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      Australie-Pacifique : le poulet sans tête de la stratégie française

      Auteur invité · ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Tuesday, 6 December, 2022 - 04:00 · 7 minutes

    Par Eric Descheemaeker.
    Un article de Conflits

    Un an après le référendum en Nouvelle-Calédonie, le Pacifique et l’espace océanien sont toujours des impensés de la stratégie française. Aucune vision, aucune analyse pour penser une projection française dans cette zone pourtant essentielle.

    La Revue stratégique de défense et de sécurité nationale de 2017 nous avait annoncé, non sans quelque triomphalisme, que la France « développ[ait] avec l’ Australie un partenariat structurant et de longue durée », tandis qu’« avec l’Inde, la France a[vait] noué un partenariat stratégique majeur » (§§211-212). Un an plus tard, cela nous donnait l’axe Paris-New Delhi-Canberra du président de la République, « axe indopacifique nouveau » censé « se prolonge[r] de Papeete à Nouméa » (discours de Garden Island et Nouméa, mai 2018).

    Une matrice effondrée

    Quatre ans plus tard, la Commission des affaires étrangères de l’Assemblée nationale n’a guère eu d’autre choix que de constater que cette « matrice de notre stratégie indopacifique » s’était « effondré[e] » (rapport d’information n o 5041 sur « l’espace indopacifique : enjeux et stratégie pour la France », février 2022, pp. 69, 90). En réalité, elle n’avait jamais existé que dans l’esprit de M. Macron, dont la « pensée complexe » avait relié d’un trait la France aux deux plus grands clients de son industrie d’armement dans les océans Indien et Pacifique.

    Clients d’alors puisque, comme chacun sait, l’Australie a rompu en septembre 2021 le « contrat du siècle » avec Naval Group pour forger une alliance militaire (de plus) avec les États-Unis et le Royaume-Uni. MM. Macron et Le Drian, M me Parly, se sont alors rendu compte, penauds, que l’Australie n’était pas notre alliée, le nouveau best friend forever (BFF) qu’on s’était imaginé à Paris.

    J’aurais pu le leur dire – comme je peux aussi leur dire, avant qu’elle ne dénonce son contrat à elle, que l’Inde n’est pas non plus notre « BFF ». Pas plus d’ailleurs que l’Indonésie, dont la France semble avoir soudainement découvert l’existence : lui ayant vendu des Rafale, elle voudrait en faire sa nouvelle Australie (rapport précité, pp. 10, 100). Il suffisait de connaître un peu l’Australie pour savoir que les Australiens n’étaient ni nos amis ni nos alliés ; comme il suffisait d’ailleurs de lire la presse australienne pour savoir que le contrat des sous-marins, dont la conclusion avait dû beaucoup aux aléas électoraux antipodéens (et qui ne correspondait pas aux besoins de défense de Canberra), allait être remis en cause tôt ou tard. Mais y a-t-il quelqu’un à Paris qui lise même la presse australienne ?

    Naufrage de la pensée stratégique

    Ce à quoi nous assistons en Australie et dans le Pacifique c’est au naufrage de la pensée stratégique de la France. Notre pays confond amitié et vente d’armes, alliances (véritables) et « partenariats stratégiques » ne valant guère que le papier sur lequel ils sont écrits.

    Il ne connaît rien, ou presque, à une région où lui-même n’est d’ailleurs ni connu ni plus guère respecté. Les récents référendums en Nouvelle-Calédonie (2018, 2020, 2021) ont démontré que ni nos gouvernants ni nos concitoyens ne s’intéressaient à ces morceaux de la France vivant à l’heure Pacifique, pas plus qu’ils ne les comprenaient ou plus fondamentalement ne les aimaient. Nos diplomates tournent à une vitesse affolante, comme si les régions du monde étaient interchangeables et que les connaître, les comprendre – établir ces réseaux, ces rapports humains sans lesquels il est impossible de construire quoi que ce soit de durable – était sans importance.

    Les compétences linguistiques de nos élites civiles ou militaires nous ridiculisent et nous empêchent d’agir. À l’École spéciale militaire, où je m’occupe régulièrement d’officiers-élèves partant en semestre international, j’ai essayé d’en envoyer – enfin ! – un ou deux en Indonésie, pays du monde sans doute le plus sous-étudié au regard de son importance stratégique (principale puissance d’une Asie du Sud-Est qui compte aujourd’hui 600 millions d’habitants à la confluence de l’Inde et de la Chine) : même cela, apparemment, est trop compliqué pour une armée qui dans le même temps nous explique sans ciller qu’elle ambitionne de former ses officiers, no less , à « affronter demain ce qui n’a jamais été ».

    Ces mêmes élites militaires ou civiles viendront ensuite se lamenter que notre pays soit déclassé sur la scène internationale. Comment pourrait-il en être autrement quand il navigue ainsi à vue (qu’il court, dirait-on en anglais, comme un poulet sans tête) ? Dans le Pacifique, où nous avons failli perdre l’une de nos plus belles provinces dans une indifférence quasi-absolue, où nous avons été « poignardés dans le dos » par notre best friend forever australien, où en juillet 2021 la Marine nationale n’avait plus un seul bâtiment disponible à Nouméa, nous récoltons les fruits de nos propres fautes.

    Sous-investissement dans la sécurité

    Nous n’avons pas été capables d’investir dans notre propre sécurité, que nous avons cru pouvoir délocaliser à Washington, à Bruxelles ou dans des partenariats diluant toute responsabilité. Notre tant vantée « remontée en puissance » s’est pour l’instant traduite, dans la région australo-pacifique, par l’arrivée d’ici quelques mois d’ un patrouilleur d’outre-mer à Nouméa (pour donner un ordre de grandeur, le temps que soit construit l’ Auguste Bénébig , la Chine avait mis à l’eau l’équivalent du tonnage entier de la Marine française). Nous n’avons pas su essayer de connaître, de comprendre, d’aimer ces pays. Tant que nous resterons enfermés dans notre ignorance teintée d’arrogance rien ne sera possible : nous continuerons notre lent déclassement, le saupoudrant à intervalles périodiques de mots qui sonnent bien et de vœux pieux. (Loin de battre sa coulpe, M. Macron a ainsi osé affirmer, six mois après l’humiliation planétaire infligée par M. Morrison, que « nos partenariats avec les pays de la zone [avaient] atteint un niveau de coopération inédit » (ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, La stratégie de la France dans l’Indopacifique , m.à.j. février 2022, p. 4).)

    Travaillons, évidemment, avec tous les autres pays du Pacifique – y compris l’Australie, qui n’est certes pas une alliée ou une amie, mais demeure bien sûr un pays important de la région. Vendons, pourquoi pas, des armes à ceux qui souhaiteraient nous en acheter, y compris Canberra le cas échéant. Mais si nous voulons cesser de décliner, si nous voulons avoir une véritable stratégie australo-pacifique, il nous faudra remettre une tête sur le coq gaulois. Il nous faudra comprendre à nouveau (re-saisir) qui nous sommes – ce que cela veut dire d’être français à 17 000 km de Paris ; quel lien réel nous avons avec l’Australie (qui, en France, connaît Saint-Aloüarn, Baudin ou l’histoire des blackbirders ?). Et de là, comprendre où nous voulons aller. Que veut la France dans le Pacifique : quelle est notre ambition en tant que communauté politique ; comment faire rayonner le fait français dans cette partie du monde ?

    Absence de moyens militaires

    Comment espérer répondre à ces questions si on ne se les pose même pas ?

    Tant que nos « stratégies » ministérielles consisteront à enchaîner des lieux communs n’ayant rien de français (ni d’ailleurs d’australo- ou indopacifique) – « s’impliquer » dans « le règlement des crises » et « les organisations régionales », « lutter » contre « le changement climatique » et « le terrorisme », sans oublier bien sûr de « renforcer [l]a diplomatie publique à l’égard des jeunes » (toujours, il va sans dire, dans « le dialogue » et en impliquant « nos partenaires européens » : ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, Stratégie française en Asie-Océanie à l’horizon 2030 : vers un espace asiatique indopacifique inclusif , 2019, pp. 1-7) – le déclassement continuera. Inéluctablement.

    Nous n’avons aujourd’hui quasiment plus de moyens militaires ; nous n’avons pas d’alliés dans la région ; nous ne savons pas même ce que nous voulons. Nous naviguons à vue de crise en crise, sortant de chacune un peu plus affaiblis encore. Le point de départ d’une stratégie véritable pour la « France Pacifique » serait de se rendre compte que nous sommes seuls à défendre nos intérêts ; pour cela, qu’il nous faut non seulement les moyens de défendre ces intérêts, mais, avant tout, l’intelligence de comprendre ce qu’ils sont : par-delà les poncifs sur papier glacé, qui ne vont plus pouvoir faire illusion bien longtemps.

    Sur le web

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      Militarisme américain : la lettre des 30 démocrates ne changera rien à Washington

      Finn Andreen · ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Tuesday, 1 November, 2022 - 04:00 · 4 minutes

    Le 22 octobre 2022, trente élus de l’aile gauche du parti démocrate américain ont publié une lettre dans laquelle ils ont appelé le président Joe Biden à faire des efforts pour « chercher un cadre réaliste pour un cessez-le-feu ». Cela a eu un grand retentissement aux États-Unis car jusqu’à présent, de telles suggestions n’avaient pas été entendues ouvertement, surtout venant du parti démocrate au pouvoir.

    Est-ce que cela veut dire qu’une pression politique est lentement en train de prendre forme à Washington, pression qui permettrait d’initier des premières tentatives de pourparlers avec la Russie pour mettre une fin à ce conflit et diminuer les souffrances du peuple ukrainien ? Pas pour l’instant.

    Les cosignataires démocrates de cette lettre demandent un début de négociations car leurs soutiens dans la gauche anti-guerre s’attendent aujourd’hui à ce genre d’initiatives. Cette lettre est une manière pour eux de répondre à cette demande, surtout après de récentes protestations publiques à leur encontre.

    Mais il n’y a pas réellement une remise en question de la part de ces cosignataires de la politique étrangère néoconservatrice en vigueur à Washington. Cette lettre est loin d’être une révolte envers un parti démocrate alliés aux faucons néoconservateurs, car elle suit la position de la classe politique américaine, en identifiant la Russie comme seule responsable du conflit actuel. Il faut se rappeler que la base d’un accord de paix était à portée de main fin mars 2022 à Istanbul entre la Russie et l’Ukraine, lorsque cette initiative a été torpillée début avril 2022 par Boris Johnson avec, indiscutablement, l’Oncle Sam dans les coulisses.

    De plus, cette lettre ne remet pas en question le soutien humain, financier, militaire et logistique des États-Unis à l’Ukraine. Le conflit aurait probablement pu prendre fin bien plus tôt si les Occidentaux n’avaient pas encouragé Kiev à encaisser de lourdes pertes tout en les dopant d’armes. Comme le signale The Hill , publication de centre-gauche à Washington, ses « cosignataires ont voté pour plus de 50 milliards de dollars sous diverses formes d’aide à l’Ukraine depuis l’invasion de la Russie et, dans la lettre, n’ont exprimé aucun regret à cet égard, liant l’aide aux succès militaires ukrainiens. »

    Pis encore, après la publication de cette timide lettre, la forte réaction du parti démocrate a immédiatement fait rentrer dans le rang ces politiciens soi-disant « militants et révoltés », puisqu’ils se sont immédiatement dédits du contenu . La leader de ce groupe de 30 députés, la congresswoman Pramila Jayapal, s’est désavouée de manière humiliante de cette lettre en disant, très improbablement, qu’un de ses stagiaires l’avait publiée à son insu…

    Pas d’intérêt de négocier pour Washington

    Cet épisode épistolaire n’indique donc pas un début de changement de la politique américaine envers l’Ukraine, mais plutôt le contrôle obsessionnel qu’exerce le parti démocrate et le manque de débat à Washington en ce qui concerne la politique extérieure. De la même manière, un consensus quasi-général existait parmi la classe politique américaine lors des guerres illégales contre la Serbie en 1999 et contre l’Iraq en 2003.

    Cet indécent alignement politique n’est qu’un signe de plus du caractère fasciste du gouvernement fédéral des États-Unis, où les intérêts commerciaux du complexe militaro-industriel influencent fortement depuis des décennies la politique extérieure, avec des conséquences tragiques pour le monde entier. En effet, ce n’est pas une surprise que les ventes des grandes sociétés d’armement américaines, comme Raytheon , sont en forte hausse depuis la début de la guerre en Ukraine.

    Il n’y a probablement que deux choses qui peuvent contraindre aujourd’hui la Maison Blanche et le département d’État à accepter la négociation avec la Russie (avec ou sans implication de l’Ukraine elle-même) afin d’arriver à un cessez-le-feu : les élections de mi-mandat du 8 novembre 2022 ou une imminente victoire militaire russe. Dans le premier cas, un probable nouveau congrès républicain pourrait décider de ne plus accorder de financement à l’Ukraine après les dizaines de milliards déjà octroyés, ce qui augmenterait les possibilités de pourparlers. Dans le deuxième cas, l’offensive russe qui se prépare pour cet hiver pourrait forcer Washington à entrer en négociations si l’Ukraine était sur le point de capituler.

    Le rôle du libéralisme dans un monde instable

    Sur le long terme, uniquement un changement en profondeur de la culture politique à Washington pourra altérer son comportement délétère et déstabilisateur mondial, y compris pour les pays européens. L’inévitable arrivée du monde multipolaire va avoir tendance à réduire le pouvoir de nuisance de l’État fédéral américain dans le monde. Cependant, le risque de conflit augmentera temporairement, car Washington ne semble pas vouloir accepter son déclin naturel avec grâce.

    Un tel changement politique éventuel à Washington nécessiterait forcément une réduction de l’influence de l’État profond, notamment incarné par les dix-huit services de renseignement impliqués ces dernières années dans la censure , la manipulation politique et la violation des libertés individuelles. Un tel bridage ne pourrait être possible qu’avec une résurgence du libéralisme anti-étatique à la Old Right , ce mouvement conservateur libertarien typiquement américain.

    Il y a peu de signes de cela aujourd’hui, mais la situation politique actuelle, non seulement aux États-Unis mais ailleurs en Occident, montre plus que jamais l’importance des idées libérales pour contrecarrer la croissance du pouvoir de l’État.