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L’anarchie tyrannique de Poutine
Pascal Avot · ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Tuesday, 13 December, 2022 - 04:00 · 8 minutes
Dans les premières pages de son chef-d’œuvre, Les origines intellectuelles du léninisme , Alain Besançon se demande comment définir précisément le régime soviétique, étrange accouplement entre la terreur incessante et la ruine généralisée. Il arrive à cette formule : il s’agit d’une anarchie tyrannique .
L’incompatibilité radicale entre la fiction idéologique et la réalité humaine explique que le Parti échoue dans tout ce qu’il entreprend. Chaque ordre donné par le sommet génère mécaniquement du désordre à tous les niveaux de la pyramide, jusqu’à plonger la base dans une misère et un désarroi inouïs. Une incroyable incohérence règne en maître.
On pourrait évidemment s’attendre à ce qu’un tel système s’effondre en un temps record. Pourtant, cette anarchie perdure, car elle est niée en bloc par la propagande et rendue pérenne, obligatoire, imposée par une coercition enragée. Rien ne fonctionne mais il est interdit de le penser et quiconque le dit est condamné à l’exil ou à la mort : le chaos doit être décrit et vécu comme une harmonie supérieure. Privé de toute logique, le citoyen improvise comme il peut sous la domination brutale et cruelle du non-sens. L’agonie soviétique durera soixante-dix ans. Gorbatchev sera le dernier chef d’orchestre de cette cacophonie.
Sous Eltsine, la tyrannie baisse la garde et l’anarchie l’emporte. Longtemps tenue en laisse par les méthodes totalitaires, la criminalité de la société soviétique a soudain les coudées franches. Les mafias se jettent sur l’État et le dépouillent, sous la supervision de hauts fonctionnaires devenus de purs prédateurs. Ce pillage entraîne un niveau de pauvreté tel qu’il fait regretter à beaucoup le temps du communisme.
Le retour de la tyrannie
Quand Poutine prend le pouvoir, sa promesse est de mettre fin à l’anarchie. Les Russes et les observateurs occidentaux accueillent la nouvelle avec soulagement. Il ne faudra pas longtemps aux plus lucides pour comprendre qu’en réalité, on assiste au retour de la tyrannie. Poutine adopte la posture de l’homme autoritaire et juste, à ceci près que sa lutte contre les corrupteurs n’est rien d’autre que l’établissement de son propre monopole sur la corruption. Tirant profit de la demande populaire d’ordre, il arrache à la Russie les maigres espaces de liberté que lui avait concédés la période eltsinienne.
Autoritaire dès sa naissance, le poutinisme se durcit habilement et inexorablement au fil des années. D’une dictature internationalement présentable, appuyée sur des élections manipulées et tolérant des bribes d’oppositions, on passe à un régime ressemblant de plus en plus au totalitarisme.
Où le bât blesse doublement, c’est que ce retour de la tyrannie n’abolit en rien l’anarchie. Au contraire, Poutine l’étatise et l’institutionnalise et, surtout, la fait fructifier au profit de son clan. Sous le communisme, canaliser le désordre rendait tout-puissant ; sous Poutine, on devient de surcroît milliardaire.
Kleptocratie et anarchie
La nature désordonnée et désordonnante du système poutinien n’est apparue aux yeux du monde entier que récemment, avec la guerre en Ukraine – même si les poutinistes de Russie et d’ailleurs en nient encore l’existence. La tyrannie était bien visible, mais sa splendide arrogance, dorée à l’or fin par une propagande massive, cachait soigneusement l’anarchie. Neuf mois de de ratages militaires ont rendu soudain perceptibles l’absence de coordination, l’incompétence, l’effarante et pitoyable incapacité du pouvoir russe à se doter ses moyens pour parvenir à ses fins.
Nous connaissions le versant tyrannique du poutinisme, nous découvrons sa face anarchique. Mais comment définir cette dernière ? Sur quoi repose-t-elle ?
Quatre notions peuvent nous permettre de voir clair dans ce cloaque : l’affairisme, la centralisation, la conquête et la violence.
Affairisme
L’affairisme, d’abord. Il convient de toujours garder à l’esprit que Poutine est obsédé par l’argent. Il est aujourd’hui un des hommes les plus riches au monde. Pour parvenir à ce niveau d’opulence, il lui a fallu corrompre et se laisser corrompre dans des proportions colossales en mettant à son service l’appareil d’État dans son entièreté, des plus grandes industries aux plus petits tribunaux.
Or, toute corruption introduit du désordre dans les mécanismes économiques et juridiques. Un pays ne peut se développer que si la propriété y est garantie et la concurrence saine. En siphonnant la production et la distribution de richesses en Russie, Poutine a semé une anarchie considérable. Bilan : aucun essor depuis le départ de Eltsine. En 2022, le pays exporte aussi peu qu’en 2000 : pétrole, gaz, armes, point final. Rien de qualité, rien d’innovant, rien qui émane directement de l’activité privée honnête. À peine la main invisible du capitalisme est-elle apparue sur le sol russe qu’elle a été tranchée net.
Centralisation
La centralisation, ensuite. C’est un aspect méconnu du poutinisme. Pour faire affluer vers les comptes en banque de son gang les énormes gains réalisés en province, Poutine a dû reconcentrer l’univers économique éparpillé sous Eltsine. Le pillage sans queue ni tête des années 1990 a laissé place à un parasitisme concentrique, rigide et menaçant : la province, réduite au rôle de figurante déverse ses roubles à Moscou, qui les transfère au Kremlin, les proches de Poutine empochant la plus grosse part du magot et la plaçant à l’étranger, sans la réinvestir. C’est un ruissellement à l’envers.
Ce « trou noir » étatique qui attire à lui la matière financière pour la faire disparaître a pour conséquence, non seulement la misère des confins, mais également la déresponsabilisation de tous les acteurs, comme en milieu soviétique. On ne peut s’enrichir qu’à condition d’écraser les humbles et de ramper devant les seigneurs du FSB. L’injustice criante mène au délitement moral, à la loi de la pègre et, en guise de contrepoids, à la bureaucratisation. Pour maintenir la verticalité de sa puissance sans être confronté à une révolte des terres périphériques, Poutine est obligé d’acheter la population. Cent millions de Russes sont rémunérés par le secteur public . C’est l’anarchie socialiste sans le socialisme.
On se tromperait si l’on imaginait qu’aux yeux de Vladimir Poutine, ce faux ordre est coupable et ce vrai désordre un problème. À ses yeux, le darwinisme mafieux fournit la seule règle gouvernementale valide. S’il faut du chaos pour s’imposer à autrui et se gaver des richesses du pays, va pour le chaos, tant qu’il ne bouscule pas les intérêts du clan gouvernant, tant que l’on peut éliminer les oligarques concurrents et museler les mafias trop ambitieuses. L’anarchie est, selon Poutine, un mode d’emploi du réel comme un autre.
Conquête
La conquête est l’application géopolitique d’un principe simple : ce qui fonctionne à domicile doit fonctionner à l’extérieur. Pourquoi maintenir la razzia dans le strict cadre russe ? Pourvu qu’on y exporte suffisamment de confusion et de déstabilisation, le monde entier est une Russie potentielle ! Dans son dernier et brûlant essai, Poutine ou l ’ obsession de la puissance , Françoise Thom décrit implacablement cette « passion de la malfaisance » poutinienne qui pousse les pouvoirs et les politiciens occidentaux, par la menace, la manipulation et la corruption, à se comporter, selon les cas, soit comme des proies, soit comme des complices. L’anarchie est alors disséminée hors de Russie, ce qui, évidemment, par rebond, aggrave encore la morgue du désordre intramuros .
Violence
Pour finir, la violence. Elle est un des traits les plus saillants du régime poutinien. Elle est exercée par le Kremlin sur l’État et sur la société, par l’empire sur ses voisins, et par chaque Russe sur tous les autres : violence institutionnelle, violence géopolitique, violence mafieuse et violence de la rue devenue culturelle, glorifiée par les talk-shows télévisés, s’accumulent et forgent une nation sauvage. La Russie de 2022, dit Galia Ackerman dans son interview pour Contrepoints , « est le pays du désamour ». L’anarchie est alors complète et sa tyrannie sans échappatoire.
Le caractère anarchique du poutinisme s’exprime de manière éclatante dans le domaine hiérarchique par essence : l’armée. Le manque d’homogénéité et de synchronisation des forces russes dans la guerre en Ukraine sera probablement brandi comme un contre-exemple exemplaire par les professeurs de stratégie militaire dans les décennies à venir.
Et cette anarchie bottée et casquée dégénère inévitablement en pillages, encore une fois, en viols, en tortures, en exactions de toutes sortes, parfaitement inutiles à la conduite de la guerre, mais conformes au modus operandi du poutinisme, et satisfaisant les pulsions vengeresses du peuple qu’il a décérébré. Le désordre de l’armée russe n’est pas accidentel : il est constitutif.
Une nouvelle dictature du désordre
Voilà donc « l’homme qui a rétabli l’ordre en Russie », comme l’ont surnommé tous les Hubert Védrine d’Occident depuis vingt ans. Dans les faits, Poutine est celui qui a instauré une nouvelle dictature du désordre, et qui le paie enfin très cher, dans sa campagne d’Ukraine.
Depuis un siècle, la Russie constitue une perturbation de la raison politique mondiale. L’Union soviétique organisait la contagion idéologique des nations libres. Poutine a remplacé l’idéologie par un patchwork de vilénies : une truanderie patiente, inlassable, appuyée sur la haute tradition de cynisme du KGB, les techniques les plus pointues du marketing moderne, les codes comportementaux du monde criminel né à l’ombre du Goulag, le tout coiffé par un délire impérial sans limites et un culte de la personnalité non négligeable.
Repousser les offres de ce hacker planétaire est davantage qu’un devoir moral : une urgence vitale. Sans quoi, l’anarchie et la tyrannie, main dans la main, continueront à briser la vérité, la paix et la prospérité.