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      Deux conceptions de l’entreprise « responsable » : Friedman contre Freeman

      The Conversation · ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Sunday, 18 December, 2022 - 03:40 · 8 minutes

    Par Michel Villette.

    Dans la littérature sur la gouvernance d’entreprise, deux principes s’opposent : celui énoncé par l’économiste Milton Friedman en 1970, dans un célèbre article intitulé The social responsability of business is to increase its profits (« La responsabilité sociale des entreprises est d’accroître leurs profits » ) , à celui proposé près de 40 ans plus tard par les universitaires Edward Freeman, Kristen Martin, et Bidhan Parmar dans leur article Stakeholder capitalism (« Le capitalisme des parties prenantes »).

    D’un côté, Milton Friedman, qui a été brillamment traduit en français par Alain Anquetil, affirme que la poursuite des intérêts égoïstes des actionnaires sera finalement la meilleure contribution possible à la prospérité générale de la nation. De l’autre, le philosophe américain Freeman et ses co-auteurs affirment que le capitalisme ne peut survivre et se légitimer qu’en prenant en compte et en conciliant les intérêts de tous ceux qui sont impactés par l’activité des entreprises. En un mot, pour le bien de l’humanité, les entreprises devraient toutes devenir « socialement responsables ».

    Ces doctrines peuvent paraître inconciliables.

    À lire ce qui s’écrit en France en 2022 et tout particulièrement depuis la publication de la loi Pacte en 2019 , on peut avoir l’impression que cette opposition radicale subsiste. En France, les partisans d’un État interventionniste auquel on demande de « réguler » des marchés semblent en outre plus nombreux que les tenants de la ligne de Friedman. Dans ce contexte, on demande aux entreprises de s’autocontrôler et de s’autoréguler.

    Le débat gagnerait aujourd’hui à se rééquilibrer car d’un point de vue analytique les travaux de Friedman rendent en effet toujours compte de nombreuses pratiques qui persistent dans les entreprises.

    L’observation attentive de la conduite des dirigeants, qui fait l’objet de nos recherches ethnographiques , et de la manière dont les décisions se prennent montre même que, partant de prémisses opposées, les partisans de l’une ou l’autre de ces doctrines parviennent, in fine , s’ils sont placés devant les mêmes choix et dans les mêmes circonstances, à des résultats semblables.

    Autrement dit, deux doctrines qui paraissent incompatibles et suscitent des mouvements idéologiques d’adhésion pour l’une et de rejet violent pour l’autre peuvent aboutir en pratique et une fois la complexité du réel prise en compte à des résultats quasi identiques. Les chercheurs disent que dans ce cas il y a « équifinalité ».

    L’explication réside dans le fait que les doctrines qui définissent des grands principes de gouvernance sont inévitablement des formes stylisées de la réalité du gouvernement privé des entreprises. Elles énoncent des normes, disent comment les choses devraient se passer, définissent des intentions mais négligent évidemment les détails de la mise en pratique.

    Concessions

    Considérons d’abord le cas d’un dirigeant conforme à l’idéal de Milton Friedman : il serait à la tête d’une industrie polluante, dangereuse, exploitant une main-d’œuvre étrangère dans des conditions difficiles pour approvisionner les riches habitants d’un pays riche. S’il veut continuer à verser de gros dividendes à ses actionnaires et voir ses actions prendre de la valeur, ne sera-t-il pas le premier à vouloir se concilier les bonnes grâces des gouvernements des États-nations dont dépend la bonne marche de ses affaires ?

    Ne sera-t-il pas aussi le premier à annoncer des mesures environnementales dès que des études marketing lui indiqueront qu’il s’agit là d’un thème auquel les clients sont devenus sensibles ? Aussi cynique soit-il – et il ne l’est pas forcément – aussi soucieux de servir en priorité ses actionnaires, s’il est intelligent et bien informé il se glissera dans les politiques sociales et environnementales du moment. En effet, c’est pour lui la meilleure solution pour rétribuer au mieux et sécuriser le capital .

    On peut même montrer que c’est précisément parce que l’industrie qu’il dirige est polluante, risquée et avec de fortes externalités négatives qu’il fait de gros investissements dans le socialement et écologiquement responsable . Ce faisant, il protège l’intérêt bien compris des actionnaires.

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    Dans un tel cas, tout dépend de la pression exercée de l’extérieur par les puissances publiques et la société civile. Si celles-ci ont des exigences morales, notre dirigeant cynique, intelligent et rusé en tiendra compte. Si ce n’est pas le cas (par exemple si les responsables politiques sont corrompus et indifférents à l’intérêt général), il corrompra au lieu de contribuer au bien commun car il a de toute façon besoin d’une solide alliance avec les dirigeants des États-nations pour développer son business. Il doit leur faire des concessions.

    Tant que l’entreprise est profitable…

    Considérons maintenant le cas opposé d’un dirigeant se comportant selon les vœux de Edward Freeman mais qui dirige par chance une entreprise peu polluante, employant une main-d’œuvre peu nombreuse, hautement qualifiée et très bien payée dans un pays riche. Il peut parfaitement se faire passer pour le plus écolo et le plus socialement responsable des dirigeants d’entreprise. Cela ne lui coûte pas très cher.

    À la différence de son collègue pollueur, il peut annoncer un excellent bilan carbone et un excellent bilan social. Moyennant quelques efforts supplémentaires il peut annoncer chaque année quelques menus progrès en la matière, par exemple en remplaçant un emballage plastique par un emballage en carton, en posant des panneaux solaires sur le toit de ses entrepôts ou en augmentant le nombre de femmes dans son comité de direction. Tant que son entreprise est profitable, il peut aussi s’adonner au plaisir du mécénat et distribuer des fonds pour lutter contre la pauvreté ou soutenir les activités culturelles et sportives.

    Cependant, il ne peut pas aller trop loin dans cette voie. Si la rentabilité de son entreprise vient à baisser, si le chiffre d’affaires stagne, si le cours de bourse commence à s’effondrer, notre dirigeant malmené par les marchés financiers et critiqué par des investisseurs influents concentrera immédiatement sa stratégie sur la maximisation du rendement du capital et réduira discrètement ses dépenses en matière de responsabilité sociétale et environnementale (RSE).

    Alors que l’année précédente le rapport annuel insistait sur la dimension sociale, écologique et vertueuse de l’entreprise, le nouveau discours de politique générale insistera sur la rentabilité des capitaux investis. Ce dirigeant sera simplement réaliste. Il se souviendra que pour pouvoir donner à toutes les « parties prenantes » ce qu’elles demandent, l’entreprise doit être profitable.

    Nouveau « paternalisme »

    Même dans les phases les plus dures du capitalisme au XIX e siècle un industriel qui construisait une usine au milieu de nulle part et qui avait besoin d’une main-d’œuvre fidèle et de qualité devait inévitablement se mettre à faire du social et s’attaquer à des problèmes de logement, d’éducation et de santé.

    On a appelé cela le « paternalisme ». Or, à y regarder de près, ce n’était pas toujours parce que le patron était inspiré par une doctrine religieuse ou par une utopie socialiste qu’il se mettait à prendre en compte le sort des ouvriers. C’était tout simplement indispensable pour assurer la réussite du projet industriel. Il fallait faire de la nécessité une vertu.

    Une entreprise qui importe et installe des panneaux solaires dans les régions françaises n’aura évidemment aucun mal à se définir comme « écologiquement responsable » puisqu’elle est en pleine croissance précisément en raison du boum écologique et de l’explosion du prix de l’énergie.

    En revanche, la tâche sera plus difficile pour le concessionnaire qui vend et entretient des camping-cars. Ces lourds véhicules de loisir qui marchent au diesel sont évidemment le type même de l’objet technique très polluant né de la société de consommation des années 1970.

    Qu’importe ! Le dirigeant de cette entreprise pourra tout de même se présenter comme extrêmement vertueux sur le plan écologique puisque ses engins permettent aux habitants des villes un retour à la nature. S’il annonce de surcroît qu’il va poser des panneaux solaires sur le toit de ses hangars, il peut tout à la fois empocher une subvention, réduire ses coûts d’énergie et entrer dans la catégorie enviée des entreprises socialement responsables.

    Entre la doctrine de Freeman et celle de Friedman, il n’y a qu’une différence d’intention et de justification. Un cynique Friedmanien, s’il dirige une industrie très polluante a toute chance de faire plus pour lutter contre le dérèglement climatique qu’un missionnaire Fremanien dont les activités sont peu polluantes. Un cynique Friedmanien qui gagne beaucoup d’argent et emploie peu de main-d’œuvre à toute chance de payer beaucoup mieux son personnel qu’un missionnaire Freemanien dont l’entreprise ne fait que des pertes.

    Michel Villette , Professeur de Sociologie, Chercheur au Centre Maurice Halbwachs ENS/EHESS/CNRS, professeur de sociologie, AgroParisTech – Université Paris-Saclay

    Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’ article original .

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      El premio Nobel a Ben Bernanke es otro galardón a Milton Friedman

      Adrián Ravier · ancapism.marevalo.net / IJM Analisis Diarios · Sunday, 13 November, 2022 - 23:00 · 4 minutes

    Este 10 de octubre la Academia Sueca otorgó el premio Nóbel de economía 2022 a Ben S. Bernanke, Douglas W. Diamond y Philip H. Dybvig. En este artículo queremos hacer una evaluación de las contribuciones de Bernanke a la teoría de las crisis financieras y a su gestión para atender la crisis subprime de 2008.

    Lo cierto es que Bernanke se ha declarado en más de una oportunidad como un alumno de Milton Friedman y Anna Schwartz en lo que refiere a su estudio de la gran depresión. En su libro Historia monetaria de los Estados Unidos, ambos autores explicaron que el error de la Reserva Federal estuvo en no evitar la contracción secundaria de dinero del período 1929-1933 provocó la pérdida de más de 10.000 bancos, la pérdida de actividad económica y la generación de un alto desempleo.

    En términos técnicos, o de la teoría cuantitativa del dinero (MV= Py), se trata de una contracción en el ingreso nominal MV, o más precisamente la caída en la Velocidad de circulación del dinero (V), lo que se corresponde con un aumento de la demanda de dinero (Md). En términos más coloquiales, una vez que inicia la crisis, las personas tienen incertidumbre y temores que los lleva a incrementar su demanda de dinero, su atesoramiento, a partir del cual reducen sus gastos e inversiones.

    Friedman y Schwartz recomendaban entonces que, en este caso particular, la autoridad monetaria debía incrementar la masa monetaria (M) en la misma proporción que bajaba V, para así evitar la deflación de precios, y con ello la caída de actividad y empleo. La medida, para este caso particular, tuvo un consenso amplio en la Academia. Y fue Bernanke, en representación de la Fed, quien afirmó en 2002 que de ocurrir un escenario similar, la autoridad monetaria no cometería el mismo error.

    En 2008, cuando Bernanke ya estaba al frente de la Fed, tomó aquellas lecciones de Friedman y Schwartz y aplicó una política de fuerte liquidez para contrarrestar el incremento en la demanda de dinero, consiguiendo así reducir el desequilibrio monetario que de otro modo hubiera repetido el temido escenario de los años 1930.

    Para una parte de la literatura que evaluó la crisis de 2008, Bernanke incluso fue más lejos, y con sus políticas oportunas de rescate de empresas y bancos “que eran demasiado grandes para caer”, evitó que el sistema financiero cayera como un efecto dominó, lo que en definitiva salvó también a la economía real. Pero hay otra parte de la literatura que señala que la intervención no fue benigna; piensa que en lugar de políticas de redescuento, la intervención debió aplicar operaciones de mercado abierto, y que los salvatajes a las empresas nos dejan con un “riesgo moral” que evita que aprendamos de nuestros errores. Más importante aún, la expansión de liquidez que inició en 2008 nos dejaba con una economía recuperada ya desde 2011. Pero aun con tasas de interés cercanas a 0 % en el período 2008 a 2016, la economía americana no parecía reaccionar.

    En 2016 la Fed intentó subir las tasas de interés pero rápidamente observó que la economía americana era un castillo de naipes, con riesgo de recesión. Decidieron dar un paso atrás en esta medida, y más bien esperar que la recuperación fuera más vigorosa, y que la economía empezara a crecer. Las tasas de interés cercanas a 0 % no pudieron lograr en el período 2016-2020 que la economía rebotara, lo que habría escenarios similares a la economía japonesa, que tiene dificultades de crecimiento desde principios de los años 1990.

    Mi hipótesis es que la pandemia vino a tapar estos desequilibrios monetarios con una fuerte recesión, que dejó a la economía en un nuevo escenario similar al de 1930. Ya sin Bernanke, pero con el mismo manual, ante el temor y la incertidumbre que generó el covid-19, la Fed volvió a contrarrestar la caída de V con aumentos “nunca vistos” de M.

    La economía se recuperó sobre la base de estos estímulos, sumado a la flexibilización de las restricciones por cuarentenas, pero deja para adelante un nuevo escenario desafiante, en el que ni el propio Bernanke tiene claro cómo atender. La discusión hoy no incluye la expansión monetaria de 2008-2020, que fue muy extensa en tiempo, y muy profunda en cantidad de dinero. Por ello insisto que los efectos de la política de Bernanke quedaron ocultos en la pandemia. Hoy lo que abre una nueva literatura es la política de 2020-2021, pues ha dejado pequeño al ciclo anterior.

    La contracción monetaria que inició en la post pandemia intenta paliar los efectos inflacionarios que ya son visibles en todos los indicadores, pero si bien es posible que tenga éxito en ese cometido, también puede dejarnos con una nueva gran recesión similar a aquellas de 1987, 2001, 2008, 2020. En términos del economista argentino Guillermo Calvo, estamos ante un nuevo Sudden Stop que provocará una nueva gran recesión. En términos de Ludwig von Mises y Friedrich Hayek, estamos ante las viejas lecciones de la teoría austriaca del ciclo económico.

    Es una pena que en este premio la Academia Sueca no haya incluido a los economistas Lawrence H. White y George Selgin, como expertos modernos en esta literatura, quienes podrían contribuir a evitar que el mundo siga siendo convulsionado con malas políticas monetarias.

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      Il y a 52 ans, Milton Friedman déboulonnait déjà la RSE

      Nathalie MP Meyer · ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Tuesday, 1 November, 2022 - 04:30 · 8 minutes

    Comme il était fier, le PDG de Danone Emmanuel Faber, en juin 2020, lorsque ses actionnaires, les premiers de tout le CAC 40, ont voté à 99,4 % le nouveau statut d’entreprise « à mission » de leur groupe, conformément aux dispositions de la loi PACTE concoctées par le ministre de l’Économie Bruno Le Maire dans le but d’intégrer les enjeux sociaux et environnementaux dans l’objet et le statut des entreprises !

    « Vous venez de déboulonner une statue de Milton Friedman ! » leur a-t-il même lancé dans un assaut de satisfaction anti-libérale non dissimulée.

    Sa façon à lui, j’imagine, de « fêter » le cinquantième anniversaire du célèbre article de l’économiste de l’université de Chicago publié dans le New York Times le 13 septembre 1970 et intitulé The Social Responsibility Of Business Is to Increase Its Profits autrement dit,  la responsabilité sociale de l’entreprise (ou RSE) consiste à augmenter ses profits.

    Mal lui en prit car il y a seulement trois semaines, le groupe Danone annonçait un plan de licenciement de 2000 personnes dans le monde, dont 400 à 500 en France. Oubliées les envolées lyrico-vertueuses sur la responsabilité sociale des entreprises. Chez Danone, dans le contexte d’une activité sévèrement bousculée par les conséquences des confinements anti-Covid, il n’est plus question maintenant que de restaurer les marges et de « remettre l’entreprise sur le chemin de la croissance rentable » .

    Milton Friedman aurait-il raison ? Se pourrait-il finalement que les individus qui composent la société, qu’ils soient salariés, consommateurs ou investisseurs, soient mieux servis et plus libres de leurs choix si les entreprises se consacrent entièrement à leur mission de création de richesse à long terme plutôt que de faire étalage de leur « conscience sociale » en important en leur sein les politiques publiques à la mode du moment telles que les luttes contre le chômage, les discriminations ou la pollution ?

    Ces trois exemples, cités par Friedman dès le début de son article, montrent à quel point les cinquante années qui nous séparent de son texte n’ont rien altéré de sa prodigieuse actualité – raison de plus pour s’y intéresser.

    Mais avant d’entrer dans le dur du sujet, quelques mots sur l’auteur.

    Milton Friedman (1912-2006) est né à Brooklyn (New York) dans une famille d’immigrants juifs originaires d’Europe centrale. Après sa scolarité, il commence des études de mathématiques en vue de devenir actuaire puis se tourne vers l’économie et les statistiques.

    Entre 1935 et 1945, il trouve ses premiers emplois au sein de l’administration fédérale américaine, au Trésor notamment, où, de son propre aveu, il se montre très keynésien. Il faut dire qu’on était en plein New Deal. Mais rapidement, il va en venir à critiquer tout ce qui ressemble à un contrôle des prix, des loyers, etc. dans la mesure où cela revient à fausser le jeu de la rencontre entre l’offre et la demande.

    Il obtient son doctorat en économie en 1946 et entre la même année comme professeur à l’université de Chicago. Il y rejoint le courant économique connu sous le nom d’école de Chicago en compagnie d’autres économistes libéraux de renom tels que Ronald Coase, Gary Becker ou James Buchanan ( théorie du choix public ). L’année suivante, à l’instigation de Friedrich Hayek, il participe à la création de la Société du Mont-Pèlerin qui se donne pour but de promouvoir le libéralisme. Il reçoit le prix Nobel d’économie en 1976.

    Dans son ouvrage le plus connu du grand public, Capitalisme et Liberté (1962), Friedman s’oppose à Keynes à une époque où les États providence sont en vogue. Il plaide pour un État limité et défend l’idée que la liberté économique est une condition indispensable de la liberté politique. Ses émissions de télévision Free to choose (Libre de choisir) sont également très populaires. Il a notamment consacré l’une d’elles à l’ Histoire du crayon de Leonard Read pour illustrer la supériorité du marché libre sur tout autre forme d’organisation économique pour garantir la prospérité et la paix.

    Ce que pense Friedman de la RSE

    Dans son article de 1970 , l’économiste s’attache à montrer combien les chefs d’entreprises se trompent quand ils pensent défendre la libre entreprise en prétendant que la responsabilité sociale des entreprises est au moins aussi importante que le profit. Pour lui, ce type de discours sympathique au premier abord revient ni plus ni moins à « prêcher en faveur d’un socialisme pur et dur » .

    L’entreprise étant une « personne artificielle » , Milton Friedman commence par remarquer que dès lors qu’on parle de responsabilité, on parle forcément de la responsabilité des individus qui font marcher l’entreprise, qu’ils soient entrepreneurs indépendants ou cadres dirigeants appointés par les actionnaires des grands groupes.

    Laissant de côté le cas des premiers qui, en tant que propriétaires de leur entreprise, ont tout loisir d’y exercer leur « responsabilité sociale » à leur guise (jusqu’à ce qu’ils s’aperçoivent qu’en réalité ils lui causent du tort 1 en lésant leurs salariés et/ou leurs clients), Friedman rappelle que le cadre dirigeant d’un grand groupe est l’employé des actionnaires. Sa responsabilité consiste à faire ce qu’ils lui demandent, ceci signifiant généralement de dégager le plus d’argent possible dans le cadre de la loi en vigueur et des règles éthiques communément partagées par la société.

    Non pas que le cadre dirigeant ne soit pas aussi une personne à part entière qui se sent des responsabilités à l’égard de sa famille, de ses voisins, d’une cause chère à son cœur, etc. Il se peut qu’il choisisse de consacrer une part de son revenu personnel au bénéfice de l’une de ces causes, mais comme le dit Friedman, ce sera son argent, pas celui de son employeur.

    Dès lors que ce même dirigeant décide de consacrer de l’argent qui ne lui appartient pas, l’argent des actionnaires, pour remplir un but social particulier – embaucher des chômeurs de longue durée pas forcément bien profilés pour les postes offerts au lieu de salariés expérimentés, par exemple – il affecte les revenus des parties prenantes de l’entreprise, à savoir, selon les cas, les actionnaires, les clients et/ou les salariés, sans leur avoir demandé leur avis sur l’utilisation de ces fonds.

    Rien ne dit que ces montants laissés à l’appréciation des parties prenantes auraient été utilisés de cette façon – dans notre exemple, la lutte contre le chômage – et à supposer qu’ils aient été utilisés ainsi, rien ne dit non plus qu’ils n’auraient pas créé plus de valeur pour les chômeurs en venant directement des individus plutôt que de l’entreprise.

    C’est en cela que Milton Friedman voit dans la RSE une forme de taxation imposée aux parties prenantes de l’entreprise. C’est en cela qu’il y voit une façon du pouvoir politique de s’immiscer dans le domaine de la liberté d’entreprendre et de le collectiviser de façon rampante :

    This is the basic reason why the doctrine of ‘social responsibility’ involves the acceptance of the socialist view that political mechanisms, not market mechanisms, are the appropriate way to determine the allocation of scarce resources to alternative uses.
    C’est la raison fondamentale pour laquelle la doctrine de la responsabilité sociale implique l’acceptation du point de vue socialiste selon lequel les mécanismes politiques, et non les mécanismes de marché, sont le moyen approprié pour déterminer l’allocation de ressources rares à des utilisations alternatives.

    Et c’est là que nous retrouvons la loi PACTE dans toute sa splendeur – du moins pour ce qui concerne son volet sur l’évolution de l’objet social des entreprises : derrière les bons sentiments, derrière la prétendue considération pour les hommes et les femmes qui travaillent et l’attention aux désordres environnementaux – étant entendu que les entreprises laissées à elles-mêmes n’ont que mépris pour tout cela – c’est bien une soumission à l’agenda politique du moment qui est demandé au monde de l’entreprise.

    Beaucoup de chefs d’entreprise gagnés par les arguments de la RSE (ou tout simplement en plein accès de virtue-signalling ) pensent qu’elle permettra de réconcilier l’opinion publique avec l’entreprise. Je pense au contraire avec Milton Friedman que cette façon d’éloigner les entreprises de leur fonctionnement initial est un signal négatif sur la libre entreprise, une façon de dire à la société que l’entrepreneur naturellement mû par le profit serait par essence un profiteur sans foi ni loi à encadrer d’urgence dans une définition politiquement correct de l’entreprise qui se rapprocherait de l’association ou de la fondation à but social mais surtout pas lucratif.

    Milton Friedman reconnait volontiers que dans ce contexte de dénigrement perpétuel du secteur marchand, l’affichage de la RSE sert souvent de couverture présentable, voire aimable, pour des décisions qui répondent parfaitement aux intérêts de l’entreprise mais qui seraient moins bien acceptées sans ce déguisement.

    Malheureusement, ainsi qu’il le souligne à la fin de son article, que la RSE soit pratiquée de bonne foi ou de façon plus stratégique par les entreprises, elle conduit nombre de dirigeants de premier plan, le PDG de Danone pour n’en citer qu’un, à débiter une quantité impressionnante de « nonsense » à son sujet , avec pour conséquence immédiate et inéluctable de mettre en danger leur entreprise et d’endommager considérablement les fondations nécessaires à la constitution d’une société libre.

    Entre Emmanuel Faber et Milton Friedman, qui déboulonne qui ? Le débat est ouvert !

    Sur le web

    Un article publié initialement le 14 décembre 2020 .

    1. Je peux vous citer l’exemple d’un patron qui avait décidé de payer des salaires au-dessus du prix de marché de son secteur. Au début, tout le monde est content. Jusqu’à ce que le chef comptable débarque avec des calculs montrant que vu le niveau des salaires, l’acquisition d’une certaine machine couplée à quelques licenciements devenait très rentable…