• chevron_right

      Le retour de l’austérité fera-t-il éclater les contradictions du « modèle allemand » ?

      news.movim.eu / LeVentSeLeve · Thursday, 18 January - 21:10 · 8 minutes

    Le 15 Novembre 2023, la Cour constitutionnelle de Karlsruhe a plongé le gouvernement allemand dans une nouvelle crise. Elle a contesté la légalité de l’utilisation de 60 milliards d’euros appartenant à un fonds créé lors de la crise du Covid-19, eu égard à la limite d’endettement fixée à 0,35 % du PIB par la Loi fondamentale allemande depuis 2009. Saisie par le parti chrétien démocrate d’opposition (CDU/CSU), la Cour a statué que cette somme ne pouvait échapper aux règles budgétaires. Une décision lourde de conséquences pour l’Allemagne, contrainte à un tour de vis austéritaire alors que son excédent commercial chute et que le nombre de pauvres atteint des records. En toile de fond, ce sont les contradictions du modèle allemand – qui recourait à des subventions aux exportations – qui s’accroissent. Le parti d’extrême droite Alternative für Deutschland (AFD) apparaît comme le grand gagnant de cette séquence.

    Si le gouvernement actuel, composé du Parti social-démocrate d’Allemagne (SPD), des « Verts » allemands (Die Grünen) et du Parti libéral-démocrate (FDP, droite libérale), est appelé à revoir son budget fédéral, ce sont également tous les responsables des régions où figurent tous les partis politiques – hormis l’AFD – qui vont devoir réécrire leur copie. Ce ne sont pas moins de vingt-neuf fonds fédéraux qui représentent 869 milliards d’euros qui ont été utilisés, et qui ont permis à l’Allemagne de maintenir son économie à flots. En 2023, l’utilisation de ces fonds représente 28% du budget ; ainsi, si on les intègre à la dette fédérale, celle-ci passe subitement de 40,5 à 78,5 milliards d’euros pour cette année… Autant dire que si l’Allemagne a pu afficher un taux d’endettement si faible, c’est au prix d’un maquillage comptable.

    Derrière la « première économie d’Europe », une crise en gestation ? Longtemps, l’hégémonie allemande sur le continent a reposé sur deux piliers : un excédent commercial permis par le marché commun et une énergie à bas prix, qu’autorisaient notamment les importations de gaz russe. Depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie, ce second pilier a été brutalement renversé.

    L’hégémonie allemande menacée ?

    Le surplus commercial allemand est quant à lui le produit d’une longue histoire politique et institutionnelle. C’est à la fin du XIXe siècle que l’Allemagne développe son industrie lourde, grâce au protectionnisme et au volontarisme bismarckien. Les avantages comparatifs ainsi acquis, l’Allemagne devait les garder pour les décennies à venir. Avec la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’Allemagne conserve ce statut de puissance exportatrice – notamment dans le domaine chimique, automobile et logistique. La réunification (1990) et l’adhésion à la monnaie unique (2002), qui interdit aux pays concurrents de dévaluer – et de se protéger ainsi des exportations allemandes -, ne font que renforcer la domination allemande sur le continent.

    Ce cadre institutionnel induit une contrepartie douloureuse pour ses salariés. Libre-échange et concurrence internationale obligent, l’Allemagne est conduite à une politique de compression salariale et de dérégulation du droit du travail. De même, elle se tient longtemps à une restriction budgétaire qui lui permet de respecter les critères de Maastricht. Dans la Loi fondamentale allemande, amendée par un vote de 2009, ce n’est pas la règle des 3% qui prévaut mais celle des… 0,35 %. En d’autres termes, le déficit budgétaire primaire annuel du pays ne doit pas dépasser l’équivalent de 0,35% de son PIB. Pour l’année 2022, cela représenterait un montant maximal de 13,5 milliards d’euros…

    La situation allemande n’était guère reluisante avant même l’arrêt de la Cour de Karlsruhe. Que l’AFD arrive en première position dans toutes les circonscriptions de l’ancienne RDA ne doit rien au hasard.

    Le « modèle allemand » connaît ainsi un premier choc avec la crise de 2008. Devant les risques de faillites en chaîne des entreprises, les restrictions budgétaires semblent de moins en moins tenables. L’article 115 de la Loi fondamentale est alors activé : il permet l’utilisation de « fonds spéciaux ». Le Sonderfonds Finanmarktstabilisierung – fonds spécial de stabilisation des marchés financiers – met ainsi à disposition, de 2008 à 2010, une somme de 400 milliards d’euro afin de sauver le système bancaire européen et l’économie allemande, permettant aux exportations de repartir à la hausse. L’article stipule qu’en cas « de catastrophe naturelle ou de situation d’urgence exceptionnelle qui échappent au contrôle de l’État et compromettent considérablement les finances publiques, ces limites supérieures de l’emprunt peuvent être dépassées sur décision de la majorité des membres du Bundestag ».

    Cependant, dès 2016, la règle dite de « frein à l’endettement » est respectée, entraînant un sous-investissement chronique dans de nombreux domaines ; sanitaire, scolaire, militaire… Les conséquences sociales ne se font pas attendre. En 2021, ce sont 13,8 millions d’Allemands qui vivent dans la pauvreté. Un triste record depuis la réunification, que les excédents considérables de l’Allemagne ne l’ont pas empêchée d’atteindre.

    Austérité, subvention aux exportations et allégeance à l’OTAN : les contradictions du modèle allemand

    La pandémie n’épargne pas davantage l’Allemagne que les autres : manque de masques, de personnel hospitalier, de médicaments, etc. La dépendance à l’égard de la Chine la met dans une position inconfortable, tandis que la Chine elle-même s’émancipe peu à peu de l’industrie allemande grâce à la montée en gamme de son secteur industriel. Pour répondre à cette situation, l’article 115 est de nouveau utilisé. Olaf Scholz, ministre social-démocrate des Finances sous le dernier mandat d’Angela Merkel, met à disposition du budget fédéral un fonds de 200 milliards d’euros. Un geste unilatéral, perçu comme une subvention directe aux exportations, qui ne manque pas de faire grand bruit dans les capitales européennes, régulièrement sermonnées par Berlin pour leur manquement à la rigueur budgétaire…

    L’arrivée de Donald Trump modifie également la donne dans le domaine commercial et militaire. Tandis qu’il met en oeuvre des mesures protectionnistes, il demande au gouvernement allemand de revoir son budget militaire à la hausse. Celui-ci s’engage alors à l’accroître à hauteur de 2% du PIB – soit 80 milliards d’euros. Un vœu qui entre en contradiction frontale avec le respect de la « règle des 0,35% ». La défaite de Donald Trump et l’intronisation de Joe Biden ne changent pas la donne. Bien au contraire : le prélèvement de nouveaux droits de douane sur les produits européens est mis à l’ordre du jour. Dans le même temps, l’engagement de l’OTAN auprès de l’Ukraine ne fait qu’accroître la pression mise sur Berlin quant au respect de ses objectifs budgétaires dans le domaine militaire.

    Nouvelle crise, même solution. Face à l’urgence, le nouveau chancelier Olaf Scholz recourt au même artifice : un nouveau « fonds spécial » de 100 milliards d’euros est mis à disposition d’une Bundeswehr pourtant soumise à la plus stricte austérité dans la période pré-Covid. Lorsque Moscou lance ses chars sur Kiev, c’est toute la politique énergétique de Berlin qui est mise en cause. C’est aussi son modèle commercial : la capacité productive de l’Allemagne reposait en effet sur une énergie peu chère. Olaf Scholz est bientôt contraint de créer un nouveau fonds, de 150 milliards d’euros, surnommé le « double vroumvroum »…

    La faillite d’un modèle ?

    Rarement un chancelier allemand avait dû faire face à de tels défis. Un temps, Olaf Scholz avait entretenu l’illusion qu’à la tête du SPD, il allait rompre avec les fragilités évidentes du « modèle allemand » et remettre en question les fameuses « lois Hartz IV » de dérégulation salariale. La décision de la Cour met un coup d’arrêt définitif à ces velléités. À présent, tous les budgets des ministères sont revus à la baisse. Seul celui de la Défense est épargné, et l’aide apportée à l’Ukraine a même doublé, passant à 8 milliards d’euros… Dans la perspective d’un nouvel accroissement, Olaf Scholz n’a pas exclu d’utiliser à nouveau l’article 115. Et de créer, ex-nihilo, un énième « fonds »…

    Cette fois, les louanges de la presse européenne et des milieux bancaires n’auront pas raison de la réalité. Les réussites en termes d’excédents commerciaux ne parviennent plus à masquer les sacrifices exorbitants imposés à toute une frange de la population. L’arrivée au parlement fédéral du parti d’extrême droite AFD (Alternative für Deutschland) avec 94 députés en 2017 – premier groupe parlementaire d’opposition – a bien provoqué un électrochoc dans la société allemande. Aucune réponse politique n’y a cependant été apportée. La présence du parti libéral FDP dans la coalition actuelle, le plus grand défenseur des politiques austéritaires et de la règle des 0,35%, est la garantie qu’aucun changement d’ampleur ne surviendra – si tant est que le SPD ait une quelconque velléité d’en impulser…

    La situation allemande n’était guère reluisante avant même l’arrêt de la Cour de Karlsruhe. Que l’AFD arrive en première position dans toutes les circonscriptions de l’ancienne RDA ne doit rien au hasard. Elle aura donc vraisemblablement le mandat pour former des coalitions au niveau des régions dans toute l’Allemagne de l’est lors des prochaines élections régionales. On voit mal comment l’arrêt de la Cour pourrait ne pas radicaliser cette dynamique.

    • chevron_right

      Réforme des prix de l’électricité : tout changer pour ne rien changer

      news.movim.eu / LeVentSeLeve · Wednesday, 10 January - 16:02 · 13 minutes

    « Nous avons réussi à trouver un équilibre vital entre la compétitivité de notre industrie, la stabilité pour les ménages et le développement d’EDF ». A la mi-novembre 2023, après deux ans de crise sur le marché de l’électricité, Bruno Le Maire était fier d’annoncer un accord entre l’Etat et EDF . A l’entendre, tous les problèmes constatés ces dernières années ont été résolus. Le tout en restant pourtant dans le cadre de marché imposé par l’Union européenne. En somme, la France aurait réussi l’impossible : garantir des prix stables tout en permettant une concurrence… qui implique une fluctuation des prix.

    Alors que la crise énergétique n’est toujours pas vraiment derrière nous et que les investissements pour la maintenance et le renouvellement des centrales électriques dans les années à venir sont considérables, cet accord mérite une attention particulière. Devant la technicité du sujet, la plupart des médias ont pourtant renoncé à se plonger dans les détails de la réforme et se sont contentés de reprendre les déclarations officielles. Cet accord comporte pourtant de grandes zones d’ombre, qui invitent à relativiser les propos optimistes du ministre de l’Économie. Alors qu’en est-il vraiment ?

    Une réforme qui n’a que trop tardé

    D’abord, il faut rappeler à quel point une réforme des prix de l’électricité était urgente. Depuis l’ouverture à la concurrence du secteur imposée par l’Union Européenne (UE) à la fin des années 90, le système est devenu de plus en plus complexe, EDF s’est retrouvée de plus en plus fragilisée et les prix pour les consommateurs ont explosé, contrairement aux promesses des apôtres du marché. En transformant l’électricité d’un bien public au tarif garanti en un bien de marché échangé sur les places boursières, son prix a été largement corrélé à celui du gaz, correspondant au coût marginal de production, c’est-à-dire au coût pour produire un MWh supplémentaire. Une absurdité alors que nos électrons proviennent largement du nucléaire et des renouvelables, notamment l’hydroélectricité.

    Complexification du système électrique français depuis la libéralisation européenne. © Elucid

    Dès la fin 2021, l’envolée des prix du gaz entraîne de fortes hausses des prix de marché de l’électricité, qui se répercutent ensuite sur les consommateurs. Pour la plupart des entreprises et les collectivités, qui ne bénéficient pas du tarif réglementé, l’augmentation a été brutale : +21% en 2022 et +84% en 2023 en moyenne selon l’INSEE ., soit un doublement des factures en à peine deux ans ! Et cette moyenne cache de fortes disparités : les exemples d’entreprises ou communes ayant vu leur facture tripler ou quadrupler, voire multipliée par 10, sont légion . Les conséquences de telles hausses sont catastrophiques : faillites, délocalisations, gel des investissements, dégradation des services publics, hausse de l’inflation… Pour les particuliers, la hausse a été moins brutale, mais tout de même historique : après +4% en 2022, le tarif réglementé a connu une hausse de 15% en février 2023 et une autre de 10% en août. Soit presque +30% en deux ans, avant une nouvelle hausse de 10% prévue pour cette année.

    Face aux effets dévastateurs de cette envolée des prix, l’Etat a bricolé un « bouclier tarifaire»  pour les particuliers et divers amortisseurs et aides ciblées pour les collectivités et les entreprises. Un empilement de dispositifs considéré comme une « usine à gaz » par un rapport sénatorial et qui aura coûté 50 milliards d’euros entre 2021 et 2023 rien que pour l’électricité. L’Etat français a ainsi préféré payer une part des factures lui-même pour acheter la paix sociale plutôt que de taxer les superprofits des spéculateurs ou de reprendre le contrôle sur l’énergie. Privatisation des profits et socialisation des pertes.

    Le bilan des deux dernières années est accablant : les factures des ménages et des entreprises ont flambé, l’Etat a dépensé sans compter pour les aider et l’endettement d’EDF a explosé. Les seuls bénéficiaires de cette période sont les spéculateurs du marché, qui ont engrangé des profits indécents.

    De manière absurde, alors que les prix étaient au plus haut, EDF a enregistré des pertes historiques en 2022 (18 milliards d’euros). Une situation qui s’explique par des erreurs stratégiques et une faible disponibilité du parc nucléaire, qui l’a obligée à racheter à ses concurrents les volumes vendus dans le cadre de l’Accès Régulé à l’Énergie Nucléaire Historique (ARENH). Concession de la France aux fanatiques européens de la concurrence, ce système force EDF à vendre 120 TWh par an, soit environ un tiers de sa production nucléaire, à ses concurrents à un prix trop faible de 42€/MWh. Si la situation de l’énergéticien s’est depuis améliorée , le bilan des deux dernières années est accablant : les factures des ménages et des entreprises ont flambé, l’Etat a dépensé sans compter pour les aider et l’endettement d’EDF a explosé. Les seuls bénéficiaires de cette période sont les spéculateurs du marché, qui ont engrangé des profits indécents.

    Un « tarif cible » encore très flou

    Après un tel échec du marché et alors que le mécanisme de l’ARENH doit prendre fin au 1er janvier 2026, une réforme devenait indispensable. Suite à des mois de négociations, un accord a finalement été trouvé entre l’Etat et EDF pour la période 2026-2040 pour « garantir un niveau de prix autour de 70€ le MWh pour l’électricité nucléaire » selon Bruno Le Maire. Si certains ont jugé la hausse trop forte par rapport aux 42€/MWh de l’ARENH, il convient de relativiser. D’une part, l’ARENH ne concernait qu’une part de la production nucléaire, le reste étant vendu bien plus cher. D’autre part, le tarif de l’ARENH était devenu trop faible par rapport aux coûts de production du nucléaire, estimés autour de 60€/MWh dans les années à venir , et aux besoins d’investissement d’EDF. Une hausse conséquente était donc inéluctable.

    Le nouveau tarif paraît donc élevé, mais pas délirant. Mais voilà : ces 70€/MWh ne sont en fait pas un tarif garanti mais un « tarif cible » que se fixe le gouvernement, « en moyenne sur 15 ans et sur l’ensemble des consommateurs ». Cette cible repose sur des prévisions d’évolution des prix de marché absolument impossibles à valider et sur un mécanisme de taxation progressive des prix de vente d’EDF aux fournisseurs, qui démarre à 78 €/MWh. A partir de ce seuil, les gains supplémentaires seront taxés à 50%, puis à 90% au-delà de 110€/MWh. Rien qui permette de garantir un prix de 70 €/MWh aux fournisseurs… et encore moins aux consommateurs puisque la marge des fournisseurs n’est pas encadrée. Si l’Etat promet que les recettes de ces taxes seront ensuite reversées aux consommateurs, le mécanisme envisagé n’est pas encore connu. S’agira-t-il d’un crédit d’impôt ? D’une remise sur les factures suivantes ? Sans doute les cabinets de conseil se penchent-ils déjà sur la question pour concevoir un nouveau système bureaucratique.

    Ce système bricolé reste vulnérable aux injonctions européennes.

    En attendant, une chose est sûre : les factures vont continuer à osciller fortement, pénalisant fortement les ménages, les entreprises et les communes, à l’image de la situation actuelle. On est donc loin de la « stabilité » vantée par le gouvernement. Enfin, ce système bricolé reste vulnérable aux injonctions européennes : si les tarifs français sont plus attractifs que ceux d’autres pays européens – par exemple, ceux d’une Allemagne désormais largement dépendante du gaz américain particulièrement cher – rien ne garantit que ceux-ci ne portent pas plainte auprès de l’UE pour distorsion de concurrence. Quelle nouvelle concession la France fera-t-elle alors aux gourous du marché ?

    En revanche, le fait que les fournisseurs et producteurs privés continuent à engranger des superprofits sur le dos des usagers ne semble gêner personne. Imaginons par exemple une nouvelle période de flambée des prix durant laquelle TotalEnergies, Eni, Engie ou d’autres vendent de l’électricité à 100 ou 150€/MWh : si les consommateurs ne percevront pas la différence – le mécanisme de taxation prévoyant une redistribution indépendamment de leur fournisseur – les profits supplémentaires n’iront pas dans les mêmes poches suivant qui les réalisent. Chez EDF, d’éventuels dividendes iront directement dans les caisses de l’Etat, désormais actionnaire à 100%. Chez ses concurrents, ces profits sur un bien public enrichiront des investisseurs privés.

    EDF, gagnant de la réforme ?

    Pour l’opérateur historique, la réforme ouvre donc une nouvelle ère incertaine. Certes, en apparence, EDF semble plutôt sortir gagnante des négociations. Son PDG Luc Rémont n’a d’ailleurs pas hésité à menacer de démissionner s’il n’obtenait pas un tarif cible suffisant. Une fermeté qui doit moins à son attachement au service public qu’à sa volonté de gouverner EDF comme une multinationale privée, en vendant l’électricité à des prix plus hauts. Or, EDF doit faire face à des défis immenses dans les prochaines décennies : il faut non seulement assurer le prolongement du parc existant, notamment le « grand carénage » des centrales nucléaires vieillissantes, mais également investir pour répondre à une demande amenée à augmenter fortement avec l’électrification de nouveaux usages (procédés industriels et véhicules notamment). Le tout en essayant de rembourser une dette de 65 milliards d’euros, directement causée par les décisions désastreuses prises depuis 20 ans et en essayant de se développer à l’international.

    A première vue, le tarif cible de 70€/MWh devrait permettre de remplir ces différents objectifs. D’après la Commission de Régulation de l’Énergie , le coût de production du nucléaire sur la période 2026-2030 devrait être de 60,7€/MWh. La dizaine d’euros supplémentaires ponctionnés sur chaque MWh devrait servir à financer la « politique d’investissement d’EDF, notamment dans le nouveau nucléaire français et à l’export », indique le gouvernement. Selon les calculs d’ Alternatives Economiques , cette différence par rapport aux coûts de production permettrait de financer un réacteur EPR tous les deux ans. Que l’on soit pour ou contre la relance du programme nucléaire, cet apport financier supplémentaire pour EDF reste une bonne nouvelle, les énergies renouvelables nécessitant elles aussi de gros investissements.

    Les factures d’électricité des Français serviront-elles à payer les réacteurs EPR britanniques ?

    Cependant, l’usage exact de ces milliards par EDF reste entouré d’un grand flou. L’entreprise est en effet le bras armé de la France pour exporter son nucléaire dans le reste du monde. Or, les coûts des centrales atomiques construites à l’étranger ont eu tendance à exploser. C’est notamment le cas au Royaume-Uni, où EDF construit la centrale d’Hinkley Point C. Un projet dont le coût est passé de 18 milliards de livres au début de sa construction en 2016 à presque 33 milliards de livres aujourd’hui . Des surcoûts que le partenaire chinois d’EDF sur ce projet, China General Nuclear Power Group (CGN), refuse d’assumer. EDF risque donc de devoir assumer seule cette facture extrêmement salée, ainsi que celle de la future centrale de Sizewell C , également en « partenariat » avec CGN. Les factures d’électricité des Français serviront-elles à payer les réacteurs EPR britanniques ? Si rien n’est encore décidé, le risque existe bel et bien.

    La France osera-t-elle s’opposer à l’Union Européenne ?

    Enfin, EDF fait toujours figure d’ennemi à abattre pour la Commission Européenne. Étant donné la position ultra-dominante de l’opérateur national, les technocrates bruxellois cherchent depuis longtemps des moyens d’affaiblir ses parts de marché. Le nucléaire intéresse peu le secteur privé : il pose de trop grands enjeux de sécurité et est trop peu rentable. Les concurrents d’EDF espèrent donc surtout mettre la main sur le reste des activités du groupe, c’est-à-dire les énergies renouvelables et les barrages hydroélectriques, amortis depuis longtemps et qui garantissent une rente confortable. Si un pays européen venait à se plaindre de la concurrence « déloyale » d’EDF, la Commission européenne pourrait alors ressortir des cartons le « projet Hercule », qui prévoit le démembrement de l’entreprise et la vente de ses activités non-nucléaires. Bien qu’ils disent le contraire, les macronistes ne semblent pas avoir renoncé à ce scénario. En témoignent la réorganisation actuelle du groupe EDF, qui ressemble fortement aux plans prévus par Hercule, et leur opposition intense à la proposition de loi du député Philippe Brun (PS) qui vise, entre autres, à garantir l’incessibilité des actifs d’EDF.

    EDF fait toujours figure d’ennemi à abattre pour la Commission Européenne.

    Etant donné la docilité habituelle de Paris face aux injonctions européennes, le retour de ce « projet Hercule » est donc une possibilité réelle. La France pourrait pourtant faire d’autres choix et désobéir à Bruxelles pour pouvoir appliquer sa propre politique énergétique. L’exemple de l’Espagne et du Portugal montre que des alternatives existent : en dérogeant temporairement aux règles européennes pour plafonner le prix du gaz utilisé pour la production électrique, les deux pays ibériques ont divisé par deux les factures des consommateurs bénéficiant de tarifs réglementés . Quand le Parti Communiste Français et la France Insoumise, inspirés par le travail du syndicat Sud Energie , ont proposé que la France revienne à une gestion publique de l’électricité, les macronistes ont agité la peur d’un « Frexit énergétique », estimant que la sortie de la concurrence reviendrait à cesser tout échange énergétique avec les pays voisins. Un mensonge qui témoigne soit de leur mauvaise foi, soit de leur méconnaissance complète du sujet, les échanges d’électricité ne nécessitant ni la privatisation des centrales, ni la mise en concurrence d’EDF avec des fournisseurs nuisibles.

    Si cette réforme s’apparente donc à un vaste bricolage pour faire perdurer l’hérésie du marché, l’insistance sur la « stabilité » des prix dans le discours de Bruno Le Maire s’apparente à une reconnaissance implicite du fait que le marché n’est pas la solution. Les consommateurs, qu’il s’agisse des particuliers, des entreprises ou des collectivités et organismes publics, souhaitent tous de la visibilité sur leurs factures pour ne pas tomber dans le rouge. De l’autre côté, les investissements menés sur le système électrique, tant pour la production que pour le réseau, ne sont amortis que sur le temps long. Ainsi, tout le monde a intérêt à des tarifs réglementés, fixés sur le long terme. Un objectif qui ne peut être atteint que par un retour à un monopole public et une forte planification. Exactement l’inverse du chaos et de la voracité des marchés.

    Note : L’auteur remercie la syndicaliste Anne Debrégeas (Sud Energie) pour ses retours précis et ses analyses sur la réforme en cours.

    • chevron_right

      Gabriel Boric a-t-il trahi la mémoire de Salvador Allende ?

      news.movim.eu / LeVentSeLeve · Monday, 11 September, 2023 - 19:00 · 15 minutes

    Au Chili , les commémorations du coup d’État du 11 septembre 1973 ont un goût amer. Un demi-siècle après cette matinée qui a plongé le pays dans une longue dictature néolibérale, une crise est en cours. Le président à la tête du pays, Gabriel Boric, prétend s’inscrire dans les pas de Salvador Allende, assassiné il y a cinquante ans. Pourtant, son action s’inscrit par bien des manières aux antipodes de l’ancien leader socialiste. Ayant renoncé à une confrontation avec les élites chiliennes, Boric s’aligne parfois sur elles – notamment sur les questions de politique étrangère. Dans un Chili plus fracturé que jamais, où les plaies mémorielles du coup d’État demeurent brûlantes, la rupture avec le système économique hérité de la dictature reste à entreprendre.

    11 septembre 1973 : le putsch qui achève l’expérience révolutionnaire

    Le 11 septembre 1973, un coup d’État militaire renverse le gouvernement de l’Unité populaire. Salvador Allende, premier président socialiste du Chili, est assassiné. Son mandat (novembre 1970 – septembre 1973) fut l’occasion d’une expérience révolutionnaire unique.

    Dès son élection, il est soumis aux manoeuvres de déstabilisation des secteurs élitaires du Chili, appuyés par les États-Unis. L’asphyxie de l’économie est organisée dans le secteur minier et routier, téléguidée par CIA, tandis qu’une propagande médiatique joue sur l’anticommunisme ambiant pour fragiliser le gouvernement. Plusieurs groupes d’extrême droite organisent des attentats terroristes pour détériorer les infrastructures ou s’en prendre à des représentants de l’Unité populaire – le chef de l’État-major chilien René Schneider est notamment assassiné. Pour le remplacer, sont nommés à ce poste Carlos Prats González, puis un certain Augusto Pinochet…

    Poignées de portes du sculpteur Ricardo Mesa représentant la force du monde ouvrier, réalisées pour l’édifice de la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement à Santiago de Chile en 1972 © Jim Delémont pour LVSL, décembre 2021

    Alors que la menace d’une sédition militaire se confirme, Allende et ses ministres refusent jusqu’au bout d’armer leurs partisans. C’est finalement le matin du 11 septembre 1973 que l’expérience chilienne prend fin. Un assaut organisé par le général Augusto Pinochet sur le palais présidentiel la Moneda renverse le gouvernement et coûte la vie à Salvador Allende – après une ultime élocution destinée à rester dans les mémoires .

    Les espoirs d’une transition démocratique en-dehors du cadre défini par le régime s’évanouissent. C’est à l’initiative de Pinochet qu’un référendum est organisé portant sur la prolongation de sa fonction à la tête du pays.

    La dictature qui s’instaure règne par les méthodes les plus sanglantes. Plus de 45 000 personnes sont détenues dans les semaines suivant le putsch, tandis que 200 000 fuient le Chili entre 1973 et 1988. L’intention des putschistes soutenus par Washington se précise : établir un projet contre-révolutionnaire de long terme et éradiquer toute forme d’opposition.

    « Le corps au service du capital » : collage dans les rues de Valparaíso par le collectif Pesímo servicio. © Jim Delémont pour LVSL, janvier 2022,

    Institutionnaliser le néolibéralisme, au-delà de la dictature

    La dictature transforme le Chili en laboratoire des politiques néolibérales. La « thérapie de choc » appliquée par Pinochet sur les conseils d’une myriade d’économistes américains – dont Milton Friedman – bouleverse les structures socio-économiques du Chili.

    Les organisations de la classe ouvrière chilienne sont alors été méthodiquement démembrées, de façon à briser son pouvoir d’action sur les modes de production. Les implications économiques de cette transition libérale sont éloquents : alors que 25 % de la population chilienne vivait sous le seuil de pauvreté en 1970, ce chiffre grimpe à 45 % en 1991 1 .

    Le régime tient par la répression, mais aussi par une propagande de masse via la télévision – qui se généralise jusque dans les foyers chiliens les plus éloignés des préoccupations politiques. En 1980, l’instauration de la nouvelle Constitution rédigée par Jaime Guzmán parachève d’imposer la logique néolibérale dans le cœur du pays.

    L’extrême difficulté d’organiser des mobilisations sociales a pour effet de renforcer le rôle des partis politiques, autorisés ou non, notamment à gauche et dans l’opposition. Après les échecs consécutifs pour faire vaciller le pouvoir, les espoirs de voir une transition démocratique en-dehors du cadre défini par le régime s’évanouissent. C’est à l’initiative de Pinochet qu’un référendum est organisé portant sur la prolongation de sa fonction à la tête du pays. La victoire du « non » laisse place à une transition démocratique négociée entre la dictature et les partis politiques, qui pérennisent les institutions du système.

    Les promesses de la transition démocratique sont rapidement déçues. Si l’obstacle de la répression militaire n’est plus, la transition a intégré les mécanismes qui maintiennent l’État captif des intérêts financiers. Au sortir de la dictature, le système chilien porte donc ainsi déjà en lui les ingrédients de la crise politique qu’il traverse aujourd’hui.

    « Chili, entreprise familiale », collage dans les rues de Valparaíso par le collectif Pesímo servicio © Jim Delémont pour LVSL, janvier 2022,

    Commémorations officielles et lectures réactionnaires du coup d’État

    L’organisation des commémorations des cinquante ans du coup d’État a fait l’objet d’un intense débat – signe qu’il s’agit d’une plaie béante davantage que d’une cicatrice. Outre les 40 000 victimes de torture, la dictature a laissé derrière elle plus de 2300 morts et l’ombre de 1 102 personnes toujours portées disparues à ce jour 2 .

    Pour autant, il n’y a pas de consensus sur la lecture du coup d’État. Si la dictature est condamnée – parfois timidement – par la droite, cette réprobation est systématiquement associée à un discours qui pointe la responsabilité le gouvernement de Salvador Allende. Celui-ci aurait semé un chaos dont le putsch était une issue logique. Cette stratégie discursive est amplement répandue dans tout un pan du personnel politique, et largement admise dans les médias de masse.

    Cinquante ans plus tard, victimes et tortionnaires devraient donc partager un récit commun. Cette absence de consensus mémoriel rend possible la réhabilitation de la dictature par l’extrême-droite, qui s’affirme volontiers « pinochetiste ».

    La présidence Boric permet bien l’émergence d’un discours officiel qui reconnaît la responsabilité de l’État chilien dans les crimes commis durant une décennie et demi. L’exécutif a mis en place un programme baptisé « cinquante ans du coup d’État : la démocratie, c’est la mémoire et le futur ». Cette série d’événements a débuté par la présentation du Plan national de recherche, de vérité et de justice qui ambitionne d’éclaircir les circonstances d’assassinat ou de disparition des opposants politiques.

    « Groupement des familles d’exécutés politiques ». Manifestation à Valparaíso. © Jim Delémont pour LVSL, mai 2018

    Pour autant, en mettant sur le même plan « la mémoire et le futur », Boric ambitionne d’initier un apaisement, et vise l’écriture d’un récit que beaucoup à gauche jugent consensuel quant au bilan de la dictature. Une volonté difficilement tenable alors qu’une multitude de mémoires dissonantes fractionnent le pays… C’est ce qu’a souligné la Declaración del 11 , une initiative de l’exécutif qui a invité toutes les forces politiques a signer le 11 septembre une déclaration transpartisane en quatre points pour la défense de la démocratie.

    Les partis de droite ont réagi en annonçant signer leur propre déclaration, parvenant ainsi a isoler une fois de plus le gouvernement tout en maintenant intactes les fractures historiques. En dernière instance, Gabriel Boric aura malgré tout remporté son pari, l’ensemble des anciens présidents ayant confirmé leur présence à l’événement.

    Estallido , Constituante, Boric : un espoir mais…

    Depuis 2019, le Chili est plongé dans une certaine incertitude politique. Après l’incroyable mobilisation sociale – estallido social de 2019, les cartes ont été rebattues. La mise en place de plusieurs processus constituants et l’arrivée au pouvoir de Gabriel Boric en 2021 marquent un tournant majeur. Du moins en apparence.

    Alors que le retour à la démocratie avait été marqué par le bipartisme entre les forces de la concertacion/ Nueva Mayoria (Parti Socialiste, Parti pour la démocratie PPD, Parti radical, Parti Démocrate-Chrétien) et celle de la droite traditionnelle, la mobilisation a changé la donne et permis à une nouvelle génération, principalement issue des luttes étudiantes des années 2010, de conquérir l’appareil d’État. Gabriel Boric en est le produit. Depuis plus d’un an, cette nouvelle génération st confrontée à la réalité du pouvoir, avec la promesse difficile « d’en finir avec le néolibéralisme là où il est né », d’après les mots de Boric.

    Depuis un an, c’est surtout le ralentissement de la dynamique qui a porté Boric au pouvoir et ses multiples échecs qui sont notables. Après une première lourde défaite au référendum de 2022 pour faire approuver une nouvelle constitution (64 % pour le « non »), proposée par une majorité plutôt située à gauche, plurielle et alternative, le dernier processus constituant a vu l’élection à l’inverse d’une majorité de droite et d’extrême droite au deux tiers.

    Agenda législatif modéré, et une ligne totalement à contre-courant sur les questions internationales avec ses partenaires latino-américains : Gabriel Boric cherche à éviter la confrontation

    Pire encore, le Parti républicain de José Antonio Kast, située à l’extrême-droite de l’échiquier politique, s’est placé premier à ces élections constituantes et représente près de la moitié de cette nouvelle assemblée. Voilà ainsi plusieurs mois que la droite et surtout l’extrême droite, héritières du « pinochetisme », sont dans une dynamique électorale qui semble définitivement refermer la parenthèse de rupture initiée avec l’estallido social . La droite et l’extrême-droite, dans un contexte de vote obligatoire, obtiennent en cumulé un score inégalé de l’histoire politique du Chili avec plus de 5 millions de voix , laissant perplexe quant à l’avenir politique du pays.

    Gabriel Boric présente le Plan national de recherche, de vérité et de justice le 30 août 2023 à Santiago.

    Éviter la confrontation avec les élites

    Ce contexte interroge la stratégie adoptée par le gouvernement et sa coalition politique, Apruebo Dignidad 2 . Depuis l’annonce de son dispositif gouvernemental, Gabriel Boric a assumé une ligne politique modérée , espérant s’épargner une confrontation directe avec les élites chiliennes. Cette ligne s’observe dans la composition de l’appareil gouvernemental, un agenda législatif très modéré – malgré une situation sociale incandescente – et une ligne totalement à contre-courant sur les questions internationales avec ses partenaires latino-américains. Boric s’oppose en particulier au positionnement non-aligné du président Lula sur le conflit ukrainien, et à sa volonté d’inclure le Venezuela comme un allié politique dans l’intégration régionale.

    La première démonstration de cette orientation politique a résidé dans la formation de son gouvernement où des personnalités de l’ex- concertación ont été intégrées. Il faut rappeler que les forces d’ Apruebo Dignidad elles-mêmes ne détiennent pas la majorité à l’Assemblée nationale chilienne : avec seulement 37 députés, les forces de Boric sont loin du seuil des 78 permettant d’obtenir une majorité absolue. Raison pour laquelle le gouvernement de Boric regroupe une large coalition, allant des forces de l’ex-concertacion au Parti communiste chilien, permettant d’afficher un bloc de 66 députés devant manœuvrer pour obtenir une majorité sur les différents débats législatifs.

    Avec cette majorité très élargie, la présidence de Boric a été marquée par de nombreux compromis pour la composition des différents gouvernements, avant et après les échecs électoraux. D’un gouvernement déjà modéré avec une forte représentation de l’ ex-concertacion , les cinglantes défaites électorales ont conduit Boric dans des remaniements qui réduisaient toujours plus le poids de sa coalition. De plus, malgré la formation de cette large coalition gouvernementale, les oppositions et polémiques entre les forces plus modérées de l’ ex-concertacion, et au delà , contre celles du Président Boric sont autant d’éléments qui ont démontré la fragilité de l’actuelle majorité gouvernementale.

    Le référendum sur la proposition de Constitution de 2022 en est une illustration. Si, officiellement, la majorité gouvernementale partait unie à ce scrutin pour porter la voix de l’Apruebo , des figures de l’ex- concertación se sont prononcé en sa défaveur. Ainsi, on retrouve l’ancien président de la démocratie-chrétienne Eduardo Frei qui a appelé au rechazo (rejet), l’ancien président Ricardo Lagos qui n’a pas donné de consignes, et l’ancienne présidente socialiste Michelle Bachelet, pourtant soutien du gouvernement, qui a appelé à un apruebo (approbation) assez timide les jours précédent le scrutin. Dans le même temps, de nombreuses figures importantes de la démocrate-chrétienne ont appelé à voter rechazo , témoignant les divisions au sein du parti malgré une décision nationale des instances pour l’apruebo.

    Aux nouvelles élections constituantes de mai dernier, des forces de l’ ex-concertación, avec le Parti pour la démocratie, le Parti radical et la démocratie-chrétienne, ont présenté leur propre liste en-dehors de la majorité gouvernementale pour obtenir 9 % des voix, alors que la liste de la majorité gouvernementale a obtenu 28,5 % des voix, 7 points derrière la liste d’extrême droite arrivée première…

    Malgré un double jeu évident, aussi bien sur les scrutins électoraux que dans l’action gouvernementale et législative, Boric a confirmé depuis un an sa tendance à se rapprocher de l’ ex-concertacion et des forces modérées afin de maintenir une forme de consensus au prix d’un isolement toujours plus important de sa famille politique. Après la défaite au référendum sur la constituante de 2022, Izkia Siches, ancienne directrice de campagne de Gabriel Boric, est remplacée au ministère de l’intérieur lors du premier remaniement.

    L’option de la « conciliation » avec l’opposition et les élites économiques semble déboucher sur une impasse

    Celle-ci avait durement été critiquée par la droite et l’extrême droite notamment sur sa gestion du conflit avec les indigènes Mapuche au sud du pays, les questions migratoires et la montée de l’insécurité dans le pays. Marcela Rios, membre du parti de Boric, a dû démissionner sous pressions de la droite et de l’extrême-droite, après des prises de position de la Ministre et de Boric en faveur de la libération de prisonniers politiques de l ‘estallido social et de l’ex-guérilla du front patriotique Manuel Rodriguez . Après un bras de fer engagé par des magistrats de la de la Cours Suprême, et la menace de destitution de la Ministre par des parlementaire, celle-ci a été contraint de démissionner en janvier 2023.

    Autre figure encore plus importante, Giorgio Jackson, numéro 2 du Frente Amplio et figure historique des luttes étudiantes de 2011 menée avec l’actuel Président, a démissionné de son poste au Ministère du développement social après avoir été déjà écarte du poste très stratégique de Ministre-secretariat de la présidence . Cette ultime démission a eu lieu le 11 août dernier après des accusations diverses de corruptions lorsqu’il était en poste au sein du ministère du développement social. L’extrême-droite, relayée dans la presse, a fait pression sur le ministre pour obtenir sa destitution, qui s’est finalement soldé par la démission de celui-ci. La démission de Jackson, comme les défaites successives du gouvernement aux deux derniers scrutins sur les processus constitutionnels, témoigne aussi du rôle fondamental des médias dans la diabolisation de Boric et finalement l’opposition à toutes alternatives au Chili.

    Enfin, il est très important de souligner le rôle fondamental que jouent les médias dominants dans l’accroissement des tensions entre l’opposition et le gouvernement, visant à conduire celui-ci à un modérantisme croissant. Surmédiatisation des questions d’insécurité et d’immigration, traitement médiatique à sens unique des révoltes indigènes dans le sud et nombreuses fake news relayées sur le projet de constitution de 2022 : sur de nombreux sujets, les médias de masse s’alignent sur l’oligarchie chilienne.

    En 1987, Pinochet éloigne le Parlement de la capitale en faisant construire le Congreso à Valparaíso. © Jim Delémont pour LVSL, juillet 2019,

    Les leçons de la « conciliation »

    L’option de la « conciliation » avec l’opposition et les élites économiques semble déboucher sur une impasse. Pire encore : il conduit au renforcement du bloc conservateur, qui apparaît désormais comme la seule alternative crédible aux yeux des forces centristes et modérées. Les difficultés auxquelles sont confrontées Boric sont les mêmes que celles de Salvador Allende : obstruction des médias, de l’opposition au parlement, des grandes puissances économiques.

    Cette première année d’expérience de Boric constitue une leçon quant à l’inéluctabilité d’une confrontation avec les élites économiques dans la perspective d’un agenda de transformation. Elle remet en question la perspective des alliances opportunistes avec des forces plus modérées, dont le revirement se fait sentir au premier souffle. Dans un contexte où de nombreuses forces de gauche latino-américaines, mais aussi européennes, adoptent un recentrage politique, les leçons du Chili – que l’on parle du 11 septembre 1973 ou de l’année 2023 – possèdent une actualité brûlante.

    Notes :

    1 P. Guillaudat et P. Mouterde, Les mouvements sociaux au Chili, 1973-1993. Paris, L’Harmattan, 1995, 304 p.

    2 Coalition du Frente Amplio, regroupement de plusieurs partis politiques, et du Parti Communiste Chilien.

    • chevron_right

      « Que Salvador Allende démissionne ou se suicide » : retour sur le 11 septembre 1973

      news.movim.eu / LeVentSeLeve · Sunday, 10 September, 2023 - 15:41 · 14 minutes

    Mort d’une utopie ? Destruction de l’une des « plus anciennes démocraties » d’Amérique latine ? Victoire des secteurs oligarchiques et de l’impérialisme ? Éclatement des contradictions de la révolution incarnée par le président Allende, à la fois socialiste, démocratique et constitutionnelle ? Le 11 septembre 1973 est tout cela à la fois. Pour les Chiliens, il marque le reflux d’un processus continu de conquêtes sociales – et l’entrée forcée dans l’ère d’un libéralisme de type nouveau. Ce jour marque le commencement d’une série de crimes de masse perpétrés par la junte militaire du général Pinochet. Pour les cinquante ans de cette date, Le Vent Se Lève publie une série d’articles dédiés à l’analyse des « mille jours » de la coalition socialiste de Salvador Allende et au coup d’État qui y a mis fin. Ici, Franck Gaudichaud retrace ses premières heures de manière chirurgicale. Professeur d’Université en histoire et études des Amériques latines à l’Université Toulouse Jean Jaurès , il est l’auteur d’une série d’articles et d’ouvrages sur le Chili, dont Chili, 1970-1973 – Mille jours qui ébranlèrent le monde (Presses universitaires de Rennes, 2017 – les lignes qui suivent en sont issues) et plus récemment Découvrir la révolution chilienne (1970-1973) (éditions sociales, 2023).

    « Si les mille jours de l’Unité populaire avaient été vertigineux, le temps a souffert une énorme accélération le 11 septembre. Ce fut un jour de définitions. Ce qui était en jeu n’était pas seulement la politique, le changement, le socialisme, ce qui était désormais au centre de tout était la vie, sans abstractions, la vie au sens propre 1 . » Début septembre, le Parti national n’hésite plus à distribuer des tracts, qui laissent deux « alternatives » à Allende : la démission immédiate ou le suicide… [NDLR : le Parti national est le plus important parti conservateur chilien ].

    Affiche de propagande du Parti national invitant Allende à la « démission » ou au « suicide ». Archives BDIC – Paris – Dossier Chili – F° A 126/16 – 1973.

    Chacun sait que l’affrontement est proche, que c’est une question d’heures ou, tout au plus, de quelques jours. Comme en témoigne Rigoberto Quezada, la question de l’armement revient continuellement au sein des bases ouvrières : « Le coup d’État était annoncé dans les journaux, la radio et même par le président du Sénat, E. Frei (père). On parlait beaucoup de la révolution espagnole, où les ouvriers ont pris d’assaut les régiments et se sont armés 2 . » Le golpe est sur toutes les lèvres, dans tous les esprits.

    Les dernières heures de Salvador Allende

    Allende en a parfaitement conscience. Il joue son dernier atout, bien tardif d’ailleurs : l’appel au plébiscite populaire, en vue d’un changement constitutionnel et, avec comme espérance, la stabilisation du gouvernement jusqu’aux élections présidentielles de 1976. Selon toute vraisemblance, si le coup d’État intervient précisément le 11 septembre, c’est que le président de la République a pour projet d’annoncer le référendum le soir même, à la radio, comme il l’a personnellement précisé au général Pinochet. Ce dernier n’en demandait pas tant pour se décider à agir au plus vite 3 .

    Comme l’a par la suite expliqué Gabriel Garcia Márquez, la mort d’Allende est une parabole qui résume les contradictions de la voie chilienne : celle d’un militant socialiste, défendant une mitraillette à la main, une révolution qu’il voulait pacifique et une constitution créée par l’oligarchie chilienne

    Nous ne nous attarderons pas ici sur le détail des opérations militaires, qui vont de l’intervention de la marine dans le port de Valparaíso, tôt le matin du 11 septembre, jusqu’aux déplacements de troupes dans la capitale. Il s’agit d’une guerre éclair de quelques jours, une guerre interne dotée de puissants soutiens externes (la CIA) et menée en vue du pouvoir total. Elle comprend l’utilisation d’avions de chasse et de tanks et pousse au suicide le président Allende, vers 14 heures, dans le palais présidentiel de la Moneda 4 .

    Refusant l’ultimatum des officiers, Allende décide de résister quelques heures, sans vouloir quitter le palais Présidentiel comme lui demande l’appareil militaire du Parti socialiste (PS). Rejoint par quelques proches et des membres du GAP, le « camarade-président » a eu le temps d’y prononcer son dernier discours (connu comme « Le discours des grandes avenues » ), qui est aussi un testament politique laissé aux futures générations.

    Comme l’a par la suite expliqué l’écrivain Gabriel Garcia Márquez, la mort d’Allende dans la Moneda en flamme est une parabole qui résume les contradictions de la voie chilienne : celle d’un militant socialiste, défendant une mitraillette à la main, une révolution qu’il voulait pacifique et une constitution créée par l’oligarchie chilienne au début du siècle 5 . Cette mort est aussi celle d’un homme politique et d’un militant intègre, fidèle jusqu’au bout à ses principes et à ses engagements.

    Résistance ouvrière atone face aux militaires ?

    Jusqu’au 11 septembre, 8 heures du matin, le président de la République a eu confiance dans la loyauté du général Pinochet et espère, d’une minute à l’autre, son intervention en défense du gouvernement 6 . C’est pourtant ce dernier qui prend la tête de la rébellion. Les soldats, carabiniers ou sous-officiers qui refusent ce qu’ils considèrent comme une trahison, sont immédiatement passés par les armes.

    La stratégie militaire déclenchée dans la capitale suit un plan simple, mais efficace : une incursion directe à la Moneda, afin de détruire (symboliquement et physiquement) le pouvoir central et, de là, se diriger vers la périphérie, avec pour priorité le contrôle des Cordons industriels (CI) 7 . [NDLR : les « Cordons industriels » sont des organismes de démocratie ouvrière, d’inspiration socialiste, destinées à faire le lien entre les diverses sections syndicales ou les différents secteurs industriels du pays ]

    Dans ses mémoires, le général Pinochet dit son étonnement face à la faible résistance rencontrée au sein des CI : « Nous avons effectué un dur labeur de nettoyage. Dans ces derniers moments, nous n’avons pas dû affronter les réactions prévues, de la part des Cordons industriels 8 . » Tout de suite après le coup d’État, de nombreuses rumeurs ont circulé de par le monde, annonçant une opposition massive des ouvriers chiliens au coup d’État. Aujourd’hui, on connaît plus précisément l’ampleur de cette réaction populaire. En fait, le principal foyer d’opposition s’est déroulé dans la zone sud de Santiago.

    Guillermo Rodríguez, qui a tenu avec d’autres de ses camarades à combattre malgré tout, devait écrire : « je crois qu’à ce moment-là, nous nous sommes battus pour l’histoire, afin de laisser un petit drapeau qui dirait “nous avons tout de même fait une tentative, alors que dans d’autres endroits, rien n’a été fait” »

    Elle est le fait de militants de gauche aguerris, membres des appareils militaires du PS et du Mouvement de la gauche révolutionnaire (MIR, Movimiento de izquierda revolucionaria ), qui se sont déplacés au sein des Cordons [NDLR : le MIR, d’obédience marxiste-léniniste, est l’élément le plus radical de la coalition dirigée par Salvador Allende ]. Ceci souvent, avec l’appui actif de salariés prêts à se battre. Une fois le coup démarré, l’appareil militaire du PS (avec à sa tête Arnoldo Camú) réussit à regrouper et armer une centaine d’hommes, tandis que se réunit dans l’usine FESA du CI Cerrillos, la commission politique de ce parti.

    Les instructions sont d’initier un plan de défense du gouvernement, qui consisterait à libérer une zone de la ville où puissent se coordonner des actions en collaboration avec les ouvriers des CI San Joaquín, Santa Rosa y Vicuña Mackenna. Le point de ralliement fixé est l’entreprise Indumet (CI Santa Rosa), où se retrouvent des responsables de l’ensemble de l’UP, auxquels se joignent environ 200 ouvriers combatifs. À 11 heures du matin, les dirigeants nationaux de chaque organisation évaluent leur capacité politico-militaire immédiate 9 .

    Comme le rapporte P. Quiroga, témoin de cette réunion, la précarité de la préparation saute aux yeux des militants. La proposition du PS (prendre d’assaut une unité militaire pour avancer sur la Moneda) est rejetée par le Parti communiste (PC), qui préfère attendre la réaction tant espérée des forces armées (pour finalement passer à la clandestinité). Quant à M. Enríquez – d’accord pour intervenir -, il annonce que la force centrale du MIR nécessite encore plusieurs heures, pour pouvoir être opérationnelle… Selon Guillermo Rodríguez, le MIR a mis en veille son appareil politico-militaire (et donc enterré les armes) depuis le 6 septembre, persuadé que le gouvernement est sur la voie de nouvelles conciliations avec la droite 10 .

    Finalement, en l’absence d’une aide venue des soldats de gauche et d’une planification politico-militaire sur le long terme, le « pouvoir populaire » est incapable d’organiser une résistance armée au coup d’État [NDLR : « pouvoir populaire » désigne les formes d’organisation para-étatiques, souvent ouvrières, destinées à concrétiser le socialisme par des actions complémentaires à celles de l’État – ou, pour les plus radicaux, à le remplacer ]. Comme le dit aujourd’hui Guillermo Rodríguez, qui a tenu avec d’autres de ses camarades à combattre malgré tout, « je crois qu’à ce moment-là, nous nous sommes battus pour l’histoire, afin de laisser un petit drapeau qui dirait “nous avons tout de même fait une tentative, alors que dans d’autres endroits, rien n’a été fait 11 ” ».

    La répression et le début du terrorisme d’État

    La violence d’État envahit alors le pays et elle vise en priorité les militants de gauche et les dirigeants du mouvement social, dont tous ceux qui se sont lancés dans l’aventure du « pouvoir populaire ». Dans les témoignages, la dimension traumatique de ces heures de violence intense est partout présente. C’est le début de la « période noire » pour les militants, qui connaîtront la détention, la torture, la mort de proches, l’exil ou la vie en clandestinité pendant des années, etc.

    En même temps que la dictature impose sa chape de plomb à l’ensemble de la société, les habitants des poblaciones , les ouvriers des Cordons, les partisans de gauche connaissent la signification concrète de ce que peut représenter la terreur d’État 12 . Un exemple pris parmi d’autres, est celui de Carlos Mújica. Salarié de l’usine métallurgique Alusa, militant MAPU et délégué du cordon Vicuña Mackenna, il tient à témoigner :

    « Le jour du coup d’État il y avait des morts dans la rue, ils les apportaient même d’autres endroits et ils les jetaient ici. […] Et on ne pouvait rien faire ! Je crois que le plus dur fut à cette époque, l’année 73 – 74. Par la suite, en 1975, les services secrets viennent me chercher à Alusa. Ils me détiennent et m’emmènent à la fameuse Villa Grimaldi : là, ils passaient les gens à la parilla , c’est-à-dire sur un sommier en fer où ils appliquaient le courant électrique sur les jambes… Ils savaient que j’étais délégué du secteur… 13 »

    Déploiement militaire dans les quartiers périphériques de Santiago (11 septembre 1973). Reproduit dans La Huella, Santiago, n° 12, septembre 2002.

    Ils sont des centaines de milliers à passer dans les mains des services secrets de la junte et à être torturés. Plusieurs milliers d’entre-eux sont, aujourd’hui encore, des « détenus disparus ».

    Il s’agit d’une victoire stratégique de l’impérialisme qui permet non seulement de revenir sur les avancées sociales conquises durant ces mille jours, mais aussi de transformer le Chili en un véritable laboratoire : celui d’un capitalisme néolibéral encore inconnu sous d’autres latitudes

    L’une des premières mesures de la junte est d’écraser le mouvement syndical et d’interdire la CUT. La défaite du mouvement révolutionnaire signifie de véritables purges politiques dans les entreprises, qui – pour les plus importantes – passent sous la coupe des militaires : il y aura plus de 270 détenus à Madeco, 500 personnes immédiatement licenciées à Sumar ou encore une répression plus ciblée, comme à Yarur ou Cristalerias de Chile 14 . De nombreux patrons participent pleinement au système de délation et arrestation des militants mis en place par la junte. C’est précisément ce qui se passe à l’usine Elecmetal, rendue à ses propriétaires le 17 septembre 1973 15 .

    Cette répression s’accompagne du licenciement de 100 000 salariés, inscrits sur les « listes noires » de la junte (afin qu’ils ne puissent pas être réemployés). En même temps, la dictature impose la loi martiale, ferme le Congrès, suspend la Constitution et bannit du pays l’activité des partis politiques, y compris de ceux qui ont appuyé le coup d’État. Peu à peu, Pinochet et ses acolytes donnent à la répression une dimension transnationale, en coordination avec les autres régimes militaires de la région et avec le soutien du gouvernement des États-Unis, formant ce qui est désormais connu comme « l’Opération Condor » 16 . Et c’est bien dans le cadre des rapports de forces politiques mondiaux que s’inscrit cette fin tragique de l’UP.

    Il s’agit d’une victoire stratégique de l’impérialisme qui permet, non seulement de revenir sur les nombreuses avancées sociales conquises durant ces mille jours, mais aussi de transformer le Chili en un véritable laboratoire : celui d’un capitalisme néolibéral encore inconnu sous d’autres latitudes et dont ce petit pays du Sud expérimente, le premier, les recettes, sous la coupe des Chicago Boys . Les 17 années de dictature postérieures au 11 septembre 1973, sont celles de ce que Tomás Moulian ou Manuel Gárate nomment « révolution capitaliste », tant la société va être remodelée par la junte 17 .

    Il s’agit, en fait, d’une contre-révolution , dans le sens le plus strict du terme. Et l’ampleur de la violence d’État, complètement disproportionnée en regard de la résistance qui lui est opposée, ne s’explique que parce qu’il s’agit, non seulement de tuer les individus les plus actifs dans le processus de l’UP, mais aussi d’arracher les traces, au plus profond de leur enracinement social, des expériences autogestionnaires qui s’étaient multipliées. Maurice Najman, qui est allé sur place observer l’UP, affirme en octobre 1973 : « En définitive les militaires sont intervenus au moment où le développement du « pouvoir populaire » posait, et même commençait à résoudre, la question de la formation d’une direction politique alternative à l’Unité populaire 18 . »

    Face au coup d’État, il croit pouvoir pronostiquer une prompte résistance armée. Ce pronostic, erroné, est le fruit d’une vision surdimensionnée de la force du « pouvoir populaire ». En fait, l’opposition massive à la dictature ne renaît que bien plus tard, au début des années 1980, à l’occasion des grandes protestas . Entre-temps, l’ensemble des tentatives de « pouvoir populaire » ont complètement disparu sous le talon de fer du régime militaire. Cependant il est un trait du « pouvoir populaire » que la dictature n’a pu effacer complètement : sa mémoire, ou plutôt ses mémoires.

    Notes :

    1 Patricio Quiroga, « Compañeros, El GAP, la escolta de Allende », El Centro , 2002,

    2 Témoignage de Rigoberto Quezada, recueilli par Miguel Silva, Los cordones industriales y el socialismo desde abajo , auto-édition, 1900.

    3 Pour une description des derniers jours d’Allende : Joan Garcès, Allende y la experiencia chilena , Las armas de la política , Santiago, Siglo XXI, 2013.

    4 Patricia Verdugo., Interferencia Secreta. 11 de septiembre de 1973 , Editorial Sudamericana, 1988

    5 Gabriel García Márquez, « La verdadera muerte de un presidente », 1974

    6 Voir les remarques à ce sujet de Luís Vega, alors conseiller du ministère de l’Intérieur, à Valparaíso ( Anatomía de un golpe de Estado. La Caída de Allende , Jerusalén, La semana publicaciones, 1983).

    7 Vicente Martínez., « La estrategia militar en Santiago », La Tercera , 2003

    8 Augusto Pinochet., El día decisivo , Santiago, Andrés Bello, 1979

    9 Se trouvent sur place Víctor Díaz et José Oyarce du PC, Miguel Enríquez et Pascal Allende du MIR, Arnoldo Camú, Exequiel Ponce et Rolando Calderón pour le PS.

    10 Entretien réalisé à Santiago, 6 août 2003.

    11 Entretien réalisé à Santiago, 6 août 2003

    12 Stohl M. et López G., The state as terrorist , Wesport, Greennewood Press, 1984

    13 Entretien réalisé à Santiago, le 14 mai 2002

    14 Peter Winn, Weavers of Revolution: The Yarur Workers and Chile’s Road to Socialism, Oxford University Press, 1989.

    15 La situation d’Elecmetal est plus connue car on a pu, plusieurs années plus tard, retrouver par hasard les corps des victimes et les autopsier (« La complicidad de Elecmetal y Ricardo Claro », El Siglo, Santiago, 20 octobre 2000.

    16 Franck Gaudichaud. Operación Cóndor. Notas sobre el terrorismo de Estado en el Cono sur , Madrid, Sepha, 2005.

    17 Thomas Mouliant, Chile actual, anatomía de un mito , Santiago, ARCIS-LOM, col. « Sin Norte », 1997

    18 Le Monde Diplomatique , Paris, octobre 1973.

    • chevron_right

      Après les méga-feux à Hawaï, le spectre de la stratégie du choc

      news.movim.eu / LeVentSeLeve · Friday, 8 September, 2023 - 10:06 · 11 minutes

    Cet été, l’archipel d’Hawaï a été frappé par des méga-feux. Alors que les habitants tentent de reconstruire peu à peu leur vie, les appétits capitalistes s’aiguisent. A Lahaina, sur l’île de Maui, très touchée par les incendies, les braises étaient à peine retombées quand les survivants ont reçu des appels de spéculateurs fonciers espérant racheter leurs propriétés à prix cassé. Un nouvel exemple de la « théorie du choc » conceptualisée par l’essayiste altermondialiste Naomi Klein. Article de notre partenaire Jacobin , traduit par Camil Mokaddem.

    A partir du 8 août 2023, des feux d’une violence extrême ont décimé la ville de Lahaina, provoquant la mort de 115 personnes, et forçant des milliers d’habitants à quitter l’ancienne capitale du royaume d’Hawaï, réduite en cendres. Aussitôt, les spéculateurs fonciers, dont la catastrophe a aiguisé l’appétit, ont alors braqué les yeux sur l’île de Maui.

    Quelques jours après le début des feux, des rescapés rapportaient de nombreux coups de téléphone d’investisseurs extérieurs à l’archipel, espérant racheter les propriétés hawaïennes pour une bouchée de pain. Dans un long fil publié sur Facebook, plusieurs agents immobiliers de Maui ont expliqué avoir reçu des appels similaires. L’un d’entre eux a rapporté avoir reçu un appel le 9 août, un jour seulement après le déclenchement des feux.

    Les agents immobiliers de Maui, tout comme le reste de cette communauté soudée, ont été révoltés par un tel degré d’opportunisme : « Ces appels viennent de charognards qui nous demandent quels types de terrains sont disponibles », explique-t-il. « Ce n’est pas le moment, c’est incompréhensible de se renseigner de cette manière alors que les gens font face à la mort, mais il faut croire que c’est ça l’Amérique. »

    La spéculation foncière suite à une catastrophe naturelle est loin d’être un phénomène strictement nouveau. En 2018, peu après le passage de l’ouragan Michael dans le Panhandle, une région au Nord-Ouest de la Floride, les ventes immobilières ont grimpé de 15 % dans le comté le plus touché. En 2017, l’incendie de Santa Rosa en Californie a donné suite à une augmentation des ventes de 17 % . Chaque fois qu’une ville est détruite, ce réflexe d’achat à bas coût ressurgit.

    Le « capitalisme du désastre »

    Dans son livre La stratégie du choc , paru en 2007, l’essayiste altermondialiste Naomi Klein décrivait le phénomène de « capitalisme du désastre », un terme qui décrit la façon dont le secteur privé mobilise ses ressources dans des régions dévastées par une catastrophe naturelle ou économique afin d’accaparer des terres ou différents pans des services publics. En parallèle, les élus facilitent cette captation en profitant de l’inattention de l’opinion pour faire adopter des réformes néolibérales impopulaires. Selon Naomi Klein, le « capitalisme du désastre » est un phénomène cyclique, car la consolidation de l’influence du secteur privé à la suite d’une catastrophe affaiblit les infrastructures publiques et contribue au changement climatique, augmentant dès lors le risque de voir survenir d’autres désastres.

    L’exemple typique de ce phénomène est celui de la Nouvelle-Orléans (Louisiane), après le passage de l’ouragan Katrina en 2005. Peu de temps après le passage de l’ouragan, un certain Milton Friedman, alors âgé de 93 ans, publie un éditorial dans le Wall Street Journal et déclare que la catastrophe constitue « l’occasion de réformer radicalement le système éducatif ». La ville suit alors la vision du pape libertarien et engage une campagne agressive de promotion des écoles privées et à charter schools (écoles privées indépendantes financées sur fonds publics, ndlr) à travers la mise en place de vouchers , des bons distribués aux parents pour placer leurs enfants dans l’enseignement privé. Rapidement, le comté devient celui avec la grande proportion d’élèves dans le privé de tout le pays et une grande vague de licenciement s’abat sur les enseignants syndiqués.

    D’autres entrepreneurs profitent, eux, de la privatisation des logements sociaux et les remplacent par des condos (immeubles luxueux, ndlr) et des hôtels particuliers. Les prix du logement explosent et les habitants historiques, généralement afro-américains, sont contraints de partir. Dans les années qui suivent, les intérêts privés et le gouvernement de la Louisiane multiplient des mesures et les projets toujours plus favorables au privé, transformant une Nouvelle-Orléans meurtrie en une utopie néolibérale.

    À Maui, les capitalistes du désastre se sont attiré les foudres quasi unanimes des habitants de l’île. Le think tank conservateur et libertarien American Institute for Economic Research est toutefois venu voler à la rescousse des entrepreneurs à travers un éditorial intitulé « Maui a besoin des spéculateurs ». Mais si la cupidité de ces investisseurs est massivement dénoncée, leurs pratiques n’ont rien d’illégales. Dans le cas d’Hawaï, elles s’inscrivent même dans une longue histoire d’exploitation et d’oppression des populations indigènes et de la classe ouvrière, qui s’est largement faite dans le respect de la loi. C’est là l’essence même du capitalisme : il tisse des relations économiques et des pratiques parfaitement légales, bien qu’allant à l’encontre des lois de la nature.

    Les semences du désastre

    Les feux de Lahaina sont les plus mortels jamais enregistrés en Amérique depuis plus d’un siècle, et les responsabilités sont nombreuses. Premièrement, une sirène qui aurait pu alerter les habitants et sauver de nombreuses vies est restée désactivée, sans aucune explication. Ensuite, le feu aurait été déclenché par une étincelle venant d’une ligne électrique endommagée de la compagnie Hawaiian Electric , principal fournisseur d’électricité de l’archipel. La compagnie n’avait pas rénové ses équipements, ce qui aurait pu éviter le danger. De plus, le réseau d’eau, lui aussi en mauvais état, n’a pas pu répondre à la demande des pompiers et plusieurs bouches d’incendie cruciales se sont taries alors que les soldats du feu étaient en pleine intervention. Enfin, des incendies d’une telle ampleur n’auraient pu avoir lieu sans le changement climatique .

    Toutefois, la plus grande part de responsabilité revient sans doute aux propriétaires des plantations, qui ont largement dominé l’économie, l’administration et l’écologie des îles d’Hawaï depuis l’arrivée de colons américains. Des décennies durant, des plantations comme celle de la Pioneer Mill Company , à Lahaina, ont exploité l’environnement naturel et la main-d’œuvre locale, laissant derrière eux une terre aride favorisant la propagation des flammes.

    Carte de l’île de Maui. © Librairy of Congress

    Quand la culture de la canne à sucre et de l’ananas a émergé au milieu du 19 e siècle, son fonctionnement ressemblait à s’y méprendre à celui d’une plantation esclavagiste. Les travailleurs autochtones et ou immigrés avaient des contrats de 3 ou 5 ans, et pouvaient être incarcérés en cas de « désertion ». Les employeurs de la plantation contrôlaient l’heure du coucher des travailleurs, les conduisaient dans les plantations avec des chiens, leurs imposaient des amendes en cas de retard et leur versaient un salaire dérisoire en comparaison à celui des travailleurs des autres pays. Ces barons des plantations incarnaient le capitalisme du désastre d’alors, achetant des terres à bas prix dans le sillage de la colonisation, compressant le coût du travail par tous les moyens légaux et amassant ainsi d’immenses fortunes. Leur pouvoir croissant leur permit de renverser le royaume d’Hawaï en 1893. Les Etats-Unis annexent l’île quelques années plus tard, avec le soutien de cette oligarchie.

    Cherchant à jouer sur la division entre les travailleurs de différentes origines, les propriétaires des plantations faisaient en sorte de maintenir les différents groupes ethniques séparés les uns des autres. Cela n’empêcha cependant pas ces derniers de serrer les coudes et de développer un cadre multiculturel. Héritage de cette période, la mosaïque culinaire de l’archipel est largement issue des plats que partageaient les travailleurs chinois, japonais, philippins, portoricains, portugais et hawaïens. Les travailleurs finirent par former des syndicats, d’abord divisés par groupe ethnique puis rassemblant les ouvriers sous la bannière de l ’International Longshore and Warehouse Union , un collectif puissant capable de transformer radicalement leurs conditions de travail .

    Des décennies plus tard, alors que la production sucrière fut délocalisée aux Philippines et en Indonésie, où la main-d’œuvre était moins chère, les plantations comme celle de la Pioneer Mill Company commencèrent à fermer. Ce changement provoqua un déséquilibre dans l’économie locale et les emplois bénéficiant des protections sociales conquises par les syndicats furent remplacés par des emplois dérégulés dans le secteur touristique. Tandis que ce dernier prospérait, les plus grandes fortunes commencèrent à investir à Hawaï, excluant les locaux du marché foncier.

    Ces transformations économiques ont eu des conséquences très visibles sur les terres. La régulation très laxiste des systèmes d’irrigation des plantations a fini par transformer des régions comme Lahaina, autrefois humides, en zones arides. Certaines plantations ont été transformées pour construire des centres touristiques, mais beaucoup ont été laissées à l’abandon, laissant la végétation envahir les champs. C’est cette végétation sèche qui a amplifié le brasier qui a fini par consumer Lahaina. Le mépris flagrant du capitalisme pour l’intérêt général a donc ravagé l’économie de l’archipel et conduit son milieu naturel au bord de l’effondrement. Le professeur d’études hawaïennes à la University of Hawaii Maui College , Kaleikoa Ka’eo, a résumé la situation lors d’un entretien pour Democracy Now! : « C’est le pillage de la terre est l’étincelle. »

    Investir contre les catastrophes

    Alors que Lahaina s’attelle désormais à sa reconstruction, le contexte politique local apparaît bien différent de celui qu’a connu La Nouvelle-Orléans en 2005. Les pires aspects de la frénésie libérale post-Katrina pourraient être bloqués.

    En effet, les pratiques de spoliation foncières par les États-Unis sont gravées dans les consciences à Hawaï. Les habitants ont donc à cœur de protéger les terres de leurs familles et ont donc organisé des réseaux de solidarité afin de protéger les survivants de la spéculation.

    Le gouverneur Josh Green a annoncé qu’il prendrait plusieurs mesures positives, telles que le rachat par l’Etat de certains terrains incendiés pour en faire un usage public, ou encore un moratoire temporaire sur les ventes des propriétés frappées par les feux.

    La vigilance reste toutefois de mise : le gouverneur Green a également suspendu temporairement les règles en vigueur en matière de distribution de l’eau , ce qui pourrait bénéficier au secteur touristique, au détriment des autres usages. Les mesures promises doivent être scrutées de près, en parallèle de la reconstruction. Les ressources publiques dont disposait Lahaina, comme les logements abordables gérés par l’État, les écoles publiques, les plages, les écoles, le Department of Hawaiian Home Lands properties (chargé d’administrer les terrains publics, les terres natales hawaïennes et qui offre des baux à 1 $ par mois aux natifs Hawaïens) ou encore les précieux droits sur l’eau doivent être protégés.

    Si protéger la ville de la spéculation est une nécessité, le statu quo n’est pas non plus une solution. La protection contre les catastrophes naturelles nécessite des changements de grande ampleur, qui n’ont que trop tardé. La région ouest de Maui d’où sont partis les feux était connue comme une zone propice aux incendies. Mais Hawaï alloue beaucoup moins de ressources par habitant à la prévention des incendies que les autres États vulnérables aux feux. Avec des investissements dans des solutions simples, comme le désherbage régulier, la construction de pare-feux et la création de système d’alerte plus précis, de nombreuses vies auraient pu être sauvées.

    Du reste, les incendies ne sont pas le seul danger qui menace les îles d’Hawaï. Tout comme le reste des États-Unis, l’archipel souffre d’un double problème : d’une part, l’aggravation du changement climatique, d’autre part le vieillissement des infrastructures essentielles pour la population. Des ponts et des barrages défaillants, laissés à l’abandon par les politiques d’austérité menées par les élus, pourraient par exemple être à l’origine du prochain désastre mortel.

    La rénovation de ces infrastructures et la préparation pour les prochaines crises climatiques nécessitent un investissement massif dans les services publics, un afflux qui devra être financé par les grandes fortunes qui achètent des milliers d’hectares de terre à Hawaï, et non les travailleurs de l’archipel. Les événements récents l’ont montré : Hawaï regorge de milliardaires, à commencer par Jeff Bezos qui s’est engagé à donner 100 millions de dollars pour la reconstruction. Mais la charité soudaine et très médiatisée après une catastrophe n’est pas une solution. Les super-riches qui accaparent les meilleures terrains de l’archipel doivent être mis à contribution. Après le capitalisme du désastre, il est temps de passer à des politiques d’intérêt général.

    • chevron_right

      Inflation tirée par les profits : quand les rapports de force s’invitent dans la hausse des prix

      news.movim.eu / LeVentSeLeve · Tuesday, 29 August, 2023 - 10:13 · 35 minutes

    Depuis quelques mois, les principales institutions internationales, BCE et FMI en tête, sont forcées de reconnaître que l’inflation est en partie tirée par une hausse des taux de profits des entreprises en situation de force. Cette augmentation des prix se fait au détriment du pouvoir d’achat des salariés, auxquels nombre d’acteurs gouvernementaux et médiatiques répondent que l’augmentation des salaires constituerait le principal risque de maintien d’une inflation forte. Sous couvert de pragmatisme, ce discours masque un énième déplacement du partage de la valeur ajoutée au bénéfice du capital, ainsi que la perte de pouvoir de négociation salariales pour les travailleurs entamée depuis plusieurs décennies – signe que la « courbe de Phillips » s’est aplatie. Une évolution que reconnaissent la plupart des institutions internationales… sans changer pour autant d’orientation politique.

    Le 5 juin, dans une célèbre émission en prime time , le ministre de l’économie affirmait : « avant la fin du mois de juin, je publierai la liste de tous les industriels de l’agroalimentaire qui ont joué le jeu et (de ceux …) qui n’ont pas voulu faire baisser les prix de détail alors que les prix de gros baissent ». Chacun sera libre d’évaluer le degré d’exécution de cette mesure. Relevons tout de même qu’elle faisait indirectement référence à un élément d’actualité habituellement très peu mis en avant par le gouvernement : une part non négligeable de l’importance de l’augmentation des prix est purement imputable à celle des profits, une fois les causes « externes » prises en compte – reprise post-Covid, conflit ukrainien, ou encore phénomènes géologiques.

    En effet, la BCE, suivie du FMI, a récemment reconnu que l’inflation était en partie tirée par une augmentation des taux de marge des entreprises, non justifiée par la « part incompressible » liée à l’augmentation des coûts de production. Cette observation détonne avec une crainte mise en avant par nombre d’acteurs politiques et médiatiques : l’inflation risquerait d’être prolongée par les revalorisation des salaires exigée par nombre de salariés et de syndicats, pour faire face à l’augmentation des prix. Face à ces demandes, les entreprises n’auraient en effet pas d’autre choix que d’augmenter les prix, provoquant donc une spirale prix-salaire. Le constat d’un mécanisme inverse, une inflation tirée par les profits, doit éclairer les nouvelles formes que prend le conflit autour du partage des richesses créées.

    La mise en route des mécanismes inflationnistes

    L’inflation est, à tort, souvent réduite au résultat d’une utilisation excessive de la « planche à billet ». Pour comprendre l’inflation présente, il faut examiner – cela paraît évident – le comportement des entreprises et ses causes dans cette hausse des prix. En général, une entreprise cherche a minima à couvrir ses coûts de production 1 . Elle y ajoute ensuite un markup , autrement dit une marge bénéficiaire, le profit, qui sert à financer les investissements internes, à accumuler une trésorerie de sécurité, mais également à rémunérer les propriétaires du capital (dividendes). C’est d’ailleurs le cœur de l’ affectio societatis , la raison juridique de constitution d’une entreprise par des associés dans le Code civil : partager les bénéfices. On peut donc réduire la hausse des prix à trois causes au sein de l’entreprise : faire face à une hausse des coûts de production, produire moins que la demande, et augmenter la marge bénéficiaire, donc la profitabilité.

    les salaires réels ont malgré tout diminué, avec une baisse de 2 % en 2022 et de 2,7 % aux deux premiers trimestres de 2023. L’augmentation des prix n’a pas été compensée par celle des salaires.

    Qu’en est-il de l’ inflation qui touche depuis deux ans les pays développés ? Dans un premier temps, l’on trouve un ensemble de contraintes géophysiques sur la production, dépassant le seul conflit russo-ukrainien. En effet, le retour de l’inflation, et notamment celle de l’énergie, a commencé avant même le début du conflit, comme l’illustre l’augmentation des coûts des intrants, en particulier les matières premières et l’énergie. La hausse du prix de l’énergie a été de 56 % entre fin 2019 et février 2022. Concernant le pétrole brut, son prix mondial a doublé entre juin 2020 et février 2022. Le prix mondial du charbon, lui, a triplé entre juin 2020 et septembre 2021. Mais le plus flagrant réside dans la situation du gaz : en Europe, il a été multiplié par 12 entre mai 2020 et décembre 2021, contre 2,6 pour le gaz américain. Cette hausse n’est pas liée comme en 2009 à la spéculation financière, comme elle n’est pas uniquement liée à la guerre en Ukraine et à la gestion du gazoduc Nord Stream 2.

    Elle est d’abord le produit du phénomène qu’est l’effondrement tendanciel des taux de retour sur l’investissement énergétique (EROI, pour Energy Return Over Investment ) 2 : pour dire la chose simplement, il faut désormais de plus en plus d’énergie pour extraire la même quantité de ressources fossiles, les rendant de moins en moins rentables 3 . Ajoutons à ces contraintes géologiques différents incidents majeurs tels que le blocage du canal du Suez en mars 2021, l’incendie dans une usine gazière en Sibérie à l’été 2021, l’ouragan Ida dans les régions productrices de pétrole du golfe du Mexique à la fin de l’été 2021, aux côtés de la reprise économique post-Covid. Tout cela parallèlement à des goulets d’étranglement suite à la sortie du Covid et des confinements, les chaînes d’approvisionnement internationales étant alors encore bien déstabilisées. Bien sûr, le conflit russo-ukrainien a largement amplifié cet état de fait.

    Il faut noter que l’inflation n’a pas touché de manière uniforme les différentes catégories de la population. En cela, sa mesure par l’IPC (indice des prix à la consommation), soit le prix d’un panier de biens et de services censé être représentatif d’une consommation moyenne, est foncièrement réductrice. Cet indicateur ne permet pas d’étudier les inégalités que l’inflation génère entre les individus, produits de structures de consommation différentes : on notera notamment que les ménages les plus pauvres, pour lesquels l’énergie et l’alimentation représentent une proportion plus conséquente du budget, ont été relativement plus touchés 4 , une inflation moyenne de 5 % pouvant cacher une inflation alimentaire et énergétique de 13 %.

    Face à cette baisse du pouvoir d’achat, nombre d’organisations syndicales réclament le retour de « l’échelle mobile », c’est-à-dire de l’indexation des salaires sur l’inflation. Quid , alors, de l’évolution des salaires dans le contexte inflationniste ?

    La spirale prix-salaire : spectre ou épouvantail ?

    Depuis le début de la période inflationniste, une musique récurrente se fait entendre : alléger le poids de l’inflation en indexant les salaires sur la hausse des prix provoquerait un cercle vicieux, une spirale inflationniste nommée « spirale prix-salaire » 5 . Autrement dit, l’augmentation des salaires induirait aussi une hausse des coûts de production, ce qui forcerait mécaniquement les entreprises à augmenter du même montant leurs prix, provoquant un nouveau cycle de négociation. Selon l’expression du gouverneur de la Banque de France, François Villeroy de Galhau, en mai 2022, le supplément de salaire est alors « bouffé dans les mois qui suivent ».

    Et d’ajouter que les augmentations généralisées de salaires avaient « toujours provoqué des spirales prix-salaires », notamment dans les années 1970. L’inflation due jusqu’ici à des causes exogènes et importées deviendrait alors « sous-jacente », inhérente aux comportements des agents ( core inflation , en anglais). Résister à la tentation de l’indexation des salaires serait donc nécessaire afin d’empêcher l’amplification d’une inflation devenue hors de contrôle. Selon ses détracteurs, l’indexation, en plus d’être déstabilisatrice d’un point de vue macroéconomique, en deviendrait presque une mesure indubitablement antisociale. Certains, comme le gouverneur de la Banque d’Angleterre ou le ministre allemand des finances sont même allés jusqu’à appeler à « une restriction dans les négociations salariales ».

    C’est donc cette musique, souvent mobilisée pour justifier des politiques de modération salariale 6 , qui est reprise par le gouvernement dans le cadre actuel et souvent accompagnée d’un discours sur la compétitivité des entreprises françaises. Bruno Le Maire expliquait ainsi en novembre 2022, à l’ouverture des débats au Sénat sur la loi de programmation budgétaire, qu’il était primordial d’« éviter la spirale inflationniste qui avait été provoquée dans les années 1970 par une augmentation générale et automatique des salaires totalement découplée de la productivité du travail ». Paroles surprenantes, quand on connaît le décrochage que la rémunération du facteur travail par rapport à l’augmentation de sa productivité a connu depuis les années 1980. En l’espèce, le gouvernement n’a pas choisi d’aller dans le sens du rattrapage des salaires.

    Evolution de la productivité moyenne, du SMIC et du salaire moyen, en base 100 en France de 1980 à 2010 (Sources : Insee et OCDE, graphique par Factsory )

    Que se passe-t-il donc au niveau des salaires français ? Il est vrai que les négociations salariales sont effectivement de retour depuis 2021. Les revalorisations du SMIC, ayant eu lieu 10 fois depuis 2021 avec un taux de croissance sur 2022 de 6,6 %, ont donné l’illusion d’un rattrapage des salaires sur l’inflation, pourtant sans répercussion sur le reste des salaires et provoquant même un tassement par le bas des faibles salaires (même ces revalorisations sont remises en cause car elles risqueraient de pousser à rediscuter les minima de branches au détriment de la productivité…).

    l’érosion syndicale, la désindustrialisation, les délocalisations (…) ont profondément abîmé les capacités de négociation salariale des travailleurs, au point que la courbe de Phillips est empiriquement considérée comme « aplatie »

    Pourtant, même si les salaires nominaux ont augmenté, ce sont des hausses seulement d’1,5 % en 2021, 3,2 % en 2022 et 2,4 % aux deux premiers trimestres de 2023. S’il y a donc bien eu une réaction des salaires, celle-ci n’a pas été suffisante pour faire face à l’inflation, et cette hausse est par ailleurs gonflée par la sortie massive du chômage partiel. Or, en moyenne annuelle, l’inflation a atteint 5,2 % en 2022 et reste relativement stable les deux premiers trimestres, avec une légère baisse en juin. Le résultat est que les salaires réels, qui représentent le pouvoir d’achat, ont malgré tout diminué, avec une baisse de 2 % en 2022 et de 2,7 % aux deux premiers trimestres de 2023. L’augmentation des prix n’a pas été compensée par celle des salaires. Ainsi, même si les négociations salariales prennent plus de temps que l’ajustement des prix des entreprises, la spirale prix-salaire tant évoquée semble pour l’instant inexistante – des mécanismes comme le versement de la « Prime de partage de la valeur » (PPV), en moyenne de 900€/an, ayant par ailleurs réduit ce risque.

    Plus largement, et cela hormis pour les États-Unis qui sont concernés par des tensions très fortes sur le marché du travail, le risque de spirale prix-salaire est très modéré dans les économies développées comme le montrent deux études de la Banque des règlements internationaux (BRI) 7 du fait d’un réel changement de régime dans les capacités de négociation salariale ces dernières décennies 8 . En effet, la théorie néo-classique et plus généralement l’économie mainstream postulent l’existence d’une capacité de négociation salariale forte pour les travailleurs, liée aux tensions sur le marché du travail et aux anticipations d’inflation. C’est la courbe dite de « Phillips ».

    Sommairement, si le chômage est faible et/ou les travailleurs anticipent une baisse de leur pouvoir d’achat, ces derniers peuvent négocier de meilleurs salaires. Si cette relation était plus ou moins vérifiée empiriquement dans une grande partie du XXème siècle, l’érosion syndicale, la désindustrialisation, les délocalisations et la mise en concurrence des travailleurs dans la mondialisation des chaînes de valeur, le détricotage des Codes du travail et des protections de l’emploi 9 , la flexibilisation du marché du travail, le développement des contrats à durée déterminée, des mi-temps anglais ou des « jobs à 1 euro » allemands depuis la fin des années 1970 ont profondément abîmé les capacités de négociation salariale des travailleurs, au point que la courbe de Phillips est empiriquement considérée comme « aplatie » dans la plupart des pays développés 10 , comme le montre une récente étude de la Réserve Fédérale américaine, justement intitulée « Who Killed the Phillips Curve? A Murder Mystery » .

    La stagnation des salaires réels suite à la crise de 2008 en parallèle d’une hausse des profits conforte cette tendance. Et ce, alors même que le chômage est aujourd’hui relativement faible et pourrait justifier des pressions salariales vers le haut 11 . Plus largement, le discours autour de la prévalence historique des spirales prix-salaire semble davantage constituer un épouvantail qu’autre chose.

    Une étude du FMI de 2022 n’a identifié au niveau mondial que 79 épisodes depuis 1960, dont une minorité dépassant deux ans. Il s’agit donc d’un phénomène économique très rare. Plus spécifiquement, les discours invoquant la spirale prix-salaire font souvent référence à la période 1970 de « stagflation » (stagnation économique couplée à inflation) faisant suite aux chocs pétroliers, où les travailleurs auraient maintenu et renforcé l’inflation issue de ce choc d’offre par la négociation continue de meilleurs salaires. Cela alors même que l’inflation était de 23 % au Royaume-Uni, 14 % aux USA, 13,5 % en France, situation incomparable avec celle qui prévaut aujourd’hui. Or, cette étude infirme même cet épisode.

    Par exemple, l’épisode américain de 1973 suite au premier embargo pétrolier de l’OPEP a vu l’inflation des prix s’envoler pendant cinq trimestres supplémentaires avant de commencer à diminuer en 1975. Cependant, la croissance des salaires nominaux n’a pas augmenté, ce qui a entraîné une baisse de la croissance des salaires réels. Il n’y a pas eu d’effet de rattrapage.

    Pourtant, c’est cette théorie qui a servi de fondement au Volcker’s shock , la politique de remontée drastique des taux d’intérêts par la Réserve Fédérale américaine sous la présidence de Paul Volcker, qui a bien participé à réduire l’inflation sur la décennie 1980 aux côtés d’autres facteurs, au prix de la destruction partielle de l’économie américaine et d’une multiplication par deux du taux de chômage. C’est un remède à la façon de Molière : tuez le malade, au moins il meurt en bonne santé.

    Néanmoins, rien ne dit que si l’on indexait les salaires, la spirale serait ne déclencherait pas. Mais si elle se déclenchait, ce ne serait pas forcément parce que les entreprises monteraient leurs prix pour ne pas couler, mais aussi parce qu’elles voudraient conserver leurs taux de marge, donc in fine leurs profits.

    Le silence autour du rôle des taux de profit

    La question de la capacité de négociation salariale des travailleurs invisibilise la capacité des entreprises à gonfler leurs marges en augmentant les prix. Si ce sont elles qui sont en position de force, elles peuvent imposer une augmentation des prix, sans que les travailleurs ne réussissent à imposer une augmentation des salaires en réponse.

    Là devrait être le vrai point de vigilance : l’alimentation de l’inflation par la hausse des taux de marge d’entreprises, généralement les plus grandes et puissantes, utilisant les récents chocs comme opportunités pour gonfler les prix.

    Face à la situation inflationniste, les entreprises sont elles aussi incitées à protéger leurs marges bénéficiaires en augmentant leurs prix, et même à augmenter leurs marges au-delà de l’impact négatif lié au renchérissement des intrants, cela pour plusieurs raisons : tentative de rattrapage des pertes de revenus réels liés aux chocs des trois dernières années (crise sanitaire, confinements, inflation énergétique importée), volonté de renforcer leur trésorerie dans un environnement hautement incertain, ou tout simplement dans une logique de maximisation des profits pour versement en dividendes – ce qui impliquerait une inflation influencée par les hausses des marges.

    Précisons que même le maintien d’un taux de marge constant n’est pas innocent : si des entreprises doivent naturellement augmenter leurs prix pour ne pas faire faillite ou licencier face à ces chocs exogènes, celles qui les augmentent pour maintenir leur taux de marge alors qu’une compression de ce dernier ne les mettrait pas pour autant en danger démontrent leur pouvoir de fixation des prix.

    Il s’avère que l’existence d’une inflation tirée par les profits – surnommée greedflation dans le monde anglo-saxon – est devenue aujourd’hui évidente pour un ensemble d’acteurs institutionnels. Des institutions faisant usuellement appel exclusivement à une théorie économique que d’aucuns qualifieraient de mainstream ont opéré un changement de discours concernant les causes actuelles de l’inflation. Ainsi, le chef économiste du FMI ne se disait pas inquiet quant à l’apparition d’une boucle prix-salaire qui impacterait la croissance cette année, et plaidait même pour une augmentation des salaires 12 .

    Les banques centrales ont également été obligées de se rendre à l’évidence : la présidente de la BCE, Christine Lagarde, a déploré lors d’une conférence de presse sur les causes de l’inflation le 16 mars dernier le fait que « beaucoup d’entreprises ont pu accroître leurs marges dans des secteurs ayant subi les restrictions de l’offre et la résurgence de la demande », et a mis en garde contre le risque de poursuite de l’inflation. On notera enfin que même les travaux menés par nombre d’instituts de recherche du secteur privé financier ont reconnu que l’inflation était désormais alimentée au moins à moitié par une augmentation des profits (à l’instar de Natixis ou d’ Unicredit ).

    En l’espèce, la France est concernée selon l’ Insee . Les entreprises ont récemment connu une croissance significative du taux de marge, en plus d’avoir globalement répercuté le renchérissement des intrants sur les prix de vente. Après un record historique mi-2021 avec un taux de 36 % (il faut remonter à 1949 pour une telle valeur) suite à la reprise post-Covid et aux aides publiques, puis une dégradation suite aux problèmes d’accès aux ressources et à la guerre en Ukraine, le taux de marge global a augmenté nettement à partir de fin 2022 et au premier semestre 2023, avec un taux à la fin du deuxième trimestre qui s’établirait à 33,5 %, soit deux points de plus que son niveau moyen de 2018, pré-Covid.

    Taux de marge des sociétés non-financières (SNF) en % de la valeur ajoutée (Source : Insee, 2023 ) .

    Il y a évidemment de fortes variations selon les secteurs. Plus spécifiquement, pour l’industrie agroalimentaire, après une forte diminution en 2021, son taux de marge a connu un important redressement en particulier au second semestre 2022 dépassant les valeurs moyennes, ainsi qu’au premier semestre 2023, pour atteindre un record de 48 % de marge 13 .

    Ainsi, l’augmentation des taux de marge a bien contribué à l’inflation en 2022 et 2023. En termes de contribution, cette hausse des profits représente 41 % de la hausse des prix de production agro-alimentaires au dernier trimestre 2022, et 61 % pour les produits non-agricoles. Reste à savoir si cela est juste une relation comptable agrégée, ou découle de l’action intentionnelle d’entreprises. Il est vrai que la réduction des impôts de production et le contrecoup de l’arrêt du versement des PPV à la fin 2022 gonflent par eux-mêmes les taux de marge sans aucune action des entreprises.

    Mais la hausse est si élevée, de par ces niveaux records, qu’elle ne peut être réduite à cela. Si la compression des taux de marge en 2021 suite au renchérissement des intrants a permis d’atténuer l’inflation et son impact sur les consommateurs, la hausse actuelle des taux n’est pas seulement un effet de rattrapage « entendable » suite à cette compression et à l’impact de la crise sanitaire, mais constitue un réel dépassement par rapport à 2018, laissant supposer que des entreprises profitent abusivement du signal-prix brouillé.

    Là devrait être le vrai point de vigilance : l’alimentation de l’inflation par la hausse des taux de marge d’entreprises, généralement les plus grandes et puissantes, utilisant les récents chocs comme opportunités pour gonfler les prix. Face à cela, ce ne sont pas seulement les ménages qui sont touchés : de plus en plus de petites entreprises, PME comme TPE, font faillite car ne pouvant plus payer les frais fixes et n’étant pas en capacité de rembourser les prêts de relance économique (PRE) du « quoi qu’il en coût », et les autres dettes : jusqu’ici, 2023 enregistre le plus grand nombre de faillites depuis 2016.

    Et cette situation semble être généralisée en Europe et dans un grand nombre de secteurs 14 , dépassant le simple secteur de l’énergie qui voit ses taux de marge exploser. Le FMI a mené en juin dernier un important travail de décomposition des facteurs de l’inflation, montrant qu’au niveau de la zone euro, la hausse des profits est responsable de près de la moitié de l’inflation en 2022 et première moitié de 2023 – comme on l’observe sur le graphique qui suit.

    Ces pratiques vont des supermarchés aux concessionnaires automobiles, du transport maritime à l’industrie agroalimentaire, utilisant guerre, sécheresse et résurgence de la demande post-pandémique pour maximiser leurs profits. Les déclarations des entreprises elles-mêmes le confirment. Dans une enquête de mars 2022 , 56 % des détaillants américains ont déclaré que l’inflation leur avait permis d’augmenter leurs prix au-delà de ce qui était nécessaire pour compenser l’augmentation des coûts, et 63 % des grandes entreprises ont indiqué qu’elles utilisaient l’inflation pour augmenter leurs bénéfices. Notons que Michel-Edouard Leclerc, pourtant dirigeant d’une des plus importantes enseignes de grande distribution française, a appelé lors d’une interview donnée le 30 juin 2022 à BFMTV à l’ouverture d’une commission d’enquête sur les origines de l’inflation », car selon lui « la moitié des hausses de prix demandées par les industriels ne sont pas transparentes mais au contraire suspectes ».

    D’autres chefs d’entreprises abondent en ce sens, mais en se vantant de leur capacité à récupérer du profit. Dans le Financial Times , le directeur financier de Mercedes-Benz annonçait dès fin 2021 : « nous allons sciemment sous-approvisionner la demande, quand celui de BMW déclarait que la compagnie avait « connu une amélioration significative de son pouvoir de pricing au cours des 24 derniers mois », expliquant qu’ils comptaient « clairement poursuivre … la façon dont nous gérons l’offre pour maintenir notre pouvoir de fixation des prix au niveau d’aujourd’hui ».

    Ce phénomène est ainsi visible dans toute la chaîne de production mondiale. Les quatre géants mondiaux de l’agroalimentaire, ABCD (ADM, Bunge, Cargill et Louis Dreyfus) ont vu leurs bénéfices grimper de 255 % (total de 10,4 milliards de dollars) entre 2019 et 2021 15 . Plus étonnamment, cela s’est produit sur différents types de marchés : dans des monopoles autorisés par l’État, dans des industries dominées par des cartels, mais aussi sur des marchés « concurrentiels », alors même que la théorie néo-classique voudrait que la concurrence empêche cette hausse des marges généralisée, les entreprises qui essaieraient étant balayées par les autres et le mouvement des consommateurs 16 . Tout cela démontre un problème systémique : ce ne sont pas juste quelques déviations de passagers clandestins, mais une évolution structurelle qui risque de s’installer pour durer.

    Inflation is conflict

    La focalisation sur la spirale prix-salaire face au rôle des profits n’est pas sans rapport avec l’invisibilisation d’un autre phénomène : la modification progressive du partage de la valeur ajoutée, des salaires vers les profits. S’il est commun dans l’économie orthodoxe de considérer que la part du travail et la part du capital dans la distribution du revenu est historiquement fixe (elle l’était dans la première moitié du XXème siècle, Keynes en parlait comme « a bit of a miracle » ) la réalité empirique des dernières décennies est tout autre.

    On peut observer trois faits stylisés. Premièrement, une baisse tendancielle et structurelle de la part des salaires, au bénéfice de la part des profits, passant de 66,1 % à 61,7 % en moyenne dans la majorité des pays de l’OCDE entre 1990 et la fin des années 2000 17 . Ces analyses empiriques sont partagées par la Commission européenne 18 , le FMI 19 , le BIT 20 ou encore la BRI 21 .

    Evolution de la part des salaires dans le PIB, en France, depuis 1975 (données EUROSTAT, coût des facteurs en prix courant).

    Néanmoins, malgré ce partage primaire, l’existence de profits n’implique pas nécessairement leur redistribution en dividendes. Ils peuvent (et doivent) également être retenus pour servir à financer les investissements de l’entreprise, et permettre la croissance, et ainsi des embauches, ou une hausse des salaires, selon le fameux « théorème » de l’ancien chancelier allemand Schmidt : « les profits d’aujourd’hui sont les investissements de demain et les emplois d’après-demain ». Malheureusement, le second fait stylisé infirme ce théorème, de par la stagnation des taux d’investissement ces dernières décennies, en France comme en Europe, malgré la hausse généralisée.

    Il n’est pas difficile de comprendre pourquoi l’inflation par les profits est un phénomène peu discuté dans le discours public dominant. C’est un phénomène distributif découlant de rapports de force

    Cela implique que les nouveaux profits sont versés en dividendes 22 . Cette stratégie court-termiste de satisfaction des actionnaires a pu mettre des entreprises en danger, en ne faisant pas les investissements nécessaires à leur survie. ENGIE en est un exemple, accumulant plus de 784 millions d’euros de pertes entre 2011 et 2021, tandis qu’elle versait à ses actionnaires la somme considérable de 23,6 milliards d’euros au cours de cette période comme le notait Oxfam France 23 . Une partie des profits a également alimenté un rachat massif d’actions (en 2011 en France, cela représentait 12 % des paiements aux actionnaires et ce chiffre est passé à près d’un tiers en 2021), constituant donc également une forme de rémunération pour les actionnaires. Ainsi, l’argument de la modération salariale de court terme au service des salariés à long terme ne tient pas, les taux de marge augmentant mais pas le taux d’investissement, ni en Europe, ni aux États-Unis (exception faite de nos amis danois).

    Ces deux faits convergent en toute logique vers le troisième : une redistribution massive du revenu national, des salaires vers les dividendes versés 24 . Ainsi, entre 2011 et 2021, dans les 100 premières entreprises françaises cotées, la dépense par salarié n’a augmenté que de 22 %, tandis que les versements aux actionnaires ont augmenté de 57 %. Or, une des propositions essentielles de la théorie néo-classique et plus largement de l’économie mainstream – encore au coeur des modèles macroéconomiques utilisés à Bercy ou à la Commission européenne – est que la rémunération des facteurs de production (travail et capital) ne dépend que de leur productivité marginale, et donc des propriétés technologiques du système productif.

    Si le capital devient plus efficace, alors les gains de productivité augmentent le rendement du capital. Idem pour le travail. Or, cela pose deux problèmes. D’une part, la répartition de la valeur découlerait de facteurs purement techniques, pas des dynamiques socio-politiques ou des rapports de force (ce qui a été de nombreuses fois empiriquement réfuté). D’autre part, si le travail devient plus productif, les salaires devraient absorber ses gains. Pourtant, on l’a vu plus haut, on ne peut que constater un décrochage entre productivité et salaires.

    La situation actuelle ne fait que confirmer la prédation du capital au sein du conflit dans la distribution de la valeur, et cela depuis des décennies – désormais reconnue même chez Bloomberg . Il est aujourd’hui en plus doublé d’un conflit sur la répartition du poids de l’inflation entre travail et capital. Il s’agit là d’une actualisation de ce qu’il faut bien appeler lutte des classes. Il n’est pas difficile de comprendre pourquoi l’inflation par les profits est un phénomène peu discuté dans le discours public dominant. C’est un phénomène distributif découlant de ces rapports de force – une idée que l’on retrouve au cœur des travaux de l’économiste post-keynésien et marxiste Michał Kalecki, à la fois allié de Keynes et adversaire plus radical que ce dernier 25 .

    L’inflation peut donc être vue comme un produit des rapports de force au sein de l’appareil productif : pour Kalecki, si les salariés sont en situation de rapport de force, ils sont susceptibles d’être à l’origine d’une hausse de salaire provoquant de l’inflation. Si ce sont les « capitalistes » qui le sont, ils peuvent se permettre d’augmenter leur marge, et donc des prix, sans augmentation des salaires. Ainsi, le discours autour du risque d’une spirale prix-salaire apparaît comme un moyen commode de faire oublier que le rapport de force est en défaveur des salariés.

    Quelles mesures contre l’inflation face à la nouvelle forme du conflit autour de la valeur ajoutée ?

    Quelles politiques publiques sont donc possibles face à cette inflation tirée par les profits ? Tout est ici un arbitrage entre salaire et profit : pour ramener les salaires réels à leur niveau pré-pandémie pour la fin de l’année 2024 tout en faisant décroître l’inflation jusqu’à son taux cible de 2 %, ils devraient croître de 5,5 %, et surtout, la part des bénéfices devrait tomber à son niveau le plus bas depuis le milieu des années 1990 (à productivité constante) – encore une fois une question de répartition. Sans action politique pour mettre fin à cette logique, le retour à la cible de 2 % d’inflation mise en avant par les institutions européennes deviendrait irréalisable en plus de modifier les anticipations des agents.

    Au-delà du problème des sources de l’inflation, c’est bien l’obsession pour la stabilisation de l’inflation qui permet de maintenir un discours contre les politiques de hausses de salaires. Obsession qui est au cœur des politiques monétaires, au détriment d’autres enjeux comme l’emploi, et malgré le piège d’une crise déflationniste qu’une trop faible inflation pourrait provoquer.

    Volcker, tout juste nommé à la tête de la Réserve fédérale n’avait ainsi pas hésité à déclarer au Congrès que pour se débarrasser de l’inflation, « le niveau de vie de l’Américain moyen [devait] baisser », assumant parfaitement le coût social de la politique monétaire, son fameux « choc », qu’il allait mener. La logique de la montée actuelle des taux par les banques centrales est similaire, malgré leurs digressions sur la promesse d’« une désinflation sans récession » 26 . Il est d’autant plus cocasse de relever que la hausse des profits ralentit l’impact désinflationniste desdites politiques monétaires, car offrant aux entreprises un airbag de trésorerie pour y résister plus longtemps.

    Moins que le contrôle des prix, qui risque en effet d’affaiblir les entreprises réellement touchées par la hausse des coûts de production, notamment les PME, le contrôle des taux de marge semble donc être une possibilité intéressante. Une telle mesure a été mise en place par l’administration Roosevelt durant la Seconde Guerre mondiale, à travers l’établissement de l’ Office of Price Administration en 1941, contrôlant prix à la consommation comme loyers.

    De la même manière, il y a déjà un mécanisme relativement similaire en France dans les Outre-Mer à travers le Bouclier Qualité Prix, réunissant Préfet, associations de consommateurs et entreprises de manière coopérative. Quelques décennies plus tôt, le ministre des finances Raymond Barre – tout sauf marxiste – avait mis en œuvre un contrôle similaire des prix. Aujourd’hui, un tel dispositif ne permettrait pas de faire disparaître l’inflation incompressible induite par la hausse du coût d’extraction des énergies fossiles, mais au moins d’en limiter significativement les effets, en s’attaquant aux bénéfices des « profiteurs de guerre ».

    Enfin, l’usage des profits eux-mêmes pourrait être questionné. Plutôt que d’alimenter des dividendes croissants, ils pourraient être réalloués pour financer des investissements, nécessaires dans le cadre du changement climatique, et qui permettraient de mettre en place une transition énergétique, seule politique permettant de résoudre la part de l’inflation causée par les matières premières et notre dépendance à l’importation de ces dernières 27 . Cela impliquerait un grand retour de l’instrument fiscal.

    Des solutions politiques à disposition de Bercy existent donc, en alternative aux supplications du ministre de l’économie face aux entreprises. Mais une fois les causes de l’inflation comprises, lutter contre implique de s’attaquer à la racine du problème, en s’opposant à un système favorisant la rémunération du capital, au détriment des salariés et des investissements. Au vu de certaines urgences, climatiques par exemple, le « pragmatisme économique » appartient-il vraiment au camp qui s’en revendique ?

    Notes :

    1 Comprenant les salaires, les consommations intermédiaires comme l’énergie et les matières premières, mais aussi les intérêts des prêts etc.

    2 Court, V. and Fizaine, F. (2017). “Long-Term Estimates of the Energy-Return-on-Investment (EROI) of Coal, Oil, and Gas Global Productions”, Ecological Economics 138: 145-159.

    3 C’est l’effet « reine rouge », comme dans Alice au pays des merveilles : il faut courir de plus en plus vite pour ne serait-ce que faire du surplace. D’où la distinction fondamentale entre ressources fossiles (l’ensemble des quantités de matières fossiles présentes sur Terre) et réserves (le sous-ensemble des ressources qui est à la fois technologiquement et économiquement exploitable).

    4 Insee (2022). “Focus – Depending on their energy and food expenditure, some household categories are exposed to apparent inflation that may differ by more than one point from the average” , in Insee, (2022). Economic outlook – June 2022.

    5 Les sources sont nombreuses, mais l’on pourra par exemple la déclaration de Christine Lagarde sur le blog de la BCE en juillet 2022, “Maintenir la stabilité des prix” .

    6 Ainsi, en 2007, le gouverneur de la BCE Jean-Claude Trichet expliquait à la Confédération européenne des syndicats à Séville que les accords salariaux générés ne devaient surtout pas générer de hausse l’inflation , alertant sur la baisse du pouvoir d’achat des salariés qui adviendrait, et donc sur le risque de spirale prix salaires.

    7 Borio, C., Lombardi, M.J., Yetman, J. and Zakrajsek, E. (2023) “The two-regime view of inflation,” BIS Papers, Bank for International Settlements (Basel), number 133.

    8 Boissay, F., De Fiore, F., Igan, D., Pierres-Tejada, A. and Rees, D. (2022). “Are major advanced economies on the verge of a wage-price spiral?”, BIS Bulletin N°53, Bank for International Settlements, Basel.

    9 Une analyse de la concentration du marché du travail amène l’OCDE, dans son rapport sur l’emploi de 2022, à conclure qu’au moins un travailleur sur six est employé dans un marché monopsone, dans lequel les employeurs bénéficient d’un pouvoir quasi unilatéral pour fixer les salaires et les conditions de travail. Cela se traduit par des taux d’emploi et des salaires bas, ainsi que par une baisse de la qualité de l’emploi.

    OCDE (2022). Employment outlook 2022 : Building Back More Inclusive Labour Markets. OCDE (Paris).

    10 Par exemple, pour les USA, voir l’étude de la Réserve fédérale, et pour l’Italie, voir Lombardi et al. (2023) .

    11 Il est piquant de constater que l’OCDE, institution pourtant souvent qualifiée de néolibérale, appelait déjà les gouvernements de l’OCDE dans son même rapport de 2022 cité supra à renforcer le pouvoir de négociation collective des travailleurs et à soutenir les syndicats (incluant leur extension en taille).

    12 Blog du FMI: “ Europe’s Inflation Outlook Depends on How Corporate Profits Absorb Wage Gains ”, Niels-Jakob Hansen, Frederik Toscani, Jing Zhou, 26 juin 2023.

    13 Précisons pour le secteur agro-alimentaire qu’il y a tout de même toujours un effet de décalage, car les intrants sont achetés en amont par contrats à terme, faisant que leur production doit être écoulée au prix fort même en cas de réduction présente des prix des intrants. Enfin, dans les secteurs particulièrement touchés par la hausse du prix des intrants, des firmes ont préféré réduire leur taux de marge, que perdre en compétitivité.

    14 Par exemple, dans le cas du pays européen le plus susceptible d’être victime d’une spirale prix-salaire, le Royaume-Uni, le principal syndicat britannique du secteur privé, Unite , a analysé les 350 premières entreprises cotées à la Bourse de Londres (FTSE 350), et identifié que les marges bénéficiaires moyennes sont passées de 5,7 % au premier semestre 2019 à 10,7 % au premier semestre 2022, un taux strictement supérieur à celui pré-crise sanitaire.

    15 De même, les dix premiers fabricants mondiaux de semi-conducteurs ont réalisé 55 milliards de dollars sur la période, soit 96 % de plus.

    16 De même, la concentration du marché dans certains secteurs (grande distribution, transports…) et l’existence de monopoles permis par l’Etat (énergie, distribution d’électricité…) renforcent le pouvoir de pricing . Enfin, le fait que toutes les entreprises soient théoriquement impactées par l’inflation importée des ressources sans en être responsables leur permet d’augmenter simultanément leur prix par collusion implicite, c’est un effet d’aubaine (la fixation du prix sur un marché même concurrentiel est finalement centralisé en termes de norme « sociale »).

    17 OCDE (2012). Employment Outlook, 2012 (Paris).

    18 European Commission (2007). “The labour income share in the European Union”, in Employment in Europe 2007, Directorate-General for Employment, Social Affairs and Equal Opportunities (Brussels), pp. 237–72.

    19 IMF (2007). “The globalization of labor”, in World Economic Outlook, April 2007: Spillovers and cycles in the world economy (Washington, DC), pp. 161–92.

    20 ILO (2012). Global Wage Report 2012/13: Wages and equitable growth (Geneva).

    21 Bank for International Settlements (BIS). 2006. 76th Annual Report (Basel).

    22 Lié au phénomène de financiarisation, depuis les années 1980: l’un des impacts de la financiarisation a ainsi été une refonte du partage de la valeur ajoutée, au bénéfice des dividendes, au détriment des salaires (ce qui fournit d’ailleurs l’une des explications du décrochage des salaires par rapport à l’augmentation de la productivité), mais aussi des investissements productifs. C’est l’une des conséquences du changement de doctrine d’entreprises durant les années 1970 aux États-Unis, faisant passer d’une doctrine « retain and reinvest » à « downside and distribute » , comme expliqué par William Lazonick et Mary O’Sullivan dans “Maximizing shareholder value: a new ideology for corporate governance” (2000, Economy and Society ) . Concernant le fait que ce phénomène se fait en effet au détriment de l’investissement, on citera l’étude de Engelbert Stockhammer, “Financialisation and the slowdown of accumulation” (2004, Cambridge Journal of Economics ).

    23 Oxfam France (2023). Top 100 des Entreprises : L’Inflation des Dividendes , Oxfam France (Paris).

    24 On relèvera au passage qu’hormis Eurostat, aucune institution ne publie de tables de données sur la distribution de la valeur entre salaires, investissement et dividendes, mais seulement quelques rapports épars, montrant leur déconnexion des réalités socio-économiques.

    25 Position défendue il n’en reste par des économistes également du privé, comme l’économiste en chef de Natixis Patrick Artus .

    26 En effet, loin du « ratio de sacrifice » qui renvoie au prix à payer en termes de chômage et de croissance pour réduire l’inflation, les théories macro-monétaires dominantes à la Lucas (Nobel 1995) et Sergent (Nobel 2011) considèrent que, si la banque centrale est crédible, il suffirait pour elle de s’engager à une politique désinflationniste, et la désinflation serait immédiate et sans récession car les agents réduiraient leurs anticipations d’inflation en conséquence au niveau ciblé, la ramenant à ce niveau sans impact sur le reste de l’économie. Les banquiers centraux aimeraient que les politiques monétaires soient si simples à mener…

    27 Plusieurs propositions ont été faites à ce sujet. Voir le rapport de l’Institut Rousseau, “ 2 % pour 2°C ! Les investissements publics et privés nécessaires pour atteindre la neutralité carbone de la France en 2050 ”.

    • chevron_right

      Pourquoi Silvio Berlusconi est la figure politique emblématique de notre époque

      news.movim.eu / LeVentSeLeve · Sunday, 18 June, 2023 - 13:59 · 11 minutes

    Silvio Berlusconi, décédé à l’âge de 86 ans, a articulé la politique italienne autour de son empire télévisuel et a porté l’extrême droite au pouvoir. Prédécesseur de Donald Trump, il reste le symbole ultime de la marginalisation de la démocratie par le pouvoir des médias. Article de notre partenaire Jacobin , traduit par Alexandra Knez.

    « La fin d’une époque ». C’est en ces termes que le quotidien italien La Repubblica a parlé de la mort de Silvio Berlusconi, en soulignant sa centralité dans la vie publique italienne durant plusieurs décennies. Cette mise en avant de sa stature « historique » est finalement plus indulgente que l’évoquation de ses liens avec la pègre, ses abus de pouvoir ou son utilisation du Parlement pour défendre son empire télévisuel. Pourtant, dire que sa mort marque la fin d’une époque revient à mal comprendre les changements qu’il a incarnés. De l’actuel gouvernement italien d’extrême droite à la montée du trumpisme aux États-Unis, nous vivons en effet toujours dans le monde de Berlusconi.

    En 1994, la première campagne électorale du magnat des médias a inauguré de nombreux changements qui se sont rapidement répandus dans les démocraties occidentales. Axant sa campagne sur la résistance à une gauche prétendument surpuissante, il s’est présenté à la tête non pas d’un parti de masse, mais d’une start-up baptisée Forza Italia. Ses listes électorales étaient composées de ses alliés du monde des affaires, sa campagne s’est déroulée sur ses propres chaînes de télévision privées et son appel en faveur d’une Italie « libéralisée » et libre-échangiste a été associé à l’utilisation du pouvoir de l’État au service de ses propres intérêts commerciaux. En bref, il s’agissait d’une privatisation sournoise de la démocratie italienne.

    Cela a été possible grâce à la décomposition de l’ancien ordre politique, ébranlé par un scandale de corruption connu sous le nom de « Tangentopoli », lequel a fait sombrer les anciens partis de masse entre 1992 et 1994. Dans une atmosphère de perte de confiance des citoyens dans leurs institutions, Forza Italia et ses alliés ont prétendu représenter un nouveau mouvement de « libéralisation » et dénigré les « politiciens » élitistes. Le Movimento Sociale Italiano (MSI), parti néofasciste allié à Berlusconi, s’est lui réinventé en parti de « la gente » – des gens ordinaires – et non du « tangente » – du pot-de-vin.

    Berlusconi, membre de longue date de la loge maçonnique P2 – qui avait, par l’intermédiaire de son associé Marcello Dell’Utri, des liens avec la mafia – était un choix plutôt surprenant pour représenter ce changement d’époque. En réalité, son règne a au contraire renforcé les liens entre le pouvoir de l’État et les intérêts troubles du monde des affaires. Pourtant, la nouvelle droite qu’il dirigeait a réussi à rallier une minorité importante d’Italiens à son projet, remportant régulièrement les élections alors que la base de la gauche se fragmentait. Si les problèmes juridiques de Berlusconi ont bien fini par entraver sa carrière politique, il laisse derrière lui un espace public durablement affaibli et une droite radicalisée.

    La fin de l’histoire

    La fin de la guerre froide a joué un rôle décisif dans l’effondrement de l’ancien ordre politique italien et dans la libération des forces qui ont porté Berlusconi au pouvoir. Au milieu du triomphalisme de la « fin de l’histoire » et de ses petites querelles idéologiques, les médias libéraux ont parlé avec enthousiasme d’une opportunité historique : la chute du mur de Berlin permettrait engin de créer une Italie « moderne », « normale », « européenne », qui pourrait renaître des cendres des anciens partis de masse. Les communistes repentis se sont transformés en sociaux-démocrates ou en libéraux, et les partis démocrate-chrétien et socialiste, longtemps puissants, ont disparu sous le poids des affaires de corruption. Les massacres orchestrés par la mafia qui marquèrent le début des années 1990 rendirent encore plus urgent l’appel à l’assainissement de la vie publique italienne – et à l’imposition de l’État de droit par une administration efficace et rationnelle.

    L’implosion des partis de masse et de leurs racines sociales n’a pas donné naissance à un domaine public plus moral, enfin libéré du clientélisme, mais plutôt à sa capture par ceux qui, comme Berlusconi, détenaient déjà le pouvoir par des moyens non électoraux.

    La première incursion de Berlusconi dans l’arène électorale était une réponse à ce même moment de refondation – mais, tout en exploitant également un esprit « post-idéologique », elle pointait dans une direction presque opposée. L’implosion des partis de masse et de leurs racines sociales n’a pas donné naissance à un domaine public plus moral, enfin libéré du clientélisme, mais plutôt à sa capture par ceux qui, comme Berlusconi, détenaient déjà le pouvoir par des moyens non électoraux. Alors que dans les décennies d’après-guerre, le Parlement et même la radio-télévision publique avaient été dominés par les partis qui avaient mené la résistance contre le fascisme, la situation commençait à changer. L’empire commercial de Berlusconi, d’abord constitué dans l’immobilier, notamment dans le Milan très yuppie des années 1980, ont fait de lui le symbole d’un hédonisme entrepreneurial dynamique. Grâce à ses liens avec le parti socialiste de Bettino Craxi, il a pu, au cours de ces mêmes années, transformer ses réseaux de télévision locaux en chaînes nationales privées.

    L’effondrement des anciens partis a également alimenté une « peopolisation » de la vie publique, associée à la recherche de leaders « présidentiels » à l’américaine. Bien au-delà de Berlusconi lui-même, une foule d’hommes d’affaires, de juges et de technocrates se sont disputé le contrôle de l’arène électorale en tant que figures supposées « salvatrices », capables de sortir l’Italie de ses errements de la politique politicienne et des combats idéologiques. Cette personnalisation de la vie publique a sans doute atteint son paroxysme pendant les neuf années où Berlusconi a été Premier ministre, entre 1994 et 2011. Ses propos sexistes et racistes récurrents, sa banalisation du fascisme historique et ses dénonciations des attaques des magistrats prétendument « communistes » à son encontre ont mis en rage ses adversaires et attisé sa propre base.

    Durant cette période, le centre gauche est régulièrement tombé dans le piège consistant à faire des méfaits personnels du magnat le centre de sa propre action politique – en tentant sans cesse d’atteindre les franges soi-disant « modérées » de la base de Berlusconi dont on pensait qu’ils finiraient par se lasser de ses frasques. A l’inverse, la priorité absolue accordée aux milieux d’affaires et à la « libéralisation » économique en tant que modèle pour l’avenir de l’Italie ont été beaucoup moins contestés, alors qu’elles affectaient bien plus la vie quotidienne de l’électorat populaire.

    Dans une certaine mesure, la corruption personnelle de Silvio Berlusconi a été son talon d’Achille politique. En 2013, il finit par être interdit d’exercice de toute fonction publique à la suite d’une condamnation pour fraude fiscale, ce qui a mis fin à sa position de chef de file de l’alliance de droite et a rapidement ouvert la voie à la Lega de Matteo Salvini. Cependant, au moment où cela s’est produit, le centre gauche avait déjà rejoint le gouvernement avec lui, car l’imposition de mesures d’austérité après la crise de 2008 nécessitait des « grandes coalitions » censées dépasser les clivages politiques.

    La radicalisation de la droite italienne

    Aujourd’hui, Forza Italia n’est plus la force dominante de la droite italienne : elle est désormais un partenaire minoritaire de la coalition dirigée par les postfascistes de Giorgia Meloni. Des alliés historiques de Berlusconi, comme Gianfranco Miccichè, patron de longue date du parti en Sicile, ont déjà déclaré qu’il était peu probable que Forza Italia survive sans son fondateur historique. Pourtant, si le parti lui-même est à bout de souffle, la transformation berlusconienne de la vie publique italienne est toujours d’actualité.

    L’accent mis sur les intérêts personnels de Berlusconi et sur sa personnalité excentrique peut également occulter l’effet plus concret qu’il a eu sur le système des partis.

    En effet, l’accent mis sur les intérêts personnels de Berlusconi et sur sa personnalité excentrique peut également occulter l’effet plus concret qu’il a eu sur le système des partis. En 2019, Berlusconi lui-même a apporté des éclaircissements à ce point, au cours d’un discours dans lequel il s’est vanté de son rôle historique dans la construction de la coalition de droite, alors qu’il n’était déjà plus dans la fleur de l’âge. « C’est nous qui avons légitimé et constitutionnalisé la Lega et les fascistes », a-t-il insisté, en formant un gouvernement avec ces forces en 1994, alors que les autres partis les refusaient alors en tant qu’alliés potentiels. Il a tenu ces propos dans un discours où il prenait ses distances avec le nationalisme italien « souverainiste », laissant entendre qu’il avait modéré ces forces en les intégrant à de hautes fonctions. Pourtant, le bilan réel est beaucoup plus mitigé.

    Après de nombreux changements et des ruptures sporadiques, cette alliance de base – Forza Italia de Berlusconi, avec la Lega nord régionaliste et les héritiers du fascisme, aujourd’hui organisés en Fratelli d’Italia – a duré près de trois décennies. Ces dernières années, le magnat s’est présenté comme un garde-fou « pro-européen » contre les tendances « populistes », mais dans l’ensemble, les politiques identitaires nationalistes de cette coalition se sont radicalisées sous la direction de Salvini et maintenant de Meloni.

    Cette ouverture relevait en partie du révisionnisme historique et visait à banaliser le bilan du fascisme. Certes, les affirmations du milliardaire selon lesquelles Benito Mussolini « n’a jamais tué personne » étaient offensantes pour les antifascistes et ceux qui se ont vécu sous le régime fasciste. Il ne s’agissait pas seulement du passé, mais aussi de faire passer l’Italie et les Italiens pour des victimes du politiquement correct imposé par la gauche et de son hégémonie culturelle qui viendrait plus de son poids au sein des élites culturelles que d’une légitimité obtenue dans les urnes. Berlusconi a également cherché à modifier ce qu’il a appelé la Constitution italienne « d’inspiration soviétique », rédigée par les partis de la Résistance en 1946-47, et à la remplacer par une constitution centrée sur un chef. Aujourd’hui, Meloni promet de poursuivre le même programme : non seulement un révisionnisme historique, mais aussi une mise à mort définitive de l’ordre politique d’après-guerre et de ses partis de masse, par le biais d’une réécriture de la Constitution elle-même.

    Vendredi dernier, l’animatrice de télévision Lucia Annunziata a affirmé que les projets de Meloni de réécrire le document et de saturer le radiodiffuseur public RAI d’alliés politiques visaient à créer un « ordre au sommet avec son propre Istituto Luce », en reference à l’appareii de propagande du régime fasciste. L’actuel gouvernement a également été maintes fois comparé à celui du dirigeant hongrois Viktor Orbán. Mais il est aussi le pur produit d’une histoire italienne plus récente, marquée par la chute de la participation démocratique, la montée d’un nationalisme basé sur le ressentiment et un « anticommunisme » qui a largement survécu à l’existence réelle des communistes.

    Berlusconi n’a certainement pas vidé la démocratie italienne de sa substance ni donné un coup de pouce à l’extrême droite à lui tout seul. Mais il en est le représentant emblématique, le visage souriant, la figure à la fois ridicule et sombre qui navigue entre blagues racistes et législation réprimant les migrants, entre références « indulgentes » à Mussolini et répression policière meurtrière lors du sommet du G8 à Gênes en 2001. Comme George W. Bush, dont il a soutenu la guerre d’Irak avec le concours de troupes italiennes, Berlusconi fera plus tard presque figure de personnalité positive par rapport à la droite plus dure et plus radicale qui l’a suivi, son amour pour les caniches bénéficiant d’un espace médiatique extraordinaire sur la RAI.

    Pourtant, loin d’être une période heureuse qui contraste avec les maux d’aujourd’hui, le règne de Berlusconi a engendré les monstres qui ont suivi. La banalisation de son bilan aujourd’hui, en tant que partisan de l’Europe ou de l’OTAN ou même qu’opposant au « populisme », montre à quel point le courant politique dominant a basculé vers la droite et combien les critères de la « démocratie libérale » se sont effondrés. Berlusconi n’est plus mais nous vivons toujours dans son monde.

    • chevron_right

      Europe sociale : aux origines de l’échec

      news.movim.eu / LeVentSeLeve · Wednesday, 26 April, 2023 - 19:43 · 18 minutes

    « Trahison » ? Facteurs structurels ? Les causes de l’échec du projet d’« Europe sociale », porté haut et fort par la gauche durant les années 1970, ont fait couler beaucoup d’encre. C’est l’objet de l’ouvrage d’Aurélie Dianara, Social Europe : the road not taken (Oxford University Press, 2022), issu de sa thèse. Elle met en évidence la difficulté du contexte européen dans lequel François Mitterrand parvient au pouvoir, marqué par le mandat de Margaret Thatcher et une volte-face des sociaux-démocrates allemands. Surtout, elle souligne l’absence de soutien populaire à l’idée d’Europe sociale défendue par les socialistes français, qui fut déterminante dans son abandon. Dès lors que François Mitterrand acceptait de poursuivre la construction européenne sur une voie libérale, elle ne devait plus en dévier… Par Aurélie Dianara, traduction d’Albane le Cabec.

    « L’Europe sera socialiste ou ne sera pas »… À en juger par l’état de l’Europe actuelle, la prophétie séduisante de Mitterrand ne pouvait être plus éloignée de la vérité. Depuis, l’Union européenne plusieurs fois élargie s’est engagée sur une voie qui s’éloigne chaque jour davantage de cette « Europe sociale » que les socialistes européens défendaient dans les années 1970.

    Loin d’une Europe régulatrice, redistributive, planificatrice et démocratisée au service des travailleurs, se dessine une Europe de plus en plus néolibérale, dont la dimension sociale n’est plus seulement compatible avec le marché : elle constitue un véritable levier à la libre circulation des capitaux et à l’extension de la propriété privée. Que l’on choisisse d’y voir une illusion, un alibi ou une réalité, « l’Europe sociale » qui émerge à partir du milieu des années 1980 est à bien des égards à l’opposé de celle qu’avait pensé la gauche européenne précédemment.

    Volte-face des sociaux-démocrates allemands contre l’Europe sociale

    La victoire de la gauche en mai 1981 en France, lorsque François Mitterrand est élu président de la République et qu’un gouvernement de ministres socialistes prend les rênes, rejoints en juin par quatre ministres communistes, était un événement majeur pour la gauche européenne. La France était bien sûr un pays clé en Europe occidentale comme au sein de la Communauté Européenne (CE), l’ancêtre de l’Union européenne.

    Le nouveau gouvernement était bien conscient des contraintes imposées par l’interdépendance des économies européennes et par la Communauté elle-même, dans un contexte où ses principaux partenaires adoptaient des politiques d’austérité déflationnistes. Dans son programme commun de 1972, la gauche s’était engagée à réformer la Communauté et à préserver sa liberté d’action, nécessaire à la réalisation de son programme. Lorsqu’elle est finalement arrivée au pouvoir en 1981, elle s’y est essayée.

    Dès le 11 juin 1981, lors d’une déclaration commune, le nouveau ministre de l’Économie et des Finances Jacques Delors en appelait à un plan de relance concerté à l’échelle européenne, tandis que le ministre du Travail Jean Auroux plaidait pour des mesures radicales contre le chômage et défendait notamment la réduction du temps de travail. Le 29 juin, au Conseil européen, Mitterrand effectuait une déclaration officielle en faveur d’une Europe « sociale », appelant à la création d’un « espace social européen » fondé sur la réduction coordonnée du temps de travail, un dialogue social amélioré et l’adoption d’un plan européen de relance économique. Le gouvernement français publiait également un mémorandum le 13 octobre sur la revitalisation de la CE : l’Europe « doit parvenir à la croissance sociale et être audacieuse dans la définition d’un nouvel ordre économique », pouvait-on y lire.

    La stratégie des socialistes français reposait sur l’espoir que leur avènement au pouvoir soulèverait un enthousiasme populaire en Europe. Mais une fois élus, ils bénéficièrent d’un soutien extérieur bien faible ; y compris au sein de la gauche européenne

    Ces propositions avaient alors beau être prudentes, clairement dépourvues de rhétorique marxiste, moins ambitieuses que les revendications jusqu’alors portées par la gauche européenne, elles ne parvinrent pas à convaincre les partenaires de la France. Le chancelier social-démocrate allemand Helmut Schmidt ne se montrait pas beaucoup plus enthousiaste que son homologue Margaret Thatcher, frontalement hostile à cet agenda – et le soutien du gouvernement grec ne pesait pas bien lourd dans la balance. La proposition d’une relance européenne coordonnée en particulier, clé de voûte du plan français, fut accueillie avec un certain dédain.

    Les raisons de l’échec de l’Europe sociale sont nombreuses et complexes. Parmi elles, le rôle du gouvernement social-démocrate allemand, qui avait pourtant été l’un des principaux promoteurs d’une « Union sociale européenne » quelques années plus tôt, ne doit pas être sous-estimé. Dès 1974, il œuvrait à l’émergence d’un ordre international fondé sur l’austérité et le libre marché. Au G7 comme au Conseil européen, Schmidt insiste sur la priorité de la lutte contre l’inflation, plaide pour la suppression des obstacles à la mobilité des capitaux et souhaite voir les gouvernements européens renoncer à leurs prérogatives dans le domaine monétaire – confié à des autorités « indépendantes » telles que les banques centrales.

    Schmidt contribue en effet à engager non seulement le système monétaire européen mais les États-Unis eux-mêmes dans la discipline monétaire en 1979 – année du « choc Volcker ». Il plaide également pour que l’octroi de crédits par le FMI aux pays confrontés à des crises financières particulièrement graves – comme l’Italie et le Royaume-Uni en 1976 – soit conditionné à l’adoption de politiques anti-inflationnistes et de mesures d’austérité. À contre-courant des réponses interventionnistes et expansionnistes envisagées alors par la majorité de la gauche européenne, la réponse de l’Allemagne à la crise des années 1970 contribuait au « désencastrement » de l’ordre économique international.

    Côté britannique, Thatcher, figure de proue de la « révolution » conservatrice d’Europe occidentale, constituait un obstacle inamovible à toute orientation « sociale » de l’Europe. En parallèle, entre 1979 et 1984, la question de la contribution du Royaume-Uni au budget de la CE empoisonnait les relations entre États-membres. Dans ce contexte, les perspectives d’une Europe de la redistribution, de la régulation des marchés et de la solidarité s’amenuisaient ; les propositions européennes de Mitterrand essuient donc un refus cordial.

    ​Le « tournant de la rigueur » et l’Europe

    En 1983, le fameux « tournant de la rigueur » du gouvernement de Pierre Mauroy, qui allait devenir un traumatisme dans la mémoire collective de la gauche française, fut entrepris au nom de l’Europe. Pour ceux qui avaient cru au socialisme par l’Europe et à l’Europe sociale, il s’agissait là d’une cuisante défaite. Bien entendu, les causes de l’échec de l’expérience socialiste ne peuvent être réduites à la construction européenne. Il faut bien sûr mentionner la récession internationale, la politique déflationniste menée par les principales puissances mondiales ou le rôle des marchés financiers.

    De la même manière, le projet socialiste français n’était pas exempt de défauts qui ont pu nuire à sa mise en œuvre. Un élément demeure central : le soutien populaire manquait au projet « d’Europe sociale ». La stratégie des socialistes français reposait sur l’espoir que leur avènement au pouvoir soulèverait un enthousiasme populaire en Europe. Mais une fois élus, ils bénéficièrent d’un soutien extérieur bien faible ; y compris au sein de la gauche européenne.

    Il faut dire qu’avec le départ des travaillistes et Thatcher à la tête du gouvernement britannique, la France avait perdu un allié majeur. Malgré le soutien des socialistes français au gouvernement allemand concernant la question des euromissiles au cours des années précédentes, la coalition sociale-libérale de Schmidt refusait alors de considérer la proposition de Mitterrand pour un plan de relance coordonné afin d’éviter une nouvelle dévaluation du franc et une sortie du système monétaire européen. À l’instar des partis de gauche, les syndicats européens se caractérisaient eux aussi par leur absence de mobilisation – aussi bien au niveau institutionnel que dans la rue – en faveur de l’agenda français. En l’absence d’un mouvement populaire domestique et transnational à même de soutenir ses réformes, le recul du gouvernement français était difficilement évitable.

    Tous les efforts déployés pour accroître la coopération entre les syndicats et partis européens et construire l’unité programmatique nécessaire pour ériger une Europe alternative semblaient donc avoir été vains. Plus que jamais, la gauche européenne était prise dans le dilemme européen. D’un côté, le renoncement français semblait confirmer que le « socialisme dans un seul pays » n’était plus une option dans une économie mondiale de plus en plus interdépendante.

    De quoi donner du grain à moudre au discours désormais porté par la gauche européenne, selon lequel la réalisation du socialisme nécessiterait de s’organiser au-delà de l’État-nation. Malheureusement, d’un autre côté, les déboires de la gauche française, tout comme la défaite du combat de la gauche européenne pour un « New Deal » européen, pour une réduction du temps de travail, une démocratisation de l’économie, et une régulation des entreprises multinationales, avaient démontré l’incapacité de la gauche européenne à transformer la CE en une « Europe sociale ».

    Il était désormais évident que la Communauté constituait un carcan de plus en plus étroit dans lequel les politiques économiques, sociales, industrielles, budgétaires et fiscales ne pouvaient plus être décidées indépendamment par les États-membres. À la lueur de cet échec français, la gauche européenne fut contrainte de repenser sa stratégie socialiste. Alors que certains tiraient pour conclusion que le cadre institutionnel européen était intrinsèquement incompatible avec le socialisme, la plupart se convainquaient que ce dernier ne pourrait être atteint qu’à l’issue d’une réforme de la Communauté européenne. C’est ainsi que le « tournant européen » du gouvernement français fut justifié – celui-là même qui conduisit Mitterrand à relancer le processus d’union économique, monétaire et politique avec Helmut Kohl à Fontainebleau en 1984.

    ​Quand les socialistes français édifiaient l’Europe libérale

    Le sommet de Fontainebleau, tout comme la nomination de Jacques Delors comme président de la Commission européenne (1985-1995), confirmait le choix du gouvernement français, après avoir renoncé au « socialisme dans un seul pays », de réaffirmer son engagement européen aux côtés de son nouvel « ami » allemand, Helmut Kohl. Jacques Delors appartenait à l’aile libérale du parti socialiste français. C’était un homme politique expérimenté, qui avait été l’un des principaux artisans du virage français vers l’austérité et la persévérance au sein du système monétaire européen. Selon les propres mots de Margaret Thatcher, « en tant que ministre français des Finances, on lui savait gré d’avoir freiné les premières politiques socialistes du gouvernement et d’avoir assaini les finances françaises ».

    Les pressions des différents lobbies patronaux ont été déterminantes dans la refonte du marché européen à partir du milieu des années 1980. En 1979, le Comité d’action Jean Monnet incluait pour la première fois des représentants d’entreprises en son sein.

    Delors avait gagné la confiance des néolibéraux mais aussi celle du gouvernement allemand ; il connaissait le jargon bureaucratique européen aussi bien que la politique communautaire. Bien que le « moment Delors » soit souvent présenté comme le temps fort de la promotion d’une « Europe sociale », c’est d’abord l’intégration économique et le projet de marché unique que le nouveau président de la Commission plaça au sommet de son programme. Ce choix était consensuel, comme l’explique Delors lui-même quelques années plus tard : « Je devais me rabattre sur un objectif pragmatique qui correspondait aussi à l’air du temps, puisqu’on ne parlait alors que de déréglementation, de suppression de tout obstacle à la concurrence et aux forces du marché. »

    Bien que les droits de douane et les quotas aient été supprimés avec la création du marché commun suite au traité de Rome, de nombreuses « barrières non tarifaires » persistaient, comme les règles d’hygiène alimentaire, les normes techniques et les subventions étatiques aux entreprises et aux services. Le parachèvement du marché intérieur – grâce à la suppression des obstacles aux « quatre libertés » : libre circulation des biens, des capitaux, des services et des personnes – était bien sûr encouragé par le gouvernement Kohl et par Thatcher elle-même. Le nouveau commissaire britannique chargé du marché intérieur et des services, Arthur Cockfield, ancien dirigeant de la chaîne britannique de pharmacies Boots qui avait détenu des portefeuilles ministériels dans les gouvernements Thatcher, joua un rôle central dans l’édification du projet.

    Le projet européen plus que jamais au service des classes dominantes

    Le projet de marché unique réunissait les aspirations de deux « fractions » rivales d’une classe capitaliste européenne de plus en plus transnationale. D’un côté, une frange « mondialiste », composée des plus grandes multinationales européennes (y compris les institutions financières). De l’autre, une frange « européiste » constituée de grandes entreprises industrielles desservant principalement les marchés européens et concurrencées par les importations bon marché extérieures à l’Europe. Les premiers défendaient un projet néolibéral pour l’Europe, avec une ouverture des marchés européens à l’économie mondiale appuyée par des déréglementations, des privatisations et la réduction de la place de l’État dans l’économie.

    Les seconds étaient davantage favorables à un projet néo-mercantiliste, attachés à un « marché domestique » européen élargi ainsi qu’à des politiques publiques industrielles censées stimuler les « champions européens » – dans le but de les rendre compétitifs par rapport à leurs homologues nord-américains ou japonais. Ces deux fractions convergeaient alors pour exercer une pression croissante sur les élites politiques européennes pour la levée de tous les obstacles au libre-échange au sein du marché intérieur.

    Les pressions des différents lobbies patronaux ont été déterminantes dans la refonte du marché européen à partir du milieu des années 1980. En 1979, le Comité d’action Jean Monnet incluait pour la première fois des représentants d’entreprises en son sein. En 1983, à l’initiative du directeur général de Volvo, Pehr Gyllenhammar, les dirigeants de dix-sept grandes multinationales – dont Volvo, Philips, Fiat, Nestlé, Shell, Siemens, Thyssens, Lafarge, Saint Gobain et Renault – se réunissaient à Paris pour fonder la Table ronde européenne des industriels (ERT). Son objectif était de promouvoir une plus grande ouverture des marchés ainsi qu’un soutien européen à l’industrie. Le « Livre blanc sur l’achèvement du marché intérieur » de la Commission de 1985 ressemblait comme deux gouttes d’eau aux recommandations de l’ERT. En particulier, il proposait quelques 300 mesures pour achever le marché unique d’ici 1992 par la suppression des barrières non tarifaires…

    La logique qui sous-tendait le programme institutionnalisé par l’Acte unique était intrinsèquement liée à celle du libre-marché. Loin de la « planification socialiste » promue par Delors quelques années plus tôt, l’objectif de ce programme était de construire un marché plus étendu, « censé conduire à une concurrence plus rude entraînant une plus grande efficacité, de plus grands profits et finalement par un effet de ruissellement, plus de richesse générale et plus d’emplois ». Le marché était conçu comme indispensable à la croissance économique et à la création d’emplois et pour redonner à l’Europe occidentale sa place d’acteur économique dans un monde de plus en plus compétitif et globalisé.

    Bien sûr, l’Acte unique européen ne se limitait pas à l’achèvement du marché unique européen : il étendait également le vote à la majorité qualifiée au sein du Conseil (y compris sur quelques questions sociales telles que les normes de santé et de sécurité au travail) ; augmentait les pouvoirs législatifs du Parlement européen avec les procédures de coopération et d’avis conforme (plus tard consolidées avec la procédure de « codécision », bien que la chambre n’ait jamais obtenu le droit d’initiative) et définissait parmi ses objectifs le renforcement de la coopération en matière de développement régional, de recherche et de politique environnementale. Cependant, la majeure partie du nouveau traité concernait la libéralisation, l’harmonisation et la « reconnaissance mutuelle » dans le secteur économique. Au cours des années suivantes, des directives cruciales furent adoptées concernant la libéralisation des mouvements de capitaux et la déréglementation des banques et des assurances.

    Historiquement, et contrairement aux partis socialistes et aux syndicats locaux et nationaux, les structures socialistes et syndicales déployées à l’échelle européenne n’ont pas émergé d’une poussée populaire.

    Delors et ses collègues n’avaient-il pas prévu que l’explosion des échanges, la libéralisation des services et la libre circulation des capitaux sans harmonisation fiscale et sociale, mettraient inévitablement en concurrence les travailleurs et les régimes de protection sociale, provoquant un nivellement par le bas des droits sociaux et des salaires ? La question est d’autant plus prégnante que les socialistes européens avaient prôné tout au long des années 1970 une harmonisation sociale et fiscale par le haut, alliée à un contrôle accru des mouvements de capitaux et des entreprises multinationales.

    ​Carence de dimension populaire de l’idée européenne

    Une des principales raisons de l’échec des projets « d’Europe sociale » a résidé dans l’incapacité de la gauche européenne à construire une mobilisation populaire transnationale pour soutenir ses propositions. Une telle mobilisation aurait été – et serait toujours – nécessaire pour inverser le rapport de force en faveur des travailleurs et des travailleuses à l’échelle continentale. Il est significatif qu’en-dehors d’un rassemblement sous la tour Eiffel quelques jours avant les premières élections au Parlement européen, les partis socialistes n’aient pas même envisagé de se mobiliser sur leur projet européen ces années-là. Tout au long des années 1970, la politique européenne est restée l’affaire des chefs de parti, tout en n’étant qu’une préoccupation lointaine pour les militants des partis socialistes et communistes.

    Pourtant l’« Europe sociale » n’était pas complètement déconnectée des mouvements sociaux de l’époque. Ce projet avait été formulé par les élites de la gauche européenne en réponse aux revendications issues des contestations sociales vives et diverses des années 1970. Mais dans le même temps, cette évolution de la « vieille gauche » et de son projet d’Europe sociale peut être interprétée, au moins en partie, comme une tentative paternaliste de réaffirmation de son autorité sur ses électeurs sans jamais essayer de susciter un soutien populaire massif pour leur projet européen. Bien sûr, sa perte progressive de soutien au sein des classes populaires – qui allait s’accentuer dans les années 1980 – ne ferait que rendre la perspective d’un tel mouvement populaire en soutien à une Europe sociale plus lointaine et improbable…

    Les choses étaient quelques peu différentes du côté des syndicats où, comme le montre ce livre, il y a eu une véritable intention de construire un mouvement transnational des travailleurs pour soutenir « l’Europe sociale » à la fin des années 1970 et au début des années 1980. Néanmoins, bien que la Confédération européenne des syndicats ait joué un rôle crucial dans l’élaboration de positions et d’une culture syndicale communes en contribuant à « l’européanisation » du syndicalisme, elle est restée jusqu’à ce jour un organe de représentation au sein des institutions, plutôt que de lutte.

    Historiquement, et contrairement aux partis socialistes et aux syndicats locaux et nationaux, les structures socialistes et syndicales déployées à l’échelle européenne n’ont pas émergé d’une poussée populaire. Elles ont résulté des décisions des dirigeants des partis et des syndicats, sont demeurées éloignées des mouvements de masse et donc limitées dans leur pouvoir et leur influence. Contrairement aux attentes de la fin des années 1970, faute de volonté politique de la plupart des confédérations nationales, et faute de moyens, la Confédération européenne des syndicats est toujours demeurée un colosse aux pieds d’argile.

    La gauche européenne n’a jamais réussi à édifier le bloc unitaire et combatif nécessaire pour construire un rapport de force suffisant et imposer une Europe alternative. Si elle y était parvenue, nous vivrions peut-être aujourd’hui dans une Europe très différente. Tout comme l’intégration européenne d’après-guerre était principalement un processus dirigé par les élites, l’« Europe sociale » est restée dans une large mesure un projet formulé et promu par les élites politiques et technocratiques.

    L’incapacité des partisans de « l’Europe sociale » à construire un lien organique avec les populations et avec les mouvements populaires n’est pas seulement la principale raison pour laquelle ce projet a échoué. C’est aussi une pièce du puzzle qui permet de mieux saisir la transformation de la social-démocratie européenne, et le changement de paradigme vers le capitalisme néolibéral à partir de la fin des années 1970.

    • chevron_right

      Le « Plan industriel vert » de l’UE : échec programmé d’une transition incitative de marché

      news.movim.eu / LeVentSeLeve · Tuesday, 11 April, 2023 - 19:56 · 17 minutes

    Sans surprises, le « Plan industriel vert » de l’Union européenne refuse toute logique de planification ou de redistribution. C’est sur une matrice incitative qu’il est fondé : une série d’entreprises seront éligibles à des fonds publics et leur accès aux financements de marché sera facilité. Outre la confiance démesurée que ce plan accorde à l’hydrogène sur le plan de l’énergie, il est d’ores et déjà critiqué pour sa carence d’investissements publics dans le domaine des transports. Il consiste en effet à déverser des sommes considérables aux géants de l’automobile pour les inciter à transiter vers la voiture électrique… sans rien prévoir pour permettre aux Européens pauvres d’acheter ce bien destiné à une clientèle aisée. Ce plan, dont les maigres effets vertueux sont facilement réversibles – dans un contexte où les logiques austéritaires reprennent de l’ampleur – n’offre aucune réponse structurelle au défi de la transition énergétique.

    En 2019, Ursula von der Leyen n’avait pas hésité à comparer le Green Deal européen au premier pas de l’homme sur la Lune . La présidente de la Commission européenne dévoilait alors l’objectif de faire de l’Europe le premier continent à atteindre la neutralité carbone. Ce Green Deal, basé sur des fondations fragiles , s’est avéré n’être qu’une énième séquence technocratique dont Bruxelles a le secret.

    Les faibles sommes injectées n’ont pas été à la hauteur de l’objectif, et sa mise en œuvre a surtout penché en faveur des secteurs privé et financier, comme en attestent le choix de subventionner des projets jugés rentables pour les investisseurs. Le maigre budget censé compenser les effets de la décarbonation pour les régions dépendantes aux énergies fossiles était un signe : le Pacte vert ne servirait pas de moteur à une transition énergétique équitable.

    Plus de trois ans ont passé, et Ursula von der Leyen relance aujourd’hui le Green Deal avec un Plan industriel vert, qui prétend faire de l’Europe une figure de proue de l’objectif « zéro émission », en attirant sur le Vieux Continent les investissements dans les technologies propres. Ironie du sort, c’est à Davos, au Forum Économique Mondial, qu’a été annoncée cette initiative, de quoi enterrer les derniers espoirs de ceux qui comptaient sur l’Europe pour adopter une véritable juridiction écologique sur le plan industriel.

    Le plan de l’UE est une réponse directe à l’Inflation Reduction Act (IRA), votée aux États-Unis. Cette dernière débloque un budget de 370 milliards de dollars dans l’optique de bâtir une économie fondée sur les énergies propres. La majorité des fonds prend la forme de crédits d’impôt, mais aussi de prêts et de subventions. Déjà inquiets de la place de la Chine dans plusieurs secteurs clés faibles en carbone, les États membres de l’UE voient maintenant cette juridiction américaine comme une menace supplémentaire pour la compétitivité de leurs entreprises. Celles-ci, contrariées par l’IRA, sont tentées tentées de mettre les voiles outre-Atlantique pour fuir la flambée des prix de l’énergie en Europe et bénéficier d’un cadre fiscal plus avantageux.

    D’ores et déjà affaiblie par les conséquences de la pandémie sur les chaines d’approvisionnement et par la crise de l’énergie provoquée par la guerre en Ukraine, Bruxelles a été forcée de réagir. Les autorités de l’UE élaborent les conditions d’un déblocage massif de subventions visant à favoriser les investissements européens dans les « technologies propres », à décarboner l’industrie, et à accélérer la « croissance verte ».

    Pour ce faire, la Commission européenne a proposé le Net-Zero Industrial Act , pilier du Plan industriel vert, visant à assouplir l’octroi de permis afin d’accélérer les grands projets technologiques d’énergie propre. La Commission table également sur un accès facilité aux financements, le renforcement des compétences (dont une proposition d’académies d’industries « zéro émission »), et l’ouverture du marché pour développer de nouvelles voies d’exportation pour l’industrie européenne verte, et s’assurer un accès aux matières premières.

    Pour l’heure, l’UE ne dispose pas des liquidités suffisantes pour soutenir son plan, la Commission s’emploie donc à fluidifier et à accélérer les dépenses des États membres pour financer le Plan industriel vert. En temps normal, ces aides (considérées comme des ressources de l’État versées aux grandes entreprises sous forme de subventions, d’allègements fiscaux ou de participation publique) sont limitées par les règles de concurrence de l’Union au sein du marché intérieur.

    Le faible budget censé compenser les effets de la décarbonation pour les régions dépendantes des énergies fossiles était un signe : le Pacte vert ne servirait pas de moteur à une transition énergétique équitable.

    Les États membres peuvent également puiser dans les canaux d’investissements (comme InvestEU, REPowerEU, et le Fonds européen d’innovation). Les propositions visant à créer un nouveau fonds, elles, se heurtent aux désaccords entre les États, mais aussi aux limites du budget rachitique de l’Union européenne. Plusieurs responsables de banques et d’institutions européennes en appellent à la création d’une Union des marchés de capitaux , ce qui permettrait d’ouvrir l’accès aux finances du secteur privé grâce à un marché européen des obligations. Dans ce domaine, l’UE est clairement en retard sur Washington : les prêts bancaires sont actuellement la principale source d’emprunt des entreprises par rapport aux marchés obligataires en Europe, et c’est l’inverse aux États-Unis.

    Avec l’objectif « zéro émission », le Plan tente de réconcilier « la planète avec le profit ». En réalité, il ne peut que nuire aux objectifs de décarbonation affichés par l’Europe. Il aura pour effet d’accroître des profits déjà faramineux par un apport de fonds publics – une distribution abondante de carottes, sans aucun bâton. Des multinationales comme Shell, Iberdrola ou Enel, déjà bénéficiaires de subventions record sur l’hydrogène, réclament déjà cette nouvelle enveloppe . De leur côté, la grande industrie qui subit la hausse des prix de l’énergie et fait face aux défis du « virage vert » compte également profiter du Plan pour prendre de l’avance sur ses concurrents globaux. Des géants comme le groupe sidérurgique ArcelorMittal ou le groupe chimique allemand BASF n’ont pas manqué d’enjoindre l’UE à suivre le modèle américain pour, eux aussi, recevoir davantage de fonds publics.

    En résumé, le Plan industriel vert consiste en une politique verticale de cadeaux au secteur privé ; le débat collectif visant à déterminer les besoins sociaux et écologiques du continent n’a pas même été ouvert…

    Quand les oligopoles se repeignent en vert

    Selon toute vraisemblance, le Plan industriel vert risque d’accroître le caractère monopolistique du marché du renouvelable, et d’intensifier la compétition aux technologies propres au sein des oligopoles existants. Le projet est centré sur les batteries électriques, les panneaux solaires, les éoliennes, les biocarburants, ainsi que les techniques de capture d’hydrogène et de carbone – aux côtés de techniques de stockage inefficaces, coûteuses et inapplicables à grande échelle, qui représentent un danger écologique et social, mais ont l’indéniable mérite d’accroître les profits des géants de l’énergie.

    Ce sont en effet ces derniers (dont certains spécialisés dans les énergies fossile) qui continueront à profiter des coups de pouce des États (les cinq plus grandes entreprises d’hydrocarbure ont réalisé un profit record de 134 milliards de dollars en 2022) pour amplifier le marché de l’hydrogène et de la capture du carbone… sans que rien ne les empêche de revenir sur leurs timides engagements sur le renouvelable.

    Le Plan industriel vert, politique bureaucratique construite sur une logique d’aide aux entreprises, balaye l’idée d’une discussion collective sur les besoins sociaux et écologiques. Une occasion manquée de revoir les fondements d’une authentique transition verte de l’industrie, qui aurait pu planifier la décarbonation urgente de plusieurs secteurs. Ce plan s’entête plutôt à financer l’éternel modèle énergétique de marché, centralisé et court-termiste, qui fait la part belle aux actionnaires. Les quantités d’énergie et d’eau nécessaires au transport et à la production d’hydrogène ( exemples non exhaustifs ) rendent à elles seules cette solution non viable.

    L’Allemagne a expérimenté un pass mensuel à 9 euros donnant accès aux transports ferroviaires sur les réseaux locaux et régionaux. Une initiative dont l’impact a été positif, en particulier auprès des revenus les plus modestes. La surcharge d’usagers a cependant mis en évidence le manque criant d’investissements publics

    Qui plus est, on estime que le recours à l’hydrogène est plus coûteux que les énergies fossiles, même sur le long terme, ce qui implique un modèle sous perfusion constante de fonds publics. Une voie qui augure des subventions massives des oligopoles de l’énergie… à l’heure où l’Union s’oriente de nouveau vers l’austérité budgétaire !

    D’autres plans européens comme Hydrogen Strategy 2030 ou REPowerEU parient sur les investissements extérieurs de l’UE pour compenser sa faible capacité de production d’hydrogène. Car le Plan industriel vert souhaite toucher de nouveaux marchés avec ses technologies propres afin d’obtenir, à terme, de l’hydrogène à faible coût (qu’importent les possibles retombées socioéconomiques locales ). Ainsi, l’Europe compte sur l’Afrique et son potentiel en hydrogène, mais s’appuie également sur l’Ukraine, comme en atteste l’annonce début février 2023 d’un partenariat stratégique sur le biométhane, l’hydrogène et d’autres gaz de synthèse . En dépit des ravages de l’invasion russe et de la nécessité de répondre aux besoins locaux en énergie (renouvelable) durant la reconstruction de l’Ukraine, l’UE flaire une opportunité de sécuriser des importations d’hydrogène en Europe.

    Des véhicules électriques, mais pour qui ?

    Les véhicules électriques, tout comme les batteries et les stations de chargement, jouent un rôle majeur dans le Plan industriel vert. On peut cependant encore une fois déplorer l’absence de tout projet social en la matière – comme le développement des transports en commun ou la subvention de la mobilité partagée, dont les effets bénéfiques en termes écologiques ne sont plus à démontrer.

    Le virage vers l’électrique porte avec lui une question sociale. En effet, l’Union européenne comme les États-Unis voient leur demande en voitures décliner. Selon l’association des constructeurs européens d’automobiles, les ventes de 2023 n’atteindront certainement pas les niveaux d’avant la pandémie . Les constructeurs s’engagent désormais à orienter leur production vers le tout-électrique (Fiat d’ici 2027, Mercedes d’ici 2030 et Volkswagen d’ici 2033) en ciblant une clientèle aisée. Les ménages aux revenus plus modestes sont eux mis de côté, et continuent à se tourner vers le marché de l’occasion.

    De fait, aux États-Unis, les aides comme le crédit à la consommation proposé par l’IRA tentent d’apporter une solution à ce problème. En Allemagne, un système de subvention similaire est accusé de négliger les ménages à bas revenus et de privilégier les consommateurs aisés. De fait, les subventions à la consommation n’offrent aucune solution structurellement viable au problème du transport, mais peut tout juste encourager une acquisition volatile de biens privés sur fonds publics. La chute de 13,2% des ventes de véhicules électriques en Allemagne, suite à la décision de réduire ses subventions de moitié , en est l’illustration. Cette même mesure a provoqué une hausse de 3,5% des ventes de véhicules à essence… Le virage vers l’électrique semble avant tout profitable aux hauts revenus, ainsi qu’à l’industrie automobile, avide de fonds publics.

    Cette transition vers l’électrique s’explique aussi par la volonté de cette industrie de « verdir » son modèle économique grâce aux deniers publics. Les constructeurs, qui sont pourtant en mesure de financer la fabrication de modèles plus vertueux avec la technologie actuelle , choisissent de faire du lobbying contre les normes d’émission de CO2 (qui d’après eux, les forcent à réduire leurs investissements vers l’électrique) et préfèrent réclamer des subventions. En attestent les 22,5 milliards d’euros de profits réalisés par Volkswagen en 2022, 13% de plus que l’année précédente, ce qui n’a pas empêché le groupe allemand de faire pression sur les États d’Europe de l’Est pour financer la construction de leurs giga-usines à batteries. Un projet en la matière est actuellement en suspens , Volkswagen comparant les avantages respectifs de l’UE et des États-Unis d’après le vote de l’IRA… Quoi qu’il en soit, en République tchèque, la perspective de voir s’installer une giga-usine a provoqué l’ire de la population locale, inquiète des conséquences sur l’environnement, l’emploi et l’économie de la région.

    Laisser le soin aux multinationales de remplacer leurs véhicules à essence par des modèles électriques, sans repenser la structure même de la mobilité individuelle, ne contribuera pas à une véritable transition écologique. En particulier quand les géants continuent de s’appuyer sur les pays d’Europe de l’Est pour produire à moindre coût. La manne publique qui est déversée aux entreprises de l’automobile constitue autant d’argent qui n’est pas investi dans les transports publics : dans de nombreux pays, certains trajets sont plus coûteux en train qu’en covoiturage.

    L’UE, qui s’appuie sur la capacité des multinationales à concevoir des technologies propres, ne prend aucune hauteur de vue sur les bénéficiaires et la finalité de cette course au « zéro émission ».

    L’été dernier, l’Allemagne a expérimenté durant trois mois un pass mensuel à 9 euros donnant accès aux transports ferroviaires sur les réseaux locaux et régionaux. Une initiative qui a démontré la popularité des infrastructures publiques, en particulier auprès des revenus les plus modestes. Toutefois, la surcharge d’usagers due au succès de cette expérience a mis en évidence le manque criant d’investissements publics – nécessaires pour étendre le réseau, améliorer la fréquence des transports et la capacité d’accueil.

    L’extractivisme et ses conséquences sont également absents du Plan industriel vert. On estime que la demande mondiale en lithium, indispensable à la fabrication des batteries électriques, sera multipliée par 40 d’ici 2040 . La ruée vers les minéraux rares risque d’amener son lot de dégâts environnementaux et de provoquer des expropriations et l’épuisement des ressources en eau, tout en creusant davantage les inégalités et en augmentant le niveau d’émissions. Le Critical Raw Materials Act, texte faisant partie du Plan industriel vert, vise lui à accroître les projets d’extraction minière dans l’UE. Ironiquement, les auteurs de ce texte ont conscience de l’opposition populaire face à un tel projet (son impopularité est même inscrite dans le texte), et choisissent d’assurer l’accaparement des ressources en dehors des frontières européennes, en faisant payer aux pays du Sud le coût écologique et social de la croissance verte du Vieux continent.

    Atténuer les risques, quoiqu’il en coûte

    Le Plan industriel vert n’introduit pas la moindre remise en question, et n’imagine aucune politique industrielle à la hauteur des enjeux sociétaux actuels : des emplois de qualité, des transports et services publics fiables, et un accès aux énergies renouvelables à prix raisonnable. Le projet tient essentiellement à atténuer les risques d’investissement des multinationales et à tirer parti du financement privé pour mettre en œuvre la décarbonation.

    Dès 2015, suite au plan Juncker de 315 milliards d’euros, la Cour des comptes européenne émettait des doutes quant à la capacité de la Commission à lever de telles sommes par garantie publique, qualifiant même d’illusoires les ambitions de l’UE en la matière. InvestEU, qui succède désormais au plan Juncker et doit aider à financer le Pacte vert et le Plan industriel vert, montre déjà des signes de faiblesse. Pour Daniela Gabor, économiste à l’université de Bristol, l’atténuation des risques n’est pas une solution pour atteindre la décarbonation à temps et à grande échelle.

    En réalité, elle découle plutôt d’une logique de rentabilité : un projet ne sera financé que s’il permet un retour rapide sur investissement. Cette approche n’implique aucune remise en question sur le type d’économie et d’industrie nécessaires à une véritable transition écologique.

    Il n’est donc pas étonnant que les actionnaires réclament les bonnes grâces de l’État pour développer des technologies propres, eux qui redoutent avant tout les faibles profits à court terme (ce qui est à craindre pour des secteurs florissants). Les fonds publics devraient toutefois être réservés à des projets d’énergies renouvelables viables et sûrs, qui eux nécessitent un capital patient et des prêts concessionnels. Le Plan industriel vert reste pourtant muet sur la question de conditionnalité. Éclaircir ce point permettrait d’identifier les bénéficiaires malhonnêtes et d’empêcher les subventions « vertes » de se retrouver dans les poches d’entreprises polluantes, qui elles peuvent facilement se financer sur les marchés.

    Le cas du PDG d’Iberdrola, José Galán , est particulièrement frappant. Ce dernier a touché une rémunération de 13,2 millions d’euros en 2021, année où le Tribunal suprême (institution au sommet du pouvoir judiciaire en Espagne) enquêtait sur sa participation à des faits de corruptions, d’atteinte à la vie privée et de fraude. Le salaire du dirigeant équivalait à 171 fois le montant du salaire moyen de ses employés (qui lui chutait de 1,3 %).

    Pour 2023, l’entreprise espagnole d’électricité Iberdrola s’attend à un bénéfice net situé entre 8 et 10 %, et ses actionnaires peuvent encore s’attendre à recevoir de juteux dividendes. Pourtant, cette année encore, la Banque européenne d’investissement a approuvé un prêt concessionnel de 150 millions d’euros à l’entreprise pour la construction de centrales d’énergies renouvelables en Italie. Iberdrola avait déjà bénéficié d’au moins 650 millions d’euros en 2021, puis de 550 millions d’euros en 2022. Les multinationales gonflées aux aides publiques qui distribuent d’énormes dividendes seront bien les véritables bénéficiaires du Plan industriel vert.

    Les États européens tentent désespérément de doper la compétitivité industrielle de l’UE à l’ère du zéro émission. Mais pour l’heure, leurs initiatives se concentrent sur de fausses solutions comme l’hydrogène à grande échelle, moyen efficace d’augmenter les profits des grandes entreprises mais aucunement de transiter vers une énergie plus propre. L’UE, qui s’appuie sur la capacité des multinationales à concevoir des technologies propres, ne prend aucune hauteur de vue sur les bénéficiaires et la finalité de cette course au « zéro émission ».

    Le Plan industriel vert ne répond à aucun des grands défis industriels européens. Il omet la question cruciale des exigences de réinvestissement, celle des limites aux rachats d’actions et versements de dividendes, qui représentent la contrepartie tant redoutée par les multinationales dopées à l’argent public. L’essentiel est ailleurs : le problème majeur reste l’incapacité à repenser en profondeur la politique industrielle de l’UE. Une telle refonte n’aura lieu qu’à condition de pouvoir discriminer entre secteurs propres et polluants, et ne sera possible que grâce à une stratégie d’investissements publics, visant une véritable transition écologique.

    Les approches technocratiques tentant de faire coexister préservation de la planète et intérêts du marché ne mènent nulle part. Seule une véritable rupture démocratique permettra l’avènement de la transition écologique et la sortie du jeu à somme nulle qui découle des logiques d’entreprise.