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      Les limites du système social français mises en lumière par la crise des retraites

      ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Saturday, 22 April, 2023 - 03:30 · 5 minutes

    La retraite ! Il fallait évidemment faire quelque chose, ne jetons pas la pierre au gouvernement ! Et c’est forcément compliqué de demander aux gens de travailler plus.

    Il n’empêche que ça aurait dû se passer mieux. Réfléchissons aux raisons de cette tourmente qui a surpris tous nos voisins européens et comment améliorer notre fonctionnement dans le domaine social.

    Les retraites dans le domaine social

    Nous sommes en effet dans le domaine social dont l’origine remonte au XVI e siècle avec Vincent de Paul qui s’est engagé dans la fondation de congrégations et d’œuvres sociales religieuses (enfants abandonnés, accidents de la vie, hospitalisations…). Les grandes entreprises ont, elles aussi, investi le domaine, initiative très injustement qualifiée de paternalisme. Puis, progressivement, l’État s’est saisi du sujet.

    On a connu plus tard la naissance des syndicats patronaux et salariés. Progressivement, la sphère sociale a été gérée, dans le cas européen, par une sorte de ménage à trois.

    C’est évidemment en France que l’État est devenu le plus actif et c’est ce qui explique les 57 % (avant le covid) de sa sphère publique et sociale (25 % pour le régalien et 32 % pour le social : record du monde).

    Les préoccupations financières ont renforcé l’emprise de l’État : « je comble les trous des caisses mais j’ai un droit de regard sur ce qui se passe dans vos réunions ».

    Petit à petit, nos concitoyens ont pris l’habitude de déléguer à l’État de plus en plus de responsabilités : « avec les impôts que je paye, je ne vais pas en plus m’occuper de tout cela ! ».

    On a vu très vite venir les exhortations de l’État et du politique : « là, il y a un problème, je laisse syndicats et patronat discuter, et s’ils ne parviennent pas à se mettre d’accord, je légifère. »

    Puis est arrivé le funeste concept de l’ État providence , qui a donné la fausse impression que l’argent tombait du ciel. Le « quoi qu’il en coûte » du covid n’a pas arrangé les choses, les Français ayant complètement perdu la notion des coûts du système social.

    Plus grave encore, cette implication de l’État a politisé les syndicats, ravis de ce nouveau champ d’action qui leur était offert : interagir directement avec les politiques, et ce, d’autant plus qu’ils avaient de moins en moins de support dans l’entreprise.

    Il y a 50 ans, 30 % des employés étaient syndiqués, aujourd’hui, ils sont moins de 10 % . L’État a évidemment compensé la baisse des cotisations par des aides financières pas toujours très lisibles : un audit général communiqué au grand public ne ferait pas de mal à la démocratie.

    La grève

    Une incidence dans toute cette affaire, le droit de grève a évolué : on ne devrait pas utiliser le même mot pour qualifier une grève des employés voulant améliorer leur situation financière dans le cadre de l’entreprise et l’action d’un syndicat utilisant son monopole sur une profession dans un domaine indispensable à la vie des Français (essence ou transport), pour peser sur une discussion parlementaire en empoisonnant la vie des concitoyens.

    Ce mélange des genres met en danger notre démocratie, sans parler du levier donné aux Black Blocs lors des manifestations.

    Les problématiques réelles de la retraite

    Les limites du système sont aussi apparues dans la présentation des problématiques de la retraite puisque les considérations financières ont été pratiquement absentes. Impossible de savoir si le système est en équilibre, si les déficits étaient de l’ordre de 10 milliards ou plutôt entre 30 et 40 milliards comme annoncé par le Commissaire au plan.

    Le rapport du COR n’a pas été expliqué au public et a été considéré obscur par ceux qui l’ont lu, le qualifiant même de sorte d’auberge espagnole où on trouvait toujours des chiffres permettant  de défendre n’importe quelle thèse.

    Une seule chose est sûre : partout ailleurs dans le monde , on part au plus tôt à 65 ans et l’allongement a été admis sans difficulté.

    Le cas emblématique est celui de l’Allemagne : pourquoi cela s’est-il si bien passé ? Schroeder était aux commandes ; les dépenses publiques allemandes étaient montées à 57 % du PIB, essentiellement dans le cadre du rattachement de l’Allemagne de l’Est. Schroeder a jugé ces niveaux de dépenses trop élevés et a annoncé qu’il fallait les baisser de 12/13 points. Il a commencé à expliquer que l’argent manquait, il a convaincu et a maintenu sa politique, en prévenant que l’État ne comblerait plus le déficit des caisses de retraites.

    Il a ensuite a invité patrons et syndicats à régler eux-mêmes le problème et tout s’est passé très rapidement ; l’âge de départ à la retraite a été repoussé à 65 ans et les citoyens, confrontés à la réalité des chiffres ont adopté une posture raisonnable.

    L’État doit se recentrer

    Une leçon simple à tirer de cet épisode : l’État doit se recentrer.

    Il y a trois domaines dans l’économie : l’économie privée, l’État (régalien par nature) et la sphère sociale.

    Dans la très difficile période qui s’ouvre sur le plan géopolitique, l’État doit placer toute son énergie dans ses fonctions régaliennes : armée, affaires étrangères, police, justice, immigration. La tâche est immense et le travail sera dur, très dur.

    Le domaine social doit être impérativement redonné aux syndicats et au patronat, qui ont montré récemment qu’ils pouvaient tout à fait se mettre d’accord sur un sujet pointu : le partage de la valeur.

    Revenons à des formules très simples, celles que nous enseignaient nos parents et grands-parents : « qui trop embrasse, mal étreint » et « à chacun son champ, les vaches sont bien gardées ».

    Les responsabilités seront mieux définies, chacun saura ce qu’il a à faire. Cette redistribution des rôles simplifiera les choses, elle permettra aux entreprises de redonner toute leur mesure (la plus grande d’entre elles, le CAC40, montre de quel bois notre sphère privée est faite), et au Parlement de retrouver son rôle. Et la confiance reviendra.

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      [Débat] Quelle position avoir face à la Chine ?

      ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Friday, 21 April, 2023 - 03:30 · 19 minutes

    Emmanuel Macron a beaucoup fait parler de lui lors de sa visite en Chine et avec ses propos sur les tensions avec Taïwan. L’occasion pour les auteurs de Contrepoints Finn Andreen et Christian Michel de débattre sur ce sujet et sur la place de l’État dans les relations internationales.

    Macron en Chine : le manque d’indépendance de la France

    Selon Finn Andreen, la visite récente du président Macron en Chine illustre le manque d’indépendance politique de la France à la fois vis-à-vis de l’Union européenne et des États-Unis. Les messages contradictoires de Macron, en mettant l’accent sur le conflit en Ukraine tout en plaidant pour une stratégie européenne d’autonomie, montrent une absence de clarté dans la politique étrangère de la France. Pour Finn Andreen, la France devrait améliorer ses relations avec la Russie et la Chine tout en cherchant une relation plus équilibrée avec les États-Unis.

    La récente visite du président Macron en Chine a été très suivie pour des raisons politiques plutôt qu’économiques. Ce n’est pas surprenant puisque la Chine est le centre de l’attention en Occident, étant donné sa proche relation avec la Russie, mais aussi à cause de la dégradation de ses relations avec les États-Unis.

    Il est souvent difficile de savoir exactement quelle est la position d’Emmanuel Macron, et donc de la France, en politique étrangère, car le président passe souvent « en même temps » des messages contradictoires. Cette visite en Chine ne fut pas une exception. Mais elle fut aussi un exemple flagrant du manque d’indépendance politique de la France aussi bien de l’Union européenne que des États-Unis.

    Manque d’indépendance envers Bruxelles

    D’abord, Macron a clairement confirmé la position de dépendance de la France à l’Union européenne, en invitant Ursula von der Leyen à l’accompagner en Chine. En mars, la présidente de la Commission et probable future cheffe de l’OTAN a déclaré conjointement avec les USA que la Chine est un « rival stratégique ». En lui proposant de participer à cet échange bilatéral, Macron a non seulement associé la France à l’Union européenne, mais aussi avec la position clairement antichinoise de Washington.

    Lorsque Macron a évoqué la « feuille de route bilatérale » entre la France et la Chine, il a prononcé les mots suivants au président chinois, lesquels méritent d’être intégralement cités :

    « Vous l’avez évoqué, ce partenariat stratégique nous le voulons et il est au fond très illustratif, en effet, de cette vision française et je crois maintenant pouvoir le dire, européenne. Cela fait cinq ans que vous m’entendez défendre la souveraineté européenne, une autonomie stratégique européenne, au service d’ailleurs d’un projet commun mais aussi parce qu’elle est jumelle de l’indépendance française. Je crois que nous y sommes et je pense que l’Europe est en train de se doter d’une vraie stratégie en la matière, et je pense que c’est d’ailleurs l’intérêt de nos amis d’œuvrer en ce sens. Et notre feuille route bilatérale, je crois, a une total pertinence à cet égard. »

    Xi Jinping et ses collègues chinois peuvent être pardonnés de n’avoir pas compris la relation entre la France et l’Union européenne. À travers cette description tordue et confuse, la France est présentée comme indépendante mais en même temps ( sic ) liée à l’Union européenne, ce qui est contradictoire.

    Manque d’indépendance envers Washington

    Pour les États-Unis, la Chine est non seulement un obstacle à son hégémonie mais aussi un levier pour influencer le conflit en Ukraine en faveur de l’Occident. Mais Washington n’a que peu de contact avec Pékin depuis la destruction, début février, d’un ballon météorologique chinois sans échanges préalables, et après les remarques personnelles du président Biden envers Xi Jinping lors de son discours sur l’état de la Nation, le 7 février.

    Macron a donc commencé sa visite en Chine en véhiculant les messages de Washington , en particulier une intransigeance quant à une possible fourniture d’armes à la Russie. Il aussi insisté auprès des Chinois sur la nécessité de « ramener les Russes à la raison », demande qui forcément ne pouvait aboutir. Pour Pékin, la guerre en Ukraine ne concerne pas les relations entre la Chine et la France. Si Macron avait une politique étrangère indépendante des États-Unis, il n’aurait donc pas priorisé le conflit en Ukraine.

    Les États-Unis et la France souhaitent utiliser la Chine pour « faire basculer » le conflit ukrainien en leur faveur. Ceci semble improbable étant donné que la Chine comprend la position russe sur l’origine du conflit et ne s’y immisce pas. De plus, en quittant Moscou en mars, Xi Jinping a dit à Poutine qu’ensemble ils effectuaient des changements sur le monde comme il n’en n’a pas vu depuis 100 ans .

    La position de Macron montre donc non seulement une considération démesurée des intérêts des États-Unis, mais aussi une ignorance du monde multipolaire qui prend forme de manière accélérée. La France aurait intérêt à soigner ses relations avec la Russie et la Chine et en même temps revenir à une relation plus symétrique avec les États-Unis. La France ne pourrait-elle pas effet jouer un rôle unique de vase communiquant entre, d’une part les États-Unis et un groupe de pays subordonnés qui insistent sur la préservation du concept de monde unipolaire, et d’autre part le reste du monde, mené par les BRICS ?

    Le « en même temps » est de retour

    À la fin de sa visite en Chine, Macron a néanmoins fait quelques déclarations qui allaient dans le sens des Chinois et du monde multipolaire, ce qui en a inquiété certains à Washington.

    Par exemple, France24 rapporte que « Macron suscite un tollé en défendant une voie européenne entre Chine et États-Unis ». Et Politico titre que « Macron incite les Européens à ne pas se penser en suiveurs des États-Unis », et que « le président français plaide pour l’indépendance vis-à-vis des positions américaines. »

    Cette position ne peut que rappeler la politique gaullienne d’indépendance et d’autonomie stratégique de la France. Cependant, jusqu’à preuve du contraire, il ne faudrait pas prendre au sérieux ce genre de déclarations car les actions de Macron démontrent qu’il a positionné la France clairement dans le camp de Washington, continuant ainsi une soumission stratégique envers les USA qui existe au moins depuis la présidence de Nicolas Sarkozy.

    Quel rôle pour l’État ?

    Les visites de chefs d’État devraient soulever la question du rôle de l’État dans les relations entre les nations. Il y a une tendance à oublier que les relations les plus importantes entre elles sont les relations économiques. Et dans des sociétés libres ces relations ne concernent pas les gouvernements mais les entreprises et les individus qui échangent entre eux au-delà des frontières politiques. Par leur zèle souvent mal placé, les gouvernements peuvent aussi bien faciliter le commerce en respectant et protégeant le libre-échange, que l’entraver en essayant de le contrôler.

    Ces dernières années, les Occidentaux, États-Unis en tête, sont responsables d’entraver les échanges commerciaux avec la Chine. Xi Jinping a du rappeler à Ursula von der Leyen et à Macron que « la Chine et l’Union européenne devraient maintenir leurs marchés ouverts l’un à l’autre, offrir un environnement équitable et non discriminatoire aux entreprises de l’autre partie, et éviter de transformer les questions économiques et commerciales en questions politiques ou de sécurité nationale. »

    Quelle ironie que ce soit la Chine, officiellement communiste, qui rappelle à l’Europe les principes du libre-échange.


    Pourquoi la Chine est bien un adversaire stratégique du monde libre ?

    Christian Michel soutient que la Chine est un adversaire stratégique du monde libre car elle remet en question les valeurs universelles et le droit d’ingérence. Selon Christian Michel, la multipolarité du monde, prônée par certains, ne conduira ni à la paix ni à la prospérité, mais qu’un ordre mondial fondé sur des institutions internationales solides est nécessaire pour garantir la sécurité et la liberté pour tous.

    Comme des marathoniens font la course en tête un moment avant d’être rejoints et dépassés, différentes civilisations au cours de l’histoire ont dominé leur partie du monde – Assyriens, Égyptiens, Grecs et Romains, Chine sous les dynasties Tang et Song, Mayas et Aztèques, Ottomans. Et bien sûr, plus près de nous, les empires nés en Europe. Ils ont projeté partout la civilisation occidentale.

    Mais aujourd’hui la Chine et aussi la Russie, et quelques seconds couteaux, déclarent que le jeu a assez duré, qu’il est temps pour l’Occident de se replier, que le futur est à un monde multipolaire. Chacun chez soi sur cette planète, comme des voisins dans leur bungalow, avec un panneau « Don’t tread on me » pendu à la grille. N’est-ce pas la recette d’un monde bien ordonné ?

    Que non ! Et l’histoire nous le montre. Car la multipolarité que d’aucuns réclament n’est qu’une extension à l’échelle de civilisations du principe westphalien qui a gouverné la diplomatie européenne du XVII e siècle jusqu’à la fin du siècle dernier. Assez longtemps pour que l’expérience soit probante.

    Pourquoi un monde westphalien nourrit les tyrannies

    À gros traits, la trame fut la suivante.

    Avec la Réforme que certains souverains embrassèrent alors que d’autres restèrent fidèles à l’Église catholique commença un cycle de persécutions et de guerres de religion. Elles furent humainement abominables, économiquement ruineuses. Pour y mettre fin, les souverains se lièrent par différents pactes établissant le principe de Cujus regio, ejus religio, la religion du souverain est acceptée comme étant la religion de ses sujets, même si cela n’est pas vrai. L’heureuse conséquence, puisqu’elle marqua la fin des conflits, fut de délégitimer l’intervention d’un prince volant au secours de coreligionnaires discriminés ou massacrés chez son voisin.

    Le principe fut plus tard intégré dans les différents Traités de Westphalie de 1648. Il y est établi que quelles que soient l’étendue de son territoire ou la taille de sa population, chaque État est égal en droit à tous les autres États. Il est maître chez lui (on pourrait dire comme un propriétaire), sans avoir de comptes à rendre à quiconque, sans avoir à craindre d’interférence ou d’ingérence dans ses affaires intérieures. La dramatique conséquence – revers de Cujus regio – fut que les pires régimes que l’humanité ait connus purent se livrer impunément à des déportations, des massacres de masse, des génocides.

    C’est pourquoi Westphalie et la règle du « chacun maître chez soi » ne sont plus acceptables, ni éthiquement ni même économiquement. La honte d’être restés l’arme au pied, comme indifférents aux abominations perpétrées sous les totalitarismes du siècle, fit émerger chez les dirigeants occidentaux dès les années 1980 deux concepts nouveaux, le « droit d’ingérence » et le « devoir de protéger ». En d’autres termes, point de sanctuaire pour les criminels politiques.

    Pourquoi ? Parce que certaines valeurs sont universelles. Où qu’il se trouve, dans quelque société qu’il vive, l’être humain souffre d’être privé de parole et d’initiative, d’être dépossédé, discriminé, déporté, enfermé, torturé, tué. Le libéralisme, qui rejette toute justification à l’infliction de souffrances à des êtres humains innocents, est donc bien une philosophie universelle. Le libéralisme prescrit qu’il est de notre devoir de porter secours à ceux qui souffrent d’abus politiques (autant qu’aux victimes de catastrophes naturelles), en s’ingérant pour cela dans les affaires intérieures du pays concerné. Parfois il est déraisonnable de suivre ce devoir (de même que les secouristes renoncent à une intervention trop dangereuse pour eux-mêmes et qui ne sauveraient pas ceux qui les attendent), mais l’impossibilité matérielle d’intervenir n’invalide pas le principe qu’il le faudrait.

    Un libéral conséquent ne peut sans se déjuger accepter la multipolarité du monde. Il ne saurait tenir des propos tels que « rééduquer les Ouïghours (selon l’euphémisme en vigueur) est une décision qui relève du gouvernement chinois, nous n’avons rien à en dire », ou bien « si le Parti communiste chinois veut immoler quelques millions de Taïwanais qui ne veulent pas se soumettre à sa loi, ce n’est pas notre affaire » (de la même façon que des libéraux n’oseraient pas déclarer « c’est ok s’ils lapident les femmes adultères et les filles qui ont entaché l’honneur de la famille, c’est leur tradition ».

    En fait, je ne sais pas pourquoi je n’attribue de telles réserves qu’aux libéraux. Tout être humain qui possède une conscience morale sait que cette violence contre des innocents est perverse.

    Pourquoi les arguments réaliste et isolationniste en faveur de la multipolarité ne tiennent pas

    Néanmoins, on rencontre cette perversité en politique étrangère chez les réalistes et chez les isolationnistes.

    Pour les réalistes, dans la tradition de Machiavel , de Hobbes et d’une pléiade de penseurs au XX e siècle, les États sont les seuls acteurs pertinents sur la scène internationale. Ils ne reconnaissant aucune autorité au-dessus d’eux, aucun organisme supranational. Et par une sorte d’anthropomorphisme ces États sont supposés mus par les mêmes intérêts que les humains de chair et de sang – soif du pouvoir, rivalité mimétique et peurs. Les relations internationales sont ainsi condamnées à l’anarchie (au sens populaire du terme), à une course perpétuelle à la domination armée, un jeu à somme nulle, puisque le renforcement de l’un entraîne l’affaiblissement de l’autre. L’absence de conflit résulterait de ne pas chatouiller son voisin.

    Les isolationnistes , eux, font un pas de plus dans le pessimisme. À un fantasme autarcique, ils ajoutent l’autoflagellation. Comme notre gouvernement est aussi vil, vénal et violent que les autres, expliquent-ils, nous n’avons aucune leçon à leur donner.

    Or, il est objectivement faux que les gouvernements occidentaux soient aussi répressifs et corrompus que leurs homologues chinois et russe (pour ne citer que ceux-là).

    Et à la grande différence de la « pensée Xi Jinping », le libéralisme occidental reconnaît des règles de droit que chacun peut invoquer contre son gouvernement. Mais qu’est-ce qu’un Chinois peut objecter au Parti qui affirme que l’individu ne possède aucun droit opposable à la volonté de ce Parti et à l’intérêt du pays tel que ce Parti le définit ?

    Pourquoi un monde multipolaire n’apportera ni la paix ni la prospérité

    Comme seule évidence d’un monde multipolaire fonctionnel, quelques historiens citent le « concert des nations », qui harmonisa l’Europe après 1815.

    L’expérience est-elle réplicable aujourd’hui ?

    Les instrumentistes de ce concert étaient peu nombreux : France, Royaume Uni, Prusse, Autriche, Russie. Ils étaient de puissance comparable, ils partageaient le même ethos européen. Mais la géopolitique aujourd’hui n’est plus limitée à l’Europe. Une centaine de pays y sont inclus et tout le travail des diplomates est de discerner les quelques valeurs qu’ils partagent (j’y reviendrai).

    Cependant, même cette prestation exemplaire du « concert des nations » n’évita pas les fausses notes (guerre de Crimée, guerres entre la France et l’Autriche en Italie, entre la Prusse et le Danemark, la Prusse et l’Autriche, la Prusse et la France…) et elle se termina (il faudrait quand même en tenir compte !) par la boucherie de la Première Guerre mondiale.

    Certes, si chaque prédateur pouvait être confiné dans son pré carré, encagé et inoffensif, la paix serait assurée entre États, car au contraire, rien ne garantirait la paix intérieure à ces États puisqu’ils pourraient avec impunité tyranniser leurs minorités et leurs dissidents. Mais qui serait le gardien de ce zoo géopolitique ? Qui, mieux qu’aujourd’hui, empêcherait un raid sur Taïwan, ou l’invasion de l’Ukraine, ou ces guerres épidémiques entre plus petits acteurs en Afrique, dans la péninsule arabique, en Asie… ?

    Et la réfutation de ces silos géopolitiques est celle-ci : pour son épanouissement, l’humanité a besoin d’ouverture, de circulations, d’interpénétrations et certainement pas d’isolationnisme, d’indifférence aux problèmes du monde et de fermetures aux échanges de tous ordres.

    Car on n’apprend pas à des libéraux, lecteurs d’ Adam Smith , que la division du travail est « l’origine et la cause de la richesse des nations ». Sans échanges planétaires, sans investissements transnationaux, sans monnaies mondiales, sans globalisation, d’où viendrait la prospérité commune ?

    Il survient des crises. Des urgences. La covid. La pénurie alimentaire. Il est prudent de constituer des stocks. Cependant, comment faire confiance à des États comme la Chine et la Russie qui, même en dehors de périodes critiques, déclarent sans ambages que les entreprises sur leur territoire ne suivront pas la logique économique ? Ces entreprises nous servent, préviennent ces États, pas leurs clients, pas leurs investisseurs, ni leurs employés. Alors, sur quelle assurance se fonder si vous voulez traiter avec ces entreprises et que vous opérez dans un autre pôle ?

    Pourquoi la paix, la sécurité et la prospérité de tous exigent un ordre mondial

    Pas la multipolarité. Pas le « chacun dans son coin, sans rendre des comptes ». Et pas non plus, bien sûr, un gouvernement mondial (pensée à raison horripilante pour des libéraux). Mais un ordre mondial – dans l’esprit de Proudhon lorsqu’il déclarait la liberté « mère de l’ordre ».

    La guerre, qui embrase l’Ukraine et menace Taïwan , a ceci pour enjeu, rien de moins que l’agencement du monde :

    Soit la population des grands États et celle de leurs vassaux tombent sous la coupe de potentats à la Xi Jinping, affranchis de toute contrainte (et ça pourrait se passer chez nous).

    Soit des institutions mondiales produisent des règles de droit, d’autres les appliquent, chacune limitée strictement à un domaine spécifique (donc ne formant pas un gouvernement) : droits humains, santé, climat, environnement, océans, espace, commerce, propriété intellectuelle, transports, télécoms, règlements des différends, tribunaux internationaux, police… Nombre de ces institutions existent déjà – OMS, OMC, CPI, Interpol… Il faut maintenant renforcer leur légitimité et les muscler.

    C’est ça, la globalisation.

    Pourquoi tant de dirigeants occidentaux se plantent en géopolitique

    Les autocrates ne disent jamais « en même temps ». Pas plus que les adjudants. Parce que chez ces gens-là, on n’entend qu’une seule voix, la leur, et on ne suit qu’une seule ligne, celle qu’ils tracent. Ils prennent pour faiblesse ou incohérence les moyens termes, les conciliations et les accommodements.

    Devant le président chinois la semaine dernière, Emmanuel Macron a desservi l’Occident et la liberté. Il l’avait déjà fait en croyant négocier avec Poutine alors qu’il se faisait rouler dans la farine. Les autocrates comme les gangsters évaluent des rapports de force (puisqu’ils ne reconnaissent pas de tribunal commun où faire valoir des arguments – ils sont dans la « multipolarité »). Contre eux, il faut faire cause commune. Front contre front. Puissance contre puissance. La « petite voix » est une brèche que l’autocrate élargit pour diviser ses opposants. Sentir la France indécise sur Taïwan (comme Poutine l’avait constaté à propos de l’Ukraine) ne peut qu’enhardir l’autocrate chinois.

    La seule réponse idoine au président Macron est celle qu’on donne aux propos du pépé quand il devient gâteux, « faites pas attention à ce qu’il dit ». Mais malheureusement, lorsqu’il s’agit du président des États-Unis, l’indifférence n’est plus permise. Il y a eu l’orgueil blessé de George W. Busch, tombé comme un bleu dans le piège du 11 septembre (car l’isolationnisme, c’est aussi intervenir militairement, comme en Irak, en bafouant les instances internationales) ; il y a eu l’abyssale nigauderie de Trump, son dédain de ces mêmes instances internationales, et les offrant donc sur un plateau au Parti communiste chinois ; et il n’y a pas de superlatifs (« crétinisme criminel ? », « débilité autodestructrice ? ») pour qualifier les renforts que Fox News , et les nains Républicains, genre Rand Paul, et les têtes non-pensantes au Mises Institute et autres couveuses d’inanité géopolitique, apportent aux communistes chinois et à la camarilla du Kremlin.

    Dans cet embrouillement de déclarations filandreuses et contradictoires, l’opinion publique mondiale ne peut plus percevoir quelle juste cause l’Occident défend.

    Cette cause n’est pas celle d’une rivalité économique avec la Chine. Quoi qu’on dise, les Américains ne craignent pas que la Chine les dépasse économiquement. L’Union européenne affiche un PIB supérieur à celui des États Unis et ça n’empêche personne de dormir à Washington.

    Cette cause n’est pas non plus celle des nationalités, comme aux deux derniers siècles, ni celle des civilisations, incarnées dans un État et ses vassaux, comme l’imaginent Samuel Huntington et Alexandre Douguine . Le Japon, la Corée du Sud, Taïwan, les Hongkongais sont totalement des Asiatiques. Mais Poutine ne se méprend pas en les incluant dans « l’Occident global ». Car pour cet Occident, il s’agit de défendre l’universalisme de l’aspiration humaine à l’autonomie.

    L’être humain est-il un instrument au service d’un pays ou d’un parti, comme le prétendent la Chine, la Russie et leurs petits suiveurs, Iran, Myanmar, Corée du Nord… ? Ou bien l’être humain est-il une fin en soi, vaut-il par lui-même ? Et alors la société n’existe que pour lui apporter les moyens d’épanouir son humanité. C’est ce rapport entre l’être humain et la société qu’affirme pour l’humanité entière l’Occident des Lumières.

    Si l’Occident global ne confronte pas le Parti communiste chinois et le gang du Kremlin lorsqu’ils agressent leur propre peuple et les peuples voisins, alors quelle cause vaut d’être défendue ? À quel niveau d’horreur dirons-nous que « ça suffit » ?

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      [Entretien] – Rafaël Amselem : « Je refuse l’idée d’une nécessaire équivalence entre communisme et nazisme »

      ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Thursday, 20 April, 2023 - 03:30 · 18 minutes

    Baptiste Gauthey : Bonjour Rafael Amselem. Il y a quelques jours, Olivier Babeau a publié un tweet dans lequel il compare le communisme et le nazisme en avançant que la différence essentielle entre les deux régimes serait je le cite « le nombre de morts ». Que penser de cet argument ?

    Rafaël Amselem : Le premier élément qui importe, c’est de voir les points d’accord et ceux sur lesquels nous devrions tous reconnaître une certaine forme de vérité. D’un point de vue historique et systémique, le communisme a abouti à des régimes totalitaires, criminels et radicalement violents. C’est une réalité que l’on a du mal à traiter aujourd’hui. Il suffit aussi de voir le nombre incroyable de réactions indignées qu’a suscité le tweet, relativisant parfois l’histoire violente du régime soviétique.

    En revanche, j’ai un point de désaccord fondamental avec Olivier Babeau, ou plutôt sur l’idée qu’il expose : la nécessaire équivalence entre communisme et nazisme, sur la base d’un argument comptable – l’idée qu’il suffirait de faire le décompte des morts de chaque régime pour établir celui qui, d’entre les deux, incarne le mal radical. Passons sur les éléments de forme de cette comptabilité (les résultats du Livre Noir sont, au moins pour partie, contestés ; le communisme s’est étalé sur près d’un siècle, là où le nazisme a duré une dizaine d’années) : son postulat est surtout faux sur le plan philosophique.

    L’impossibilité d’une telle équivalence est simple : le nazisme, a contrario du communisme, repose sur une ontologie raciale. Lucie Doublet, dans un excellent ouvrage ( Emmanuel Levinas et l’héritage de Karl Marx , Édition Otrante, 2021), expose la pensée du philosophe Emmanuel Levinas sur la question. Levinas a vécu le nazisme dans sa chair, en tant que juif, et en tant que prisonnier politique durant la guerre ; ce qui l’amènera évidemment à traiter du nazisme en termes philosophiques. Il sera par exemple l’un des premiers à affirmer, très tôt dans les années 1930, la violence contenue dans la doctrine de Heidegger. Lui-même proche du socialisme libertaire, il exposera aussi une critique très nourrie du marxisme et des régimes qui s’en réclamèrent par la suite.

    Levinas pense la construction de la civilisation occidentale comme l’avènement de « l’esprit des libertés ». Une grande histoire qui commence avec le judaïsme, ayant introduit la notion de pardon dans le monde ; et le pardon entretient avec la liberté un rapport fraternel, détachant notre être de l’enchaînement du passé, de nos erreurs d’hier ou d’avant-hier, inaugurant une voie de la rédemption qui s’ouvre sur un avenir radicalement indéterminé. Viennent ensuite le christianisme, mettant l’emphase sur l’au-delà et la sortie du monde terrestre, bref, en consacrant le primat de l’âme sur le corps ; le libéralisme, qui consacre les libertés politiques pour légitimer l’existence de la société politique ; le communisme, qui interroge la société libérale quant à la réalisation matérielle des libertés formelles (en d’autres termes, la société libérale déclare des droits, reste à savoir si ces droits deviennent concrets pour tous ou s’ils ne seraient pas au contraire réservés à une élite bourgeoise). Au fond, l’esprit des libertés se caractérise par un écart entre le soi et le monde, un recul vis-à-vis de l’être, une évasion de l’immanence de l’existant. La liberté consiste dans la capacité à transcender ses propres déterminations.

    Le nazisme est essentiellement une négation de l’esprit des libertés. Le nazisme est une ontologie raciale. Le nazisme pense l’humain par le primat de l’expérience corporelle ; ou, pour le dire simplement, de la race. Le nazisme est l’impossibilité métaphysique pour le sujet de s’extraire de ses caractères biologiques, dont il résulte une pensée de la violence et de l’hérédité. Il y a bien un mal du stalinisme chez Levinas. Mais jamais les doctrines socialistes et communistes ne se font l’écho d’une telle ontologie. Georges Steiner le formula de la façon suivante ( Grammaires de la création , Gallimard, 2001) : « Il semble cependant que l’extermination par les nazis de la communauté juive d’Europe soit une « singularité », non pas tant par son ampleur – le stalinisme a tué infiniment plus – que par ses motivations. Toute une catégorie de personnes humaines, les enfants compris, a alors été déclarée coupable d’être. Leur seul crime était d’exister et de prétendre vivre. » Là est la différence radicale, si ce n’est insurmontable, entre nazisme et communisme. Certes, les expériences communistes n’ont pas été étrangères à l’antisémitisme, notamment sous Staline. De même, sur le plan théorique, la critique du capital peut résulter sur des tropes antisémites (Moshe Postone, Critique du fétiche capital , Puf, 2013). Mais ces débouchés ne sont pas une fatalité a priori . Il a bien existé des phases où des juifs ont participé à l’édification du socialisme et du communisme. La métaphysique communiste ouvre cette possibilité ; à l’inverse, celle du nazisme ne permet même pas une poussière d’espoir en la matière.

    D’où vient donc cette erreur d’analyse ? À mon sens, beaucoup de libéraux se trompent lorsqu’ils fondent leur analyse du communisme et du nazisme à l’aune d’un seul et unique critère : le totalitarisme. Au fond, nazisme et communisme ne seraient que deux faces de la même pièce : le holisme, ou le collectivisme. Je rejette radicalement cette interprétation. Elle est d’évidence (excessivement) incomplète. Les valeurs nazies et communistes ne se situent pas sur le même plan. Pour le dire simplement, je mange aisément à la table d’un communiste, pas à celle d’un nazi.

    BG : En réaction, François Malaussena a publié un « thread » dans lequel il explique que s’il ne s’agit pas de réhabiliter le communisme, il ne faut pas le mettre sur le même pied d’égalité. Il écrit notamment qu’il « peut théoriquement exister un régime communiste qui ne tue personne, là ou c’est impossible pour un régime fasciste ». Est-ce juste ?

    RA : Non et plusieurs argumentaires peuvent être mobilisés pour y répondre. En premier lieu, il y a les écrits de Raymond Aron . L’État libéral, dit-il, celui de Constant ou Tocqueville, est bâti sur la séparation entre, d’une part, une sphère individuelle privée dans laquelle on s’appartient à soi, où la volonté d’autrui ne peut s’immiscer dans la conscience et les choix personnels, dont résulte l’illégitimité de l’État dans certains domaines d’intervention ; d’autre part, la sphère publique qui régule l’espace des communs. Cette distinction, qui consacre un espace de liberté individuelle, la doctrine marxiste s’y oppose frontalement. Pour Marx , dit Aron, cet État, celui de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen, est une aberration : si on sépare l’homme du citoyen, si on distingue le privé du public, si, dit autrement, on déclare que certains espaces de la vie sociale sont exclus de la loupe du législateur, ce n’est pas la liberté qu’on proclame, mais l’aliénation même du prolétaire : car sa vie privée, essentiellement vécue dans le monde du travail, est imprégnée d’aliénation. Consacrer l’étanchéité entre le travailleur et le citoyen, c’est bien entériner le rapport de force qui l’oppose au capitaliste, le laisser à la merci du bourgeois. D’où cet appel à construire un régime qui confonde volontairement corps social et corps politique, société civile et administration, bref, qui abolisse la dualité entre la société civile et l’État.

    Cet appel est d’autant plus fondé que la démocratie a montré aux hommes « la vérité secrète, l’énigme résolue de toutes les constitutions parce que le peuple est l’origine, le créateur de toutes les superstructures politiques et que l’homme n’arrive à la vérité de lui-même, à la prise de conscience de cette vérité, qu’en se reconnaissant maître et possesseur de toutes les institutions dans lesquelles il s’est, à travers les siècles, aliéné ». L’homme est le producteur de ses propres conditions d’existence : voilà la vérité de la démocratie dont le marxisme se fait le prophète. En séparant sphère publique et sphère privée, citoyen et travailleur, l’État libéral refuse d’acter cette suprême vérité. Pire, cette dualité consacre une illusion religieuse : de même qu’il y a dans le christianisme une séparation entre la vie terrestre (dégradée) et la destinée céleste (supérieure), on retrouve dans l’État libéral une vie prétendument privée (dégradée) et une participation épisodique aux affaires publiques (supérieure). Vient alors le marxisme qui affirme, contre les injustices du monde, contre les rapports de domination et de pouvoir : tout est politique. Le marxisme est radicalement « le refus de tenir aucune des données de l’ordre social comme une fatalité, échappant à la maîtrise des hommes ». Mais, ce faisant, et là est le point central, le champ d’intervention étatique devient illimité. Personne ne saurait échapper au regard du législateur. Or, si l’on suit la maxime libérale selon laquelle le pouvoir tend au pouvoir et à l’arbitraire, il est inévitable qu’un régime qui consacre une légitimité politique sans borne – il n’y a plus de vie privée ! – finira par déboucher sur de terribles dérives.

    Ces dérives sont d’autant plus palpables qu’en réalité, il y a une violence intrinsèque à la doctrine marxiste. Cette violence est d’abord consacrée par une vision singulière de l’histoire. Le marxisme est un millénarisme : le monde se meut vers une fin de l’histoire, dont le marxisme prophétise le dénouement ; fin de l’histoire d’autant plus déterminée que le marxisme prétend fonder son discours sur un plan scientifique : Marx ne ferait que découvrir, à travers le matérialisme historique, l’inévitable conclusion du mouvement historique. Au fond, sa mission consiste à hâter cette fin inéluctable.

    Cette posture pseudo-prophétique pose plusieurs difficultés. Elle consacre d’abord la supériorité du (faux) prophète. Lui seul maîtrise les dynamiques de l’histoire, et surtout, la place objective de chacun dans sa conclusion, sans qu’importe la subjectivité. La violence est contenue dans cette doctrine par l’effacement des individus qu’elle opère, d’autant plus marquée par une vision de la vie sociale tachée par la conflictualité (le prolétaire contre le bourgeois). Les vues et finalités individuelles ne sont pas signifiantes pour ce qu’elles sont, mais seulement dans leur participation à la nécessité historique ; la valeur de la subjectivité n’est comprise que dans sa place dans l’économie universelle et objective de la fin de l’histoire. Dit simplement, ce sont des moyens, non des fins ; des potentialités, non des sujets propres. Levinas affirme ainsi que cette perspective eschatologique transforme le philosophe en professionnel de l’herméneutique. Les actions individuelles n’ont pas de sens en soi, pas même celles que leur donnent les individus : elles sont englobées dans une perspective plus large, mystérieuse, que seul le philosophe adepte du matérialisme historique peut décoder. Toute vie intérieure et intime disparaît, elle se fait envahir par l’impératif de l’histoire. Levinas y voit un procédé viscéralement invasif et violent. Position d’autant plus marquée que, chez Levinas, la vie intérieure est irréductible à la vue de l’historien, elle constitue un espace de démarcation vis-à-vis de l’Être. La violence de cette pensée trouve enfin sa justification dans la téléologie marxienne : la résolution de la lutte des classes étant le moteur de l’émancipation universelle, le mal qui peut en résulter ne sert au fond qu’à faire advenir un bien encore plus grand. Il y a une logique presque sacrificielle qui imprègne le tout.

    Il nous faut encore évoquer le prolétariat. Dans le marxisme, le prolétariat constitue une masse unitaire, souffrante, qu’il nous appartient de sauver. Or, le prolétariat étant composé de millions de personnes, il ne saurait se muer en une unité homogène d’expression. Si tant est que tous les prolétaires de Russie, du Mexique, des USA, de la France observent les mêmes vues et opinions quant à leur condition, rien ne conduit à en déduire, selon un raisonnement logique, la nécessité de la révolution comme résolution. Mais admettons malgré tout que l’ensemble du prolétariat adhère au projet de l’Émancipation : il n’existe aucune façon concrète d’institutionnaliser cette unité d’expression en un organe représentatif, institutionnel, à même de traduire fidèlement la volonté de chaque travailleur. La marche de l’Émancipation ne peut être qu’à la charge d’une administration, une bureaucratie, un appareil d’État qui devrait incarner le prolétariat. Marx lui-même admettra qu’il y a un risque inhérent à ce processus : c’est que l’administration ne saurait être uniquement représentative. Elle a sa propre dynamique, ses propres organes, ses intérêts singuliers. L’appareil nécessaire pour la Justice risque ainsi de se prendre lui-même pour la Totalité. C’est une autre voie où la violence peut prospérer.

    Abordons enfin un dernier point avec François Furet . Il explique que cette nécessité historique, ce messianisme, fait que le marxisme se constitue en une nouvelle religion séculière. Il y a un sens religieux très fort, et puisqu’il y a un but plus transcendantal, une fin de l’histoire à réaliser, au fond toutes les turpitudes et les exactions peuvent être justifiées parce que le mal vise la réalisation d’un bien encore plus grand. Et c’est quelque chose dont parle Aron dans L’Opium des intellectuels , où il évoque la dispute entre Camus, Sartre et Francis Johnson. S’opposant à Camus, Francis Johnson aura des mots très clairs sur cette fin de l’histoire, sur ce grand projet émancipateur qui peut justifier certaines exactions : « Nous sommes donc à la fois contre lui [l’URSS] , puisque nous en critiquons les méthodes, et pour lui, parce que nous ignorons si la révolution authentique n’est pas une pure chimère, s’il ne faut pas justement que l’entreprise révolutionnaire passe d’abord par ces chemins-là, avant de pouvoir instituer quelque ordre social plus humain, et si les imperfections de cette entreprise ne sont pas dans le contexte actuel, tout compte fait, préférable à son anéantissement pur et simple ». Je crois que c’est assez clair.

    BG : Comment expliquer cette « passion française du communisme », pour reprendre l’expression de l’historien Marc Lazar ? D’où vient cette fascination et comment continue-t-elle à persister aujourd’hui ?

    RA : La première raison est celle d’une crise morale et spirituelle.

    Dans Le passé d’une illusion : « L ’idée d’une autre société est presque impossible à penser, personne n’avance sur le sujet dans le monde d’aujourd’hui, même l’esquisse d’un concept neuf, nous voici condamnés dans le monde où nous vivons ». Face à une société capitalistique, avec ses défauts, ses difficultés, ses turpitudes, il est extrêmement tentant (voire même nécessaire) de penser une forme d’utopie, de « sortie du monde ». Dans sa perspective eschatologique, messianique, le communisme répond admirablement à ce besoin-là.

    Je pense ensuite qu’il y a une passion purement intellectuelle. C’est Raymond Aron, à nouveau, qui l’expose dans L’Opium des intellectuels . Il affirme qu’il existe deux voies possibles pour changer le monde : la voie de la réforme et celle de la révolution. L’intellectuel, a priori , est biaisé : il a tendance à être bien plus attiré par la voie de la révolution. Car la réforme est quelque chose de très prosaïque, c’est « l’œuvre des fonctionnaires », là où dans la révolution il y a toujours quelque chose de poétique, de narratif, de ce « peuple dressé contre les exploiteurs ». Aron écrit à ce sujet : « Pour l’intellectuel qui cherche dans la politique un divertissement, un objet de foi ou un thème de spéculation, la réforme est ennuyeuse et la révolution excitante ».

    François Sureau ajoute que nous Français n’aimons pas nous confronter au réel. On dit que la France est ultralibérale, avec des normes et des dépenses publiques qui n’ont jamais été aussi explosives, des libertés publiques remises en cause dans beaucoup de domaines… Donc on aime bien l’idole conceptuelle, l’objet, le jouet théorique qui nous autorise à divaguer en belles formules, qu’elles soient adaptées au réel, ou non.

    Enfin, François Furet avance la thèse selon laquelle le communisme est une reprise du jacobinisme : l’idée que l’on peut construire par le haut la société. Marx ou les marxistes ne se diraient sans doute pas jacobins, mais dans cette idéal de confusion entre société civile et société politique, il y a quand même cette vision selon laquelle l’homme peut maîtriser l’ensemble des données propres à l’arène sociale, que l’on pourrait, en ayant les bonnes institutions, aboutir à un monde perfectionné.

    BG : L’esprit totalitaire semble prendre des formes nouvelles aujourd’hui, quelles sont-elles et comment mobiliser une argumentation libérale afin de les combattre ?

    RA : Le plus grand danger que nous sommes en train de courir, c’est le danger de la lassitude. Tant sur le plan économique, institutionnel… il y a une grande fatigue . Je ne pense pas que nous soyons au bord du grand soir (les révolutions toquent rarement à la porte avant de s’inviter à la fête) mais plutôt d’une immense lassitude. C’est un grand danger car quand on a une masse fatiguée, il est peut-être plus simple pour certains d’essayer de créer des discours homogénéisant, totalisant, qui visent à rassembler tout le monde derrière l’espérance d’une unique cause engageante. Des grands discours mobilisateurs qui réveillent les masses en faisant revenir l’attrait de l’utopie, d’une « libération idéelle » pour reprendre la formule d’Aron.

    Deuxième point, c’est que le grand danger est épistémique. Plus personne ne croit dans les vertus de la liberté. Beaucoup de doctrines constatent qu’il y a des dynamiques « raciales » si l’on prend le terme américain, qui empêchent certaines personnes à compétences et qualités égales de pouvoir s’élever dans la société. On ne croit pas non plus à la liberté en matière écologique car on explique que c’est bien le marché et la liberté qui ont provoqué l’émergence d’un problème planétaire et vital pour l’ensemble de la société humaine. Dans ce sens-là, il faudrait répondre à ces défaillances de la liberté par le plan, le retour de la verticalité, de la technocratie…

    Sur le plan des relations internationales, on assiste à un recul net et marqué des démocraties libérales, et l’on voit que ce sont des régimes irrationnels, qui se rassemblent derrière un homme, une grande doctrine, qui gagnent du terrain. On assiste également à un retour des empires qui se reforment dans le monde et menacent nos existences. Au fond, face à des régimes qui agitent l’esthétique martiale, une sorte de foi irrationnelle, eh bien les démocraties libérales semblent un peu engluées dans une forme de passivité, dans une forme de société qui préfère le loisir à l’effort, et qu’en ce sens les démocraties libérales sont des sociétés faibles, fragiles, exposées à se faire balayer dès qu’il s’agit de montrer un peu de résistance…

    Sur la question sociale encore, les libéraux ne parviennent pas à proposer une réponse doctrinale concrète et profonde sur des souffrances réelles.

    Au-delà de ces réponses circonstanciées, de façon générale, il faut en revenir à un esprit de la liberté. Face à des gens qui agitent l’utopie, qui animent une forme de spiritualité, il nous faut raviver un discours de la liberté qui soit poétique, qui aille chercher dans les passions, les émotions, afin d’éveiller une conscience de la liberté. Sur la thématique des restrictions sécuritaires par exemple, le discours de l’ État de droit apparaît comme inopérant. Ce sont des arguments justes sur le fond, résolument. Mais ils ne parlent à personne car face à une angoisse sécuritaire, on ne répond pas seulement par la voie du droit et de la technique. Il est donc nécessaire de recréer une adhésion émotionnelle à la liberté. Furet à nouveau démontre bien que ce qui a fait le succès du communisme, c’est cette capacité par l’utopie à réveiller des sentiments et des passions. En tant que libéraux, il faut repenser la liberté à l’aune de certains enjeux contemporains, tout en reformulant un discours poétique, qui va demander, sans doute, de dépasser la simple maîtrise de notre base doctrinale, à travers la littérature, la poésie… Si l’on peut expliquer le succès de personnalités comme François Sureau, c’est qu’ il parle de liberté en littéraire, à travers des figures littéraires et historiques.

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      Petit traité de libéralisme à l’attention de Sandrine Rousseau

      ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Wednesday, 19 April, 2023 - 03:30 · 21 minutes

    Le 5 avril 2023, la députée Europe Écologie Les Verts Sandrine Rousseau a affirmé dans un tweet que « le libéralisme engendre le fascisme ».

    Comment ne pas être résigné, tant ces manipulations sémantiques sont devenues choses courantes dans le paysage intellectuel et politique français ? Cette déclaration devrait susciter une hilarité à la hauteur du travestissement des mots qu’elle engendre. Pourtant, à l’exception de l’indignation de quelques braves libéraux sur les réseaux, le mutisme a régné, et rares ont été les réactions venues d’ailleurs.

    Qu’une députée et universitaire puisse à ce point parodier le réel dans l’indifférence totale ne manque pas d’intriguer. En fait, tout porte à croire que ce silence est hautement significatif. Le libéralisme et ses variantes ( néolibéralisme , ultralibéralisme , turbo libéralisme , libéralisme sauvage …) sont devenus autant de qualificatifs vidés de leur sens et instrumentalisés péjorativement. C’est parce que l’antilibéralisme et ses lieux communs ont progressivement envahi l’univers mental collectif des Français qu’il est possible, en 2023, de soutenir qu’il y aurait continuité ou équivalence entre la philosophie libérale et le fascisme. Ce tour de passe-passe rhétorique prospère au prix d’une méconnaissance profonde de l’histoire, de la diversité et de la richesse de la pensée libérale.

    50 nuances d’antilibéralisme

    Ainsi n’est-il pas rare de lire ou d’entendre que le libéralisme ne serait qu’un vulgaire économisme se résumant à un « laisser-faire » immoral ; un individualisme forcené, construit sur une forme d’anarchisme sauvage et de darwinisme social, menant à l’atomisation du corps social et détruisant la fraternité et l’altruisme ; un « rouleau compresseur » 1 uniformisant et globalisant ; une pensée « conservatrice », « de droite » ; et enfin… le libéralisme serait le germe, le porte-parole, le concepteur, si ce n’est la réplique d’une forme de « totalitarisme ». Son bras armé ? La « dictature du marché ».

    Si cette dernière idée reçue nous intéresse tout particulièrement, c’est qu’elle procède d’une véritable inversion des valeurs : en réalité, le libéralisme est l’opposé le plus chimiquement pur du totalitarisme ou du « fascisme », pour reprendre les mots de madame Rousseau.

    Plutôt que de réfuter ce qu’il n’est pas , tâchons plutôt de rappeler ce qu’est le libéralisme en évoquant succinctement ses fondations conceptuelles, tout en gardant à l’esprit que, par-delà ce socle commun, la pensée libérale brille par sa diversité, et son histoire est caractérisée par d’innombrables tensions sur des points de doctrines capitaux.

    Le libéralisme est une défense de la souveraineté individuelle

    « La liberté naturelle de l’homme, c’est de ne reconnaître sur terre aucun pouvoir qui lui soit supérieur, de n’être assujetti à la volonté de personne »

    John Locke, Traité du gouvernement civil , 1690.

    « Le but des anciens était le partage du pouvoir social entre tous les citoyens d’une même patrie : c’était là ce qu’ils nommaient liberté. Le but des modernes est la sécurité dans les jouissances privées ; et ils nomment liberté les garanties accordées par les institutions à ces jouissances. »

    Benjamin Constant, De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes , 1819.

    « J’ai défendu quarante ans le même principe, liberté en tout, en religion, en philosophie, en littérature, en industrie, en politique : et par liberté, j’entends le triomphe de l’individualité, tant sur l’autorité qui voudrait gouverner par le despotisme, que sur les masses qui réclament le droit d’asservir la minorité à la majorité. Le despotisme n’a aucun droit. »

    Benjamin Constant, Mélanges de littérature et de politique .

    Le libéralisme trouve son origine dans l’absolue nécessité de défendre la souveraineté de l’individu. Au XVII e siècle, John Locke (1632-1704) soutient, dans son Traité du gouvernement civil (1690) que chaque individu possède des droits naturels inaliénables (la vie, la liberté, la propriété) et assigne au gouvernement la mission d’en garantir l’existence.

    Partant de ce constat, la souveraineté de l’individu débouche inévitablement sur la défense des libertés individuelles (liberté d’expression, d’association, de religion, de conscience, d’entreprendre…). Personne n’a exprimé avec plus de brio que Benjamin Constant (1767-1830) le contenu et la spécificité de cette « liberté des Modernes ». Cette dernière, contrairement à la « liberté des Anciens », se concentre sur la protection des droits individuels et la limitation du pouvoir de l’État. Pour Constant, les citoyens devraient être libres de poursuivre leurs propres intérêts et aspirations sans qu’un pouvoir ou une morale extérieure n’interfèrent. Pour ce faire, le pouvoir politique ne peut être absolu, quelle que soit sa source, là où la liberté des Anciens repose sur « l’assujettissement complet de l’individu à l’autorité de l’ensemble » 2 . Le libéralisme défend donc l’autonomie personnelle : à savoir, l’existence d’une sphère d’action propre à l’individu dans laquelle il peut se mouvoir à sa guise, vivre selon ses propres idéaux et convictions, du moment que cette liberté n’altère pas celle d’autrui.

    Contrairement aux caricatures et aux lectures erronées du discours de Constant, La liberté des Anciens comparée à celle des Modernes n’est pas l’éloge d’un individualisme égoïste, de la monade, de l’être replié sur soi. Il avertit au contraire sur les dangers que court la liberté si elle ne s’investit pas dans les arcanes de la cité, dans l’administration de la chose publique. La liberté individuelle et la liberté politique vont de pair. Le citoyen et l’individu doivent cohabiter. Constant nous invite à ne pas mésestimer cette association : « Le danger de la liberté antique était qu’attentifs uniquement à s’assurer le partage du pouvoir social, les hommes ne fissent trop bon marché des droits et des jouissances individuelles. Le danger de la liberté des modernes, c’est qu’absorbés dans la jouissance de notre indépendance privée, et dans la poursuite de nos intérêts particuliers, nous ne renoncions trop facilement à notre droit de partage dans le pouvoir politique » 3 . Ces nuances sont importantes puisqu’elles battent en brèche les caricatures d’un libéralisme et d’un individualisme atomiste, destructeurs du lien social et politique.

    Mais pour qu’elle ne soit pas vidée de son contenu, cette liberté n’est pas une licence, une « liberté métaphysique » illimitée. Elle est encadrée par le réel , qui dessine les contours du faisable et du non-faisable. Et cette liberté va de pair avec la responsabilité individuelle, autre concept maltraité par de nombreuses mécompréhensions et caricatures. Celle-ci est, pour les libéraux, la condition sine qua non d’une liberté bien comprise : « seul un homme maître de ses choix est susceptible d’en recueillir les bienfaits et d’en subir les conséquences » 4 . C’est un point que ses adversaires négligent totalement lorsqu’ils opposent une « liberté réelle » à la « liberté sur le papier » des libéraux. Cette opposition est d’ailleurs intimement liée à l’expression d’un anti-individualisme fort, puisque la croyance en un individu socialement construit implique sa déresponsabilisation. C’est méconnaitre que les libéraux défendent la responsabilité individuelle sur le plan politique avant de la défendre sur le plan métaphysique. Autrement dit, d’un point de vue descriptif, un libéral pourrait totalement admettre l’axiome selon lequel la liberté individuelle n’existe pas réellement car chaque individu serait le produit de sa biologie et de son environnement, tout en continuant à prôner normativement que la responsabilité individuelle est une nécessité d’un vivre-ensemble respectueux des libertés individuelles.

    Les libéraux ne s’accorderaient pas tous sur cette conception de la responsabilité (voir l’anthologie d’Alain Laurent, L’autre individualisme ). Mais ce qui nous importe ici est surtout de défaire l’idée selon laquelle les progrès récents des sciences sociales et des neurosciences rendraient caduques la notion libérale de responsabilité individuelle, et in fine de l’individualisme qu’elle implique.

    Le libéralisme est un système de gouvernement

    « Pour qu’on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir ».

    Charles de Montesquieu, L’Esprit des Lois , 1748.

    « Prions l’autorité de rester dans ses limites ; qu’elle se borne à être juste. Nous nous chargerons d’être heureux ».

    Benjamin Constant, De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes , 1819.

    Ce primat donné à l’individu et à sa souveraineté, traduit politiquement, est très loin de se résumer à un simple antiétatisme primaire. Au contraire, le libéralisme intègre la question étatique au cœur de ses préoccupations, et ce depuis ses origines. Seulement, si les libéraux ne s’opposent pas à la présence d’un pouvoir politique, ils s’attachent à lui poser des limites strictes.

    L’émergence du libéralisme politique est intimement liée aux grands débats de la période moderne autour de la légitimité du pouvoir politique. Cette dernière ne résulte plus de l’onction divine ; la monarchie absolue perd de son prestige ; subsiste désormais le contrat social issu du consentement des individus. C’est le contractualisme . Thomas Hobbes (1588-1679) sera le premier théoricien à penser l’individu, né des nécessités de l’état de guerre – s’en prémunir pour sauvegarder sa personne – désormais devenu l’échelon légitime pour céder à l’État la prérogative de garantir sa sécurité via le contrat social. Suivra alors John Locke qui développera, dans sa version « libérale » du contrat social, l’existence de droits naturels inaliénables, qui consacrent dès lors une souveraineté et une dignité préalables à l’instauration de la société politique. En ce sens, l’absolutisme est rejeté dans ses fondations : il y a un droit qui précède l’État, et qui l’astreint. Si le gouvernement venait à sortir du cadre de ses attributions, ou s’il échouait à protéger ces droits, alors les citoyens seraient fondés à le renverser.

    De ce souci de lutter contre le gouvernement absolu naîtra le besoin de limiter et de contrôler le pouvoir. Charles de Montesquieu (1689-1755) est sur ce point un penseur incontournable tant sa théorie de la séparation des pouvoirs a joué un rôle considérable dans l’histoire de la philosophie politique, établissant la nécessité de diviser le pouvoir entre le législatif, l’exécutif et le judiciaire. Cet outillage institutionnel serait pour Montesquieu le moyen le plus efficace pour se prémunir contre toute forme de tyrannie. Cette théorie inspirera largement l’un des pères de la Constitution américaine de 1787, James Madison , à laquelle il ajoutera la défense du fédéralisme, autre moyen de partager et décentraliser le pouvoir politique.

    Enfin, pour les libéraux, la séparation des pouvoirs ne saurait constituer un garde-fou suffisant. Il faut aussi et surtout inscrire dans le contrat qu’est la Constitution des limites fixes et indépassables au pouvoir afin de garantir les droits de l’Homme. Ils ajoutent ici, comme le fait merveilleusement Benjamin Constant (voir la citation ci-dessus), que le rôle de l’État n’est pas de « faire le bien », mais d’empêcher le mal en donnant aux individus les moyens de se réaliser et de rechercher leur bonheur. Comme le dit très justement Mathieu Laine dans son dictionnaire 5 , les libéraux s’intéressent davantage au contenu du pouvoir qu’à sa source.

    C’est pour cette raison qu’ils se méfient de la « démocratie absolue » car la légitimité de la source du pouvoir ne l’empêche pas d’être tyrannique. Au contraire même, le surplus de légitimité que confère la décision prise de manière démocratique peut favoriser et justifier la négation des droits de l’individu au nom de l’intérêt général de la collectivité. Constant encore, dans ses Principes de politique (1806), met en garde contre « l’erreur de ceux qui, de bonne foi dans leur amour de la liberté, ont accordé à la souveraineté du peuple un pouvoir sans bornes » 6 . Si ces derniers ont « vu dans l’histoire un petit nombre d’hommes, ou même un seul, en possession d’un pouvoir immense, qui faisait beaucoup de mal ; […] leur courroux s’est dirigé contre les possesseurs du pouvoir, et non contre le pouvoir même. Au lieu de le détruire, ils n’ont songé qu’à le déplacer » 7 .

    Dans son célèbre ouvrage De la démocratie en Amérique (1835), Alexis de Tocqueville fait part d’inquiétudes semblables au sujet du « despotisme de la majorité » : « Les démocraties sont naturellement portées à concentrer toute la force sociale dans les mains du corps législatif. Celui-ci étant le pouvoir qui émane le plus directement du peuple, est aussi celui qui participe le plus de sa toute-puissance. On remarque donc en lui une tendance habituelle qui le porte à réunir toute espèce d’autorité dans son sein. Cette concentration des pouvoirs, en même temps qu’elle nuit singulièrement à la bonne conduite des affaires, fonde “le despotisme de la majorité” » 8 . Pour lutter contre ce despotisme, Tocqueville affirme que « le pouvoir accordé aux tribunaux de se prononcer sur l’inconstitutionnalité des lois, forme encore une des plus puissantes barrières qu’on ait jamais élevée contre la tyrannie des assemblées politiques » 9 .

    L’ordre spontané contre l’interventionnisme

    « Le vice est aussi nécessaire dans un État florissant que la faim est nécessaire pour nous obliger à manger. Il est impossible que la vertu seule rende jamais une Nation célèbre et glorieuse. »

    Bernard Mandeville, Fable des abeilles , 1714

    « La liberté générale d’acheter et de vendre est donc le seul moyen d’assurer, d’un côté, au vendeur, un prix capable d’encourager la production ; de l’autre, au consommateur, la meilleure marchandise au plus bas prix. Ce n’est pas que, dans des cas particuliers, il ne puisse y avoir un marchand fripon et un consommateur dupe ; mais le consommateur trompé s’instruira et cessera de s’adresser au marchand fripon ; celui-ci sera discrédité et puni par là de sa fraude ; et cela n’arrivera jamais fréquemment, parce qu’en général les hommes seront toujours éclairés sur un intérêt évident et prochain. »

    Turgot, Deuxième Lettre à un grand vicaire sur la tolérance , 1754

    Si les principes du libéralisme politique font relativement consensus aujourd’hui, ceux du libéralisme économique sont au contraire presque unanimement rejetés, et c’est sur ce plan que madame Rousseau condamne le libéralisme dans son ensemble, « parce qu’il broie les humains, qu’il se fout des conséquences de son économie, que seul le court terme l’intéresse et surtout le profit et l’accumulation. Il détruit tout, de nos États sociaux à notre planète en passant par nos démocraties ».  Cette diatribe ambiguë et désordonnée, qui ne fait que reprendre de manière confuse la panoplie des clichés sur la pensée libérale, cache en réalité une incompréhension des enjeux que recouvre le thème des libertés économiques.

    Dans ce monde simpliste et manichéen que dessine maladroitement madame Rousseau, les libéraux ne seraient que des financiers cyniques, obsédés par les indices économiques, traversés par une vision statistique et mathématique de la réalité sociale et imprégnés d’un mépris pour le « bas peuple » n’ayant d’égal que sa fascination pour les « élites » dominantes. En fait, la défense du libre marché et d’une économie libérale est tout aussi fondée sur des arguments moraux et politiques qu’utilitaristes. Pour les libéraux, le marché est un outil au service d’un modèle socio-économique basé sur « l’ordre spontané », jugé plus juste, efficace et respectueux des libertés individuelles que son antithèse, l’interventionnisme.

    Loin d’être une machine qui « broie les humains », le concept de marché désigne un « Espace abstrait qui désigne l’ensemble des transactions entre individus, il s’agit d’une procédure qui permet à chacun de découvrir et de recueillir des informations indispensables à sa propre action, […] il s’agit d’un processus de découverte » 10 . Murray Rothbard (1926-1995) explique ainsi que le « laisser-faire ou le libre marché ne supposent pas que chacun connaît toujours le mieux dans son propre intérêt, il affirme plutôt que chacun devrait avoir le droit d’être libre de poursuivre son propre intérêt comme il considère le mieux » 11 . Les libéraux reconnaissent donc l’imperfection du marché, mais ils jugent qu’aucun système socio-économique n’atteint son niveau d’efficacité et de justice.

    L’adhésion au marché et la lutte contre l’interventionnisme sont en fait les pendants politiques d’une très riche réflexion épistémologique soutenant l’individualisme contre le constructivisme . La pensée de Friedrich Hayek (1899-1992) est à ce sujet inégalable. Pour le penseur autrichien, il suffit d’approcher l’immense complexité du monde, et donc notre incapacité à l’appréhender totalement, pour réfuter toute approche constructiviste. Il soutient ainsi que les planificateurs centraux ne disposent jamais de l’ensemble des informations nécessaires pour prendre des décisions économiques optimales, tant ces dernières sont nombreuses, dispersées et difficiles à identifier. Il oppose à cette planification étatique et centralisatrice le concept de catallaxie , qui désigne l’ordre spontané émergeant de l’infinité des interactions prenant place sur le marché. Les prix jouent un rôle important en tant que mécanisme de communication transmettant à l’ensemble des acteurs du marché les informations nécessaires à leurs actions, leur permettant de prendre des décisions « éclairées » sans l’aide d’un acteur central quelconque. Avec la catallaxie, Hayek illustre comment un ordre complexe et coordonné peut émerger des interactions volontaires et décentralisées des acteurs du marché.

    Surtout, cette lutte contre l’interventionnisme s’inscrit dans une lutte contre la croissance du pouvoir étatique. En effet, les libéraux considèrent qu’il ne peut y avoir de libertés individuelles sans libertés économiques. Ils ajoutent que l’absence de ces dernières mène inévitablement à un système politique autoritaire. Lorsqu’Hayek soutient, dans La route de la servitude (1944), qu’un contrôle excessif de l’État dans l’économie conduit nécessairement à une perte de libertés individuelles, il s’inscrit dans la droite lignée de la défense des libertés modernes de Benjamin Constant. Produire et consommer sont des actes profondément intimes et personnels, et une trop grande intervention du pouvoir politique dans la vie économique correspond à une intrusion liberticide d’un pouvoir toujours arbitraire dans la vie des individus.

    L’esprit totalitaire n’a pas disparu…

    « Une élite, qui prétend édifier une société parfaite, incline d’autant plus à la brutalité qu’elle s’imagine viser une fin plus sublime. Du messianisme à la violence, de la violence à la tyrannie, la leçon n’a pas le mérite d’être neuve, et l’on n’ose même pas espérer qu’elle soit jamais retenue. »

    Raymond Aron, Préface de Lénine et la IIIe Internationale (Branko Lazitch), 1950

    Ces quelques lignes auront suffi à démontrer que, loin de tenir la main au fascisme ou au totalitarisme, le libéralisme s’est en fait bâti, tout au long de son histoire, contre toute forme de tyrannie. Les totalitarismes du XX e siècle se sont tous construits autour d’une vision constructiviste de l’Homme et de la société dans une perspective profondément antilibérale. Il est d’ailleurs marquant d’observer à quel point l’illibéralisme et la lutte contre « la bourgeoisie libérale » sont les dénominateurs communs du fascisme italien, du stalinisme soviétique et du national-socialisme allemand.

    Contre ces visions totalisantes et autoritaires « prétendant édifier une société parfaite », les auteurs libéraux se sont soulevés sans aucune forme d’ambiguïté, reconnaissant bien que ces projets visaient à détruire l’individu pour en faire un simple outil au service d’un projet politique holistique. Ce n’est pas un hasard si, parmi les grands analystes du phénomène totalitaire et des religions séculières, on trouve nombre de penseurs libéraux : Élie Halévy, Ludwig Von Mises, Raymond Aron , Friedrich Hayek, François Furet, Jean-François Revel , pour ne citer qu’eux…

    Les prises de position de madame Rousseau autour de la crise environnementale ou des enjeux autour de la défense des minorités montrent bien qu’à travers le contrôle de l’économie, il est en fait question de soumettre l’individu aux exigences d’un intérêt général toujours plus abstrait et arbitraire. N’y a-t-il pas, dans la volonté d’interdire certains types de productions et de consommations (on pense par exemple à la volonté d’ interdire les jets privés ), une vision profondément morale de l’économie, visant à distinguer des « pollutions légitimes » et des « pollutions illégitimes » selon des critères profondément arbitraires et subjectifs ? Dans le monde décroissant et égalitaire de madame Rousseau, quelle sera la place du divertissement sur YouTube ? Légitime ? Illégitime ? Que dira-t-elle à ceux qui veulent voyager ? Visiter de la famille sera-t-il plus légitime que de participer à un colloque universitaire à l’autre bout du monde ? Est-ce que des vacances studieuses dans des musées seront considérées comme plus légitimes que des vacances oisives sur une plage de sable blanc ? N’est-ce pas également une posture potentiellement totalitaire que de considérer que le privé est politique et que, ce faisant, aucun aspect de la vie ne devrait échapper au contrôle du pouvoir politique ? Ou encore, qu’en est-il de la liberté de conscience quand certains se réjouissent de l’apparition de sensibility readers dont le rôle est de réécrire des œuvres , dans le but très admis d’agir jusque dans l’inconscient des individus en expurgeant certains mots ou certaines idées d’œuvres classiques ?

    Ces différents exemples tracent tous un même dessein : la volonté de contrôler l’ensemble de la réalité sociale afin de faire advenir une société parfaite, débarrassée de tous ses maux. Face à cette prétention totalisante, la pensée libérale apparaît plutôt comme un antidote à ces dérives pernicieuses. Pour ne prendre que l’exemple de la crise climatique (puisque madame Rousseau est députée écologiste) : plutôt que d’interdire la viande et les jets privés, de limiter la consommation de débit internet et d’imposer des pratiques, de manière égalitaire, au prix d’une négation totale des individus et de leurs aspirations profondes, les libéraux proposent l’instauration d’un prix carbone afin de laisser arbitrer le marché en donnant à l’ensemble des acteurs privés les informations nécessaires pour faire des choix informés et personnels selon leurs propres conceptions d’une bonne vie. Cette solution permettrait de concilier la sauvegarde des libertés individuelles aux enjeux climatiques, tout en conservant un système économique à même de favoriser les innovations qui seront nécessaires pour nous adapter aux bouleversements déjà enclenchés par le changement climatique et la perte de biodiversité. Madame Rousseau, loin de l’épouvantail que vous dressez et qui est infiniment plus aisé à combattre, le véritable libéralisme, pour qui veut l’appréhender avec un tant soit peu d’honnêteté et de curiosité, révèle une richesse, une vigueur, une force d’âme insoupçonnée qui, pour les « Hommes de bonne volonté », est une source inaltérable face aux maladies de notre temps.

    Tâchons simplement de ne pas confondre le mal et le remède, car assurément, l’esprit totalitaire est ailleurs.

    1. On trouvera une liste des idées reçues les plus fréquentes sur le libéralisme dans l’excellent : Mathieu Laine, Dictionnaire du libéralisme , Paris, France, Larousse, 2012
    2. Benjamin Constant, De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes , 1819.
    3. Benjamin Constant, De la liberté des anciens comparée à celle des modernes, 1819.
    4. M. Laine, Dictionnaire du libéralisme …, op. cit. , p. 526.
    5. M. Laine, Dictionnaire du libéralisme …, op. cit.
    6. Benjamin Constant, Principes de politique applicables à tous les gouvernements: version de 1806-1810 , Paris, Hachette Littératures, 2006.
    7. Ibid. Constant Benjamin, Principes de politique applicables à tous les gouvernements: version de 1806-1810 , Paris, Hachette Littératures, 2006
    8. Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique , Paris, France, Garnier-Flammarion, 1981, vol. 2/.
    9. Ibid. , p. 172.
    10. Mathieu Laine, Dictionnaire du libéralisme , Paris, France, Larousse, 2012.
    11. https://www.wikiberal.org/wiki/ Laissez-faire
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      Le RN et les médias – Je t’aime, moi non plus

      ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Tuesday, 18 April, 2023 - 03:30 · 6 minutes

    Quelle mouche a bien pu piquer l’animateur Christophe Dechavanne ? Depuis plusieurs mois, le désormais chroniqueur dans la nouvelle émission de Laurent Ruquier fait son coming out politique, revendiquant fièrement ses idées de gauche.

    Lorsqu’on évoque son rapport à la politique, il est difficile de ne pas penser au sulfureux numéro de « Ciel mon Mardi » du 6 février 1990, 56 ans après les manifestations d’extrême droite de 1934 à l’origine de la chute du second gouvernement Daladier. L’ambiance est électrique. Pour cause : le thème de la soirée n’est autre que le nazisme, avec à la clef une bagarre puis une émeute sur le plateau et une nuit de violence aux abords du studio. Une séquence culte à laquelle l’animateur n’hésite pas, trois décennies plus tard, à rattacher le 21 avril 2002 et le traitement médiatique du Front national.

    La semaine dernière, ce sont Samuel Étienne et Jean Massiet qui ont évoqué sur France 5 leur refus de traiter le Rassemblement national comme les autres partis.

    Le rapport du Rassemblement national aux médias est un authentique sujet de thèse.

    Depuis plus d’un demi-siècle, plusieurs centaines de travaux lui ont été consacrés. Parmi eux, on peut citer celui de Safia Dahani, aujourd’hui maître de conférences à Science Po Toulouse, qui a soutenu l’an dernier une thèse sur l’institutionnalisation du parti lepeniste. Avant cela, la docteure en science politique a écrit sur la médiatisation du Front national , fondée sur des relations complexes.

    Une hostilité contreproductive

    L’hostilité du milieu envers le parti d’extrême droite n’est pas un secret. Plusieurs sondages rappellent régulièrement l’orientation d’une presse française subventionnée jusqu’au gavage. L’exemple le plus parlant est le sondage fait auprès des salariés de Libération quelques semaines avant l’élection présidentielle de 2017 : Benoît Hamon obtenait 47 % d’intentions de vote , alors qu’un salarié sur 5 du journal s’apprêtait à voter pour Jean-Luc Mélenchon.

    Cette hostilité est réciproque et l’histoire des rapports des médias au parti lepéniste en est truffée d’illustrations.

    Et ces illustrations débutent dès 1985, un an après la naissance médiatique du Front national lors de l’émission « L’Heure de vérité ». Cette année signe l’interdiction de Jean-Marie Le Pen de l’antenne d’Europe 1 après que le premier a attaqué nommément plusieurs journalistes sur fond de sous-entendus dont le président du Front national était déjà accoutumé lors de la traditionnelle fête BBR du Bourget. Il faudra attendre 1988 pour qu’André Dumas le réinvite sur la station à l’occasion de ce que Jean-Pierre Elkabbach qualifie désormais de « fessée ».

    Vingt-deux ans plus tard, la prise de présidence du parti par Marine Le Pen a créé un effet de nouveauté rendant le Front national « bankable » , au point qu’en 2016, la candidate du parti devient l’invitée de Karine Le Marchand dans une émission de variétés. Cette invitation fera dire au journal belge Le Soir que « des verrous ont sauté ».

    L’année suivante, une trentaine de médias signent une pétition contre la décision du Front national de « choisir les médias autorisés à suivre Marine Le Pen ».

    En 2018, l’idéologue de la campagne victorieuse de Donald Trump, Steve Bannon, fera siffler les médias lors du congrès du Front national.

    Un questionnement en deux temps

    Ces quelques faits illustrent une problématique que les médias se posent depuis maintenant 40 ans : les journalistes doivent-ils couvrir le Front national comme ils couvrent les autres partis ?

    Ce débat a connu deux phases : la première, dans les années 1980, venait de la nouveauté de l’émergence du parti dans le paysage électoral, de Dreux en 1983 aux 35 députés élus en 1986 avec pour point d’orgue l’affaire du « détail » ; la seconde phase, à partir de 2010, tira son objet du lissage et de la crédibilisation du discours du parti sous l’ère mariniste.

    En vérité, comme le rapportait Slate en 2015, la question semble davantage être portée par une opposition entre un journalisme militant et un journalisme professionnel , citant par exemple les difficultés rencontrées par Marine Turchi, Thomas Legrand, Abel Mestre et David Doucet dans leur mission face à l’incompréhension ou la défiance de certains confrères.

    Un rapport dont nous observons aujourd’hui les conséquences car toutes ces gesticulations n’empêchent pas le parti d’extrême droite d’exploser le plafond de verre et de tutoyer le pouvoir.

    Un parti aseptisé et anticapitaliste

    Cette question est largement liée à la nature idéologique du Rassemblement national.

    Or, cette nature a fortement évolué et ce y compris sur les fondamentaux du parti, qu’il s’agisse de l’immigration ou de l’Europe, où le parti est passé d’un arrêt total à de simples questions de soldes migratoires et de l’européisme au souverainisme dans les années 1980, en passant par la soumission à référendum des sujets les plus polémiques.

    Mais le point le plus évident de ce changement programmatique reste l’économie. Profondément anticommuniste, le Front national s’était démarqué entre 1980 et 2007 par un programme économique de droite classique.

    L’accession de Marine Le Pen à la tête du parti, nourri par les succès de celui-ci auprès d’un électorat ouvrier, l’a rapidement amené à promouvoir des politiques interventionnistes de redistribution.

    Un républicanisme presque acquis

    Un point particulier n’a jamais été sujet à évolution : la question institutionnelle.

    Point rare pour un parti d’extrême droite, le Front national a toujours été dans une posture pro-parlementaire, sans doute électoralement justifiée.

    Cette posture participe du rapport du parti à la question républicaine. Il y a quelques jours, j’évoquais dans ces mêmes colonnes le front républicain anti-NUPES qui émerge aujourd’hui en France. Un front républicain basé sur la question de l’égalité des citoyens mais également des acquis républicains et notamment le bloc de constitutionnalité, servant de référence idéologique aux républicains d’aujourd’hui. Or, fort d’un soutien à la légalité républicaine depuis 30 ans et d’autant plus depuis cette année, le parti mariniste ne remet en cause qu’à la marge certains textes de ce bloc.

    Au final, débordé à sa droite par un mouvement zemmourien, le Rassemblement national n’est aujourd’hui qu’une France insoumise légaliste et nationaliste, soit quelque chose d’assez proche de ce que les journalistes de Libération doivent mettre dans l’urne les dimanches de votes.

    Cette évolution pose enfin la question des dangers d’une liberté d’expression hémiplégique.

    Les dangers d’une liberté à géométrie variable

    Louis Antoine de Saint-Just était un révolutionnaire fanatique, soutien de Robespierre et de la Terreur. Il sera l’inspirateur de la très constructiviste déclaration des droits de l’Homme de 1793 et initiera notamment la loi des suspects permettant d’arrêter n’importe quel individu soupçonné de ne pas être suffisamment révolutionnaire. Un joyeux personnage qui estimait qu’il ne pouvait y avoir « de libertés pour les ennemis de la liberté ». Cet éphémère président de la Convention nationale finira guillotiné par le monstre qu’il a contribué à créer.

    Voilà de quoi nous mettre suffisamment en garde sur la tentation d’une liberté à géométrie variable. Un petit calcul d’autant plus dangereux lorsqu’il touche une liberté aussi centrale dans notre société que celle de l’information.

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      Immobilier en crise : emplois menacés et avenir incertain

      ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Monday, 17 April, 2023 - 03:30 · 4 minutes

    Le secteur immobilier est en crise. Cette fois, ce n’est plus sous les coups de boutoir des impératifs de rénovations des « passoires thermiques » mais entre autres sous l’effet des hausses de taux sur l’immobilier neuf.

    Pour Olivier Salleron , président de la Fédération française du bâtiment :

    « Le ressort du logement neuf est cassé, donc l’emploi est menacé en 2024 ; fin 2024, 100 000 salariés sont en danger […] quand il n’y a pas de permis de construire ou qu’il n’y a pas d’investissements à l’instant T, on sait très bien que deux ans après, la construction ne se fera pas. »

    La débâcle de l’immobilier était prévisible et prévue.

    Voici ce qu’en disait Pierre Sabatier de PrimeView en octobre 2022 :

    « Nous connaissons le choc le plus violent sur les taux d’intérêt depuis près de 50 ans. Si les taux d’emprunt passent en quelques mois de 1 % à 4 %, alors que les salaires n’augmentent pas dans leur ensemble, c’est une baisse de 23 % de la capacité d’achat à laquelle il faut s’attendre. »

    Les prix chutent et les acheteurs se raréfient, rien de surprenant. Les Échos publient l’évolution des prix constatée par le réseau Orpi.

    La bulle immobilière commence à laisser échapper un peu de gaz :

    La Fédération française du bâtiment presse le gouvernement d’agir et pousse ses solutions :

    • prolongation du prêt à taux zéro, son rétablissement à 40 % sans discrimination territoriale ;
    • rehaussement de 25 % des plafonds d’opérations pris en compte pour son calcul ;
    • instauration d’un crédit d’impôt de 15 % sur les cinq premières annuités d’emprunt ;
    • restauration du dispositif Pinel dans sa version 2022.

    La Fédération française du bâtiment veut davantage de mauvaises solutions

    Nous sommes en France : face à une catastrophe programmée par l’interventionnisme étatique, les acteurs – même privés – demande encore plus d’interventionnisme étatique pour adoucir ladite catastrophe.

    Examinons ces propositions de la Fédération française du bâtiment.

    Les trois premières exigent davantage de crédits, d’argent créé à partir de rien, donc d’inflation monétaire. Zut alors, pas de chance ! La Banque centrale européenne a pourtant promis de contrer la hausse des prix à la consommation en restreignant l’inflation monétaire…

    La dernière est une aide de l’État qui a pour objet de transformer les bailleurs privés en bailleurs sociaux : l’investisseur bénéficie d’une réduction d’impôt à condition de donner en location un logement neuf dont les loyers seront plafonnés et avec des conditions de ressource des locataires. Zut alors, pas de chance ! Bruno Le Maire nous jure vouloir contrer la hausse des prix et il y a fort à parier que le relèvement des plafonds de loyers et de revenus pratiqués par les méchants riches propriétaires bailleurs ne figurera pas sur la liste de ses priorités.

    Alors que vont devenir les 100 000 futurs chômeurs du bâtiment envisagés par la Fédération française du bâtiment ?

    Celui qui prétend connaître la réponse est un imposteur, à moins qu’il n’ait le pouvoir de créer une entreprise susceptible de les embaucher.

    Pourquoi favoriser la pénurie plutôt que l’abondance ?

    Toutes les politiques d’aide au logement déployées depuis presque un siècle n’ont favorisé qu’une seule chose : la pénurie plutôt que l’abondance. L’ encadrement des loyers et la dissymétrie entre les droits des propriétaires et des locataires a dissuadé l’investissement locatif.

    L’immobilier est un marché comme les autres et comme l’énonçait Frédéric Bastiat il y a deux siècles :

    « Ce n’est pas le prix absolu des produits mais leur abondance qui fait la richesse. […] Les produits s’échangeant les uns contre les autres, une rareté relative de tout et une abondance relative de tout laissent exactement au même point le prix absolu des choses mais non la condition des hommes. »

    Dans l’immobilier , les politiques publiques consistent à vouloir encadrer le marché et les loyers. Plus récemment, elles visent aussi à réglementer les normes de construction, les méthodes d’isolation, de chauffage, etc. conduisant à un renchérissement des coûts.

    Durant un certain temps les effets néfastes ont été partiellement compensés par les facilités de crédit. Le renchérissement de l’immobilier a été bien supérieur à la croissance économique. Il fallait toujours plus de temps de travail ou d’épargne ou de durée de crédit pour acquérir un logement.

    Aujourd’hui, les banques centrales ne peuvent plus pousser à l’expansion du crédit tout en déclarant vouloir lutter contre la hausse des prix. C’est l’impasse. Et ce n’est pas une mauvaise chose.

    Qui a à perdre dans une chute des prix de l’immobilier ?

    • pas les propriétaires occupants lourdement taxés sur le foncier ;
    • pas les propriétaires bailleurs lourdement taxés sur le foncier et à l’IFI ;
    • pas les potentiels acquéreurs ;
    • pas les potentiels vendeurs. Ils dégagent encore des plus-values s’ils ont acquis un bien il y a un certain temps et même si ce n’est pas le cas ils pourront en acquérir un autre pour moins cher ;
    • les travailleurs du bâtiment ? Mais qui dit qu’ils ne trouveront pas un emploi ailleurs que dans la construction d’immobilier résidentiel neuf ?

    Le seul perdant, c’est l’État dont les recettes fiscales vont baisser. La pierre coule donc peut-être mais est-ce une tragédie ?

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      Comment l’argent facile a tué la Silicon Valley Bank

      ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Wednesday, 15 March, 2023 - 04:30 · 7 minutes

    Par Daniel Lacalle.

    La deuxième plus grande faillite d’une banque de l’histoire récente après celle de Lehman Brothers aurait pu être évitée. Aujourd’hui, l’impact est trop important et le risque de contagion est difficile à mesurer.

    La faillite de la Silicon Valley Bank (SVB) est le résultat d’un bank run classique provoqué par un problème de liquidité mais la leçon importante pour tout le monde est que l’énormité des pertes non réalisées et le trou financier dans les comptes de la banque n’auraient pas existé s’il n’y avait pas eu une politique monétaire ultralibre. Permettez-moi d’expliquer pourquoi.

    Au 31 décembre 2022, la Silicon Valley Bank disposait d’un total d’actifs d’environ 209 milliards de dollars et d’un total de dépôts d’environ 175,4 milliards de dollars, selon ses comptes publics. Ses principaux actionnaires sont Vanguard Group (11,3 %), BlackRock (8,1 %), StateStreet (5,2 %) et le fonds de pension suédois Alecta (4,5 %).

    La croissance et le succès incroyables de SVB n’auraient pas pu se produire sans les taux négatifs, la politique monétaire ultralâche et la bulle technologique qui a éclaté en 2022. En outre, l’épisode de liquidité de la banque n’aurait pas pu se produire sans les incitations réglementaires et monétaires à accumuler de la dette souveraine et des titres adossés à des créances hypothécaires (MBS).

    « Ne vous battez pas contre la Fed »

    La base d’actifs de SVB est l’exemple le plus clair du vieux mantra « Ne vous battez pas contre la Fed » . SVB a commis une grave erreur : suivre exactement les incitations créées par une politique monétaire et une réglementation laxistes.

    Que s’est-il passé en 2021 ? Un succès massif qui, malheureusement, a aussi été le premier pas vers la disparition. Les dépôts de la banque ont presque doublé avec le boom technologique. Tout le monde voulait une part du nouveau paradigme technologique imparable. Les actifs de la SVB ont également augmenté et presque doublé.

    La valeur des actifs de la banque a augmenté. Plus de 40 % étaient des bons du Trésor et des titres adossés à des créances hypothécaires à long terme. Le reste était constitué d’investissements dans les nouvelles technologies et le capital-risque, apparemment à la conquête du monde.

    La plupart de ces obligations et titres à « faible risque » étaient conservés jusqu’à leur échéance. La SVB suivait les règles habituelles : des actifs à faible risque pour équilibrer des investissements en capital-risque. Lorsque la Réserve fédérale a relevé les taux d’intérêt, la SVB a dû être choquée.

    L’ensemble de ses actifs reposait sur un seul pari : des taux bas et un assouplissement quantitatif pour plus longtemps. Les valorisations des entreprises technologiques ont grimpé en flèche pendant la période de relâchement de la politique monétaire, et la meilleure façon de couvrir ce risque était de miser sur les bons du Trésor et les titres adossés à des créances hypothécaires. Pourquoi parier sur autre chose ? C’est ce que la Fed achetait par milliards chaque mois. Il s’agissait des actifs les moins risqués selon toutes les réglementations et selon la Fed et tous les économistes traditionnels, l’inflation était purement « transitoire », une anecdote à effet de base. Qu’est-ce qui pourrait mal tourner ?

    Bonjour la panique

    L’inflation n’était pas transitoire et l’argent facile n’était pas illimité.

    Les hausses de taux ont eu lieu. Et la banque s’est retrouvée avec des pertes massives partout. Adieu, les prix des obligations et des titres adossés à des créances hypothécaires. Adieu, les valorisations technologiques du « nouveau paradigme ». Et bonjour la panique. Une bonne vieille ruée sur les banques, malgré la forte reprise des actions SVB en janvier. Les pertes non réalisées, évaluées à 15 milliards de dollars, représentaient presque 100 % de la capitalisation boursière de la banque. La déroute.

    Comme le dit le directeur de la banque dans le célèbre épisode de South Park : « Aaaaand it’s gone » . La SVB a montré à quelle vitesse le capital d’une banque peut se dissoudre sous nos yeux.

    La Federal Deposit Insurance Corporation (FDIC) interviendra mais cela ne suffira pas car seuls 3 % des dépôts de la SVB étaient inférieurs à 250 000 dollars. Selon le magazine Time , plus de 85 % des dépôts de la Silicon Valley Bank n’étaient pas assurés.

    Et ce n’est pas tout. Selon Bloomberg, un tiers des dépôts américains se trouvent dans de petites banques et près de la moitié ne sont pas assurés. Les déposants de la SVB perdront probablement la majeure partie de leur argent, ce qui créera également une grande incertitude dans d’autres entités.

    La SVB était l’exemple type de la gestion bancaire dans les règles de l’art. Elle a suivi une politique conservatrice consistant à acquérir les actifs les plus sûrs – les bons du Trésor à long terme – alors que les dépôts augmentaient.

    La SVB a fait exactement ce que recommandaient ceux qui ont attribué la crise de 2008 à la « déréglementation ». La SVB était une banque ennuyeuse et conservatrice qui investissait ses dépôts croissants dans des obligations souveraines et des titres adossés à des créances hypothécaires, croyant que l’inflation était transitoire, comme tout le monde le répétait, sauf nous, la minorité de fous.

    La SVB n’a fait que suivre point par point la réglementation, les incitations de la politique monétaire et les recommandations des économistes keynésiens. La SVB était l’exemple même de la pensée économique dominante. Et le courant dominant a tué la star de la tech.

    Nombreux sont ceux qui accuseront la cupidité, le capitalisme et l’absence de réglementation, mais devinez quoi ? Davantage de réglementation n’aurait rien changé, car la réglementation et la politique encouragent l’achat de ces actifs à « faible risque ». En outre, la réglementation et la politique monétaire sont directement responsables de la bulle technologique.

    Les valorisations de plus en plus élevées de technologies non rentables et le flux prétendument inarrêtable de capitaux pour financer l’innovation et les investissements verts n’auraient jamais eu lieu sans des taux réels négatifs et des injections massives de liquidités. Dans le cas de SVB, sa croissance phénoménale en 2021 est une conséquence directe de la politique monétaire démente mise en œuvre en 2020, lorsque les grandes banques centrales ont porté leur bilan à 20 000 milliards de dollars comme si de rien n’était.

    La SVB est une victime de l’idée selon laquelle l’impression monétaire n’entraîne pas d’inflation et peut se poursuivre à l’infini. Ils y ont adhéré sans réserve, et aujourd’hui ils ont disparu.

    SVB a investi dans la bulle de tout ce qui était possible : obligations souveraines, titres adossés à des créances hypothécaires et technologie. L’ont-ils fait parce qu’ils étaient stupides ou imprudents ? Non. Ils l’ont fait parce qu’ils pensaient que ces actifs présentaient très peu de risques, voire aucun. Aucune banque n’accumule de risque dans un actif qu’elle croit à haut risque. Les banques ne peuvent accumuler des risques que si elles pensent qu’il n’y en a pas. Pourquoi perçoivent-elles qu’il n’y a pas de risque ? Parce que le gouvernement, les régulateurs, les banques centrales et les experts leur disent qu’il n’y en a pas. Qui sera le prochain ?

    Beaucoup blâmeront tout sauf les incitations perverses et les bulles créées par la politique monétaire et la réglementation, et ils exigeront des baisses de taux et un assouplissement quantitatif pour résoudre le problème. Le problème ne fera que s’aggraver. On ne résout pas les conséquences d’une bulle par d’autres bulles.

    La faillite de la Silicon Valley Bank met en évidence l’énormité du problème de l’accumulation de risques par des moyens politiques. La SVB ne s’est pas effondrée en raison d’une gestion imprudente, mais parce qu’elle a fait exactement ce que les keynésiens et les interventionnistes monétaires voulaient qu’elle fasse. Félicitations.

    Traduction Contrepoints.

    Sur le web

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      Cour des comptes : la France au bord du défaut de paiement

      ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Tuesday, 14 March, 2023 - 04:30 · 6 minutes

    Quelle gestion de l’eau demain ? Alors que la France a connu ces derniers jours son record de nombre de jours sans averses, l’idée de repenser la gouvernance de l’eau ressort des profondeurs du débat public. Après l’affaire du bassin de Sainte-Soline , le dernier rapport annuel de la Cour des comptes publié ce vendredi pointe une organisation illisible.

    Le très sec hiver que vient de connaître l’Hexagone, avec notamment des mesures de restrictions d’eau dans certains départements, a mis en lumière des conflits d’usages dans une France à l’organisation différenciée selon le secteur géographique et la taille du plan d’eau.

    Cet enjeu, dans un pays en pointe sur la question agricole et nucléaire – deux secteurs parmi les plus gourmands en eau – est fondamental.

    Cependant, cela n’est rien à côté de l’état des finances publiques et de la décentralisation, au cœur de ce même rapport des magistrats financiers.

    Ce rapport de 572 pages, publié en plein examen de la réforme des retraites, pointe une situation budgétaire exsangue dans un contexte de décentralisation inachevée.

    Le texte est salué par le Sénat, chambre des territoires, qui réclame depuis longtemps des avancées sur ces deux fronts.

    Une décentralisation inexistante

    La Cour des comptes fait ici un bilan de 40 ans de décentralisation. Une décentralisation démarrée officiellement en 1982 mais qui ne semble jamais avoir réellement commencé , et ce n’est pas le Sénat qui dira le contraire. Plusieurs sénateurs ont ainsi noté que près de 930 maires ont démissionné de leur poste depuis 2020, soit presque 3 % des édiles que compte l’Hexagone.

    Dans un contexte de surenchère normative, s’ouvriront ce 16 mars les états généraux de la décentralisation présidés par le président du Sénat Gérard Larcher et qui pourraient déboucher sur une charte d’encadrement des normes cosignée par le gouvernement.

    Prenons le pari que cette charte a très peu de chances d’être signée. Si elle l’est, elle ne portera aucune révolution. Si par miracle elle en contient une, elle ne sera pas appliquée. Si elle l’est, cela prendra des années.

    Bref, l’histoire de la prise de décision politique française ne rend en rien optimiste sur cette charte s’apparentant d’avance à une opération de communication.

    Un scénario « à la grecque »

    Les magistrats financiers ont aussi et surtout évoqué le statut de la dépense publique française.

    Avec un déficit public de 5 % et une dette représentant 111 % du PIB, la Cour des comptes note une hausse des dépenses publiques de 3,5 % en 2022. Cette situation ne devrait pas s’inverser cette année, faisant de la France un des pires élèves budgétaires de la zone euro, avec l’Espagne, l’Italie et la Grèce, à laquelle les magistrats financiers n’hésitent pas à comparer la France.

    En cause : la politique du « quoiqu’il en coûte », démarrée officiellement avec la pandémie mais qui date en réalité de plusieurs dizaines d’années du fait du poids des dépenses sociales .

    La politique de lutte contre la pandémie aurait ainsi coûté 37,5 milliards d’euros. Aujourd’hui, malgré les appels à la fin de cette dispendieuse politique, les différentes mesures contre l’inflation ont coûté aux contribuables français la somme de 25 milliards d’euros en 2022 auxquels devraient s’ajouter cette année 12 milliards, soit un total de 37 milliards d’euros.

    Encore une fois, la Cour des comptes se fait l’écho du Sénat, qui pointe depuis longtemps cette situation en demandant 15 milliards d’euros d’efforts au gouvernement.

    82 euros par mois et par foyer

    Pour prendre un niveau de comparaison qui parlera à chacun, faisons un petit calcul.

    La France compte 38 millions de foyers fiscaux correspondant généralement à un ménage ou une famille.

    Prenons maintenant les deux principaux impôts : la TVA et l’impôt sur le revenu. Ces recettes rapportent respectivement 186 et 80 milliards d’euros par an. En théorie, tout foyer paie la TVA dès lors qu’il effectue un acte de consommation, représentant donc une pression fiscale de 4900 euros par foyer. De l’autre côté, seuls 16,5 millions de ces ménages sont imposables à l’impôt sur le revenu et paient en moyenne 4850 euros par an à ce titre auxquels s’ajoute donc le même montant en TVA.

    En tenant compte de ces éléments, les 37,5 milliards d’euros de la politique sanitaire ont coûté l’équivalent de 980 euros de TVA par foyer ou 2279 euros d’impôts sur le revenu par foyer imposable. Ces sommes sont similaires s’agissant du coût des mesures anti-inflation.

    En se limitant uniquement à la TVA, en tant qu’impôt s’appliquant à tous quels que soient les revenus, le covid et l’inflation auront coûté près de 82 euros par mois et par foyer depuis 2020, que vous soyez au RSA, assistant commercial ou dentiste.

    Une traînante loi de programmation

    En guise de solution, la Cour des comptes appelle à une loi de programmation des finances publiques afin de trouver une trajectoire cohérente avec une réduction du déficit à 3 % du PIB en 2027.

    Cependant, cette même loi de programmation a été rejetée début octobre par l’Assemblée nationale et fait aujourd’hui l’objet d’une étude en commission mixte paritaire.

    Or, la France est depuis de nombreuses années tributaire des taux d’emprunts, et une simple hausse de 1 % coûterait au contribuable français la somme de 31 milliards d’euros, soit une moyenne de 456 euros par Français et 1900 euros par foyer imposable.

    La menace du défaut de paiement

    Un mot est toutefois étrangement absent de ce rapport : celui de « faillite », soit la contrainte, pour une personne physique ou morale, de vendre ses actifs pour payer un passif bien trop important.

    Or, un État ne saurait faire faillite puisqu’une grande partie de ses biens sont inaliénables et ne peuvent donc être cédés.

    Si la faillite est impossible, tel n’est pas le cas des défauts de paiement, c’est-à-dire l’incapacité pour un État d’honorer ses créances.

    Ce défaut peut être provoqué par une cause externe, comme la soudaine baisse d’un cours, à la manière du pétrole (Mexique 1982, Venezuela 2017) ou des matières premières en général (Russie 1998). Dans le cas français, la hausse des taux d’intérêts pourrait parfaitement faire l’affaire.

    En général, le défaut de paiement est déclenché soit par un moratoire sur la dette nationale, c’est-à-dire un report de remboursement, comme l’ont fait la Russie et l’Argentine, soit par le refus, par le pays en question, n’honorer certains engagements financiers, comme la Grèce en 2015.

    Les réformes de la dernière chance

    Les conséquences d’un tel défaut sont de trois ordres.

    Premièrement, le pays n’est plus autorisé à emprunter sur les marchés. À titre d’exemple, la Russie a attendu 12 ans après son défaut de paiement avant de pouvoir emprunter à nouveau sur les marchés.

    Deuxièmement, le pays fait généralement face à une grave crise économique, sociale, politique, voire diplomatique. Les traitements des fonctionnaires, aides sociales et subventions ne peuvent plus être versés tandis que les partenaires internationaux se détournent et perdent confiance.

    Troisièmement, le FMI intervient généralement en contrepartie d’un engagement à suivre les réformes drastiques que le pays n’a jamais eu le courage de faire durant plusieurs années voire décennies.

    De quoi se permettre une petite touche d’optimisme dans un désespoir budgétaire. Il est en effet fort peu probable que nos élus prennent les choses en main tant que le pire n’est pas arrivé…

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      Les énergies intermittentes ne sont pas « complémentaires » du nucléaire

      ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Monday, 13 March, 2023 - 04:30 · 6 minutes

    La réalité reprend toujours ses droits. La guerre en Ukraine , et (enfin) la prise de conscience de la nécessité d’être souverain en matière d’énergie gagne les media et le grand public.

    Or, actuellement, seul le nucléaire peut contribuer largement à cette indépendance. Les énergies intermittentes ont besoin d’un service de secours en cas de nuit sans vent. Ce ne peut être que le gaz comme nous allons le montrer. Ainsi, affirmer que le nucléaire et les énergies intermittentes sont complémentaires est une hérésie. Pire, elles sont un facteur d’augmentation de coût et d’instabilité  pour les centrales nucléaires.

    En France, les énergies intermittentes sont un alibi à la reprise du nucléaire

    Les États non écolo-schizophrènes (Suède, Finlande, Pologne, Pays-Bas, France, Italie peut être…) ont admis qu’il fallait relancer le nucléaire. On approche de la raison, c’est bien. Mais pour se faire pardonner (en France particulièrement), les autorités politiques en rajoutent sur les éoliennes et les panneaux solaires : c’est du « en même temps » pur jus. Nos édiles pensent même que régler la question du retard pris dans le développement du nucléaire (dont ils ont tous été plus ou moins les instigateurs délibérés) se fera par une accélération des énergies renouvelables. Ils montrent par là qu’ils n’ont rien compris au dimensionnement d’un réseau électrique, qui se fait en capacité pilotable (les kW) et pas en énergie (les kWh). Il y aura toujours des nuits sans vent. Le soleil et Éole ne sont pas pilotables.

    Hormis ce gage donné aux écologistes pour faire avaler un volteface salutaire, l’éolien et le solaire sont- ils utiles dans un réseau à base de nucléaire, sont-ils même « complémentaires » comme on nous le répète à l’envi ?

    Les énergies intermittentes sont-elles utiles ?

    Dès l’instant où on admet (ce qui est vérifiable très facilement sur les sites nationaux de suivi des productions électriques) qu’il peut y avoir des nuits sans vent sur quasiment toute l’Europe, les éoliennes et le solaire apparaissent comme des investissements redondants sur le réseau, puisqu’il faut assurer la sécurité par des centrales pilotables. Dans ces conditions, qu’apportent-ils ?

    Sur le plan environnemental

    Rien. La production du silicium est au moins aussi polluante que la production du minerai d’uranium. Et on démontre qu’il faut davantage de ressources en matériaux au kWh produit pour l’éolien que pour le nucléaire. Le bilan carbone total est également meilleur pour le nucléaire que pour les ENR intermittentes.

    Sur le plan économique

    Il faut comparer le coût complet du kWh éolien et solaire au coût marginal (en gros le coût d’exploitation variable) des moyens pilotables, puisque de toute façon il faut construire ceux-ci. Pour l’hydraulique et le nucléaire, ces coûts variables sont très faibles, bien inférieurs au coût complet des ENR. Il n’y a donc pas non plus d’intérêt économique.

    Sur le plan de la souveraineté

    Force est de constater que la France n’a pas été capable de construire une filière nationale. Les éoliennes sont construites par des Américains (depuis peu partiellement en France), des Espagnols, des Allemands et des Danois. Le silicium est importé de Chine. Certes, l’uranium est importé, mais d’une variété de pays, ce qui le sécurise. De plus, il est facile d’avoir un stock de dizaines d’années, sans parler de la filière surrégénératrice, que la France a mise au point avec 30 ans d’avance. Et même si nous sous-traitons certaines opérations, nous avons le potentiel technique pour les rapatrier.

    On ne voit donc pas en quoi les éoliennes et le solaire nous sont utiles.

    Les énergies intermittentes nuisent gravement à la conduite du réseau

    Elles varient, à long, moyen et court terme. La variation à l’échelle du jour, voire de l’heure, est très pénalisante. Il faut des centrales pilotables prêtes à intervenir en urgence. L’hydraulique peut jouer ce rôle en deçà de 10GW environ en France. Mais elle n’est pas suffisante au-delà d’une proportion d’intermittents dans le réseau. Et il faut déjà assurer ce suivi rapide pour les fluctuations de consommation. Tout se passe comme si ces fluctuations rendaient encore plus variable la consommation.

    La situation est particulièrement critique en été : même si la pointe de midi coïncide avec le maximum solaire, elle est loin de gommer la variabilité. Imaginons (comme c’est prévu) que nous ayons 60 GW de solaire, ça démarre à zéro à 6 heures du matin, culmine à 60 GW à midi, et redescend à zéro à 21 heures… Il faut un réseau pilotable qui fasse ce yoyo en sens inverse…

    Le nucléaire n’en n’est pas capable, du moins sans risques, sans surcoûts et sans raccourcir la durée de vie des réacteurs. Les grosses centrales à charbon et même les grosses centrales à gaz (à combustion combinée) ont le même problème, lié aux changements de température et de dilatations lors des changements de régime.

    On ne peut donc utiliser que des centrales très flexibles. Ce sont généralement des centrales à gaz alimentées en gaz naturel, voire des turbines de type aéronautique. Leur rendement est moins bon et surtout elles ne fonctionnent pas en régime nominal, ce qui dégrade considérablement leur rendement.

    En outre, que fait-on si le soleil d’août donne 60 GW avec une charge de consommation de 50 GW ?

    Pour l’éolien, c’est un peu la même chose, avec des fluctuations différentes, aléatoires : le vent souffle par rafale, les variations en local peuvent être très rapides… Le réseau peu les encaisser dans une certaine mesure… si on a des grosses centrales pilotable dessus, comme on le verra ci-dessous. Mais il y a des limites.

    C’est ce qui explique l’engouement des fournisseurs de gaz pour les énergies intermittentes…

    D’autres contraintes peu connues car plus techniques

    La source finale de l’électricité produite par les éoliennes et les panneaux solaires est constituée de convertisseurs électroniques. Ils n’ont pas d’inertie, comme les gros groupes turbo-alternateurs. Or, cette inertie est indispensable pour absorber, justement, les fluctuations rapides du réseau. Pour pallier ce défaut, il faut ajouter des dispositifs coûteux : batteries, condensateurs, le tout piloté (encore) par de l’électronique. Notons d’ailleurs que ces coûts ne sont pas supportés par les ENR !

    Les équipements utilisateurs de l’électricité ont besoin d’une énergie productive mais aussi d’une composante non-productive (appelée énergie réactive). Seules les centrales à turbo-alternateurs peuvent la fournir. Là encore, on peut la fabriquer électroniquement mais au prix de gros investissements.

    Ces deux problèmes sont cruciaux. À tel point que certains opérateurs d’ENR intermittentes suggèrent de faire tourner les grosses centrales à vide juste pour pallier ces défauts !

    Et la suite ?

    On pourrait résumer tout ceci en renversant la problématique : les ENR ne viendront pas au secours des centrales classiques, ce sont les centrales classiques qui viennent au secours des ENR.

    Mais comme la réalité de la guerre en Ukraine s’impose pour redorer le blason du nucléaire, les réalités technico-économiques s’imposeront un jour pour valider les réflexions ci-dessus. D’ici là, beaucoup de dégâts auront été faits. On aura sans doute aussi construit de nouvelles centrales à gaz pour attendre le nouveau nucléaire.

    L’Allemagne a déjà ces problèmes, avec 130 GW d’ENR intermittentes. Elle les « dilue » sur l’ensemble de ses voisins pour l’instant. Mais si tout le monde fait comme elle ?