cette influence, étant donné l’approche non scientifique de la majorité en ce qui concerne la politique.

    Il était peut-être aussi trop optimiste en pensant que l’existence d’une opposition politique au sein de la minorité au pouvoir serait tout simplement tolérée. Comme Burnham l’a admis dans le même chapitre final, un corollaire pour que ce processus fonctionne est que la minorité dirigeante doit aussi être scientifique dans son approche du pouvoir politique, car en servant au mieux ses propres intérêts à court et à long terme, elle servira aussi indirectement certains besoins de la majorité, comme l’explique clairement la citation précédente.

    Cependant, l’expérience historique montre que cela n’est pas une qualité que l’on peut attendre souvent de ceux qui détiennent le pouvoir politique. Au contraire, la minorité dirigeante montre bien souvent des signes d’incompétence et de superficialité. De nombreux exemples, anciens, modernes et très récents, montrent que les élites gouvernantes ont souvent été minées par leurs propres erreurs politiques, tant en politique intérieure qu’étrangère.

    Confusion entre liberté et démocratie

    D’un point de vue libéral, avec une telle définition, Burnham confond dangereusement liberté et démocratie. Parler des bienfaits de l’opposition politique est une chose, mais assimiler cela à la liberté en est une autre.

    Appeler les démocraties libres parce qu’elles acceptent une opposition politique est une position tout à fait normale. C’est la position standard aujourd’hui qui emploie la logique circulaire selon laquelle les démocraties sont libres précisément parce qu’elles sont des démocraties. Il est donc surprenant que Burnham ait adopté cette définition machiavélienne simpliste et faible de la liberté.

    D’un point de vue libéral il est dangereux de faire un amalgame entre liberté et démocratie, car cela signifie qu’un concept aussi fondamental que la protection des droits de propriété est relégué au second plan. En effet, la démocratie n’est pas en soi un rempart contre la violation de la propriété privée par l’État. Au contraire, les démocraties libérales modernes ont des États interventionnistes qui ne cessent de s’en prendre aux droits de propriété par leurs politiques fiscales et monétaires, leurs restrictions commerciales et leurs pressions réglementaires sur l’économie.

    Lorsque l’État est de taille réduite et intervient peu dans la société, son bilan en tant que défenseur du droit de propriété est naturellement considéré comme bien plus important que le degré avec laquelle l’élite dirigeante « représente » réellement la population. À l’inverse, lorsque l’État est fortement interventionniste et a un rôle de grande envergure, la question de la représentation démocratique devient évidemment alors primordiale.

    Ceci montre bien comment la démocratie et la liberté, au sens libéral du terme, sont en réalité des concepts contradictoires. C’est la raison pour laquelle cet amalgame entre la démocratie et la liberté a été critiqué par un bon nombre des principaux libéraux, tels que Murray Rothbard , Hans-Herman Hoppe , Rose Wilder Lane , F. A. Harper , entre autres.

    Si l’on considère cette critique libérale de la science politique machiavélienne, il est possible maintenant de voir comment le libéralisme peut proposer une meilleure solution aux crises de légitimité auxquelles les démocraties modernes sont confrontées quotidiennement lorsqu’elles deviennent inévitablement de plus en plus oligarchiques et autoritaires.

    Article publié initialement le 2 novembre 2021

    1. Burnham, J., The Machiavellians: The Defenders of Freedom, 2nd edition, Gateway, 1964, p277.
    2. Ibid. p274.
    3. Ibid. p278.
    4. Ibid. p278.
    5. Ibid. p279.
    • Co chevron_right

      L’UE est-elle en proie à un communisme à coloration écologique ?

      ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Thursday, 2 March, 2023 - 04:20 · 9 minutes

    La tâche assignée à cet article est d’analyser comment les institutions européennes sont passées de la promotion du marché libre à un communisme à coloration écologique. Ce fut l’occasion pour son auteur de faire pour la première fois appel à ChatGPT , l’agent conversationnel utilisant l’intelligence artificielle développé par OpenAI. Précisons qu’il n’est pas question ici de dénigrer ni d’encenser cet outil dont le prototype a été lancé en novembre dernier. D’autres s’en chargent, grand bien leur fasse.

    ChatGPT s’en excuse, mais prétend que la prémisse de la question est inexacte. L’Union européenne (UE) n’est pas devenue une entité communiste. L’UE consiste en une union économique et politique  fondée sur les principes de la démocratie, de l’État de droit et de la protection des droits de l’Homme et des libertés. Ses 27 États membres coopèrent et prennent des décisions sur une série de questions qui touchent leurs citoyens dans le respect de ces principes. Dont acte.

    Si l’UE, poursuit le robot, préconise l’économie sociale de marché qui comprend un État-providence fort et des protections pour les travailleurs, elle n’est pas pour autant communiste. Le communisme est un système politique et économique qui prône l’abolition de la propriété privée et l’instauration d’une société sans classes dans laquelle tous les biens et ressources sont collectivement détenus et contrôlés par la communauté dans son ensemble. Ce n’est pas le cas dans l’UE. Il est important, morigène-t-il, de prêter attention aux termes utilisés et d’éviter de diffuser des informations erronées ou de faire des affirmations non fondées. Tout est dans les détails.

    L’auteur de cet article l’est aussi d’un essai, On vous trompe énormément: L’écologie politique est une mystification , dans lequel il développe la thèse qu’à partir de prophéties de malheur et d’alertes mêlant des éléments hétérogènes et pointant vers un futur nécessairement incertain et sur la base d’une propagande alimentée par les médias et s’appuyant sur les faiblesses de l’entendement humain et la peur, nous assistons avec l’avènement de l’écologie politique à la mise en place d’un dispositif, au sens où l’entend le philosophe Giorgio Agamben.

    Le concept est emprunté à Michel Foucault qui l’utilise à propos de la « gouvernementalité » en tant que gouvernement des hommes. Agamben le définit comme suit : « Tout ce qui a, d’une manière ou d’une autre, la capacité de capturer, d’orienter, de déterminer, d’intercepter, de modeler, de contrôler et d’assurer les gestes, les conduites, les opinions et les discours des êtres vivants ».

    Du marché commun à l’écologie politique

    Reprenons les choses dans l’ordre.

    À l’origine, le Traité de Rome de 1957 institua une communauté économique européenne visant à créer un marché commun entre les six pays membres avec la libre circulation des personnes, des biens, des services et des capitaux. Un second traité fut signé par les mêmes pays le même jour, le traité Euratom, instituant une communauté de l’énergie atomique.

    L’objectif est économique. Il s’agit d’assurer le progrès économique et social, d’améliorer le niveau de vie et d’emploi, de favoriser une saine concurrence, de réduire les écarts de richesse entre régions et de soutenir les régions défavorisées en ligne avec la résolution de Messine (1955), de l’accès à une source indépendante d’énergie abondante et bon marché (l’énergie nucléaire).

    Les traités ont été modifiés à plusieurs reprises et la prise en compte d’objectifs environnementaux (développement durable, changement climatique) et sociaux différents en a considérablement altéré la portée. Économie de marché, libre-échange et création de richesse, s’ils ne sont pas complètement passés à la trappe, ne figurent clairement plus au premier plan. Que seuls trois pays (Irlande, Luxembourg et Estonie) de l’UE sont tenus pour libres au classement de la liberté économique de la Heritage Foundation (qui tient notamment compte de l’État de droit, du poids des pouvoirs publics, de l’efficacité réglementaire et de la liberté d’entreprendre et d’investir) en dit long. Belgique, 37 e , et France, 52 e , figurent dans la catégorie des pays modérément libres au même titre que, par exemple, le Qatar, 44 e , la Jamaïque, 46 e , l’Albanie, 50 e

    Les institutions européennes (la Commission européenne, la Banque centrale européenne, la Cour de justice de l’UE) se sont aussi arrogé des pouvoirs exorbitants pour ce qui est d’interférer dans la marche des affaires publiques et privées. On peut s’interroger s’ils sont légitimes, échappant à tout contrôle démocratique avec un Parlement, retraite dorée pour politiciens décatis, dont les récentes affaires poussent à se demander s’ils n’ont décidément pas la tête ailleurs, un Conseil, des chefs d’État et de gouvernement, leurs ministres trop accaparés par leur train-train de politique politicienne nationale pour s’inquiéter de mettre de l’ordre dans le capharnaüm.

    Ces diverses instances s’inscrivent-elles encore dans un respect strict des principes de démocratie et d’État de droit ? Une même question se pose au sujet des États membres. N’est pas uniquement visé le pouvoir hongrois qui a fait vœu d’illibéralisme. Comme Ivan De Vadder, un journaliste politique belge, l’a amplement démontré dans un livre récent, Wanhoop in de Wetstraat (« Désespoir dans la rue de la Loi »), le système politique belge, par exemple, est pris dans les rets de la particratie, laquelle n’a rien à voir avec l’idée que l’on se fait d’une démocratie parlementaire représentative ; quelques-uns, les présidents de parti, se partagent le pouvoir politique.

    La nouvelle tentation totalitaire

    Le respect de la vie privée, la liberté de pensée et d’expression, voire d’entreprendre et de se prendre en charge, n’en sont pas ressortis renforcés.

    Si l’Europe n’a pas (encore) versé dans le communisme, ne pourrait-on pas soutenir qu’elle s’est engagée sur la voie d’un totalitarisme et suit une évolution comparable à celle du passage de la République romaine à l’Empire romain que l’historien David Engels a si bien décrit dans son remarquable essai sur Le Déclin. La crise de l’Union européenne et la chute de la République romaine. Quelques analogies ?

    Dans son récent essai sur le totalitarisme , le professeur de psychologie clinique de l’Université de Gand Mattias Desmet fait la part des choses entre dictature et régime totalitaire, l’un n’excluant pas l’autre. Le totalitarisme, écrit-il en se référant aux Origines du totalitarisme de Hannah Arendt, est ancré dans un processus psychosocial de formation de masse, que le psychologue français Gustave Le Bon analysa dans La Psychologie des foules en 1895, par lequel des individus perdent tout sens critique et jusqu’à leur identité personnelle dans la masse.

    Desmet décrit le phénomène comme suit :

    « La disposition d’individus à sacrifier aveuglément leurs intérêts personnels au profit de la collectivité ; une intolérance radicale à l’égard des opinions dissidentes ; une propension paranoïde à dénoncer son prochain permettant au contrôle social de s’exercer jusqu’au sein de la sphère privée ; un état réceptif à la propagande et l’endoctrinement, aussi absurde qu’en soit le contenu pseudo-scientifique ; l’adhésion aveugle à une logique étroite (ce qui explique que totalitarisme et religion soient inconciliables) ; le rejet de toute diversité et de toute créativité (ce qui rend totalitarisme d’une part, art et culture d’autre part, incompatibles) ; une inclination pour l’autodestruction qui fait que les systèmes totalitaires finissent toujours par s’autodétruire. »

    Toute ressemblance avec des situations ayant existé ou existant encore n’est nullement fortuite. Tout cela est en effet d’actualité, insiste Desmet. Que l’on songe au climat ou à la pandémie, sans même mentionner l’égalitarisme rampant, jamais n’avons-nous été aussi près de ce qu’ Hannah Arendt avait prévu, à savoir l’émergence d’un système totalitaire dirigé par des technocrates et des bureaucrates dans une société fanatiquement mécaniste, désorientée, victime d’isolement social et d’angoisse, à la recherche d’un absolu. Pour peu qu’une narration alternative soit propagée dans les médias de masse permettant d’objectiver cet état d’angoisse, il existe une chance réelle qu’une large portion du public y adhère, selon Desmet, faisant la part belle aux arguments ad populum (primauté au collectif) et ad auctoritatem (précellence de l’autorité), propices à l’autoritarisme et à l’intolérance.

    La métaphore du réenchantement

    S’agit-il d’une simple vision de l’esprit ? Il n’en est rien. Un rapport de 200 pages dans le cadre du programme FAST (Forecasting and Assessment in Science and Technology), intitulé « Les religions face à la science et la technologie », remis à la Commission européenne en novembre 1991, plaidait pour une « Europe réenchantée par une métaphore éthiquement mobilisatrice », à défaut de laquelle « il y avait un grand risque que l’économie et la technologie ne continuent à diriger nos sociétés ». Il précisait que l’expression du projet sous la forme d’une métaphore était nécessaire afin qu’il puisse être entendu et compris par la plus grand nombre dans une population sur- et mal-informée. L’auteur du rapport se référait explicitement aux travaux d’Anthony Judge, un spécialiste de la gouvernance publique par la métaphore, et, la qualifiant de « manière post-moderne de gouverner », il déclarait :

    « Il semble que les populations réagissent de moins en moins au langage usé des analyses et des rapports. Peut-être cherchent-elles intuitivement une approche globale qui les aide à se déterminer un horizon, une parole qui parle en même temps à leur intelligence, à leur cœur et à leur esprit. Or il y a une carence et une faim de visions et d’espérances globales, cachées sous une indigestion de démarches analytiques et d’informations parcellaires. C’est dans ce contexte qu’apparaît la force des métaphores qui sont un peu comme des paraboles, des histoires qui indiquent un sens sans l’enfermer. »

    Cette nouvelle métaphore visant à faire entrer l’Europe dans le réenchantement, précisait-il, devait être holistique, éthique et participative, affirmer ses valeurs et sa responsabilité vis-à-vis des plus faibles d’ici et d’ailleurs et projeter « une vision à court, moyen et long terme d’un ordre économique social et écologique que nous soyons fiers de léguer à nos enfants ». L’Europe n’est sans doute pas encore acquise au communisme mais elle est déjà pour sûr en plein réenchantement métaphorique.

    • Co chevron_right

      Le libéralisme, l’humanisme et l’antihumanisme

      ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Thursday, 2 March, 2023 - 03:50 · 11 minutes

    Par Alexandre Deljehier.

    L’humaniste, de la Renaissance à nos jours, en passant par les Lumières, est un défenseur de la culture et de la dignité humaine : la perfectibilité et la liberté caractérisent la personne humaine.

    Si tous les humanistes ne sont pas libéraux – je pense aux socialistes George Sand, Victor Hugo et Jean Jaurès par exemple, bref, les humanistes de gauche – le libéral est forcément humaniste. L’humanisme est une refonte laïque de la métaphysique judéo-chrétienne ; il est donc normal de voir les libéraux reconnaitre l’autonomie de la volonté et défendre l’État de droit, contrairement aux nihilistes, davantage tentés par l’arbitraire politique.

    L’humanisme républicain ne faisant plus recette à gauche – la victoire de la France Insoumise sur le Parti socialiste , dans la lutte pour obtenir la place de premier parti politique de gauche, le prouve -, il est vital pour les libéraux d’insister sur l’humanisme afin de défendre leur vision du monde. Ainsi, le libéral se voit obligé de combattre le matérialisme et le nihilisme sur deux fronts : avec les marxistes et les libertins/libertaires, à gauche et le sociobiologisme (eugénisme et racisme) ou le nietzschéisme, à l’extrême droite. Il doit aussi se définir négativement pour se distinguer des autres tendances humanistes.

    L’antihumanisme de gauche

    La gauche antihumaniste prétend combattre deux ennemis : l’extrême droite et le libéralisme.

    Les marxistes défendent clairement une vision matérialiste du monde . Feuerbach, hégélien de gauche, source d’inspiration pour Marx et Engels, disait ceci : « l’Homme est ce qu’il mange » ! De fait, cela veut dire que l’Homme n’est qu’une machine biologique entièrement déterminée par son environnement ; donc une marionnette, un automate dénué de libre arbitre et d’esprit critique. Dès lors, il n’y aurait que des relations d’intérêts et de prédation entre des individus égoïstes ; ce n’est pas un hasard si, par exemple, Marx admirait le philosophe anglais Thomas Hobbes : ce dernier défend une vision cauchemardesque d’un monde régi uniquement par le rapport de force et des lois immanentes.

    Dans la lignée des libertins du XVII e et XVIII e siècles, l’extrême gauche fait l’apologie de la raison et de la science, non pas, comme les humanistes classiques, pour défendre l’humanisation de la nature, mais au contraire pour critiquer la culture. Cette dernière serait suspecte car source d’aliénation et de contraintes ; une supercherie mise en place par les dominants pour protéger leurs intérêts matériels. Les marxistes sont plus révolutionnaires que les libertins – ces derniers seraient plutôt utilitaristes et positivistes -, mais leur objectif demeure scientiste : il s’agit surtout de « déconstruire » la culture dominante pour enfin planifier les sociétés humaines selon des lois dites scientifiques, s’inscrivant ainsi dans la lignée d’un Francis Bacon ou d’un Saint-Simon .

    Inversement, nous ne verrons pas Sigmund Freud faire l’apologie des utopies sociales ou des révolutions prolétariennes, même si celui-ci considère que la culture engendre beaucoup de frustrations et de souffrances (pessimisme culturel). Ce clivage est notoire avec les marxistes/situationnistes, d’un côté et les « libéraux libertaires » hédonistes, de l’autre. Nous verrons d’ailleurs des libertaires, en bons révolutionnaires, s’enthousiasmer pour le règne de la technique ; selon ces tenants du posthumanisme, l’humanité est une chose périssable appelée à être dépassée grâce la science ; au nom des « intérêts de l’espèce », il s’agit de faire l’économie de la notion de dignité humaine.

    Pour cette gauche, l’Homme ne peut pas seulement vouloir devenir ce qu’il veut : pour faire advenir une véritable révolution, il faut changer certes l’environnement de l’Homme, mais surtout dépouiller l’humanisme de ses présupposés idéalistes sur le droit ; la conséquence logique de cet « humanisme théorique » est un antihumanisme en pratique. La dispute entre le marxisme et le libéralisme vient de cette mésentente sur la définition de l’Homme.

    Pour les matérialistes, le siège de la volonté serait le cerveau ; de même, la conscience en serait le produit. Ainsi, la volonté n’est pas autonome, libre, mais seulement déterminée par des causes extérieures. Par exemple, les violences masculines faites aux femmes seraient systémiques et donc, encouragées par la « culture du viol » ; elles ne relèvent pas d’un choix délibéré des agresseurs de faire du mal. Nous voyons bien que le refus du libre arbitre, présenté comme une révolution métaphysique par les matérialistes, est politiquement dangereux, et ce depuis l’Antiquité si l’on en croit Cicéron.

    L’hédonisme et l’ utilitarisme ont de fait, pour fondement la conviction que la loi morale peut être déduite à partir du monde sensible sans se référer alors à un hypothétique monde intelligible ( Beccaria , Helvétius, Bentham , Mill) : le bien est synonyme de plaisir des sens et le mal, synonyme de douleur et de souffrance. Les libertaires, socialisants ou non, par exemple, veulent « émanciper la matière de la tutelle de l’esprit » (Dejacque). C’est le point de départ du matérialisme, du collectivisme et du progressisme.

    L’antihumanisme de droite

    L’extrême droite est antihumaniste et antichrétienne dans le sens où elle critique également la culture.

    Dans la lignée de Nietzsche et de Calliclès, l’extrême droite estime que la culture est l’instrument des faibles pour se protéger des forts. De fait, c’est l’exact contrepied du marxisme. Les réductionnistes soutiennent cette idée : les comportements sociaux sont entièrement déterminés par la génétique et la biologie ; puisque les inégalités raciales et sociales sont naturelles, il n’y a pas besoin de culture. C’est dans ce sens qu’il faut comprendre cette phrase prononcée dans le premier acte d’une pièce de théâtre donnée à Berlin pour le 44ème anniversaire de Hitler : « quand j’entends le mot culture, j’enlève le cran de sûreté de mon browning ». Des politiques eugénistes et racistes peuvent ainsi être justifiées au nom de cette conception matérialiste/naturaliste du monde (Arthur de Gobineau, Francis Galton…).

    L’antihumanisme de droite est observable sur le plan théorique et pratique.

    Le réductionnisme peut servir de caution intellectuelle à droite, mais l’antihumanisme de droite est rigoureux lorsqu’il s’inscrit en réaction au matérialisme. Il est même davantage perceptible, d’abord chez les nationalistes romantiques, puis chez Nietzsche et les fascistes : il faut faire l’économie de la morale mais aussi de la raison ; pour Nietzsche, le posthumain ou surhomme se serait émancipé du ressentiment et de la morale d’esclave. Là aussi, le refus nihiliste d’adhérer à une morale transcendante pour lui préférer l’immanence, le monde sensible, est manifeste, bien que le matérialisme soit combattu pour ses implications utopiques ; il n’est donc pas étonnant de voir des penseurs se réclamer du « nietzschéisme de gauche » (Palante, Goldman, Bataille, Camus, Foucauld, etc.).

    L’extrême droite critique les mœurs bourgeoises, mais non pour défendre plus de démocratie comme le font les socialistes, mais au contraire pour défendre une conception aristocratique et inégalitaire du monde, à l’opposé des idées issues des Lumières . Aussi, il ne faut pas se laisser berner par des labels allemands tels que « national-socialiste » ou « national-libéral » car il n’y rien de libéral ou de socialiste dans les idéologies d’extrême droite. Cette logique matérialiste se démarque du matérialisme classique, à vocation progressiste, car la recherche du bonheur n’est plus le référentiel de la « bio politique », du pouvoir utilitaire exercé sur les corps (Foucauld) ; Gobineau précisera qu’il ne se préoccupe pas de l’avenir du Milieu (environnement), mais plutôt de celui de la Race. Si la gauche fonde son matérialisme à partir des sciences naturelles et humaines afin de gagner en légitimité, les réductionnistes ne considèrent que les sciences naturelles (physique, génétique, biologie) pour expliquer le mystère de l’humanité.

    Le libéralisme est un humanisme classique

    Le libéralisme est un humanisme classique car il s’oppose au matérialisme. Le philosophe qui est allé le plus loin sur les implications politiques du libéralisme est Emmanuel Kant .

    Tout d’abord, il convient de définir le libéralisme sur le plan métaphysique.

    Pour les libéraux, l’Homme est un animal raisonnable même si la raison a ses limites – ce qui revient à critiquer le régime de la Terreur en 1793 et les régimes communistes -, il est donc un être de culture – ce qui revient à rejeter de facto les totalitarismes du XX e siècle. Pour Kant, il y a un progrès moral : l’Homme moderne possède désormais une connaissance accrue du Bien et du Mal. Toutefois, il n’est pas devenu plus vertueux pour autant. Si l’Homme est fait « d’un bois tordu » (Kant), donc mauvais par nature, cela interdit tout volontarisme en politique pour l’améliorer ou le perfectionner : la recherche du bonheur doit rester une démarche individuelle ; au début du XVIII e siècle Jonathan Swift se moquait déjà des ambitions utilitaires et matérialistes des réformateurs, dans son essai intitulé A modest proposal.

    La personne, perfectible et libre, peut toujours faire un mauvais usage de sa raison – c’est-à-dire préférer être esclave de ses passions, donc renoncer à sa dignité morale, plutôt de se rendre autonome et discipliner sa volonté – et pour ce faire, il est nécessaire de penser sa responsabilité sur le plan pénal et civil. L’objet du droit est la personne humaine. De fait, Emmanuel Kant, Benjamin Constant , Germaine de Staël, etc, postulent rationnellement l’existence de Dieu et l’immortalité de l’âme pour défendre la dignité humaine et morale de la personne et donc la doctrine moderne du droit (théisme philosophique, spiritualisme).

    Le libéral est donc un humaniste classique.

    Il se distingue des autres tendances dites humanistes dont la particularité est de prétendre concilier l’humanisme avec le matérialisme – qu’elles soient socialistes, existentialistes ou libertaires – car il fonde le droit sur l’autonomie du sujet et non sur l’indépendance individuelle. Les libéraux Friedrich Hayek et Isaiah Berlin opèrent cette différence. Hayek oppose, à tort ou à raison, l’individualisme anglo-saxon, empirique selon lui, de celui reposant sur la rationalité scientiste et le culte libertaire de l’originalité, qu’il prête volontiers aux Français et aux Allemands. De fait, l’indépendance est définie comme étant la possibilité de ne répondre que de soi, être détaché de tous liens. Aussi, dans l’assertion « tous les individus sont libres et égaux en droits », il faut comprendre ceci : tous les individus sont formellement libres, ils peuvent exercer leur libre arbitre dans la mesure où ils ne nuisent ou ne lèsent personne.

    Ce principe consacré dans la DDHC postule l’autonomie du sujet, la possibilité pour les individus de poser leurs propres lois (éthique), mais pas leur indépendance à l’égard des déterminismes sociaux et économiques ; par exemple, le locataire peut disposer de son appartement comme bon lui semble mais doit toute de même payer régulièrement un loyer au propriétaire du logement sous peine d’être expulsé. Berlin parle alors de liberté négative . L’indépendance vis-à-vis de l’État de droit reviendrait à renoncer aux garanties juridiques octroyées aux individus, sujets du droit.

    Aussi, quand ils se réclament de l’humanisme les antilibéraux de gauche ont tendance à défendre une vision matérialiste de la liberté (monisme matérialiste), par opposition aux libéraux pour qui la liberté se trouve dans l’idée, dans la perfectibilité humaine (dualisme matière-esprit).

    Conclusion

    Sur le plan métaphysique et politique, l’éthique libérale suppose la responsabilité morale, donc la connaissance du Bien et du Mal.

    Le relativisme moral ou indifférentisme moral peut être défendu par des matérialistes et des nihilistes, mais les libéraux rejoignent les conservateurs chrétiens et platoniciens dans la défense du réalisme moral, ainsi que de la responsabilité morale de l’Homme. Aussi, les libéraux peuvent nourrir de belles réflexions politiques et humanistes en ayant pour références des œuvres d’anticipation telles que Orange mécanique ou Minority report – surtout pour relier la question criminelle au principe de dignité humaine – et 1984 ou Soleil vert . C’est donc sur sa vision de la culture et de l’humanité que le libéral se distingue de ses adversaires et ennemis politiques, à gauche et à droite. Sur le plan politique et moral, l’enjeu est la défense de l’État de droit .

    • Co chevron_right

      Comment faire gagner le libéralisme en France

      ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Saturday, 25 February, 2023 - 04:00 · 7 minutes

    Plusieurs points de vue (POV comme disent les jeunes sur TikTok) glanés ici et là.

    Le nihiliste

    C’est mort, la France est un pays communiste . La preuve, Macron est président.

    Le défaitiste

    Essayez toujours les gars mais c’est perdu d’avance. Les Français ne sont pas libéraux , ils aiment trop l’assistanat et les subventions.

    La preuve par l’exemple

    Vous avez vu les scores électoraux des dernières tentatives libérales ? La dernière élection n’a même pas eu de candidat faute d’obtenir les 500 signatures.

    Le refus de l’obstacle

    Les libéraux sont peu nombreux, ils ne forment pas un groupe politique à part entière. Tu te rends compte du boulot que ça représente de lancer un parti, fédérer les gens, trouver les financements… La liste des justifications pour ne pas agir est sûrement plus longue mais je n’écoute déjà plus.

    Le stratège politique

    Il nous faut une tête d’affiche connue, des relais politiques locaux, des élus de proximité, un parti…

    Le ministre des finances

    Il faut des dizaines de millions pour financer une campagne, on va les trouver où ?

    Changer de logiciel

    Évidemment, toutes ces objections sont vraies : la tendance est plutôt au centralisme , l’argent est le nerf de la guerre d’une bonne campagne, le libéralisme en France est embryonnaire, si nous voulons rester mesurés dans nos propos…

    Mais cette vision pose un problème majeur : elle est cadrée par l’organisation habituelle : un parti, des militants, une structure, un programme… Cette vision est perpétuée depuis une centaine d’années par tous les partis politiques qui participent à la comédie de la vie démocratique française.

    Une entreprise est confrontée au même dilemme. Elle a rarement tous les atouts en main. Elle dispose d’un ou deux avantages concurrentiels par rapport à ses concurrents et réfléchit à les mettre en avant en construisant une offre innovante qui séduira les clients.

    Cette innovation peut permettre de conquérir un marché totalement saturé : les colas régionaux, Nespresso, le réseau de boulangeries Bannette.

    Le produit peut même être affublé d’un handicap : Toblerone et sa forme bizarre, la pulpe de l’Orangina ou le pétillant du Perrier et quand même réussir à percer sur le marché et maintenir un succès durable.

    La politique est un marché comme les autres au sein duquel un certain nombre de clients, que nous appellerons « électeurs » par convention, sont manipulés et choisissent librement l’offre politique qui correspond à leurs attentes. Ce marché n’a pas connu d’innovations majeures depuis longtemps, les clients étant réputés acheteurs toujours du même produit : un centre gauche vaguement libéral mais arborant fièrement la couleur rouge agrémentée d’une pointe de vert ; tant que ce vert n’empêche pas l’achat du dernier SUV à la mode.

    Mais ce marché a une particularité qu’il partage avec le marché du livre : un très fort pourcentage des clients potentiels ne sont pas/plus acheteurs du produit.

    La plupart des gens savent lire, le prix d’un livre d’occasion est dérisoire. Pourtant le pourcentage de personnes déclarant lire régulièrement reste très faible surtout en enlevant du calcul bandes dessinées et mangas. Lire n’intéresse plus pour plein de bonnes et de mauvaises raisons.

    La situation politique est très comparable : la plupart des gens savent mettre un bulletin dans une urne et pourtant ne votent pas car l’offre proposée ne leur correspond pas. Ou parce qu’ils pensent que leur votre n’aura aucun impact.

    Donc face à un vieux marché peuplé de produits qui se ressemblent tous avec des clients blasés qui achètent par défaut faute de mieux ou restent chez eux pour éviter de perdre leur temps, un pessimiste vous dira d’aller voir ailleurs. Un optimiste y verra là une opportunité incroyable de bousculer le marché.

    L’élection française est mûre pour une révolution de son organisation comme l’ont connu d’autres marchés avant elle.

    Que pourraient faire les libéraux dans cette galère ?

    Quand vous faites de l’innovation vous cherchez à proposer l’offre à laquelle vos concurrents ne pensent pas. Un des moyens d’y parvenir est de travailler sur ses faiblesses pour en faire des forces.

    Les faiblesses nous les avons citées en haut de ce texte :

    • pas de relais,
    • pas de structure politique,
    • pas de structure administrative,
    • pas d’argent,
    • pas de réseau.

    Contrairement à ce que l’on peut penser, ces faiblesses ne doivent pas être nécessairement réduites ou combattues. Pour deux raisons.

    La première : combien de temps et d’énergie allons-nous consacrer à construire un parti politique traditionnel ? Combien de temps et d’énergie allons-nous déployer pour y arriver ? Avons-nous ce temps et cette énergie ?

    Pendant que nous dépensons tout ce temps et cette énergie à convaincre des élus, chercher des donateurs, organiser puis gérer au quotidien un réseau, nous ne nous occupons pas de l’essentiel : séduire nos clients.

    Convaincre les électeurs, ramener à l’élection ceux qui ne votent plus, expliquer notre programme et convaincre les citoyens que c’est ce qui est le mieux pour eux . Tout ce temps précieux et indispensable que les autres passent à gérer ressources humaines et problèmes de trahison.

    La seconde : ces caractéristiques peuvent être un avantage.

    Nous n’avons pas d’argent ? Très bien, construisons une structure et une organisation qui ne coûte rien. Trouvons un moyen de diffuser nos idées gratuitement. Les Gilets jaunes l’ont fait, pourquoi pas nous ? Partons du principe que l’argent n’est plus un paramètre pour faire de la politique. Ça tombe bien ce sera aussi un des points clés du futur programme : la réduction, voire la suppression du foutoir des campagnes électorales et la suppression des subventions étatiques aux partis.

    Et puis sérieusement : est-ce bien libéral de monter une structure pyramidale chargée de construire les éléments de langage qui seront bêtement répétés par des clowns clones ?

    Nous n’avons pas d’élus ni de relais politiques ? Ça tombe bien, nous n’en voulons pas. Nous ne sommes pas une formation politique, nous n’avons rien à faire avec tous ces professionnels de la politique qui sont tous sauf des libéraux malgré les postures de circonstances. Nous voulons le changement ? Alors nous le ferons avec de nouvelles personnes. J’ai presque envie d’ajouter « c’est notre projeeeeeeeet » mais ce serait déplacé.

    Nous n’avons pas de structure ? Parfait, la structure est par définition totalitaire et coûteuse. Inventons quelque chose de nouveau. Une organisation politique agile. Libérée sur le modèle de l’entreprise libérée.Inspirons-nous de L’entreprise libérée par le petit patron naïf et paresseux de Jean-François Zobrist. Une organisation libre, autonome où chacun vient apporter ce qu’il a.

    Un troisième point

    Voulons-nous prendre le pouvoir ? Ou voulons-nous que nos idées changent la France ?

    Si la réponse est contenue dans la deuxième affirmation alors il nous reste à diffuser nos idées, être pédagogues. Sortons de notre zone de confort, cessons les discussions en cercles fermés qui ne convainquent que des personnes déjà convaincues et allons chercher ceux qui pensent qu’un pays ne peut être que dirigiste.

    Vous verrez, il n’est pas très difficile de faire douter ces gens-là.

    Les politiciens sont devenus tellement inutiles qu’ils sont incapables d’inventer une nouvelle direction pour la société. Celle-ci avance et les politiques essaient de raccrocher les wagons. La société est en fait déjà fondamentalement libérale dans le sens où ce sont les personnes concernées par un problème qui le résolvent elles-mêmes. Ce sont ceux qui inventent les nouvelles tendances et les nouveaux usages, les politiques ne pouvant qu’essayer de ne pas disparaître. Ils vont « accompagner » comme ils disent. Montrez tout cela à des convaincus du dirigisme et vous les ferez douter très vite.

    Il existe quantités de forums dont celui-ci pour discuter. C’est un départ. Mais nous devons arrêter de perdre notre temps à nous convaincre de ce en quoi nous croyons. Allons convaincre les autres.

    La question suivante est de savoir comment faire.

    Sans structure centralisée et sans moyen, comment faire pour aller développer nos idées auprès du grand public ?

    • harcelons les médias,
    • participons à toutes les discussions possibles sur internet,
    • fabriquons un argumentaire et diffusons-les,
    • sollicitions notre réseau,
    • arrêtons de nous plaindre et de pleurer.

    Que risquons nous à essayer ? Rien du tout. Nous avons d’ailleurs même tout à y gagner : diffuser nos idées et convertir quelques pauvres pécheurs étatistes au bonheur de la liberté et de la décision individuelle.

    Échangez, partagez vos idées, tout ça ne se fera pas en restant sur son canapé. L’exact endroit d’où je rédige ce texte.

    • Co chevron_right

      La garde rapprochée d’Emmanuel Macron est toujours socialiste

      ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Thursday, 23 February, 2023 - 03:50 · 6 minutes

    Par Philbert Carbon.
    Un article de l’IREF

    En décembre 2017, quelques mois après l’arrivée d’Emmanuel Macron à l’Élysée, nous faisions le constat que dix de ses douze conseillers les plus proches – sa « garde rapprochée » – étaient socialistes.

    Cinq ans après, qu’en est-il ? Si l’on prend les toujours douze conseillers qui forment le noyau dur du cabinet du président de la République, trois sont encore présents :

    Alexis Kohler

    Secrétaire général de l’Élysée, il a été directeur adjoint du cabinet de Pierre Moscovici et directeur de cabinet d’Emmanuel Macron à Bercy. Lors de ses études à Sciences Po, il militait chez les jeunes rocardiens.

    Patrick Strzoda

    Directeur de cabinet du président, il a été directeur de cabinet de Bernard Cazeneuve au ministère de l’Intérieur, puis à Matignon.

    Bruno Roger-Petit

    Conseiller mémoire (porte-parole lors de la précédente mandature), ex-journaliste, il a été membre du Parti socialiste et conseiller politique d’Arnaud Montebourg. Il a tenté à plusieurs reprises d’être investi par le PS, notamment pour les élections législatives de 2007.

    Les neufs autres n’étaient pas présents il y a cinq ans, même s’ils ont pu rejoindre l’entourage du président dans le courant de son premier mandat :

    Emmanuel Bonne

    Conseiller diplomatique et sherpa des G7 et G20, il est un diplomate de carrière qui a rejoint le cabinet de François Hollande en 2012.

    Pierre-André Imbert

    Il occupe le poste de secrétaire général adjoint, a commencé à militer au Mouvement des jeunes socialistes à l’âge de 17 ans, puis il a rejoint le mouvement de Jean-Pierre Chevènement (où il rencontra Clémentine Autain). Il a été conseiller d’Henri Emmanuelli lorsque celui-ci était président de la commission des Finances de l’Assemblée nationale. En 2012, il est dans l’équipe de Michel Sapin, ministre du Travail, puis dans celles de François Rebsamen et Myriam El Khomri au même ministère. Il s’implique ensuite dans la campagne d’Emmanuel Macron qui en fera son conseiller social en 2017, puis son secrétaire général adjoint en 2020.

    Yannick Desbois

    Directeur adjoint de cabinet, c’est un officier de l’armée de l’Air et de l’Espace, sans attaches politiques. connues.

    Brice Blondel

    Ce chef de cabinet était préfet avant de rejoindre l’Élysée en 2020. Il a été auparavant directeur adjoint de cabinet d’Annick Girardin, ministre des Outre-mer d’Emmanuel Macron après avoir été dans les gouvernements Valls et Cazeneuve sous Hollande.

    Sibylle Samoyault

    Elle occupe le poste de cheffe de cabinet adjointe. Architecte de formation, elle est devenue fonctionnaire puis préfète et n’a pas d’accointances politiques connues.

    Vincent Caure

    Également chef de cabinet adjoint, c’est un « bébé Macron », puisqu’il a été coordinateur des référents locaux du mouvement En Marche lors de la campagne pour l’élection présidentielle de 2017, dès sa sortie de l’École des Affaires publiques de Sciences Po Paris. Il sera ensuite chargé de mission en charge des réseaux sociaux à l’Élysée, directeur de cabinet de Gilles Le Gendre, président du groupe La République en Marche à l’Assemblée nationale, puis conseiller spécial du secrétaire d’État chargé des transports Jean-Baptiste Djebbari. En 2022, il a été chef de cabinet adjoint dans l’équipe de campagne d’Emmanuel Macron pour l’élection présidentielle.

    Tristan Bromet

    Il porte le simple titre de conseiller, mais est en réalité le chef de cabinet de Brigitte Macron depuis 2017. Auparavant, il a passé 7 ans à la mairie de Paris, notamment comme responsable des relations publiques et conseiller au cabinet d’Anne Hidalgo.

    David Djaïz

    Conseiller en charge du Conseil national de la refondation, il est un haut fonctionnaire qui s’est engagé en 2011 auprès d’Arnaud Montebourg et a été membre de La Gauche populaire, un mouvement proche du parti socialiste.

    Claire Le Deuff

    Conseillère technique auprès du secrétaire général, elle a intégré l’écurie présidentielle après un stage auprès du conseiller en stratégie, prospective et discours du ministre de l’Intérieur en 2017. Elle sera ensuite collaboratrice d’un député de la majorité présidentielle, occupera divers postes au parti En Marche avant d’être conseillère auprès du ministre chargé des Transports en 2020 et 2021. Elle prendra ensuite part à la campagne électorale de 2022 avant d’intégrer l’Élysée.

    Le cabinet d’Emmanuel Macron compte 39 autres membres dont il serait fastidieux de décliner le pedigree. En tout cas, sur les douze conseillers principaux du président, huit sont issus de la gauche et ont notamment sévi sous les précédents gouvernements socialistes (Blondel, Bonne, Bromet, Djaïz, Imbert, Kohler, Roger-Petit, Strzoda). Les quatre autres (Caure, Desbois, Le Deuff et Samoyault) n’ont pas eu d’engagement politique affirmé avant de rejoindre les équipes présidentielles. On peut dire que ce sont avant tout des macroniens, et donc, à notre sens, des socialistes.

    On notera par ailleurs que le secrétaire général du parti présidentiel Renaissance, Stéphane Séjourné, est un ancien membre du cabinet présidentiel et qu’il a travaillé au cabinet de Jean-Paul Huchon, le président PS de la région Île-de-France, avant d’être conseiller parlementaire d’Emmanuel Macron lorsqu’il était ministre de l’Économie et des Finances.

    Évoquons également le cas d’Elisabeth Borne, la Première ministre, qui a été dès le début des années 1990 conseillère au ministère de l’Éducation nationale auprès de Lionel Jospin puis de Jack Lang. Une fois à Matignon, Jospin en fera une de ses conseillères. Après un passage à la SNCF, elle sera recrutée par Bertrand Delanoë à la mairie de Paris pour être directrice générale de l’urbanisme. De 2014 à 2015, elle est directrice de cabinet de Ségolène Royal au ministère de l’Écologie. En 2017, après être passée par la RATP, elle intégrera le gouvernement d’Édouard Philippe.

    Enfin, autre personnalité clé du pouvoir, la présidente de l’Assemblée nationale, Yaël Braun-Pivet. Après avoir toujours voté PS comme elle l’a elle-même déclaré – elle a été trésorière de la section du Parti socialiste à Tokyo où elle était expatriée dans les années 2000 –, elle a rejoint le parti d’Emmanuel Macron en 2016 et se fera élire députée des Yvelines en 2017. Elle sera présidente de la commission des lois de l’Assemblée nationale entre 2017 et 2022.

    Le quotidien Libération titrait le 27 octobre 2022 , « Macron est de droite, il n’y a que la droite qui ne le sait pas ». À vrai dire, nous étions davantage convaincus par l’article du 24 février 2017 du même journal qui affirmait qu’Emmanuel Macron s’inscrivait « dans la continuité plus que dans la rupture avec le quinquennat de François Hollande ».

    Ce qui est certain en tout cas, c’est que Macron n’est pas libéral comme nous nous efforçons de le démontrer chaque jour.

    Sur le web