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La Russie face à ses pertes matérielles en Ukraine
ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Friday, 3 February - 03:50 · 8 minutes
L’effondrement russe n’a pas eu lieu et les sanctions n’ont pas eu l’effet de sidération promis par certains.
S’il était en effet présomptueux de penser qu’un pays de la taille de la Russie allait s’effondrer en quelques semaines, il reste que les sanctions font effet malgré tout et sapent progressivement les fondations d’une économie russe très dépendante des recettes d’exportations des hydrocarbures (45 % du budget fédéral en 2021). Or, ces recettes se sont effondrées, notamment parce que la Russie s’est coupée de son principal client et débouché à l’Ouest, l’Europe . En déficit pour la première fois depuis la fin de l’URSS, le budget de l’ État russe a dû piocher dans son bas de laine, le National Welfare Fund .
Les prévisions de croissance très optimistes pour la Russie en 2023 et 2024 ne doivent pas masquer la réalité des fondamentaux économiques sur lesquels elles reposent, à savoir essentiellement un accroissement de la commande publique, commande financée non par l’emprunt sur les marchés financiers et l’endettement public (comme en Occident) mais par le recours aux réserves, comme le NWF. Or ces réserves ne sont pas inépuisables et les projections à moyen terme (2027) sont nettement moins optimistes. Actuellement, le modèle économique choisi par la Russie commence à ressembler à celui de la Corée du Nord , mais l’autarcie du pays n’est pas complète, qu’il s’agisse des informations accessibles aux citoyens russes et des possibilités de fuite à l’étranger, deux domaines qui font peser un risque sur le pouvoir en place.
Sur le terrain, au prix d’effroyables pertes humaines et matérielles, la Russie a par contre repris l’offensive sur plusieurs points du front et progressé de quelques villages (sans grand intérêt tactique in fine). Mais la belle dynamique ukrainienne semble s’être enrayée. A-t-on atteint un nouveau point de basculement du conflit, maintenant que les Russes semblent s’être ressaisis ?
C’est en tout cas ce que laisse entendre une petite musique venant de Russie, où l’industrie s’est mise sur le pied de guerre après un coup de sang public et médiatisé de Poutine. En dépit de pertes que d’aucuns jugerait rédhibitoires, les Russes auraient donc repris la production et le rétrofit de blindés. Selon les sources, on nous annonce ainsi une capacité de production de 50 blindés par mois environ. Suffisamment pour reprendre l’initiative ?
Regardons les chiffres disponibles et ce que disent ces chiffres.
Selon des sources russes , en 2020 l’armée russe comptait 2685 chars opérationnels, total auquel il faut ajouter un stock de 6000 à 7500 « chars d’occasion » (dont des épaves de châssis sans tourelle et des T-55 en nombre par exemple) stockés à l’air libre parfois depuis des décennies. Outre les véhicules stockés irrécupérables (probablement plusieurs milliers qui seront cannibalisés), il faut retrancher de ce total les pertes sèches subies en Ukraine : près de 1000 chars détruits , selon le site Oryx (dont les relevés bruts ne sont plus vraiment contestés), auxquels s’ajoutent les pertes non documentées et les chars rapatriés vers les arrières mais non récupérables. Sans compter les chars capturés qui peuvent à nouveau changer de main, la Russie a donc déjà perdu 40 % a minima de son corps de chars de bataille (jusqu’à 70 % selon les estimations « hautes »). Peut-elle se remettre de telles pertes ?
Le pouvoir russe veut nous convaincre que oui, en dépit des sanctions et d’un outil industriel déjà mal en point avant la guerre. C’est tout l’objet de la visite en octobre 2022 de Dimitri Medvedev dans les usines d’Uralvagonzavod : exiger une production rapide et soutenue de nouveaux chars. Plusieurs chiffres circulent, l’État aurait commandé 400 chars tout en lançant la modernisation de 800 T-62 au standard T-62M. De fait le chiffre de 50 blindés par mois sortant d’usines n’est pas incohérent dans un pays qui peut tout à fait concentrer les efforts sur l’industrie lourde et l’armement (ce ne serait pas une première en Russie…).
Mais certaines sources internes à la Russie dévoilent quelque peu l’envers du décor.
Quantitativement , la cadence théorique peine à être atteinte. Après des débuts compliqués (production à l’arrêt ou presque jusqu’en juillet), il serait sorti des usines moins d’une trentaine de blindés par mois à l’automne. Qualitativement, on n’est pas vraiment sur du T-14 ou du T-90M « toutes options » sachant que l’optronique et les SIC modernes font cruellement défaut sur les nouveaux chars, notamment en raison des sanctions. Ce qui sort d’usines, ce sont surtout des T-62M rétrofités dont les capacités opérationnelles reposent sur celles d’un char de 60 ans d’âge.
Au bilan, les estimations les plus réalistes tablent sur une production possible de 250 blindés « neufs » par an (pas uniquement des chars) et du rétrofit de 600 blindés, soit respectivement 22 blindés neufs et 50 blindés d’occasion sortis d’usines par mois.
Ces chiffres demandent à être confirmés mais ils sont cohérents avec les estimations trouvées de part et d’autre (50 blindés par mois).
Ils appellent toutefois plusieurs remarques :
- Ces chiffres sont peu susceptibles d’évoluer à la hausse. Déjà, ils semblent optimistes compte tenu de la réalité de l’outil industriel russe, telle que visible sur les photos : la fabrication des blindés russe ressemble bien à du « fait-main » , quasiment sans aucune machine-outil visible dans les immenses hangars servant de chaînes de montage. Or les machines-outils industrielles sont la grande spécialité de l’Allemagne et des États-Unis, deux pays qui ne sont pas près de reprendre les exportations vers la Russie. Typiquement pour usiner des canons, la Russie ne peut compter pour l’instant que sur la matériel existant en Russie, la Chine étant déjà réticente, par exemple, à simplement livrer des moteurs de camions . Se pose également la question de la main-d’œuvre dans un secteur déjà sous tension alors que se profile une seconde vague de mobilisation.
- Les blindés comptabilisés comme « produits » ne sont pas pour autant opérationnels ou aussi performants que les blindés actuels. En effet sur les photos de blindés sortant d’usines, on note de façon récurrente l’usage d’optronique de générations antérieurs et parfois l’absence de moyens SIC. Certains ouvriers russes font également valoir, avec un certain humour, que lorsqu‘un blindé rétrofité est finalement remonté, il reste parfois quelques « pièces supplémentaires »…
- Le rythme de production resterait dans ces conditions bien qu’il soit très inférieur aux pertes. Pour schématiser, au rythme actuel, la Russie produit au mieux en un mois ce qu’elle perd en une semaine, plus encore si elle devait repartir à l’offensive. Les commentateurs russes en arrivent à la même conclusion : la Russie ne tiendrait qu’un an et demi à trois ans maximum avec ce niveau de pertes et ce rythme de production, durée qui dépend directement de la décision ou non de relancer des offensives. Dilemme cornélien…
La Russie est clairement passée en « économie de guerre », mais est-ce que ce sera suffisant pour reprendre l’initiative ?
Même à son maximum, il faudrait plusieurs années à l’industrie russe pour produire ou remettre en état suffisamment de blindés pour simplement combler les pertes actuellement connues et référencées.
À ces données, il faut ajouter l’état du « stock ».
Depuis un an, le potentiel des blindés russes encore fonctionnels, comme des camions, a été largement épuisé : les moteurs sont probablement tous en fin de vie, de même que les boîtes de vitesse, sans parler de l’usure des tubes . Rien que pour l’artillerie russe, en se basant sur l’engagement de 2000 pièces d’artillerie et un rythme moyen de 20 000 coups tirés par jour (avec des pointes à 50 000 voire 100 000 en juin 2022 selon d’autres sources), nous en sommes à une moyenne de 3000 coups par tube au bout de 300 jours de guerre. À titre de comparaison, les canons occidentaux d’une qualité au moins équivalente ont une durée de vie « constructeur » moyenne de 2500 coups. La Russie a probablement des stocks en quantité, mais dans quel état ? Il est peu probable en plus qu’elle ait les capacités de produire rapidement et en nombre des tubes neufs. Il faut par exemple deux mois incompressibles à Nexter pour usiner un tube de CAESAR sur des machines-outils de précision dont la Russie ne dispose pas en nombre (si tant est qu’elle en ait encore en état de marche, la maintenance industrielle étant un autre domaine souffrant des sanctions).
Sur le terrain, la Russie a appris de ses erreurs et revu ses tactiques.
Mais l’ennemi ukrainien du mois de février 2022 n’est plus celui du printemps 2023 : fatiguées par un an de guerre, les troupes ukrainiennes n’en sont pas moins beaucoup plus aguerries, bien plus motivées et bien mieux équipées qu’il y a un an. Si offensive russe il y a bientôt (et la Russie peut-elle se permettre de rester longtemps sur une posture défensive ?), elle le paiera au prix fort. Et sauf surprise stratégique ou débandade des Ukrainiens, ce n’est pas une production industrielle défaillante et limitée qui renversera la donne d’ici là.