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      Réforme des prix de l’électricité : tout changer pour ne rien changer

      news.movim.eu / LeVentSeLeve · Wednesday, 10 January - 16:02 · 13 minutes

    « Nous avons réussi à trouver un équilibre vital entre la compétitivité de notre industrie, la stabilité pour les ménages et le développement d’EDF ». A la mi-novembre 2023, après deux ans de crise sur le marché de l’électricité, Bruno Le Maire était fier d’annoncer un accord entre l’Etat et EDF . A l’entendre, tous les problèmes constatés ces dernières années ont été résolus. Le tout en restant pourtant dans le cadre de marché imposé par l’Union européenne. En somme, la France aurait réussi l’impossible : garantir des prix stables tout en permettant une concurrence… qui implique une fluctuation des prix.

    Alors que la crise énergétique n’est toujours pas vraiment derrière nous et que les investissements pour la maintenance et le renouvellement des centrales électriques dans les années à venir sont considérables, cet accord mérite une attention particulière. Devant la technicité du sujet, la plupart des médias ont pourtant renoncé à se plonger dans les détails de la réforme et se sont contentés de reprendre les déclarations officielles. Cet accord comporte pourtant de grandes zones d’ombre, qui invitent à relativiser les propos optimistes du ministre de l’Économie. Alors qu’en est-il vraiment ?

    Une réforme qui n’a que trop tardé

    D’abord, il faut rappeler à quel point une réforme des prix de l’électricité était urgente. Depuis l’ouverture à la concurrence du secteur imposée par l’Union Européenne (UE) à la fin des années 90, le système est devenu de plus en plus complexe, EDF s’est retrouvée de plus en plus fragilisée et les prix pour les consommateurs ont explosé, contrairement aux promesses des apôtres du marché. En transformant l’électricité d’un bien public au tarif garanti en un bien de marché échangé sur les places boursières, son prix a été largement corrélé à celui du gaz, correspondant au coût marginal de production, c’est-à-dire au coût pour produire un MWh supplémentaire. Une absurdité alors que nos électrons proviennent largement du nucléaire et des renouvelables, notamment l’hydroélectricité.

    Complexification du système électrique français depuis la libéralisation européenne. © Elucid

    Dès la fin 2021, l’envolée des prix du gaz entraîne de fortes hausses des prix de marché de l’électricité, qui se répercutent ensuite sur les consommateurs. Pour la plupart des entreprises et les collectivités, qui ne bénéficient pas du tarif réglementé, l’augmentation a été brutale : +21% en 2022 et +84% en 2023 en moyenne selon l’INSEE ., soit un doublement des factures en à peine deux ans ! Et cette moyenne cache de fortes disparités : les exemples d’entreprises ou communes ayant vu leur facture tripler ou quadrupler, voire multipliée par 10, sont légion . Les conséquences de telles hausses sont catastrophiques : faillites, délocalisations, gel des investissements, dégradation des services publics, hausse de l’inflation… Pour les particuliers, la hausse a été moins brutale, mais tout de même historique : après +4% en 2022, le tarif réglementé a connu une hausse de 15% en février 2023 et une autre de 10% en août. Soit presque +30% en deux ans, avant une nouvelle hausse de 10% prévue pour cette année.

    Face aux effets dévastateurs de cette envolée des prix, l’Etat a bricolé un « bouclier tarifaire»  pour les particuliers et divers amortisseurs et aides ciblées pour les collectivités et les entreprises. Un empilement de dispositifs considéré comme une « usine à gaz » par un rapport sénatorial et qui aura coûté 50 milliards d’euros entre 2021 et 2023 rien que pour l’électricité. L’Etat français a ainsi préféré payer une part des factures lui-même pour acheter la paix sociale plutôt que de taxer les superprofits des spéculateurs ou de reprendre le contrôle sur l’énergie. Privatisation des profits et socialisation des pertes.

    Le bilan des deux dernières années est accablant : les factures des ménages et des entreprises ont flambé, l’Etat a dépensé sans compter pour les aider et l’endettement d’EDF a explosé. Les seuls bénéficiaires de cette période sont les spéculateurs du marché, qui ont engrangé des profits indécents.

    De manière absurde, alors que les prix étaient au plus haut, EDF a enregistré des pertes historiques en 2022 (18 milliards d’euros). Une situation qui s’explique par des erreurs stratégiques et une faible disponibilité du parc nucléaire, qui l’a obligée à racheter à ses concurrents les volumes vendus dans le cadre de l’Accès Régulé à l’Énergie Nucléaire Historique (ARENH). Concession de la France aux fanatiques européens de la concurrence, ce système force EDF à vendre 120 TWh par an, soit environ un tiers de sa production nucléaire, à ses concurrents à un prix trop faible de 42€/MWh. Si la situation de l’énergéticien s’est depuis améliorée , le bilan des deux dernières années est accablant : les factures des ménages et des entreprises ont flambé, l’Etat a dépensé sans compter pour les aider et l’endettement d’EDF a explosé. Les seuls bénéficiaires de cette période sont les spéculateurs du marché, qui ont engrangé des profits indécents.

    Un « tarif cible » encore très flou

    Après un tel échec du marché et alors que le mécanisme de l’ARENH doit prendre fin au 1er janvier 2026, une réforme devenait indispensable. Suite à des mois de négociations, un accord a finalement été trouvé entre l’Etat et EDF pour la période 2026-2040 pour « garantir un niveau de prix autour de 70€ le MWh pour l’électricité nucléaire » selon Bruno Le Maire. Si certains ont jugé la hausse trop forte par rapport aux 42€/MWh de l’ARENH, il convient de relativiser. D’une part, l’ARENH ne concernait qu’une part de la production nucléaire, le reste étant vendu bien plus cher. D’autre part, le tarif de l’ARENH était devenu trop faible par rapport aux coûts de production du nucléaire, estimés autour de 60€/MWh dans les années à venir , et aux besoins d’investissement d’EDF. Une hausse conséquente était donc inéluctable.

    Le nouveau tarif paraît donc élevé, mais pas délirant. Mais voilà : ces 70€/MWh ne sont en fait pas un tarif garanti mais un « tarif cible » que se fixe le gouvernement, « en moyenne sur 15 ans et sur l’ensemble des consommateurs ». Cette cible repose sur des prévisions d’évolution des prix de marché absolument impossibles à valider et sur un mécanisme de taxation progressive des prix de vente d’EDF aux fournisseurs, qui démarre à 78 €/MWh. A partir de ce seuil, les gains supplémentaires seront taxés à 50%, puis à 90% au-delà de 110€/MWh. Rien qui permette de garantir un prix de 70 €/MWh aux fournisseurs… et encore moins aux consommateurs puisque la marge des fournisseurs n’est pas encadrée. Si l’Etat promet que les recettes de ces taxes seront ensuite reversées aux consommateurs, le mécanisme envisagé n’est pas encore connu. S’agira-t-il d’un crédit d’impôt ? D’une remise sur les factures suivantes ? Sans doute les cabinets de conseil se penchent-ils déjà sur la question pour concevoir un nouveau système bureaucratique.

    Ce système bricolé reste vulnérable aux injonctions européennes.

    En attendant, une chose est sûre : les factures vont continuer à osciller fortement, pénalisant fortement les ménages, les entreprises et les communes, à l’image de la situation actuelle. On est donc loin de la « stabilité » vantée par le gouvernement. Enfin, ce système bricolé reste vulnérable aux injonctions européennes : si les tarifs français sont plus attractifs que ceux d’autres pays européens – par exemple, ceux d’une Allemagne désormais largement dépendante du gaz américain particulièrement cher – rien ne garantit que ceux-ci ne portent pas plainte auprès de l’UE pour distorsion de concurrence. Quelle nouvelle concession la France fera-t-elle alors aux gourous du marché ?

    En revanche, le fait que les fournisseurs et producteurs privés continuent à engranger des superprofits sur le dos des usagers ne semble gêner personne. Imaginons par exemple une nouvelle période de flambée des prix durant laquelle TotalEnergies, Eni, Engie ou d’autres vendent de l’électricité à 100 ou 150€/MWh : si les consommateurs ne percevront pas la différence – le mécanisme de taxation prévoyant une redistribution indépendamment de leur fournisseur – les profits supplémentaires n’iront pas dans les mêmes poches suivant qui les réalisent. Chez EDF, d’éventuels dividendes iront directement dans les caisses de l’Etat, désormais actionnaire à 100%. Chez ses concurrents, ces profits sur un bien public enrichiront des investisseurs privés.

    EDF, gagnant de la réforme ?

    Pour l’opérateur historique, la réforme ouvre donc une nouvelle ère incertaine. Certes, en apparence, EDF semble plutôt sortir gagnante des négociations. Son PDG Luc Rémont n’a d’ailleurs pas hésité à menacer de démissionner s’il n’obtenait pas un tarif cible suffisant. Une fermeté qui doit moins à son attachement au service public qu’à sa volonté de gouverner EDF comme une multinationale privée, en vendant l’électricité à des prix plus hauts. Or, EDF doit faire face à des défis immenses dans les prochaines décennies : il faut non seulement assurer le prolongement du parc existant, notamment le « grand carénage » des centrales nucléaires vieillissantes, mais également investir pour répondre à une demande amenée à augmenter fortement avec l’électrification de nouveaux usages (procédés industriels et véhicules notamment). Le tout en essayant de rembourser une dette de 65 milliards d’euros, directement causée par les décisions désastreuses prises depuis 20 ans et en essayant de se développer à l’international.

    A première vue, le tarif cible de 70€/MWh devrait permettre de remplir ces différents objectifs. D’après la Commission de Régulation de l’Énergie , le coût de production du nucléaire sur la période 2026-2030 devrait être de 60,7€/MWh. La dizaine d’euros supplémentaires ponctionnés sur chaque MWh devrait servir à financer la « politique d’investissement d’EDF, notamment dans le nouveau nucléaire français et à l’export », indique le gouvernement. Selon les calculs d’ Alternatives Economiques , cette différence par rapport aux coûts de production permettrait de financer un réacteur EPR tous les deux ans. Que l’on soit pour ou contre la relance du programme nucléaire, cet apport financier supplémentaire pour EDF reste une bonne nouvelle, les énergies renouvelables nécessitant elles aussi de gros investissements.

    Les factures d’électricité des Français serviront-elles à payer les réacteurs EPR britanniques ?

    Cependant, l’usage exact de ces milliards par EDF reste entouré d’un grand flou. L’entreprise est en effet le bras armé de la France pour exporter son nucléaire dans le reste du monde. Or, les coûts des centrales atomiques construites à l’étranger ont eu tendance à exploser. C’est notamment le cas au Royaume-Uni, où EDF construit la centrale d’Hinkley Point C. Un projet dont le coût est passé de 18 milliards de livres au début de sa construction en 2016 à presque 33 milliards de livres aujourd’hui . Des surcoûts que le partenaire chinois d’EDF sur ce projet, China General Nuclear Power Group (CGN), refuse d’assumer. EDF risque donc de devoir assumer seule cette facture extrêmement salée, ainsi que celle de la future centrale de Sizewell C , également en « partenariat » avec CGN. Les factures d’électricité des Français serviront-elles à payer les réacteurs EPR britanniques ? Si rien n’est encore décidé, le risque existe bel et bien.

    La France osera-t-elle s’opposer à l’Union Européenne ?

    Enfin, EDF fait toujours figure d’ennemi à abattre pour la Commission Européenne. Étant donné la position ultra-dominante de l’opérateur national, les technocrates bruxellois cherchent depuis longtemps des moyens d’affaiblir ses parts de marché. Le nucléaire intéresse peu le secteur privé : il pose de trop grands enjeux de sécurité et est trop peu rentable. Les concurrents d’EDF espèrent donc surtout mettre la main sur le reste des activités du groupe, c’est-à-dire les énergies renouvelables et les barrages hydroélectriques, amortis depuis longtemps et qui garantissent une rente confortable. Si un pays européen venait à se plaindre de la concurrence « déloyale » d’EDF, la Commission européenne pourrait alors ressortir des cartons le « projet Hercule », qui prévoit le démembrement de l’entreprise et la vente de ses activités non-nucléaires. Bien qu’ils disent le contraire, les macronistes ne semblent pas avoir renoncé à ce scénario. En témoignent la réorganisation actuelle du groupe EDF, qui ressemble fortement aux plans prévus par Hercule, et leur opposition intense à la proposition de loi du député Philippe Brun (PS) qui vise, entre autres, à garantir l’incessibilité des actifs d’EDF.

    EDF fait toujours figure d’ennemi à abattre pour la Commission Européenne.

    Etant donné la docilité habituelle de Paris face aux injonctions européennes, le retour de ce « projet Hercule » est donc une possibilité réelle. La France pourrait pourtant faire d’autres choix et désobéir à Bruxelles pour pouvoir appliquer sa propre politique énergétique. L’exemple de l’Espagne et du Portugal montre que des alternatives existent : en dérogeant temporairement aux règles européennes pour plafonner le prix du gaz utilisé pour la production électrique, les deux pays ibériques ont divisé par deux les factures des consommateurs bénéficiant de tarifs réglementés . Quand le Parti Communiste Français et la France Insoumise, inspirés par le travail du syndicat Sud Energie , ont proposé que la France revienne à une gestion publique de l’électricité, les macronistes ont agité la peur d’un « Frexit énergétique », estimant que la sortie de la concurrence reviendrait à cesser tout échange énergétique avec les pays voisins. Un mensonge qui témoigne soit de leur mauvaise foi, soit de leur méconnaissance complète du sujet, les échanges d’électricité ne nécessitant ni la privatisation des centrales, ni la mise en concurrence d’EDF avec des fournisseurs nuisibles.

    Si cette réforme s’apparente donc à un vaste bricolage pour faire perdurer l’hérésie du marché, l’insistance sur la « stabilité » des prix dans le discours de Bruno Le Maire s’apparente à une reconnaissance implicite du fait que le marché n’est pas la solution. Les consommateurs, qu’il s’agisse des particuliers, des entreprises ou des collectivités et organismes publics, souhaitent tous de la visibilité sur leurs factures pour ne pas tomber dans le rouge. De l’autre côté, les investissements menés sur le système électrique, tant pour la production que pour le réseau, ne sont amortis que sur le temps long. Ainsi, tout le monde a intérêt à des tarifs réglementés, fixés sur le long terme. Un objectif qui ne peut être atteint que par un retour à un monopole public et une forte planification. Exactement l’inverse du chaos et de la voracité des marchés.

    Note : L’auteur remercie la syndicaliste Anne Debrégeas (Sud Energie) pour ses retours précis et ses analyses sur la réforme en cours.

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      Les retraites dans une société libre

      ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Monday, 27 February, 2023 - 04:15 · 5 minutes

    Étant donné le débat actuel sur la réforme du système de retraite, il est utile de rappeler la position libérale à ce sujet . Cela permettra aussi de se rendre compte à quel point la société française a tourné le dos aux idées libérales.

    Il est difficile de justifier a priori qu’un monopole d’État impose un système des retraites à toute la population. Pourquoi faut-il un âge « légal » de retraite ? Chaque individu ayant des besoins différents il donc semble logique et même moralement souhaitable qu’il puisse choisir librement quand partir à la retraite, que ce soit de manière définitive ou temporaire. De même, les modalités de financement et de paiements de la retraite devraient pour la même raison aussi être un choix individuel.

    Le besoin pour un individu de pouvoir financer sa vie, même lorsqu’il ne perçoit plus de revenu d’un travail, est un besoin humain, d’autant plus que l’espérance de vie a augmenté. La volonté de percevoir une pension est naturelle, ce qui indique que le libre marché peut subvenir à ce besoin. En effet, dans une société libre, où le rôle de l’ État est tout au plus régalien, les retraites sont fournies par le marché , comme tous les autres produits et services pour lesquels existe une offre et une demande.

    Sécurité et culture de l’irresponsabilité

    Ceux qui ne peuvent accepter ou imaginer des retraites sans l’État utilisent implicitement l’argument classique selon lequel la liberté individuelle doit céder à la sécurité collective.

    Cependant, il ne faut pas oublier que cette « sécurité » est basée sur une double injustice : une injustice redistributive et une injustice générationnelle. De plus, quelle valeur a cette sécurité partagée quand la forte implication étatique qu’elle nécessite engendre un système des retraites qui n’est pas pérenne ? La crise politique française actuelle est un signe de cette instabilité institutionnelle, la même qui déjà a mené beaucoup de pays à largement privatiser leurs systèmes de retraite comme par exemple le Chili et la Suède .

    L’acceptation par la majorité de la population du système de retraite par répartition s’explique en grande partie par l’impact culturel que l’État providence a sur la société depuis plus d’un demi-siècle. Il s’agit d’une tendance à délaisser la responsabilité individuelle quand l’État « assure » collectivement des services aussi importants que l’éducation, la santé, et la retraite. L’État social déresponsabilise l’individu en s’arrogeant le pouvoir de prendre des décisions pour lui dans ces domaines essentiels de sa vie.

    Une société libre, au contraire, stimule la responsabilité et donc le développement individuel, comme le remarqua Ludwig von Mises en prenant justement l’exemple des retraites :

    « Un homme qui est contraint de subvenir à ses propres besoins pour ses vieux jours doit épargner une partie de ses revenus ou souscrire une police d’assurance. Cela l’amène à examiner la situation financière de la caisse d’épargne ou de la compagnie d’assurance ou la solidité des obligations qu’il achète. Un tel homme a plus de chances de se faire une idée des problèmes économiques de son pays qu’un homme à qui un régime de retraite semble dispenser de tous soucis. »

    Il est donc faux de dire que les jeunes qui se préoccupent de leur retraite font preuve d’un « signe précoce de déclin ». Au contraire, cette préoccupation est un signe positif car lorsque la responsabilité individuelle est nécessaire et valorisée, il est normal qu’aussi les jeunes soient sensibles à cette question.

    L’assurance retraite dans un marché libre

    En développant la première phrase de la citation de Mises ci-dessus, une mutualisation des risques peut bien être fournie dans le libre marché non seulement par l’épargne individuelle mais également par des assurances privées et de manière beaucoup plus flexible qu’un monopole d’État.

    Dans un marché libre, l’assurance d’une manière générale serait une pratique beaucoup plus répandue qu’elle l’est aujourd’hui, comme le remarqua le professeur Hoppe dans un essai souvent cité.

    L’objectif d’une assurance est toujours de couvrir et mutualiser des risques potentiels futurs. Le « risque » dans le cas d’une assurance retraite concerne l’incertitude de la durée de vie de chaque individu. De ceux qui souscrivent une assurance retraite, certains vont recevoir moins que leur contribution et d’autres davantage. Ceux qui vivent moins longtemps paient en partie les retraites de ceux qui vivent plus longtemps.

    Comme un individu normal souhaite et pense qu’il va vivre longtemps, il a intérêt à épargner dans des assurances retraites. La proportion entre l’épargne individuelle et l’épargne mutualisée dépendra de plusieurs facteurs comme les conditions des assureurs et les caractéristiques personnelles.

    Dans la mesure où ces assurances mutualisent les risques de nombreux individus, ceux-ci n’intègreraient probablement pas de système de redistribution favorisant un groupe de personnes aux dépens d’un autre, comme c’est le cas dans un système de retraite par répartition . Dans le cas où une telle redistribution était proposée par une assurance, beaucoup de ses clients jugeraient qu’ils doivent payer pour des besoins et des risques qui ne sont pas les leurs. Ces contrats seraient donc beaucoup moins populaires et auraient probablement du mal à se financer.

    Libéralisation non seulement des retraites

    Il faut être conscient qu’un marché libre des retraites ne pourrait se mettre en place sans une plus large volonté de la population de vivre dans une société basée sur des valeurs et moyens économiques et non politiques. Cela impliquerait alors aussi une refonte radicale du droit du travail et de la fiscalité à travers une libéralisation complète de la vie économique. Les entreprises seraient alors naturellement plus incitées à considérer davantage le rôle des personnes âgées au sein de leurs organisations.

    Ces propositions pour une société libre doivent être contemplées sur le long terme. Aujourd’hui, le manque généralisé d’éducation libérale leur permet à peine d’être prises au sérieux. Néanmoins, toute occasion est bonne pour rappeler l’application des principes libéraux, afin de commencer à imaginer une potentielle alternative à la lente banqueroute morale et économique du système actuel.

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      Derrière les chemises noires, les technocrates en costume trois pièces

      news.movim.eu / LeVentSeLeve · Saturday, 14 January, 2023 - 18:51 · 9 minutes

    Le gouvernement italien de droite dure, tout comme le gouvernement hongrois de Viktor Orbán, sont souvent dépeints comme anti-européens. Pourtant, par-delà les postures anti-élitaires et les « petites phrases » politiquement incorrectes, la nouvelle extrême-droite du Vieux continent s’inscrit pleinement dans le néolibéralisme porté par l’Union européenne et n’entend pas le remettre en cause. Article de David Broder traduit par Marc Lerenard et édité par William Bouchardon.

    Le 15 septembre 2022, le Parlement européen qualifiait la Hongrie, d’« autocratie électorale », en lieu en place de « démocratie réelle ». Près de 80% des élus ont adopté un rapport qui dénonçait le gouvernement du premier ministre Viktor Orbán suite à ses « efforts délibérés et systématiques » pour éliminer toute opposition à son autorité. Le document évoquait notamment le népotisme, les atteintes à l’indépendance des médias et de la justice et les attaques persistantes sur les droits des migrants et des personnes LGBT.

    La dirigeante d’extrême-droite a passé l’essentiel de sa campagne à affirmer vouloir continuer la politique économique et étrangère générale portée par le gouvernement sortant, mené par l’ancien chef de la banque centrale européenne, Mario Draghi.

    Les jugements émis dans le rapport étaient basés sur divers critères démocratiques : non seulement l’Etat hongrois n’a pas assuré des procédures électorales équitables, mais il a aussi, plus généralement, miné les valeurs libérales et égalitaires de la citoyenneté. Les conservateurs pro-Orbán ont été prompts à souligner que seul le dernier point importait véritablement. Pour Rod Dreher , auteur au journal American Conservative , il y avait un message pour les États Unis : « Dès que les élections débouchent sur des résultats qui n’agréent pas aux élites, elles sont décrétées antidémocratiques – et les vainqueurs et leurs soutiens sont considérés par Washington et les élites des GAFAM et de la finance comme “des menaces pour la démocratie” ».

    La promesse de s’attaquer aux élites de la tech et de la finance est aujourd’hui un pilier de la droite radicale, même s’ils émanent de la bouche de milliardaires comme Donald Trump. Un des seuls partis à rejeter le rapport sur la Hongrie était Fratelli d’Italia de Giorgia Meloni ; ce mouvement aux origines néofascistes a noué depuis longtemps des liens étroits avec Budapest. Au moment du vote du Parlement européen, la coalition des droites italiennes, dominée par Fratelli d’Italia , était sur le point d’obtenir la majorité des sièges dans les élections générales du 25 septembre, et de nombreux commentateurs ont réagi avec surprise au vote de son parti en défense d’Orbán. Pourquoi prendre une posture idéologique pour défendre un leader peu populaire au poids politique faible dans le jeu européen plutôt que de faire preuve d’opportunisme électoral ?

    Cette réaction s’inscrit dans l’idée que ce vote nuirait aux tentatives de Meloni de se placer comme un acteur politique conventionnel. La dirigeante d’extrême-droite a en effet passé l’essentiel de sa campagne à affirmer vouloir continuer la politique économique et étrangère générale portée par le gouvernement sortant, mené par l’ancien chef de la banque centrale européenne, Mario Draghi. L’ancien cabinet italien dirigé par ce technocrate avait alors le soutien des principaux partis italiens, du centre gauche à la droite dure, à l’exception du parti Fratelli d’Italia .

    Ce paradoxe apparent s’explique aisément. En tant que principale force d’opposition, Meloni a bâti sa candidature sur la promesse de rupture avec ce qu’elle appelait l’éternelle « hégémonie de la gauche », en référence au Parti Démocrate (centriste) qui a soutenu une série de gouvernements technocratiques de grande coalition. Fratelli d’Italia a d’ailleurs été fondé en 2012 en opposition à une précédente administration « d’unité nationale » que Draghi a aidé à placer à la tête de l’Etat. Au cours des dix-huit derniers mois, cette posture lui a permis de gagner les voix des électeurs insatisfaits des autres partis de droite, notamment la Lega de Matteo Salvini, qui avait rejoint l’administration Draghi. Mais Meloni, qui a fait campagne sur la reconquête de la souveraineté démocratique, n’a jamais renoncé à maintenir une continuité inébranlable avec les politiques antérieures sur des enjeux majeurs – principalement en matière économique et de politique étrangère. En clair, ces questions ne devaient pas être soumises au choix démocratique.

    L’Italie est plus importante que la Hongrie, à la fois d’un point de vue démographique et en termes PIB. Elle est également l’un des États fondateurs de l’Union européenne et de la zone euro. Pourtant, en raison de décennies de politiques d’austérité et de faibles investissements publics, c’est l’État-membre le plus endetté.

    Troisième économie de la zone euro, l’Italie a un potentiel déstabilisateur bien plus important que celui de la Hongrie. Mais le modèle politique mis en place dans la péninsule à la suite de la victoire électorale de Giorgia Meloni est à mille lieux d’une quelconque remise en cause de l’hégémonie de l’Union européenne ou élites économiques italiennes. D’aucuns y voient une forme de « techno-souverainisme » , compris comme « le produit de la synthèse entre l’intégration des logiques technocratiques, l’acceptation du cadre géopolitique de l’Alliance atlantique et de sa dimension européenne, avec l’insistance sur des valeurs très conservatrices et des instances néonationalistes. »

    On comprend donc le caractère résolument feutré des attaques de ce bloc identitaire contre les élites technologiques et financières. Fratelli d’Italia défend non seulement les axes fondamentaux de l’économie néolibérale mais promet également de respecter les dogmes ordolibéraux imposés à l’apogée de la crise des dettes souveraines de 2012, comme les limites de dépenses et de déficit mis en place par le pacte budgétaire européen. D’où une contradiction fondamentale dans le processus de « dédiabolisation » de Giorgia Meloni : l’extrême-droite qu’elle incarne accepte des limites fondamentales à son action politique, alors même qu’elle accuse divers opposants domestiques (le « lobby LGBT », les ONG qui sauvent des migrants en mer Méditerranée, ou encore de prétendus communistes, pourtant quasi-disparus du pays…) de miner l’identité nationale.

    Lorsque Meloni s’était adressé au CPAC (la Conservative Political Action Conference) en Floride, en février dernier, elle avait insisté sur cette dimension précise. La dirigeante refusait de faire « partie de leur mainstream », celui « d’une droite tenue en laisse », insistant sur le fait que « la seule manière d’être rebelle est d’être conservateur ».

    « Souverainisme » n’est peut-être pas le terme le plus approprié pour qualifier une telle orientation politique, si l’on considère que ce concept fait référence à la souveraineté populaire.

    La combinaison de ces positions n’est pas entièrement neuve : déjà dans les années 90, le parti postfasciste Alleanza Nazionale , alors allié au gouvernement de Silvio Berlusconi, avait abandonné sa posture de défense de l’État-Providence. Le spécialiste de la droite radicale Herbert Kitschelt parlait déjà, à l’époque, de « la formule gagnante » consistant à combiner libre marché et nativisme. Bien sûr, le néolibéralisme des quatre dernières décennies a toujours nécessité investissement public et interventions étatiques visant à réorganiser le marché du travail. Mais la crise financière et la pandémie ont remis cet élément sur le devant de la scène : le renforcement du cadre « national », contre le triomphalisme affiché à propos de la mondialisation, est devenu la norme – du moins dans les discours. Invité à une conférence de Fratelli d’Italia en avril, l’ancien ministre des finances de Berlusconi Giulio Tremonti a ainsi déclaré la mort des illusions mondialistes de « la République internationale de l’argent » tout en militant pour une politique de réindustrialisation nationale fondée sur des avantages fiscaux pour les sociétés qui investissent dans la relocalisation.

    « Souverainisme » n’est peut-être pas le terme le plus approprié pour qualifier une telle orientation politique, si l’on considère que ce concept fait référence à la souveraineté populaire. Comme la politologue Daniele Albertazzi le remarque, Meloni a accepté l’impossibilité de diriger l’Italie contre les marchés financiers ou contre la volonté d’une Commission européenne non-élue. Sur le long terme, la politique de Meloni vise un capitalisme plus national, dissociant les économies européennes de l’énergie russe et de l’industrie chinoise – même si l’on peut douter de la faisabilité d’un tel agenda. Mais au-delà de ces effets d’annonce, les principales implications de la politique de Meloni sont internes : elle vise explicitement à supprimer des systèmes de redistribution en faveur des chômeurs et des migrants, pour en faire bénéficier « les producteurs » – c’est-à-dire les entreprises. Ainsi, Meloni reconnaît que les exportateurs souffrent de décennies de faibles investissements publics et de la pression sur les coûts provoquée par la monnaie unique européenne – et promet de les aider non pas en remettant en cause l’euro ou le marché unique, mais grâce à des baisses d’impôts.

    L’Union européenne n’est donc pas incompatible avec une forme réactionnaire de nationalisme. Au contraire, elle a plutôt tendance à la renforcer en organisant la compétition entre les classes dominantes nationales. Il suffit pour s’en convaincre de considérer le cas de la Hongrie : ce pays est devenu une destination privilégiée pour la production automobile allemande, permettant en retour à Orbán de promettre aux travailleurs qu’il les protégerait de la compétition des rivaux étrangers. Si le capital, dans son ensemble, a un intérêt dans un régime stable et à la permanence des institutions européennes, les décisions d’Orbán n’ont pour l’instant pas déclenché d’alarme suffisantes pour pousser les entreprises à quitter la Hongrie. Désormais, c’est au tour de l’Italie d’avoir un gouvernement mené par l’extrême-droite, promettant de défendre « l’intérêt national » contre « les mondialistes et les communistes » qui chercheraient à « détruire [notre] civilisation ». Les plans de Fratelli d’Italia font face à de nombreux obstacles, en particulier la crise énergétique et une probable récession. Dans tous les cas, le parti affrontera ces défis en s’inscrivant dans le paradigme néolibéral européen, non contre lui.

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      Hegel : inspirateur de Marx, apologiste de l’État… et défenseur du marché

      Philippe Silberzahn · ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Friday, 6 January, 2023 - 03:50 · 13 minutes

    L’émergence de la société marchande à la fin du XVII e siècle et les conséquences multiples de son plein développement dans le siècle suivant n’ont pas laissé les philosophes indifférents.

    Si nombre d’entre eux l’ont durement critiquée, d’autres en ont au contraire loué les vertus. C’est notamment le cas de Voltaire et sans doute de façon surprenante de Georg Wilhelm Friedrich Hegel , un philosophe majeur, pourtant apologiste de l’État. Peut-on défendre à la fois l’État et le marché ? C’est ce qu’il fait.

    Hegel est l’un des philosophes majeurs du XIX e siècle. Il a inspiré les travaux d’auteurs contemporains principalement à gauche, comme Sartre notamment. Mais surtout, il est l’inspirateur de Karl Marx , même si ce dernier s’en est ensuite éloigné. Il fut très critiqué par les auteurs libéraux et notamment par Karl Popper qui lui reprochait non seulement sa glorification métaphysique de l’État mais également son historicisme , l’idée selon laquelle il existe des lois de l’histoire auxquelles on ne peut échapper, que Popper voyait comme un anti-individualisme. Pourtant, la réalité est plus nuancée, et il serait faux de voir Hegel simplement comme un apologiste de l’État hostile au marché et à l’individualisme.

    La réputation de Hegel en tant que philosophe apologiste de l’État, et le fait qu’il ait été l’inspirateur principal de Marx, rendent difficile pour ceux qui supposent un antagonisme nécessaire entre l’État et le marché, de comprendre comment il apprécie le rôle positif de ce dernier dans son interprétation du monde moderne.

    Dans son ouvrage Principes de la philosophie du droit , paru en 1820, il analyse pourtant longuement l’émergence du marché comme fait central de l’époque moderne et discute des conditions dans lesquelles celui-ci permet à la fois d’exprimer son individualité et de faire société. À la lecture de cette défense, son apologie du rôle de l’État devient plus compréhensible si l’on considère que son intérêt premier est pour le développement des institutions qui constituent la société. Si effectivement le sens ultime de sa philosophie est d’affirmer le rôle nécessaire de l’État, il ne le fait pas en opposition au marché mais comme un contrepoids nécessaire à celui-ci, dont il reconnaît expressément les mérites, et la nécessité historique.

    Pour Hegel, la poursuite de l’intérêt personnel peut conduire au bien-être commun

    Hegel a lu Adam Smith et s’en inspire directement pour expliquer comment, dans une économie de marché, la poursuite de l’intérêt personnel peut créer un système d’interdépendance conduisant au bien-être commun. Comme Smith, il s’intéresse à la manière dont le caractère humain est formé par les cadres institutionnels.

    Hegel a vu d’un bon œil les débuts de la Révolution française mais il attribue les excès sanglants de celle-ci à la compréhension erronée de la nature de la liberté par les révolutionnaires français.

    S’éloignant en cela de la pensée libérale, une grande partie de son œuvre est ainsi consacrée à une critique de la liberté comprise uniquement comme « le droit de faire ce que l’on veut ». Dans la mesure où les Hommes agissent spontanément selon leurs instincts et leurs pulsions naturelles, pense Hegel, ils sont à l’opposé de la liberté car ils sont esclaves de leurs passions. Considérer, à la suite de Jean-Jacques Rousseau , chaque institution comme une barrière à la liberté individuelle rend impossible l’établissement d’un ordre institutionnel. Hegel pense que l’une des grandes erreurs du romantisme et de certaines variétés de libéralisme était de considérer les devoirs uniquement comme des limitations du moi réel. Il critique l’idée selon laquelle être moral c’est se distinguer ou adhérer à une certaine conception individuelle de la vertu.

    Dans une société éthique, écrit-il, être vertueux, c’est se montrer à la hauteur des devoirs imposés par l’institution. Pour lui, le grand défi du monde moderne est non seulement de nous procurer un sentiment d’individualité et de subjectivité mais aussi de nous lier à une série d’institutions auxquelles nous nous identifions et qui nous donnent le sentiment d’appartenir à un monde fiable. C’est cette tension, née de la révolution industrielle et de ses bouleversements, qui le préoccupe.

    L’autre erreur de la Révolution française, selon Hegel, est d’avoir considéré le projet révolutionnaire comme un nouveau point de départ.

    En se coupant de l’héritage culturel du passé, elle se privait d’une importante source de légitimité. Or, selon lui, les institutions contemporaines, marché y compris, sont rendues possibles par un ensemble de normes implicites qui sont le produit du développement historique. Avec Edmund Burke , il inaugure ainsi une longue lignée de penseurs caractérisés improprement pour certains comme « conservateurs », qui se poursuivra jusqu’à Hayek et Scruton, qui s’opposeront à une forme extrême de rationalisme issu des Lumières, qui voulait faire table rase des institutions et les recréer ex nihilo , sur des principes clairs.

    La caractérisation de conservateur est inappropriée, au moins pour Hegel, parce qu’encore une fois il estime que les principes guidant la Révolution française sont historiquement nécessaires et bienvenus. Il sera d’ailleurs un soutien actif au mouvement réformiste en Prusse qui naît à la suite de la défaite face à Napoléon.

    Hegel, défenseur de la propriété privée et du marché

    Hegel fut un défenseur de la propriété privée. Il explique qu’elle est importante sur le plan moral en raison des possibilités qu’elle crée pour l’expression de notre individualité.

    L’une des constantes de sa philosophie est que les croyances ne sont stables que lorsqu’elles sont concrétisées dans le monde extérieur : dans les objets, dans les règles institutionnelles, dans les modèles mentaux par lesquels les gens se rapportent les uns aux autres. Le fait que les autres ne prennent pas mon bien – qu’ils le considèrent comme mien – est une manière de me reconnaître en tant qu’individu. C’est précisément cette reconnaissance, notion clé chez Hegel, qui manque à l’esclave et au serf. Pour lui, le fait que le droit de posséder une propriété privée, de contrôler un petit morceau du monde, soit universel dans l’État moderne est un titre de gloire pour ce dernier.

    La propriété exprime et extériorise également notre individualité dans un autre sens : elle constitue une partie du monde naturel sur laquelle nous avons travaillé, que nous avons transformée conformément à notre volonté. En ce sens, elle fait partie de l’humanisation de la nature, de l’infusion de l’esprit humain dans le monde, qui est l’un des thèmes centraux de la théorie du développement historique de Hegel.

    Mais selon lui, la propriété n’est rien sans le marché, qu’il juge nécessaire de justifier parce que pour nombre de penseurs, celui-ci est inconciliable avec le bien-être humain.

    Leurs critiques se résument à trois accusations :

    1. La société marchande rend les Hommes moins heureux en augmentant leurs besoins plus rapidement que les moyens nécessaires pour les satisfaire.
    2. Elle conduit à un déclin de la vertu, comprise dans le sens civique républicain de la volonté de sacrifice au nom de la communauté et à une scission entre l’intérêt privé et l’intérêt public.
    3. La division du travail conduit à la spécialisation et favorise ainsi des personnalités unilatérales et atrophiées.

    Hegel ne partage pas du tout ces critiques. Pour lui au contraire, le marché est une institution clé, à la fois pour le développement d’un sentiment de valeur personnelle et pour nous habituer à considérer les autres comme des individus, c’est-à-dire pour faire société.

    Hegel observe en effet que le marché est fondé sur les relations qui naissent de la tentative de satisfaire les désirs des individus. Ces désirs, souligne Hegel, ne sont pas « naturels ». Mais alors que les moralistes dénoncent comme un « luxe » la tentative de satisfaire des désirs estimés « non naturels », Hegel adopte une approche a-morale. La plupart des désirs humains, insiste-t-il, ne sont pas déterminés par la nature : ils sont le résultat de l’imagination.

    Plutôt que de condamner la croissance des désirs, Hegel explique que c’est cette capacité à vouloir les produits de notre imagination qui distingue les humains des animaux. Ces désirs, comme les institutions, sont le produit d’une évolution. Le luxe d’hier est devenu une nécessité d’aujourd’hui.

    Le rôle clé de l’entrepreneur

    Hegel avait lu Jean-Baptiste Say . Il reconnaissait donc (contrairement à Smith) que les entrepreneurs étaient une force majeure du marché dans l’expansion des désirs imaginaires des consommateurs. En d’autres termes, le marché ne se contente pas de satisfaire les besoins, il les crée grâce à l’action des entrepreneurs.

    Montrant une compréhension aiguë et pour tout dire un peu inattendue de l’innovation, Hegel explique que c’est la quête de la reconnaissance individuelle par la consommation qui a conduit au cycle moderne d’évolution des besoins. Le désir de se considérer comme l’égal des autres conduit les individus à désirer les biens de consommation de ceux qui leur sont supérieurs. Le désir d’individualité conduit à la création de nouveaux produits, afin d’exprimer celle-ci en se distinguant de la foule. Le résultat est un cycle sans fin d’imitation et d’innovation. Un siècle avant Schumpeter , Hegel n’explique pas seulement de façon remarquable ce qu’on appellera plus tard la dynamique du capitalisme ; il montre à quel point le marché est à la fois le moyen d’exprimer et de développer l’expression individuelle en lien avec les autres individus et ce en quoi il rend les Hommes plus sociaux.

    Il ajoute que la pression concurrentielle pousse la société de marché vers l’extérieur. La recherche de marchés pour vendre les produits pour lesquels l’offre dépassait la demande a conduit les entrepreneurs à s’aventurer dans des régions relativement arriérées sur le plan économique, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur des frontières nationales. C’est l’élan du commerce qui a souvent mis en contact des cultures séparées par des océans et qui leur a permis d’apprendre les unes des autres. Là encore, il souligne combien le marché rassemble les Hommes au lieu de les diviser, comme il est commun de le croire à l’époque et encore aujourd’hui.

    Le marché, lieu d’expression de notre individualité

    Les contemporains romantiques de Hegel dépeignaient le monde du travail et de l’activité marchande comme une menace pour l’individualité.

    Pour lui au contraire, subvenir à ses besoins en gagnant sa vie est l’un des moyens les plus importants par lesquels les Hommes acquièrent le sens de leur individualité. Le marché est le lieu où nous exprimons notre particularité et notre individualité à travers la possibilité de choisir.

    Le développement de cette possibilité est l’un des grands changements de l’ère moderne.

    Pour Hegel il existe des formes supérieures et inférieures de choix et la forme supérieure se produit lorsque nous faisons nos choix pour de bonnes raisons, rationnelles. Le choix le plus important que l’on puisse faire dans la société civile est peut-être celui d’une profession (l’autre étant le choix d’un conjoint).

    À l’opposé des moralistes de tous temps, Hegel estime qu’il y a aussi une certaine valeur à la possibilité de faire des choix arbitraires, c’est-à-dire des choix faits sans raison valable, qui ne sont qu’une question de goût et même de caprice. Ainsi, la possibilité de choisir entre trente parfums de glace n’est pas la forme la plus élevée de choix mais c’est néanmoins un choix qui exprime quelque chose de notre individualité.

    Penseur de l’État

    Hegel pense toutefois que le marché n’est pas suffisant pour produire le sens dont les Hommes ont besoin.

    Il rejoint ainsi la pensée pré-capitaliste. Il partage l’inquiétude des Romantiques allemands pour qui le monde séculaire moderne laisse l’individu aliéné – divisé intérieurement, dépourvu d’un sens de la communauté ou d’un sentiment de transcendance. Mais il croit cependant possible de réconcilier les Hommes avec le monde nouveau, un monde dans lequel ils sont fiers de leur subjectivité individuelle et de leur particularité. Il pense que l’individu a besoin de faire partie de quelque chose de plus grand, mais selon lui cela ne passe pas par un abandon irrationnel à une source extérieure, comme le suggèrent les Romantiques mais par des institutions comme la famille, la guilde ou l’État, que Hegel appelait « médiations ». Ce sont les institutions de sa société – au premier rang desquels l’État – qui lui permettent de se considérer comme un individu.

    C’est ainsi que son apologie de l’État prend tout son sens. Dans sa conception de l’État, Hegel s’oppose donc à la fois à Voltaire (voir mon article ici ) et aux penseurs libéraux qui lui succèdent, pour qui le marché est suffisant pour créer une société vertueuse, et à Colbert et à ses successeurs, notamment les planistes français, pour qui le rôle de l’État est de piloter les marchés car ceux-ci sont chaotiques.

    Pour Hegel, le rôle de l’État est important aussi parce que si les droits de contrôler sa personne et ses biens sont moralement souhaitables et essentiels à ce qui fait la valeur de la modernité, ils ne sont pas naturels. Ils sont le produit de l’évolution historique des conceptions culturelles ; ils relèvent de ce qu’il appelle la « seconde nature », et leur réalité n’est rendue possible que par l’État moderne. Sans l’État, qui transforme les droits en lois, il n’existe aucune protection des personnes et des biens dans le monde réel.

    Sa compréhension de la modernité amène donc Hegel à conclure que le rôle de l’État doit être d’encourager la généralisation de la propriété et plus généralement le développement des forces modernes au premier rang desquels le marché, tout en se posant en garant du bien commun.

    Hegel défenseur du marché, mais pas libéral

    Ainsi donc, l’inspirateur de Marx et apologiste de l’État fut un ardent défenseur de la propriété privée et du marché.

    Mais il n’était pas libéral pour autant car selon lui, les individus doivent rester soumis à l’ordre social et politique de la collectivité, sur lequel ils n’ont pas de prise. Cette combinaison étrange entre marché libre et absence de droits politiques est le modèle que les régimes autoritaires modernes comme la Russie et la Chine essaient de réaliser, en faisant le pari que la liberté économique n’entraîne pas la liberté politique. Il reste à voir si ce modèle est viable.

    Source pour cet article : Jerry Z Muller, The Mind and the Market , Anchor books (2003).

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      Le bitcoin perd 50 % de sa valeur en 6 mois : faut-il paniquer ?

      news.movim.eu / Numerama · Monday, 9 May, 2022 - 08:20

    Le bitcoin a atteint 34 000 dollars, soit moitié moins qu'en novembre dernier. Cependant, c'est également le même montant qu'il avait déjà atteint en janvier, et cela reste une valeur importante. Faut-il vraiment s'inquiéter ? [Lire la suite]

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      Après le virus, laissez-nous faire !

      Nicolas Lecaussin · ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Monday, 27 April, 2020 - 03:35 · 2 minutes

    laissez-faire

    Par Nicolas Lecaussin.

    Dans un article publié le 15 avril dernier dans le Wall Street Journal , le célèbre éditorialiste Daniel Henninger, inquiet des conséquences économiques dramatiques du confinement, propose, ni plus ni moins, que les pouvoirs publics soient confinés et que les individus comme les entreprises se prennent en main pour redresser la barre.

    Ses propos concernent l’Amérique mais on pourrait très bien les appliquer à la France. On le sait maintenant. L’État obèse et les dépenses publiques les plus élevées au monde n’ont pas réussi à préserver la France du virus. Pire, notre pays fait partie des plus touchés, avec un nombre de décès qui pourra même le classer parmi le trio mondial de tête.

    Ce ne sont ni les moyens , ni le nombre de fonctionnaires qui ont manqué. Ni l’interventionnisme politique, nos décideurs étant les plus actifs et n’hésitant pas à nous dire, chaque jour, ce qu’il faudrait faire. L’échec est évident. Il est temps de changer de curseur en donnant la possibilité aux Français de redresser le pays.

    Moins d’impôts, moins de réglementations et davantage de libertés devraient guider la France de l’après-coronavirus. Il faudra aplanir tous les obstacles à la création d’entreprises et d’emplois. En supprimant les 35 heures (à l’hôpital aussi après avoir dû admettre, enfin, les dégâts). En améliorant le marché de l’emploi : plus grande liberté de licencier au moins pour les entreprises de moins de 50 salariés, SMIC flexible avec des montants différents en fonction des régions et de l’ancienneté des employés.

    La distanciation sociale et le télétravail, qui perdureront après la fin du confinement, devraient même faciliter les nouvelles libertés dans le monde de l’emploi. Moins de normes et de réglementations, cela signifie aussi moins de temps perdu pour les entrepreneurs qui retrouveront le temps de mieux et plus s’occuper de leur entreprise.

    C’est le libre échange qui a enrichi nos sociétés . Il faut le rendre encore plus libre tout en gardant un minimum de normes à respecter. Nos chefs d’entreprise auront besoin des marchés mondiaux pour se développer et ceux qui prônent aujourd’hui la fin de la mondialisation ne réalisent pas que cela représenterait la fin de milliers et de milliers de sociétés qui font leur chiffre d’affaire à l’exportation. Sans compter celles, nombreuses, dont les produits utilisent de très nombreuses pièces étrangères.

    Dans une interview accordée au journal Le Parisien (17 avril), l’ancien ministre Jean-Pierre Chevènement soutient (non, ce n’est pas une blague) que « la crise actuelle a périmé l’idée du tout-marché » . Là où l’État et les services publics ont failli malgré d’énormes moyens, Chevènement voit l’échec du marché ! C’est justement le marché et le privé qui devront prendre le relais. C’est le laissez-faire qui redressera la France, pas la planification étatiste.

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