JUSTICE - “Aucune femme ne m’a jamais poursuivi pour un comportement inapproprié”, se vantait Éric Dupond-Moretti dans un entretien accordé à la Voix du Nord en novembre 2018. C’est désormais chose faite. Selon les informations du HuffPost et de Mediapart , une plainte a été déposée le 21 septembre 2021, au tribunal judiciaire d’Évreux, pour “menaces” et “violences psychologiques” à l’encontre du Garde des Sceaux, quand il était avocat.
L’avocate pénaliste qui porte plainte, Nathalie Tomasini, est spécialisée dans la question des violences faites aux femmes . Elle est connue pour avoir notamment défendu Jacqueline Sauvage , graciée en 2016 par François Hollande ou plus récemment, en juin 2021, Valérie Bacot , ressortie libre de son procès après avoir été condamnée à quatre ans de prison, dont trois avec sursis pour avoir tué son mari violent.
Selon le récit de Nathalie Tomasini et de plusieurs témoins, dont Le HuffPost a pu prendre connaissance, les faits se seraient produits à la cour d’assises d’Évreux (Eure), entre les 10 et 14 février 2020, lors d’un procès en appel d’un homme accusé d’avoir assassiné par balle son ex-conjointe.
Me Tomasini défend alors les parties civiles (la famille de la victime), Me Dupond-Moretti, l’accusé. Ce dernier sera condamné à 15 ans de prison à l’issue du procès. L’avocat pénaliste le plus connu de France sera nommé ministre de la Justice cinq mois plus tard, le 6 juillet 2020.
Dupond-Moretti dénonce “un chantage”
Dans sa plainte, que Le HuffPost a pu consulter, Nathalie Tomasini rapporte qu’au cours de ce procès, Éric Dupond-Moretti “a tenu des propos extrêmement dénigrants et violents” à son encontre et à celle de l’avocate Janine Bonaggiunta qui défendait avec elle les parties civiles, dont la tante et la mère de la victime décédée. Contactée, Janine Bonaggiunta n’a pas souhaité s’exprimer sur le sujet.
Le ministre Éric Dupond-Moretti, interrogé par Le HuffPost , a de son côté fermement démenti les faits et déclaré qu’il “fait l’objet d’une tentative de chantage”.
Nathalie Tomasini, défendue dans ce dossier par David Koubbi, avocat de Tristane Banon dans l’affaire DSK, qui cosigne la plainte, affirme qu’Éric Dupond-Moretti les aurait traitées d’”hystériques” et de “saloperies de putes”, mais aussi de “hontes du barreau” ou de “commerçantes du malheur”, “de manière suffisamment intelligible pour que ses propos soient entendus par des personnes présentes aux abords de la scène”, écrivent les deux avocats dans cette plainte.
“Hystériques”, “hontes du barreau”
L’injure “saloperies de putes” - qu’Éric Dupond-Moretti nie de son côté avoir prononcé - aurait été précisément prononcée le 12 février en fin d’après-midi, dans la salle d’audience de la cour d’assises, pendant une suspension d’audience. Le témoignage de l’une des parties civiles, tante de la défunte, est joint à la plainte. Elle confirme avoir entendu Éric Dupond-Moretti tenir “à l’égard de nos avocates des propos tels que, d’une voix haute: ‘les hontes du barreau’, ‘les commerçantes du malheur’, ou en grommelant, mais de façon suffisamment intelligible pour être entendu de tous: ‘saloperies de putes’”.
Elle témoigne aussi du fait que Me Dupond-Moretti aurait “déambulé devant les jurés en tenant l’un des fusils de chasse placés sous scellés”. Elle écrit avoir eu “le canon de cette arme dirigé dans (s)a direction” et s’être mise à pleurer. “Il s’est offusqué de ma réaction qu’il a sans doute jugé ‘hystérique’, terme qu’il a à de maintes reprises utilisé lors du procès. Il a même fait référence à cette réaction lors de sa plaidoirie, qualifiant fort exagérément mes pleurs de ‘hurlements’”, décrit-elle encore. Sur ce point précis, le ministre n’a pas répondu.
“Je ne sais pas ce qui me retient...”
Dans sa plainte, Nathalie Tomasini fait également état d’une “menace de porter atteinte à son intégrité physique”, lors du deuxième jour de procès, dans l’après-midi du 11 février 2020, décrite comme “une menace au moyen du poing levé”. Des propos corroborés par ceux de l’avocate générale du procès, Brigitte Blind, qui témoigne dans cette plainte. Elle assure avoir entendu “Maître Dupond-Moretti vociférer en direction des avocates des parties civiles, tout en agitant vers elles le poing”, ce même jour.
Le soir du 12 février, Nathalie Tomasini se confie par téléphone à l’une de ses proches, Hélène Adda , psychiatre de profession. Le témoignage de cette dernière, extérieure au procès, est joint à la plainte. “Son état au téléphone montrait des signes de troubles anxieux, typiques des événements traumatisants”, peut-on lire. “Monsieur Éric Dupond-Moretti, avocat de la partie adverse, l’aurait, selon ses dires, traitée de: ‘saloperie de pute’ et aurait aussi levé le poing dans sa direction en disant ‘Je ne sais pas ce qui me retient...’”.
"Éric Dupond-Moretti a toujours nié avoir proféré les insultes, les gestes ou les menaces dont il est calomnieusement accusé. Entourage du ministre de la Justice.
Des accusations battues en brèche par l’entourage du ministre qui assure que la plaignante “a essayé d’intégrer, contre son silence, des commissions lancées par le garde des Sceaux”: ″ Depuis novembre 2020, alors qu’Éric Dupond-Moretti a toujours nié avoir proféré les insultes, les gestes ou les menaces dont il est calomnieusement accusé, elle a tenté à plusieurs reprises d’en profiter pour intégrer, contre son silence, des commissions lancées par le garde des Sceaux. Elle a par ailleurs encore tenté d’obtenir du ministre qu’il présente des excuses publiques dans des émissions télévisées de grande écoute”.
Nathalie Tomasini affirme quant à elle dans sa plainte avoir “subi un important choc émotionnel consécutif à la violence verbale et gestuelle” du ténor du barreau lors de ces audiences. L’avocate générale du procès, Brigitte Blind décrit de son côté une ambiance électrique au cours des débats. “J’ai ressenti une évidente tension immédiate entre les conseils des parties civiles et la défense, s’accentuant au fil des heures, le cadre posé par les parties civiles soit celui d’un féminicide n’étant explicitement pas supporté par la défense”, rapporte-t-elle.
Sur le plan juridique , Nathalie Tomasini poursuit l’actuel Garde des Sceaux au pénal pour trois motifs: “violences volontaires de nature psychologique”, “menaces sans condition d’atteinte volontaire à l’intégrité physique” et “menaces de crimes ou délits envers les personnes dépositaires de l’autorité publique ou assimilés”, en l’occurrence en tant qu’avocate.
Je sais que c’est un risque de porter plainte, mais je prends mon risque. En tant qu’avocate, comment je peux me regarder dans une glace si je ne dépose pas plainte? Nathalie Tomasini, avocate au barreau de Paris
“Je sais que c’est un risque de porter plainte contre celui qui est devenu notre garde des Sceaux, mais je prends mon risque”, réagit Nathalie Tomasini auprès du HuffPost . “En tant qu’avocate, comment je peux me regarder dans une glace si je ne dépose pas plainte? Je ne pouvais pas me faire traiter de ‘saloperie de pute’ et ne rien faire. Comment ensuite aurais-je pu encourager mes clientes qui se font matraquer par leur conjoint violent à déposer plainte si je ne suis pas capable de le faire moi-même?”, poursuit-elle.
Par la voix de son entourage, le ministre indique de son côté qu’il “se réserve le droit de déposer un plainte pour dénonciation calomnieuse”, face à ce qu’il estime être “une tentative de chantage depuis maintenant près d’un an de la part de son ancienne consœur Nathalie Tomasini”, qui selon lui “l’accuse de façon mensongère de faits qui seraient survenus en février 2020 alors qu’il était avocat”.
“Comment peut-on imaginer qu’une avocate n’ait pas immédiatement signalé, comme cela aurait été son devoir, au président de la cour d’assises, au bâtonnier local et à son bâtonnier les faits dont elle aurait été victime?”, s’interroge encore l’entourage du ministre Eric Dupond-Moretti.
“Éric Dupond-Moretti, alors avocat, avait saisi l’ordre des avocats en mars 2020 contre Nathalie Tomasini après qu’elle l’avait publiquement insulté sur RTL. Pourtant, alors même qu’elle l’avait pris à partie dans cette émission, quelques semaines seulement après les faits mentionnés, elle n’avait pas jugé utile d’en faire état publiquement, préférant attendre la nomination du ministre et près d’un an pour se manifester puis déposer une plainte”, déclare-t-il enfin.
“Manque de délicatesse” dénoncé sur RTL en 2020
Le 27 février 2020 soit deux semaines après ce procès, Nathalie Tomasini et Janine Bonaggiunta sont invitées de RTL pour la sortie de leur livre, Une défense légitime (Fayard, 2020) dans lequel elles étrillent ainsi Eric Dupond-Moretti: “Nous n’avons jamais été confrontées à une telle goujaterie de la part d’un confrère” . Pendant l’émission, Janine Bonaggiunta explicite ce propos: “Ce qui nous gêne, c’est son manque de délicatesse, son manque de sobriété, son manque de modération et de courtoisie à l’égard de confrères. Nous avons tous prêté le même serment, nous avons des règles qui nous sont soumises par notre ordre des avocats, mais il les oublie“. Elle ajoute: “Il est violent; comme tous les hommes qui approchent les femmes que l’on défend”. “Il fait planer la terreur, il met pratiquement sous emprise les présidents de cours d’assises”, complète Nathalie Tomasini qui ajoute: ” Nous avons eu affaire à lui pas plus tard qu’il y a trois semaines et nous ne sommes plus considérées comme des avocates, mais comme de pauvres femmes”.
Pourquoi ne pas avoir porté plainte à ce moment-là? Contactée par Le HuffPost , Nathalie Tomasini explique: “Je devais défendre Valérie Bacot au mois de juin, un procès qui s’annonçait dur et médiatique. Pour ma cliente et pour l’audience, je ne voulais pas que mon dépôt de plainte vienne altérer la défense des intérêts de mes cliente”.
La plaignante réclame 1 euro de dommages et intérêts
En déposant plainte en ce mois de septembre 2021, Nathalie Tomasini dit par ailleurs n’espérer “rien obtenir de plus que la simple reconnaissance du préjudice qu’elle a subi et la sanction de l’homme à l’origine de ces propos extrêmement violents, et des menaces de violence physique à son encontre”. Elle réclame “la somme d’un euro symbolique à titre de dommages et intérêts”.
De son côté, le garde des Sceaux estime que “cette plainte tardive” s’apparente à “une instrumentalisation politique arrivant très opportunément la semaine du premier anniversaire du bracelet anti-rapprochement lancé par le garde des Sceaux pour lutter contre les violences intra-familiales”.
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