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      Les trois égarements de la démocratie

      ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Saturday, 28 January, 2023 - 04:00 · 3 minutes

    La démocratie n’a pas toutes les vertus qu’on lui prête habituellement ; encore convient-il de la définir avec précision, car « les mots sont traîtres et finissent par désigner des réalités bien différentes de celles qu’on leur avait auparavant assignées » Ainsi des dictatures ont-elles été appelées « républiques démocratiques ».

    Au-delà de ces extrêmes la démocratie contemporaine se fourvoie de trois manières.

    Les dérives de la démocratie

    La première consiste à croire, comme le faisait Jean Baechler, que la démocratie est un système inné dans l’être humain : démocratie « anthropologique », « le naturel se trouve naturellement réalisé ».

    Ainsi la démocratie ne serait-elle qu’une transposition au niveau du grand nombre des relations qui unissent les Hommes : ils ont connu « le face-à-face perpétuel et le coût nul des coalitions ». Cet optimisme a été celui des Occidentaux quand ont disparu un certain nombre de dictatures : la démocratie s’imposera d’elle-même, naturellement.

    Chantal Millon s’élève contre cette naïveté : « Il semble bien que la nation ne soit pas nature, mais culture ».

    Certes la culture peut s’exporter : certains pays feront l’économie d’un apprentissage culturel 1 .

    « Cela signifie d’abord que nous ne pouvons pas exporter la démocratie comme on passe à un ami une application informatique, ou comme on lui prête une clé à molette. Cela signifie ensuite qu’il nous faut constamment faire l’effort de maintenir la démocratie chez nous, car si on cesse de la surveiller, elle retombera inévitablement dans l’ autocratie ou dans la hiérocratie. »

    « Le deuxième égarement consiste à vouloir étendre à l’infini les catégories, ou les « vertus » de la démocratie ».

    Puisque la démocratie c’est la liberté et l’égalité, mettons de la liberté et de l’égalité partout : faisons voter les écoliers, que les soldats élisent les officiers, qu’il n’y ait plus de chef de famille ou de professeur. La démocratie comme « souveraineté du peuple » ne s’applique qu’au sein de la grande société dont on suppose que tous les membres sont dotés d’une dose de raison comparable, et n’ont pas à être particulièrement compétents. À l’inverse, « dans les petites sociétés, les décisions sont en général affaire de maturité (la famille) ou de compétences (armée, école, entreprise etc.). »

    Dans les « démocraties extrêmes » (Dominique Schnapper) contemporaines, la liberté et l’égalité se croient sans limites intrinsèques. Le courant woke représente une démocratie déréglée où l’on réclame l’égalité et la liberté pour toutes les minorités quelles qu’elles soient, quels que soient leur mérite, leurs revendications, et même leur absurdité – tout cela au nom de la démocratie. »

    Le troisième égarement est certainement le plus grave.

    Il consiste à soumettre toute question importante à la foule des gens ordinaires. Mais pourquoi les gens ordinaires seraient-ils, par leur seule masse, capables de trancher des questions importantes ? Le dérapage est vite présent : le peuple allemand face à Hitler. Aujourd’hui, aux États-Unis, on en arrive à considérer comme démocratique toute proposition « progressiste » (par réaction contre le conservatisme de Trump).

    « La vraie démocratie ne serait plus le régime de la souveraineté populaire, mais le régime qui accepte les idées progressistes. Viktor Orban, parce qu’il a inscrit dans sa constitution que le mariage est un contrat entre un homme et une femme, et autres décrets du même genre, n’est plus considéré en Europe comme un démocrate – quoique ces décisions soient portées par la souveraineté populaire. Le gouvernement polonais est considéré comme anti-démocratique, non pas vraiment parce qu’il détourne la justice (ce que font aussi tous nos gouvernements), mais parce qu’il a une idée de l’IVG en particulier et de la famille en général qui n’est pas du tout conforme au progressisme régnant. Par ailleurs, toute une littérature de sciences politiques a vu le jour ces deux dernières décennies, montrant qu’on ne peut plus aujourd’hui accepter n’importe quelle décision populaire – toute décision populaire doit être validée, pour acquérir sa légitimité, par la doxa régnante. »

    Sur le web

    1. Des « autrichiens » comme Hayek ou Mises diraient que la culture consiste aussi à définir des institutions (règles du jeu social) propices à la liberté. Ce progrès institutionnel est le fruit d’un processus évolutif d’essais et d’erreurs. Il n’a rien de « naturel »
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      Candidature de Donald Trump 2024 : les conservateurs disent « non »

      Frédéric Mas · ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Wednesday, 16 November, 2022 - 08:51 · 2 minutes

    C’est officiel, Donald Trump se représentera en 2024 à l’élection pour le poste de président des États-Unis. Depuis la station balnéaire de Mar-a-Lago à Palm Beach, l’ancien président a déclaré : « Nous sommes une nation en déclin », mais qu’heureusement, « le retour de l’Amérique commence dès maintenant ». Ça n’a pas l’air d’être l’avis de tous les conservateurs , qui craignent globalement que l’ancien serial winner , tombeur de la dynastie Clinton, ne soit devenu un boulet insupportable pour la droite.

    Politiquement, le produit Donald Trump est devenu toxique, à la fois chiffon rouge pour les Démocrates et grand diviseur d’un électorat lassé de ses provocations et de ses gaffes. Pour le Parti républicain les élections de mi-mandat ont donné le ton : Trump est passé dans le camp des losers , ses candidats ayant majoritairement été balayés.

    Donald Trump ? Non !

    L’édito de ce mercredi 16 novembre de la National Review , le principal magazine conservateur américain, est sans appel :

    « La réponse à l’invitation de Trump à lui rester personnellement et politiquement redevable et à ses obsessions farfelues pour au moins deux autres années, avec tout le chaos que cela implique et la possibilité très réelle d’une autre défaite hautement conséquente, devrait être un Non ferme et sans équivoque. »

    L’administration Trump s’est révélée chaotique, pleine d’approximations quand il s’agissait de comprendre le subtil système constitutionnel américain, et globalement brouillonne.

    En 2020, face à Joe Biden, non seulement Trump perd une élection facile à gagner, mais il est incapable de reconnaître sa défaite :

    « L’épisode s’est terminé lorsque Trump, dans un abus grotesque de ses pouvoirs, a tenté d’intimider le vice-président Pence pour qu’il retarde ou modifie unilatéralement le décompte des votes électoraux le 6 janvier, et lorsqu’une foule pro-Trump enflammée a pris d’assaut le Capitole, alors que le président ne donnait aucun signe que cela le dérangeait particulièrement. »

    Make GOP Great Again

    Pour Rod Dreher de The American Conservative , il faut en finir avec le psychodrame Trump pour que la droite se mette en ordre de bataille pour gagner les élections et arrêter de se lamenter sur son sort :

    « Nous allons continuer à perdre si nous ne mettons pas Trump derrière nous. Je suis tellement alarmé par ce que les Démocrates représentent que je voterai pour Trump en 2024 s’il est le candidat du GOP. Mais je ne vais pas m’en réjouir, et je crois que Trump est le seul candidat probable du GOP que Joe Biden peut battre. Les gens de MAGA sont souvent si profondément dans leur bulle que, comme les activistes de gauche, ils ne peuvent pas comprendre ce à quoi ressemblent les gens en dehors de « l’église ». »

    Pour les inconditionnels de Donald Trump, son retrait de la vie politique signifierait également la fin de l’aventure populiste et illibérale au sein d’un Parti républicain recentré sur ses principes reaganiens. Ce serait une mauvaise nouvelle autant pour les Démocrates que pour les ennemis de l’Amérique qui se rejouissent de l’extrême division du pays. Du point de vue libéral , rien ne laisse penser qu’un second mandat de Donald Trump se traduise par une amélioration notable des libertés individuelles.

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      François Ruffin : « Il y a deux invisibles : les oubliés en bas et les ultra-riches en haut »

      news.movim.eu / LeVentSeLeve · Thursday, 16 June, 2022 - 16:43 · 21 minutes

    Nous nous rendons dans la Somme, sur les pas de François Ruffin et de son équipe. Le candidat y déroule sa campagne effrénée, flanqué du tumulte de ses militants. Porte à porte, poignées de main dans les bars, déambulation, ballons gonflables géants : le député se faufile, parle à tout le monde, attrape les habitants, pour 3 phrases ou 10 minutes. Aux pressés ou aux indifférents, il martèle ses slogans : « n’oubliez pas d’aller voter car les riches, eux, n’oublient jamais ! ». Pendant toute une après-midi, nous le suivons et l’interrogeons, à pied et en voiture, assis sur le bord d’un trottoir. Il nous répond par de longs développements , sans cesse interrompu, sans que jamais la cohérence de son propos en souffre, alternant avec aisance entre le registre du militant et celui de l’analyste. Politique et conflit de classe, désindustrialisation, construction européenne, sociologie électorale, écologie populaire… Nous sommes revenus avec François Ruffin sur les thématiques qu’il n’aura cessé de mettre en avant, dans ses interventions à la tribune de l’Assemblée comme dans ses livres et ses articles. Entretien réalisé par Louis Hervier Blondel et Vincent Ortiz, photographies par Pablo Porlan.

    LVSL – Quel bilan tirez-vous de cinq ans de députation ? Vous vous êtes démarqué par vos interventions volontairement polémiques. Certains ont pu vous le reprocher, y compris à gauche, disant qu’on ne construit pas de la politique sur le conflit.

    François Ruffin – Au contraire : la politique ne se construit que sur du conflit. La démocratie, c’est du conflit, mais du conflit organisé, organisé pacifiquement. Et le pire, ce sont les moments où l’on tait le conflit, au nom du consensus, dans une fausse démocratie. C’est comme une cocotte-minute : le conflit, étouffé, revient plus tard de manière violente.

    Et le conflit qui prévaut, pour moi, c’est le conflit de classe. C’est ce que j’ai tenté de faire il y a cinq ans, en martelant certains slogans – « Ils ont l’argent, on a les gens », « le banquier à l’Élysée, le peuple à l’Assemblée »-, au prix peut-être d’un manichéisme, que j’assume. Cinq ans plus tard, rien n’a changé. Au contraire, le CAC 40 enregistre des bénéfices records : 160 milliards de bénéfices pour 2021 ! C’est supérieur de 60 % à son précédent record [NDLR : en 2007 ]. Ces chiffres, scandaleux, devraient être martelés à la télévision chaque soir. La question, pour nous, c’est comment on met ça en scène ? Comment on le donne à voir ? Avec mes électeurs, j’essaie ça : en sport, lorsqu’on bat un record, c’est d’un centimètre, ou d’un centième de secondes. Pour le CAC 40, c’est une augmentation de 60 % par rapport au précédent record ! Le patrimoine des cinq premières fortunes françaises, sous Macron, a été multiplié par trois : aux gens que je croise, je demande « et vos salaires, ils ont été multipliés par trois ? Vos retraites, vos allocations ? » C’est un contre-argument efficace lorsque quelqu’un me parle des assistés ou des immigrés. Ou alors, on fait un jeu, « comptez avec moi jusque trois… Un… deux… trois… » Jeff Bezos, le PDG d’Amazon, vient de gagner 10 000 € ! Autant que ma suppléante, Hayat, en un an : elle est accompagnante d’enfants en situation de handicap.

    Mon combat, c’est de faire ressentir cette injustice sociale, que les gens peuvent ne voient pas, ou rarement. Comme ils éprouvent tout de même un sentiment d’injustice, celui-ci est canalisé dans d’autres directions : les étrangers, les réfugiés, les assistés . Autrement dit : les plus pauvres qu’eux . C’était déjà ma bagarre il y a cinq ans, mais c’est encore davantage conscient aujourd’hui : il y a deux catégories d’invisibles que je cherche à mettre en lumière. Ceux du bas, bien sûr : les auxiliaires de vie sociale, les agents d’entretien, les ouvriers, etc., qui figurent dans mes films. Mais il y a d’autres invisibles à mettre en lumière : ceux du haut.

    L’Union européenne est libérale dans ses fondements. Comparons le mythe fondateur de la nation française à celui de l’UE. Nous avons la Révolution française, l’UE a des traités économiques incompréhensibles pour la grande masse des gens

    On vient de passer devant un magnifique château : celui de la famille Saint-Frères, un empire textile, né au XIXème siècle. Les habitants vivaient aux alentours, dans les corons, dans des taudis, dans de la terre battue. Quand ils sortaient de chez eux, ils voyaient où partait leur travail : dans ces superbes châteaux. Aujourd’hui, quand ils sortent de chez Amazon, ils ne voient pas les immenses villas, yachts et jets privés de Jeff Bezos. Alors, il faut donner à voir, à ressentir cette injustice majeure. Si on y parvient, on réactive le conflit de classe, et du vote de classe. Si on n’y parvient pas, ils vont se tourner vers des bouc-émissaires : « pourquoi est-ce que je suis au chômage alors que les immigrés ont un travail ? », etc. Mais c’est une tâche qui a été abandonnée par la gauche depuis longtemps.

    Un politiste que j’apprécie, Patrick Lehingue, explique que dans les années 70, la gauche ne faisait pas dans la dentelle : c’étaient des clivages relativement simples, binaires, rustiques, les petits contre les gros, le travail contre le capital, les salariés contre les patrons, etc. Puis, dans les années 80, la gauche arrivée au pouvoir a changé de lexique : les choses devenaient plus « complexes », le marxisme était « dépassé ». Les gens, pourtant, continuaient à ressentir une injustice, le chômage s’amplifiait, les Restaus du cœur ouvraient… Mais puisqu’on ne l’exprimait plus en termes de classes, ils se sont tournés vers d’autres oppositions : les vieux contre les jeunes, les hommes contre les femmes, et surtout, surtout, les Français contre les immigrés. Il faut réactiver ce conflit central du capital contre le travail – avec une nuance, tout de même : il y a davantage de petits patrons, d’indépendants, d’auto-entrepreneurs aujourd’hui qu’hier. C’est une transformation, pas seulement économique, psychologique, majeure.

    © Pablo Porlan / Hans Lucas pour Le Vent Se Lève

    Il y a cinq ans, dans ma profession de foi, je prévenais mes électeurs : ça n’allait pas être Walt Disney, aucune de mes propositions de loi ne serait acceptée, et peut-être pas même un amendement. De fait, mes amendements ont été rejetés à 99,72 % ! Ce n’est pas à l’Assemblée que se fait la loi, je l’ai déjà dit dans vos colonnes : c’est une hypocrisie de prétendre que le pouvoir législatif s’y trouve alors que, sauf cohabitation, il s’agit de la chambre d’enregistrement des désirs du président.

    Ce qui a fonctionné, en revanche, au-delà de mes espérances, c’est la fonction de caisse de résonance du député. En parlant des femmes de ménage ou des auxiliaires de vie sociale, je n’ai pas cherché à faire des coups d’éclat. J’ai cherché à décrire leur vie. Ce fut, pour elles, pour leurs enfants, un geste de reconnaissance. C’est apparu surprenant, presque choquant, que dans un lieu aussi prestigieux et couvert de dorures que l’hémicycle, on vienne évoquer des vies simples. C’est pour moi une source de grande fierté.

    LVSL – Je rebondis sur votre volonté de vouloir reconstruire un front de classe. Certains sociologues estiment que la stratégie visant à reconquérir les électeurs des milieux populaires qui votent RN (les « fâchés pas fachos ») est vouée à l’échec. Manuel Cervera-Marzal, en particulier, estime que le rejet de l’immigration étant la priorité numéro 1 des électeurs du RN, il apparaît improbable que l’on puisse les faire basculer vers un vote de rejet de gauche. Il estime également que ce que vous avez réussi en Picardie n’est pas réplicable à l’échelle de la France.

    NDLR : lire sur Le Vent Se Lève notre entretien avec Manuel Cervera-Marzal

    FR – Tout d’abord : j’en fais un devoir moral aussi bien qu’un devoir électoral. Je refuse d’abandonner ces citoyens, souvent dans des bassins industriels, déjà frappés par la crise, je refuse de les laisser au Rassemblement national. Donc, même si c’était impossible, j’essaierais ! Mais ces sociologues doivent être satisfaits : ils estiment que les ouvriers doivent être abandonnés ? C’est ce que fait la gauche depuis quarante ans ! On le voit encore à ces législatives : malgré le bon résultat national de la NUPES, elle ne réunit même pas 20% du vote des ouvriers, alors que le RN fait, lui, 45%… La gauche, depuis les années 1980, a livré la classe ouvrière au Rassemblement national : la mondialisation a alors tracé comme un fil à couper le beurre entre les vainqueurs et les vaincus.

    D’un côté, le textile qui part au Maghreb, puis à Madagascar, en Inde et en Chine. Cela a été particulièrement brutal pour les ouvriers non qualifiés, dont le chômage a triplé en une décennie.

    De l’autre côté, les professions intermédiaires ont été relativement protégées, de par leur statut, leurs qualifications, etc. Cela produit ce qu’Emmanuel Todd appelle un passivisme des éduqués . Ainsi, la gauche a accompagné la mondialisation. Je parle bien sûr de la gauche sociale-libérale, celle qui signe les traités européens et de libre-échange, avec Jacques Delors à la Commission et Pascal Lamy à l’Organisation Mondiale du Commerce. Parce que la chute du textile, par exemple, ce n’est pas le fruit du hasard. L’apogée de la production de textile a eu lieu en 1975, mon année de naissance. Dix années plus tard, il ne reste plus rien. Pourquoi ? Parce qu’entre-temps on a signé les accords multi-fibres. Avec à la clé des licenciements par milliers, une véritable déshérence sociale, des tragédies, des suicides.

    Mais je parle également d’une partie de la gauche « révolutionnaire », « de rupture », « altermondialiste », qui est passée de l’ « antimondialisation » à l’ « altermondialisation », qui a au fond accepté cette mondialisation – sous le prétexte d’en infléchir le cours. Cette gauche répétait à l’envi « qu’un autre monde est possible » : mais dans combien de temps ? Je pense qu’il faut accepter une perspective anti-mondialiste , ou démondialisatrice. Pour plaire aux classes intermédiaires, on a euphémisé cette approche. Pendant ce temps-là, le RN progressait.

    On se focalise, bien sûr, sur le Front national et l’immigration, mais on ne dit rien de son programme économique. Je suis allé fouiller, à la Bibliothèque nationale de France, pour retrouver les premiers tracts du Front National, dans les années 1970. Tel un archéologue, j’ai tenté de retracer l’évolution de son programme économique, de sa fondation jusqu’à nos jours. Que s’est-il passé ? Dans les années 1980, le Front national est ultra-libéral. Il s’inspire de Thatcher et de Reagan. Le FN est en faveur de l’Europe libérale. Ils applaudissent à l’Acte unique et à la construction européenne, car ils voient en l’Europe un rempart contre le bolchévisme. À partir du moment où le mur de Berlin s’effondre, ils changent de perspective. Leur adversaire cesse d’être le bolchévisme pour devenir l’étranger. Le Front national aligne alors son programme économique sur une demande populaire : « il faut se protéger ; il faut protéger notre industrie ; on ne peut pas être livré au vent du libre-échange. »

    Face à cela, les deux cœurs de la gauche – celle de gouvernement, et celle de rupture – a ignoré cette demande populaire de protection. En 2001, quand j’ai vu le lave-linge de Whirlpool quitter Amiens, j’ai fait une étude très précise sur le marché du lave-linge, sur les coûts de la main-d’œuvre, de la sous-traitance, des matières premières, etc. À partir de cela, j’ai compris que le choix de délocaliser vers la Slovaquie répondait à une rationalité imparable. Le patron de cette entreprise a simplement veillé à la maximisation de son taux de profit. Non seulement il y gagnait en termes de coût de la main d’œuvre, mais il y gagnait également en termes de coût des pièces sous-traitées et importées depuis les pays de l’Est. Ce processus était parfaitement logique. Si des coûts n’étaient pas ajoutés – soit sur le transport routier, soit aux frontières -, il fallait s’attendre à ce que les délocalisations continuent. Sans surprise, c’est ce qui s’est produit. Dès lors, je suis devenu protectionniste. En 2011, j’ai d’ailleurs publié un livre : Leur grande trouille – Journal intime de mes « pulsions protectionnistes » .

    © Pablo Porlan / Hans Lucas pour Le Vent Se Lève

    Les sociologues qui justifient l’abandon des ouvriers au RN, ils réactualisent, d’une certaine manière, le fameux rapport de 2011 produit par Terra Nova. Un rapport que j’avais apprécié : au moins, il disait ce que la gauche faisait sans le dire depuis quarante ans ! Les ouvriers doivent être abandonnés, car les reconquérir impliquerait de défendre le protectionnisme et d’abandonner un agenda libre-échangiste.

    En 1981, 74 % des ouvriers ont voté pour François Mitterrand, ainsi que les professeurs, très massivement. La mondialisation a opéré un divorce entre ces deux blocs. Mais à côté de ce premier divorce, en est apparu un autre, au sein des classes populaires elles-mêmes

    Le vote RN dans ma région n’est pas un vote prioritairement raciste. C’est un vote de rejet de la mondialisation.

    LVSL – Vous évoquez la mondialisation et la construction européenne. Le contexte nous conduit à penser que la question européenne va revenir au centre du jeu dans les prochaines années. La BCE a d’ores et déjà annoncé un relèvement de ses taux, ce qui préfigure un retour à l’austérité après une période de relative permissivité. Paradoxalement, on a peu parlé de l’Union européenne et des enjeux européens durant cette campagne présidentielle. Puis l’union de la gauche autour de la NUPES a, par la force des choses, conduit tout un chacun à lisser ses positions sur l’UE. Pensez-vous que la gauche ait intérêt à radicaliser son discours sur la souveraineté nationale et populaire face au cadre européen ?

    FR – 2005 est une date fondatrice. 55 % des Français ont dit non à la concurrence libre et non faussée, non à la liberté de circulation des capitaux et des marchandises. 80 % des ouvriers ont voté « non», de même que 71 % des chômeurs et 67 % des employés. C’était un vote de classe marqué.

    Je remonte à 2005 car il faut garder à l’esprit qu’aujourd’hui, si l’on reposait la même question à la population, on n’aurait pas 55 % de « non» mais 60 ou 65 % ! Et cela, les dirigeants le savent. Raison pour laquelle depuis 2005 ils mènent leur projet sans le démos , voire contre le démos . Le projet de Macron est un projet minoritaire : la base électorale du « oui» de 2005 ne cesse de se rétrécir. Il se passe de l’avis du peuple pour multiplier les traités de libre-échange : avec le Canada, le Viet-Nâm et le Mexique – en plus des négociations en cours avec la Chine et l’Inde.

    C’est ainsi le même projet de mondialisation, de concurrence et de croissance qui se perpétue. Il faut une triple rupture : moins de mondialisation et davantage de protection, moins de concurrence et davantage d’entraide, moins de croissance et plus de répartition. Leur projet est démocratiquement mort et ils le savent.

    L’Union européenne semble moins dogmatique depuis la pandémie. Mais au-delà des déclarations des uns et des autres, intéressons-nous à ce que j’appelle le programme caché d’Emmanuel Macron : sa lettre envoyée à la Commission européenne. Il s’engage dedans à une réduction de 3 % des dépenses publiques ! Ce sont encore les hôpitaux et les écoles qui vont en faire les frais. Ces dix dernières années, la Commission européenne a exigé pas moins de soixante-sept fois que les différents États réduisent leurs dépenses de santé ! Si on est arrivé nus face à la pandémie, c’est aussi le produit des injonctions austéritaires de la Commission.

    Que faire face à cet état de fait ? Désobéir. L’Union européenne est libérale dans ses fondements. Comparons le mythe fondateur de la nation française à celui de l’Union européenne. Nous avons la révolution française, moment de surgissement du peuple sur la scène de l’histoire. L’Union européenne a des traités économiques, incompréhensibles pour la grande masse des gens. D’où son absence d’ancrage populaire. Une politique de gauche sera amenée à se heurter à l’Union européenne.

    LVSL – Face aux lignes de clivages imposées par les médias, la gauche est divisée quant à l’attitude à adopter. Une partie souhaite accepter cette ligne de clivage, et se positionner dans un sens progressiste (défense des minorités , etc), une autre considère qu’il faut sortir du cadre. Où vous situez-vous ? La bonne stratégie politique est-elle ou n’est-elle pas une mise à l’agenda des choses ?

    FR – Si on ne veut pas avoir à subir l’agenda du gouvernement, de nos adversaires ou des médias, il faut bien qu’on impose le nôtre. Cela n’a rien d’évident, car le gouvernement et les médias ont d’importants moyens pour imposer leur agenda.

    Le paradoxe, c’est que nous avons perdu une élection alors que les thématiques qui étaient à l’ordre du jour étaient en partie les nôtres : l’hôpital, le pouvoir d’achat, les services publics, etc. Pendant le temps de la campagne, on est parvenu à marginaliser la question identitaire. Je fais tout mon possible pour ne pas sauter à pieds joints dans ce piège.

    © Pablo Porlan / Hans Lucas pour Le Vent Se Lève

    Je parlais tout à l’heure du divorce entre les classes populaires et les classes intermédiaires apparu dans les années 1980. En 1981, 74 % des ouvriers ont voté pour François Mitterrand, ainsi que les professeurs, très massivement. La mondialisation a opéré un divorce entre ces deux blocs. Mais à côté de ce premier divorce, en est apparu un autre, au sein des classes populaires elles-mêmes : les quartiers populaires d’une part, les campagnes populaires de l’autre. Mettre sur la table des questions d’ordre sociétal , culturel ou cultuel fait exploser la possibilité d’un bloc. Mettre l’accent sur les questions économiques et sociales rend possible un rapprochement. Notre objectif doit être de mettre fin à ces deux divorces qui durent depuis des décennies.

    LVSL – Quid de l’écologie dans ce bloc populaire à construire ?

    FR – C’est l’horizon qu’on doit poser. Mais avec des obstacles sur le chemin. Durant ma campagne, à plusieurs reprises, lorsque je parlais d’écologie, des gens protestaient ! Ah non, pas ça ! Ca semblait un réflexe populaire. Pourquoi ? Parce que l’écologie, ça va m’obliger à changer de voiture, alors qu’elle roule encore, à changer de chaudière, etc. Il faut donc construire une écologie populaire même si l’écologie n’est pas d’emblée populaire.

    C’est une nécessité absolue parce que notre survie commune est en jeu. Face au discours de Zemmour et à son « grand remplacement », je réponds aux gens que le grand défi, la grande perte est ailleurs : durant ma vie, la moitié de ce qui vit sur terre, dans les airs et dans les mers a disparu. Quel monde va-t-on laisser à nos enfants ? La sécheresse est déjà là : on a eu trois mois sans eau en Picardie ! Alors, comment on fait du judo avec ça ? Un tableau que j’aime bien montrer dans mon coin, c’est l’empreinte carbone en fonction des classes sociales. Les 50 % les plus pauvres du pays polluent assez peu, les 40 % du dessus légèrement plus, mais pas de manière considérable, tandis que les 10 % du dessus du panier sont les plus gros émetteurs de CO2.

    Comment construire une écologie populaire ? Par une écologie de conflits. Une écologie qui ne cherche pas à nier le conflit de classe. J’écoutais ce matin un reportage sur France Inter qui évoquait le coût environnemental de l’avion, et mentionnait le fait que l’avion demeurerait polluant pour longtemps encore. La question de la limitation des vols n’était même pas posée ! La perspective de limiter les vols pour ceux qui prennent l’avion entre Paris et New-York comme je prends le train entre Paris et Amiens n’était même pas évoquée ! C’est pourtant à cette classe qu’il faut remettre les pieds sur terre.

    Sur les transports, toujours, plutôt que de chasser la voiture individuelle : Comment faire pour mettre un maximum de marchandises et de voyageurs sur le rail ? Cela nécessite de réduire le coût des billets à un prix abordable et de construire des infrastructures qui soient à la hauteur. La seule loi ferroviaire qui a été votée sous Macron (le « pacte ferroviaire ») contient 87 fois le mot concurrence , tandis que les mots réchauffement, climat ou biodiversité n’apparaissent pas. Bien sûr, on ne s’interroge pas un seul instant sur la manière de démocratiser le rail. Voilà pourtant un biais évident pour rendre l’écologie populaire. J’avais proposé, durant mon premier mandat, que les 1000 premiers kilomètres en train soient gratuits. L’Allemagne vient de lancer le « train illimité à 9 € par mois », avec un immense succès. On doit passer ce message aux gens : « Vous pouvez y gagner ! » Idem sur le logement, autre gros émetteur de gaz à effets de serre.

    Les conditions matérielles pour une mise en cause commune de la mondialisation sont là. Mais encore faut-il que notre discours en fasse une priorité, sans bercer les gens d’illusions. D’ailleurs, eux ne s’en laissent pas compter : l’autre monde possible, en l’état, ils n’y croient pas.

    L’urgence, là, ça devrait être de mettre fin aux passoires thermiques. Il y a cinq millions de passoires thermiques dans le pays. L’année dernière, 2,500 passoires ont été rénovées. Cela signifie qu’à ce rythme, il faudra deux millénaires pour en venir à bout ! Autant qu’entre la naissance du Chist et aujourd’hui ! Mettre fin aux passoires thermiques serait pourtant une mesure gagnante à bien des égards : gagnant pour les ménages pauvres, avec moins de factures pour leur chauffage à payer. Gagnant pour l’emploi, afin de combattre le chômage par des métiers manuels qualifiés non délocalisables. Gagnant pour la planète, l’évidence. Gagnant pour l’indépendance nationale, enfin, cela nous permettra d’importer moins de pétrole et de gaz. C’est ce que je répète depuis cinq ans à l’Assemblée nationale ! C’est seulement depuis la guerre en Ukraine que notre dépendance à l’égard de ces sources d’énergie apparaît comme problématique…

    © Pablo Porlan / Hans Lucas pour Le Vent Se Lève

    On peut très bien, en revanche, construire une écologie anti-populaire – et certains, à gauche, savent très bien le faire ! J’ai vu récemment un reportage montrant que le centre-ville d’Amiens, bientôt, ne sera plus accessible aux voitures polluantes. Le même jour, je lis dans le journal que l’on assiste à une explosion de jets privés en France ! On décide donc de réguler les déplacements au ras du sol, d’imposer des obligations à ceux qui prennent leur voiture pour aller au travail, tandis qu’on laisse ceux qui polluent cent fois plus, là-haut, sans aucune contrainte. La priorité, c’est de les faire atterrir ! Je pense, comme Hervé Kempf, qu’il faut consommer moins et répartir mieux . Et consommer moins, cela doit commencer par ceux d’en-haut.

    LVSL – L’écologie préoccupe en revanche beaucoup les classes intermédiaires, attachée culturellement au libre-échange… Pensez-vous qu’il soit possible d’unir les classes intermédiaires et les plus populaire à un agenda anti-mondialiste ?

    FR – Il y a deux choses qui peuvent aujourd’hui rendre possible la jonction entre les classes intermédiaires et les classes populaires : un facteur social et un facteur écologique. L’européanisation et la mondialisation ont commencé par toucher les ouvriers, puis l’agriculture, et, à présent, s’attaquent aux revenus des classes intermédiaires – qui voient que leur salaire gèle, que leurs enfants sont mis en concurrence avec le monde entier, etc.

    La mondialisation, comme dans le combat des trois Horaces contre les trois Curiaces, s’est attaquée à ces groupes sociaux les uns après les autres. Si elle s’était attaquée en même temps à la classe ouvrière, à la paysannerie et aux classes intermédiaires, elle aurait eu face à elle un front uni.

    D’autre part, il devient chaque jour plus évident que le libre-échange est incompatible avec la lutte contre le réchauffement climatique. Quelqu’un d’aussi peu radical que Nicolas Hulot affirmait que le problème central était le libre-échange, et que la multiplication des éoliennes n’allait en rien le régler.

    Les conditions matérielles pour une mise en cause commune de la mondialisation sont donc bien là. Mais encore faut-il que notre discours en fasse une priorité, sans nous bercer, et sans bercer les gens d’illusions. D’ailleurs, eux ne s’en laissent pas compter : l’autre monde possible, en l’état, ils n’y croient pas.

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      Énergies renouvelables et effet de serre sont indépendants

      Michel Gay · ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Thursday, 18 February, 2021 - 03:30 · 4 minutes

    énergies renouvelables

    Par Michel Gay.

    C’est officiel, la ministre de la Transition écologique et solidaire a déclaré (selon le tribunal administratif de Paris le 3 février 2021) que les énergies renouvelables ne contribuent pas à la réduction des gaz à effet de serre dans un « mémoire en défense » enregistré le 23 juin 2020… et que l’État n’a pas rendu public.

    Réduire les émissions de CO2 ?

    Dans ce « mémoire en défense » envoyé suite à la plainte de plusieurs associations écologistes, et qualifiées pompeusement de l’Affaire du siècle , la ministre Barbara Pompili soutient :

    « En ce qui concerne l’objectif d’augmentation des énergies renouvelables, celui-ci est indépendant de celle des gaz à effet de serre… »

    Elle y déclare aussi accessoirement que « la réponse est la même en ce qui concerne l’objectif d’amélioration de l’efficacité énergétique » qui ne sert donc pas un objectif climatique comme annoncé.

    Les Français ont donc la confirmation officielle que la transition du nucléaire vers les énergies électriques intermittentes (éolien, photovoltaïque) n’a aucun impact sur la baisse des émissions de CO2 et ne permet donc pas de lutter contre le réchauffement climatique, et encore moins d’atteindre les objectifs définis par les accords de Paris sur le climat en 2015.

    Il est même probable que les éoliennes augmentent les émissions de gaz à effet de serre en France !

    Énergies renouvelables : le opulisme idéologique

    La députée Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteur du rapport (juin 2019) de la Commission d’enquête parlementaire sur les énergies renouvelables, avait aussi reconnu que les éoliennes ne servent à rien pour la transition écologique au Colloque National Éolien en 2019.

    Elle y avait même déclaré :

    « Le jour où les gens vont comprendre que cette transition énergétique ne sert pas la transition écologique, vous aurez un sentiment de rejet de ces politiques en disant : « mais vous nous avez menti » en fait ! »

    Lors de son audition par cette Commission parlementaire, Jean-François Carenco, le président de la Commission de régulation de l’énergie (CRE), avait reconnu au printemps 2019 que la transition énergétique et le développement des énergies renouvelables électriques ne sont pas réalisés dans le but de diminuer les émissions de gaz à effet de serre :

    « Il ne faut pas s’y tromper : grâce à notre mix énergétique décarboné, composé principalement de nucléaire et d’hydroélectricité, nous bénéficions déjà de faibles émissions de CO2 et d’un prix de l’électricité maîtrisé. Nous émettons six fois moins de CO2 que nos voisins allemands et le prix de l’électricité pour un consommateur résidentiel est de l’ordre de 180 euros par mégawattheure contre 300 euros en Allemagne. Ce n’est donc pas pour ces raisons qu’il faut développer les ENR. Il faut le rappeler, parce qu’on entend malheureusement beaucoup de mensonges à ce sujet : le développement des ENR électriques en France ne sert pas à réduire les émissions de CO2 ».

    Mais à quoi servent donc les ruineuses énergies renouvelables intermittentes comme l’éolien et le solaire photovoltaïque ?

    Elles n’ont aucun sens. Elles procèdent d’une forme de populisme idéologique pour conforter une clientèle électorale antinucléaire et soutenir une idéologie de la décroissance si chère à certains écologistes .

    Les énergies renouvelables : une politique écologique dogmatique

    Depuis 15 ans, nombreux sont les ministres de la Transition énergétique (Corinne Lepage, Dominique Voynet, Yves Cochet, Delphine Bato, Nicolas Hulot, François de Rugy, Barbara Pompili), issus de l’écologie politique. Ils sont responsables de ce piètre résultat et d’avoir nommé aux postes clés les artisans toujours actifs de ce fiasco.

    Plutôt que de poursuivre l’État français, la Fondation Hulot devrait demander de sanctionner les promoteurs du modèle énergétique inefficace fondé sur le vent et le soleil, en particulier monsieur Hulot, ministre de l’Environnement sur la période 2017-2018…

    Car le véritable scandale de l’Affaire du siècle est de désindustrialiser la France au profit de pays augmentant leur consommation de charbon (Chine) ou de gaz (Allemagne ), et de détruire l’industrie nucléaire ( Fessenheim ) pour la remplacer par les énergies renouvelables fatales et intermittentes du vent et du soleil émettant davantage de carbone . Tout cela aux profits d’investisseurs le plus souvent étrangers et sur le dos des contribuables .

    Voilà où mène une politique écologique dogmatique antinucléaire et où réside la véritable Affaire du siècle.

    Chiche : pourquoi ne pas l’instruire ?

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      Les Français ont-il encore confiance dans la science ?

      The Conversation · ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Saturday, 2 May, 2020 - 03:25 · 8 minutes

    science

    Par Luc Rouban 1 .
    Un article de The Conversation

    En qui peut-on avoir confiance ? Les soignants, élevés au rang de héros ? Les choix du gouvernement, sous le feu des critiques pour les déclarations contradictoires de ses membres ? Le corps professoral et médical dont le discours rationnel est relayé par les médias en matière de confinement et de prophylaxie mais dont certains représentants s’embourbent dans des polémiques, comme celle qui s’est développée autour du professeur Raoult ?

    L’une des grandes questions que pose l’épidémie de Covid-19 est celle du statut social de la science et de son rôle dans le monde d’après. Le politique, en convoquant la parole des experts, parfois relayée avec retard et confusion, cherche à trouver des solutions collectives pour épargner des vies, sauver le pays de la catastrophe économique mais aussi ce qu’il reste du macronisme pris au piège de sa propre prétention à l’efficacité .

    Dans ce contexte, comment les Français se représentent-ils la science et ses messages, sur lesquels la communication de crise sanitaire s’appuie ?

    La dernière vague de l’enquête du Baromètre de la confiance politique du Cevipof , menée en avril au cœur du confinement, nous montre que, loin d’être acquise, la légitimité de la parole scientifique est particulièrement malmenée au sein de l’opinion publique.

    La crise sanitaire n’a pas valorisé le statut social de la science

    Le triomphe de la science sur le populisme est loin d’être acquis. On enregistre, certes, de très hauts niveaux de confiance dans les hôpitaux : entre février et avril 2020 (« tout à fait confiance » et plutôt confiance » passe de 82 % à 89 %). Par ailleurs, l’affirmation selon laquelle « Les chercheurs et scientifiques sont des gens dévoués qui travaillent pour le bien de l’humanité » réunit 85 % d’opinions positives parmi les enquêtés.

    Cela étant, la science en tant qu’ensemble d’activités institutionnalisées fait l’objet de beaucoup plus de réticences . Nous avons ainsi posé la question suivante aux enquêtés de notre échantillon représentatif :

    Avez-vous l’impression que la science apporte à l’Homme plus de bien que de mal, autant de bien que de mal, plus de mal que de bien ?

    Les enquêtés répondent en France qu’elle apporte plus de bien que de mal à concurrence de 41 %, autant de bien que de mal à hauteur de 46 %, et plus de mal que de bien à 12 %. Ces chiffres étaient les mêmes en décembre 2018. Rien n’indique un élan d’enthousiasme à l’égard de la science. On peut compléter cette question par d’autres portant sur le fait que la science et la technologie menacent les valeurs morales ou bien sur le point de savoir si le bon sens n’est souvent pas plus utile que les connaissances scientifiques.

    Un indice de soutien à la science

    Sur cette base, nous avons construit un indice de soutien à la science qui va de 0 à 3 en fonction du nombre de réponses allant dans le sens de la défense des activités scientifiques. Nous pouvons ensuite dichotomiser cet indice entre ceux qui soutiennent fortement celles-ci (niveaux 3 et 4) et ceux qui ne les soutiennent pas (niveaux 0 et 1).

    Graphique 1 : L’apport de la science en Allemagne, en France et au Royaume-Uni en avril 2020 (%).


    Baromètre de la confiance politique, CEVIPOF, vague 11 bis, 2020 , Author provided

    L’analyse montre que 45 % des enquêtés défendent la science alors que 55 % ont un niveau de soutien bien plus faible. De surcroît, c’est en France que ce niveau est le plus bas si on compare la situation nationale à celle qui prévaut en Allemagne et au Royaume-Uni sur la base du même questionnaire et de la même date de terrain.

    Le niveau de populisme, une puissante influence

    Il ne suffit pas de présenter des données moyennes, il faut regarder ce qui joue le plus sur leur évolution. Sans grande surprise, le niveau global de soutien à la science suit le niveau de diplôme et, mécaniquement, celui de l’appartenance aux divers groupes socioprofessionnels.

    C’est ainsi que le soutien aux activités scientifiques passe en France de 37 % dans les catégories populaires, à 48 % dans les catégories moyennes puis à 56 % dans les catégories supérieures, ce qui veut dire que même ces dernières sont assez divisées sur la question.

    L’âge joue aussi et différencie dans les trois pays les seniors de plus de 65 ans, toujours bien plus défenseurs des activités scientifiques que les générations plus jeunes : autour de 40 % chez les 18-24 ans mais 57 % chez les seniors français, 55 % chez leurs homologues allemands et 65 % au Royaume-Uni.

    Mais l’équation est déjà là : c’est chez les plus diplômés et les seniors que le niveau de populisme est le plus bas, comme le montrent de nombreux travaux de science politique .

    Or c’est bien lui qui fait varier le plus les représentations sociales de la science. Pour étudier le niveau de populisme, nous avons construit un indice reposant sur les questions suivantes :

    • les hommes politiques sont plutôt corrompus ;
    • un bon système politique est celui où les citoyens et non un gouvernement décident ce qui leur semble le meilleur pour le pays ;
    • la démocratie fonctionnerait mieux si les députés étaient des citoyens tirés au sort.

    Cet indice, qui va donc aussi de 0 à 3, a été dichotomisé afin de distinguer un niveau faible de populisme d’un niveau élevé (niveaux 2 et 3).

    Graphique 2 : Le soutien à la science par niveau de populisme en avril 2020 (%).


    Baromètre de la confiance politique, CEVIPOF, vague 11 bis, 2020 , Author provided

    En France, 57 % des enquêtés sont d’un niveau élevé de populisme contre 55 % en Allemagne et 51 % au Royaume-Uni. Il suffit alors de croiser l’indice de soutien à la science et l’indice de populisme pour voir que l’effet de ce dernier est considérable.

    Le populisme, reposant sur la défiance à l’égard des élites, peut se décliner à gauche (la science est prisonnière du capitalisme et des intérêts financiers) comme à droite (la science est un prétexte pour disqualifier le savoir naturel du peuple ou les traditions).

    Mais dans un cas comme dans l’autre, son filtre joue un rôle puissant dans la perception que les enquêtés ont de la science comme institution.

    Quand la science se transforme en expertise

    L’activité scientifique reste toujours un peu mythique pour une grande partie de l’opinion. Les professionnels de la recherche connaissent l’envers du décor en bien comme en mal, surtout en mal, lorsque la science instituée peut devenir un jeu de dupes (comités de lecture contrôlés par des réseaux de copains, ouvrages signés par des auteurs qui n’ont rien écrit, etc.).

    Les représentations sociales de la science sont cependant fortement modelées par l’information gouvernementale qui, à travers l’expertise, tente de transformer l’information scientifique en décisions légitimes .

    Le point faible des activités scientifiques est donc ce processus de transformation où le travail politique reprend ses droits.

    Dans le cas de l’épidémie de Covid-19, l’information gouvernementale n’a pas convaincu grand monde en France même si la personne du président de la République suscite une légère hausse de confiance entre février et avril, passant de 33 % à 36 %.

    La science malade de la politique

    La confiance placée en France dans les sources d’information sur la situation sanitaire passe ainsi de 91 % lorsqu’il s’agit des médecins à 68 % lorsqu’il s’agit des experts scientifiques qui conseillent le gouvernement puis à 42 % lorsqu’il s’agit du seul gouvernement.

    Les comparaisons sont assez impitoyables sur ce dernier point car la confiance dans le gouvernement est de 67 % en Allemagne et de 71 % au Royaume-Uni.

    Nous observons également que la proportion d’enquêtés ayant confiance (en cumulant les réponses « tout à fait confiance » et « plutôt confiance ») en France dans les statistiques relatives au nombre de cas infectés est de 43 % contre 59 % en Allemagne et 61 % au Royaume-Uni. Cette proportion passe à 48 % lorsqu’il s’agit du nombre de décès contre 63 % en Allemagne et 64 % au Royaume-Uni. Et elle tombe à 30 % lorsqu’il est question du nombre de masques disponibles contre 41 % en Allemagne et 49 % au Royaume-Uni.

    La crise sanitaire n’a pas suscité une vague de confiance spontanée dans les activités scientifiques qui restent très dépendantes dans les représentations sociales du poids que le populisme a pu prendre dans le paysage politique.

    L’avenir d’une « politique rationnelle » tournée vers une économie préservant l’environnement ou vers un libéralisme contrôlé et assujetti à des intérêts communs plus importants comme la santé publique et privée, reste donc prisonnier du malaise démocratique, plus fort en France qu’ailleurs. La Fontaine , écrivait que « les animaux sont malades de la peste ». Ne peut-on se demander, en paraphrasant le poète, si la science en France n’est pas malade de la politique ?

    Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’ article original .

    The Conversation

    1. Luc Rouban est Directeur de recherche CNRS, Sciences Po – USPC .
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      Coronavirus au Mexique, une tragédie annoncée ?

      Auteur invité · ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Saturday, 2 May, 2020 - 03:20 · 7 minutes

    Par Juan Cristóbal Cruz Revueltas 1 .
    Un article de la revue Conflits

    Au-delà du grave problème de santé qu’elle représente, l’épidémie du coronavirus a deux effets majeurs sur le Mexique. Elle donne un coup d’arrêt au projet du président López Obrador et, surtout, met le Mexique sur le chemin d’une pente inquiétante et dangereuse.

    Il semble bien loin le 1 er décembre 2018 lorsqu’AMLO (acronyme qui le désigne) avait tous les éléments nécessaires pour conduire à bon port le pays : un triomphe électoral avec plus de 30 millions de voix et le contrôle des deux chambres avec son parti (MORENA).

    À ce moment-là, AMLO avait besoin de peu de choses pour se présenter comme le sauveur de la patrie, surtout face à l’image frivole, sulfureuse et de grande corruption du président sortant, Peña Nieto .

    Malgré sa figure de candidat populiste, AMLO aurait bien pu devenir le dirigeant pragmatique de la quinzième économie mondiale. Mais ce ne fut pas le cas. AMLO a choisi de suivre une sorte de synthèse entre le dirigisme des années 1970 et le populisme du XXI e siècle.

    De l’ancien étatisme nationaliste, il a eu l’ambition de faire de l’État un grand acteur économique, notamment de l’industrie pétrolière. Le côté populiste lui vient de son tempérament revanchard, de son obsession à diviser la société en la polarisant, de sa volonté à centraliser tout le pouvoir et, à la fois, d’affaiblir tous les contrepoids institutionnels et même ceux de la société civile. ONG et médias inclus.

    En d’autres termes, son projet semble bien avoir comme but la renaissance de l’ancien parti centralisé, autoritaire et populiste qui régnait sur le Mexique dans les années 1970, à la même époque où le jeune Andrés Manuel López Obrador s’initiait en politique en adhérant au parti hégémonique, le PRI .

    Une grande fragilité économique

    Cependant, la progressive consolidation de ce projet autoritaire ressemble bien, par ses continuelles maladresses, à une longue succession de triomphes pyrrhiques. Au cours de sa campagne politique, Obrador avait promis de sortir le Mexique de la croissance médiocre des dernières décennies et d’atteindre 4 % de croissance annuelle.

    Pour parvenir à ce but, le nouveau gouvernement aurait eu besoin d’un niveau d’investissement à hauteur de 30 % du PIB. Néanmoins, l’annulation de grands travaux publics et privés, en dehors de tout cadre juridique, a brisé la confiance des investisseurs. Il n’est pas étonnant que, en 2019, l’investissement privé ait été le plus faible jamais enregistré au Mexique depuis 2005.

    Comme si cela ne suffisait pas, on a promulgué une loi « d’austérité républicaine » : « … pour […] la gestion efficace et efficiente des ressources… » (loi fédérale républicaine sur l’austérité, article 4, section I). La mise en œuvre de cette loi, quelque peu étonnante pour un gouvernement dit de gauche, a eu pour effet le plus faible investissement public depuis 20 ans.

    Les conséquences ne se sont pas fait attendre. Jusqu’en 2018, le Mexique avait suivi le cycle économique de son principal partenaire commercial. Mais, avec AMLO, l’économie mexicaine s’est contractée 0,1 % en 2019, une première depuis 10 ans, alors que l’économie de son grand voisin du Nord progressait de 2,1 %. En 2019, selon le New York Times (1), le Mexique n’a produit que 342 000 nouveaux postes d’emploi. Selon certains observateurs, nous sommes passés d’un taux de chômage de 3,3 % en 2018 à 3,6 % en 2019. La rareté des emplois sera difficilement un bon moyen pour favoriser l’égalité si prônée par AMLO.

    De toute évidence, les décisions prises par AMLO ont rendu impossible la croissance économique. Ses partisans ont soutenu l’argument douteux selon lequel, peu importe la croissance du PIB puisque le gouvernement du président mexicain concentre ses efforts pour soutenir les plus défavorisés.

    Cependant, aucun de ses grands projets, auxquels son gouvernement a consacré environ 3,55 milliards de dollars en 2019 – alloués à la production d’essence et au tourisme –, ne vise directement à améliorer les conditions des personnes précaires. Encore moins son projet de sauvetage de la compagnie pétrolière d’État, Pemex, dont l’effort s’est traduit par une perte de 17 000 millions de dollars seulement pour l’année 2019.

    Notons qu’ignorant le changement climatique, la recherche d’énergies alternatives et le fait que le marché pétrolier se soit évaporé, AMLO insiste pour continuer à investir pour ce dernier. Quant aux programmes destinés aux plus défavorisés, il faut se rappeler que, pendant la période 2014-2018, c’est-à-dire avant l’élection d’AMLO, le pays était passé de 11 % à 7 % des Mexicains en situation de pauvreté extrême, soit environ 3 millions de personnes en moins en situation précaire.

    Néanmoins, le gouvernement actuel a commencé par défaire certains programmes sociaux lancés au cours des dernières décennies – en particulier Prospera – pour mettre, à la place, des programmes de bourses par nature difficiles à surveiller et facilement transposables en politique clientéliste et génératrice des effets pervers (par exemple, en induisant les jeunes à abandonner les études).

    L’épidémie aggrave la situation

    L’ effondrement de l’économie du pays et l’épidémie de Coronavirus n’ont pas changé le programme et les stratégies d’Obrador d’un iota. D’abord, son gouvernement a mis la clef sous la porte du système de santé populaire (Seguro Popular) qui avait fait ses preuves depuis 2003. Actuellement, le nouveau système de santé populaire (Insabi) est très fragile.

    Par ailleurs, durant les jours décisifs qui ont suivi la préparation du pays et la sensibilisation de l’opinion publique face à l’épidémie, le président a maintenu ses tournées nationales et a incité les gens à acheter des billets de loterie avec comme 1 er prix l’avion présidentiel.

    Comme le soulignent constamment les observateurs, il se conduit davantage comme un candidat en campagne que comme un président. Ses détracteurs l’accusent aussi de délaisser la santé et le bien-être des Mexicains. Avec l’épidémie du coronavirus, la pauvreté va augmenter.

    Mais, effectivement, AMLO n’a l’air de se soucier que de sa base électorale. Le 2 avril dernier, en plein pendant de la crise du Coronavirus, le président mexicain a déclaré que l’épidémie « l’arrange bien » (« como anillo al dedo ») pour son projet. Pas étonnant qu’Obrador ait déjà perdu 20 points d’approbation en une année. Alors qu’il était un président extrêmement populaire, il s’installe dans la désillusion, le désaccord et la confrontation au moment où le Mexique doit faire face à la pire crise qu’elle ait connue au cours des cent dernières années.

    Le gouvernement d’AMLO sera probablement, sauf surprise, le seul au monde à ne pas offrir un grand programme de soutien aux PME. Aujourd’hui, face à la probable destruction du tissu industriel, plusieurs gouverneurs du Nord, qui est la zone la plus industrialisée du pays, ont commencé à réclamer un nouveau pacte fiscal.

    Notez que, en effet, les grands projets d’Obrador favorisent les États du Sud, en particulier Tabasco, son État natal. L’horizon inquiétant d’une fragmentation de l’État mexicain vient d’être ouvert. Dans son édition du 14 avril, le journal britannique Financial Times a tiré la sonnette d’alarme : « sauf changement radical sur la route, le Mexique est en train, avec AMLO, de passer de manière accélérée d’une décomposition graduelle à une grande crise ».

    Les esprits les plus éclairés du Mexique s’accordent à dire qu’avec le président actuel, la société se sent abandonnée par l’État. Ainsi, une chercheuse du Colegio de Mexico, Isabel Turrent, a exprimé publiquement ses regrets : « López Obrador a mis nos vies et notre avenir économique en danger. Chacune de ses mesures a mis le pays au bord du gouffre » (Isabel Turrent, REFORMA, 12 avril 2019).

    Sur le web

    1. Professeur de Philosophie politique à l’université mexicaine autonome de l’État de Morelos. Dernier ouvrage paru : avec Lacorne, Denis, Una democracia frágil: religión, laicidad y clases sociales en los Estados Unidos , Ed. Marcial Pons, Madrid 2017.