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      Les dérives des interprétations de la liberté individuelle

      Alain Laurent · ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Friday, 6 January, 2023 - 04:30 · 6 minutes

    « Allez vous faire foutre avec votre liberté ! »

    C’est en ces termes peu académiques que le 10 août 2021 sur CNN, le célèbre ancien acteur et gouverneur républicain de Californie Arnold Schwartzeneger s’adressait avec indignation aux antivax américains qui, au nom de leur liberté individuelle, refusaient de se vacciner contre le covid. Et prenaient donc du coup aussi la liberté d’infecter les autres.

    Cette apostrophe aurait aussi bien pu s’appliquer hors du seul domaine sanitaire à quantité d’autres circonstances de la vie courante où, également « au nom de la liberté individuelle », des revendications ou comportements rejettent toute prudence quant aux conséquences des actes accomplis. Téléphone au volant, rendez-vous médicaux non honorés sans prévenir, trottinettes en folie sur les trottoirs,  ascensions de sommets en baskets, fiestas bruyantes sur les terrasses, jets d’objets ou de mégots n’importe où, harcèlement, menaces et diffamations sur les réseaux sociaux, refus d’obtempérer et agressions de pompiers, médecins, enseignants ou agents des autoroutes, sans oublier les libertés prises avec le souci de la vérité (« post-vérité », complotisme).

    La liste est longue de toutes ces dérives et usages irresponsables de la liberté individuelle – en déclinaison d’un « je suis libre de faire tout ce que je veux sans me soucier des conséquences ni qu’on m’en empêche ».

    Les infortunes d’une liberté d’enfants gâtés

    Tous ces manquements relèvent d’une incapacité ou d’un refus délibéré de supporter quelque contrainte que ce soit, de respecter des règles élémentaires de vie en société ouverte, car décrétées inutiles, arbitraires, abusives ou carrément liberticides.

    Mais plus en profondeur, ils témoignent d’une intolérance à la frustration ou la contrariété, par inaptitude au contrôle de soi et à l’autodiscipline – d’où la multiplication des réactions hyperviolentes pour des motifs futiles. De par leur indifférence résolue à l’impact sur autrui, ils procèdent aussi d’une surprenante « annulation » (extension de la cancel culture !) des autres, perçus comme obstacles ou un vague décor encore moins réel que les traces virtuelles figurant sur leurs écrans. « Les autres, allez vous faire foutre », également ?

    Ce qui est donc sous nos yeux à l’œuvre, c’est une régression infantile de masse et par suite une infantilisation des conceptions de la liberté individuelle, devenue une caractérisation majeure de la post-modernité. Sous les outrances des accusations de subir les exactions d’une « dictature » dès que des limites en l’occurrence fort… limitées sont posées aux effets du grand dérèglement ambiant des esprits (que les auteurs de ces surenchères verbales aillent donc expérimenter chez Poutine, en Iran ou en Corée du Nord ce qu’est vraiment une dictature !), tout se passe comme si on en était venu à adopter pour maxime un « J’ai bien le droit de faire tout ce que je veux » relevant d’un âge mental de cinq ans.

    En effet, pour beaucoup trop de nos contemporains l’accès à toujours plus de libertés pour l’individu s’est dégradé en règne d’une boursouflure d’egos capricieux (pour Ayn Rand, la confusion entre  caprices – « whims » – et liberté était une plongée catastrophique dans l’irrationnel) d’un subjectivisme narcissique et hédoniste complètement désinhibé. Comme si avait été acté le triomphe, en termes freudiens, du principe de plaisir (immédiat et sans effort) sur le principe de réalité.

    Il est revenu au grand philosophe libéral José Ortega y Gasset d’annoncer dès 1930 dans sa célèbre Révolte des masses l’émergence de ce qui deviendrait l’ordinaire d’une partie de nos sociétés : l’adulte mué en « enfant gâté ». Parlant de « la psychologie de l’enfant gâté  – gâté par le monde qui l’entoure », il précise que « gâter, c’est ne pas limiter le désir, c’est donner à un être l’impression que tout lui est permis, qu’il n’est soumis à aucune obligation, [c’est] l’accoutumer à ne pas compter avec les autres » : nous y voici !

    La faute à l’individualisme ? Non : au laxisme progressiste et à l’étatisme

    Pour trop de commentateurs, cette dégradation accélérée de la liberté individuelle, c’est naturellement selon le mantra bien-pensant de l’époque la faute à l’individualisme (l’atomisation, le triomphe de « l’individu-roi »…).

    Rien n’est plus faux. Comme selon même les bons dictionnaires courants, l’individualisme se caractérise par le primat accordé à la capacité d’autodétermination de l’individu, la responsabilité rationnelle de soi, à l’indépendance d’esprit et à l’appétence pour le libre examen critique, c’est bien plutôt très exactement à l’emprise croissante de tout ce qui le nie ou le contrefait que l’on assiste.

    Et pour découvrir les causes de la corruption de la liberté individuelle, il faut retourner quelques décennies bien en amont des actuelles auto-infantilisation et addiction compulsive et mimétique au « tribal-tripal » des réseaux sociaux pour découvrir les deux grands facteurs en jeu dont les effets déresponsabilisants convergent. D’un côté, hérités de l’idéologie mai 1968 , l’hédonisme narcissique du « jouir sans entraves » et le tout-est-permis du « il est interdit d’interdire » qui ont lentement mais sûrement infusé dans une grande partie de la société ; et de l’autre côté, fruit d’un État-providence hypertrophié qui a depuis les années 1980 diffusé partout une mentalité d’assisté en tout (y compris dans l’Éducation nationale), un « tout doit m’être donné et tout de suite » sinon je me fâche et je me lâche… Si l’ajoute à cela une « révolte contre la raison » déjà pressentie par Karl Popper , il est logique qu’on en arrive à ces dérives démagogiques imprimant une idée plate et pauvre de la liberté individuelle.

    Pour raviver une conception plus substantielle, exigeante et altière de la liberté individuelle, il faudrait réadmettre que vivre en société de manière civilisée comporte forcément un coût en termes de limitations à notre bon plaisir. La liberté individuelle de chacun n’a de sens qu’en rapport avec l’égale liberté des autres et elle n’est pas un absolu non négociable. Elle dépend nécessairement de contraintes qui n’en sont pas l’ennemi mais la condition de possibilité et doivent la régler, au sens des « règles de juste conduite » chères à Hayek – à rigoureusement respecter sous peine de chaos (à l’analogue de celles du Code de la route, qui permettent à chacun de librement aller en sécurité où il veut sans permission ni autorisation). Mais une authentique liberté individuelle ne peut aller sans reposer sur une préalable liberté intérieure nourrie de rationalité et de responsabilité (qui n’est pas son « revers » mais sa condition logique d’exercice), qui allie contrôle de soi et souci des autres. C’est alors qu’on pourra rappeler qu’au nom de cette liberté individuelle, l’essentiel est de bien limiter ce qui la limite.

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      Le libéralisme n’est pas un matérialisme

      Florent Ly-Machabert · ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Saturday, 31 December, 2022 - 03:40 · 9 minutes

    Par Florent Ly-Machabert .

    Le bon sens, loin d’être comme le pensait René Descartes la chose la mieux partagée au monde, semble avoir déserté le débat public : sur le plan sanitaire, peu de voix se sont fait entendre pour dénoncer, entre autres, qu’on n’impose pas le port du masque au plus fort de l’épidémie ; sur le plan économique, où l’on ne s’étonne même plus que la relance quasi ininterrompue depuis la fin des Trente Glorieuses n’ait toujours pas tiré notre beau pays de l’ornière dans laquelle il n’a en réalité cessé de s’enfoncer.

    Il devient urgent de restaurer le libéralisme , non comme système politique, encore moins économique, mais comme philosophie du droit. Dans cette entreprise, un courant de pensée, d’abord économique, auquel mon indéfectible attachement n’a plus de secret pour le lecteur, y a singulièrement contribué depuis la fin du XIX e siècle : l’École autrichienne .

    Connue surtout pour sa condamnation – de facto libérale – de toute forme d’interventionnisme étatique dans la sphère économique, la tradition autrichienne s’est en réalité imposée dans le champ des idées par ses positions épistémologiques et méthodologiques, d’abord en matière économique, cela est vrai, mais en embrassant plus largement la question de l’action des êtres humains 1 , ou praxéologie , dans laquelle elle voit à l’œuvre des moyens pour atteindre des fins.

    Cette tradition postule néanmoins immédiatement que les relations entre moyens et fins ne reposent que sur la raison et le libre arbitre (de la volonté) de chaque individu. Il n’y a là d’ailleurs rien de surprenant pour qui fait l’effort de découvrir que cette école dite de Vienne, encore nommée école psychologique, puise une grande partie de ses sources dans la tradition scolastique luso-espagnole du XVIe siècle qu’un Joseph Schumpeter , entre autres économistes du XXe siècle, baptisera du nom d’ École de Salamanque 2 .

    Celle-ci, sous la férule du théologien dominicain Francisco de Vitoria, également philosophe et juriste, tente en effet de réinterpréter la pensée du maître Thomas d’Aquin en postulant que les concepts de justice, de droit et de morale s’examinent désormais selon « l’ordre naturel à la lumière de la raison » .

    Dans ce contexte l’École élaborera de nombreuses théories envisageant pour la première fois l’économie d’un point de vue moral, prenant ainsi le contrepied de la doctrine catholique de l’époque qui condamnait le désir d’enrichissement de ces négociants venus justement adresser leurs scrupules de conscience à Vitoria.

    Ce dernier, considérant la liberté de circulation des idées, des biens et des personnes comme conforme à « l’ordre naturel à la lumière de la raison » au motif qu’elle accroît le sentiment de mutuelle fraternité, conclura que lesdits négociants contribuent au bien-être général.

    Loin de ne voir que la valeur matérielle, le libéral autrichien ne conçoit en réalité de valeur qu’immatérielle et subjective, comme jugement qu’un être pensant porte sur la capacité que tel bien a de servir ses projets. Encore faut-il que l’individu soit authentiquement pensant, c’est-à-dire qu’il soit réellement rationnel et libre.

    À ce stade de notre réflexion, il nous est donc loisible de soutenir que le libéralisme n’est pas une approche déterministe , puisqu’il ne postule en rien que le monde est prédictible ; ni constructiviste , puisqu’il défend l’ordre naturel ou spontané qui repose sur des logiques fondamentalement décentralisées qu’Hayek nommera la « catallaxie » 3 ; ni réductionniste , puisque, s’appuyant sur une doctrine juridique qui a sonné la fin des concepts médiévaux du droit, il adopte la description d’un monde fait d’interactions multiples, valorise les échanges entre individus et revendique un nouveau centre d’intérêt, « antérieur et supérieur à toute législation humaine » dira Frédéric Bastiat , qu’il érige en obligation morale faite au Souverain (qu’il s’agisse du peuple en démocratie ou du roi en monarchie) : le respect des droits naturels de l’individu, c’est-à-dire de ses droits fondamentaux en tant que créature de Dieu, tant relatifs au corps (droit à la vie 4 , droit de propriété) qu’à l’esprit (liberté de pensée, dignité).

    Aussi, pour prouver que, contrairement à la pensée dominante 5 , le libéralisme n’est pas un matérialisme , nous reste-t-il à démontrer qu’il adopte une approche fondamentalement ouverte au champ de la spiritualité, c’est-à-dire transcendantale, comme semblent le suggérer ses références répétées à la doctrine scolastique 6 .

    Pour ce faire, à présent, explorons plus avant le concept augustinien de libre arbitre ( liberum arbitrium ) de la volonté humaine, dont le professeur Marian Eabrasu rappelle dans Moral disagreements in business (2019) qu’associé à une conception restreinte de la violence, il est l’apanage des libéraux, ce qui conduit ces derniers à considérer le travail comme l’expression de la créativité humaine et la violence physique comme la seule forme de contrainte capable d’entraver la liberté de l’Homme et de le mettre en esclavage 7 .

    Par libre arbitre ( free will dans le monde anglo-saxon), saint Augustin désigne d’abord une « volonté libre » qui fonde la dignité humaine 8 :

    La volonté libre sans laquelle personne ne peut bien vivre, tu dois reconnaître et qu’elle est un bien, et qu’elle est un don de Dieu, et qu’il faut condamner ceux qui mésusent de ce bien plutôt que de dire de celui qui l’a donné qu’il n’aurait pas dû le donner.

    En tant que don de Dieu, le libre arbitre augustinien qui rend l’Homme capable du bien comme du mal invalide donc l’hérésie manichéenne qui attribue au divin la responsabilité du mal ; mais, dans le même temps, comme faculté perdue à cause du péché originel, le libre arbitre augustinien s’oppose aussi à l’hérésie pélagienne qui exagère la responsabilité de l’Homme et sa liberté dans ses rapports avec Dieu, niant donc la principale conséquence de la transgression d’Adam : l’Homme ne peut être restauré dans le libre arbitre dont l’a doué Dieu que par Dieu, c’est-à-dire par la Grâce 9 .

    S’il semble donc impossible d’appréhender la notion de libre arbitre si centrale dans le libéralisme sans recourir aux doctrines du péché originel et de la grâce salvifique affirmées par le seizième concile de Carthage (418) et approuvées par le pape Zosime, il n’en demeure pas moins que la scolastique réinterprètera le libre arbitre, neuf siècles après Augustin, comme une faculté de la volonté et de la raison ( facultas voluntatis et rationis 10 ), c’est-à-dire, pour reprendre cette fois les attributs qu’ Aristote lui reconnaît dans son Éthique à Nicomaque , comme la double capacité d’un individu à agir spontanément (donc à suivre volontairement une fin) et intentionnellement (donc à choisir rationnellement un moyen, en sachant ce qu’il fait).

    En combinant philosophie grecque et théologie chrétienne, cette approche présente d’abord l’intérêt de faire émerger le libre arbitre comme une faculté à trouver le principe de ses actes à l’intérieur de soi (critère de spontanéité), alors même que l’individu, du fait même de la chute d’Adam, s’en est rendu incapable, enchevêtré qu’il est dans son environnement qui conditionne ainsi grandement ses actes.

    On comprend mieux que seuls le retour à soi, l’introspection, la méditation, la prière, la reconnexion avec le divin puissent préparer son esprit à recevoir de la grâce de Dieu le « principe intérieur » de ses propres actes.

    Enfin, l’approche scolastique du libre arbitre fait émerger à travers le critère d’intentionnalité la condition de la responsabilité morale – et donc de la dignité – de l’individu, qui est dès lors réputé agir « en conscience », c’est-à-dire, une fois de plus, éclairé par le divin dans sa prise de décision.

    Notamment fondé sur le principe de libre arbitre, le libéralisme fait donc sienne une approche nécessairement ouverte à la transcendance spirituelle par le truchement de la scolastique, donc de la théologie chrétienne, en dehors de laquelle il lui est impossible de rendre compte, d’un même tour, de la propension de l’Homme à être déterminé par son environnement (puisque déchu dans le jardin d’Eden) plutôt qu’à se déterminer en vertu d’un principe intérieur, en même temps que de l’intentionnalité de sa conscience qu’éclaire, de façon privilégiée dans la prière et les sacrements catholiques, la grâce que le croyant reçoit de Dieu et par laquelle chacune de ses actions contribue au salut de son âme.

    Inséparable des doctrines chrétiennes du péché originel et de la grâce salvifique, le concept le libre arbitre de la volonté humaine ne saurait être au cœur du libéralisme sans faire immédiatement de cette philosophie du droit une approche du monde à la fois non réductionniste, non constructiviste, non déterministe et non immanente, donc sans lui retirer de facto tous les attributs d’un matérialisme.

    On comprend mieux pourquoi certains ont osé le qualifier de réalisme abstrait et d’autres de spiritualisme. Je me contenterai d’affirmer que le libéralisme ne peut pas être un matérialisme, sauf à se dénaturer instantanément.

    Article publié initialement le 25 septembre 2020.

    1. Voir L’action humaine de Ludwig von Mises.
    2. Dans son Histoire de l’analyse économique, 1954.
    3. Dans La route de la servitude, Hayek explique qu’il « n’y a rien dans les principes du libéralisme qui permette d’en faire un dogme immuable ; il n’y a pas de règles stables, fixées une fois pour toutes. Il y a un principe fondamental : à savoir que dans la conduite de nos affaires nous devons faire le plus grand usage  possible des forces sociales spontanées et recourir le moins possible à la coercition. »
    4. Seul droit-créance (« droit à ») reconnu par les libéraux, comme composante de la sûreté, de la résistance à l’oppression et du principe de non-agression.
    5. Qui associe par exemple le libéralisme au consumérisme, alors que ce dernier est une déviance de la consommation érigée en ultime réconfort, en horizon de l’âme et fruit – pour paraphraser E Todd – d’un « libre-échange zombie ».
    6. Doctrine à la fois philosophique, juridique et théologique qui, au XIII e siècle, en tentant de concilier philosophie grecque et théologie chrétienne des Pères de l’Eglise explore pour la première fois les notions de propriété privée, de risque, d’intérêt et de contrat, travail qui culminera dans l’Espagne du XVI e siècle avec ladite École de Salamanque.
    7. Contrairement donc à la conception marxiste de la « servitude involontaire » qui nie tout libre arbitre et adopte une conception très large de la violence (symbolique, économique, hiérarchique…) ainsi qu’aux tenants de la « servitude volontaire », qui partagent cette même conception extensive de la violence mais la combinent à un libre arbitre.
    8. De libero arbitrio , II, 18, 48.
    9. Encore appelée « grâce salvifique » puisqu’elle accomplit l’œuvre du Salut.
    10. Saint Thomas d’Aquin, Somme théologique , I, q. 82, a.2, obj. 2.
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      Deux conceptions de l’entreprise « responsable » : Friedman contre Freeman

      The Conversation · ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Sunday, 18 December, 2022 - 03:40 · 8 minutes

    Par Michel Villette.

    Dans la littérature sur la gouvernance d’entreprise, deux principes s’opposent : celui énoncé par l’économiste Milton Friedman en 1970, dans un célèbre article intitulé The social responsability of business is to increase its profits (« La responsabilité sociale des entreprises est d’accroître leurs profits » ) , à celui proposé près de 40 ans plus tard par les universitaires Edward Freeman, Kristen Martin, et Bidhan Parmar dans leur article Stakeholder capitalism (« Le capitalisme des parties prenantes »).

    D’un côté, Milton Friedman, qui a été brillamment traduit en français par Alain Anquetil, affirme que la poursuite des intérêts égoïstes des actionnaires sera finalement la meilleure contribution possible à la prospérité générale de la nation. De l’autre, le philosophe américain Freeman et ses co-auteurs affirment que le capitalisme ne peut survivre et se légitimer qu’en prenant en compte et en conciliant les intérêts de tous ceux qui sont impactés par l’activité des entreprises. En un mot, pour le bien de l’humanité, les entreprises devraient toutes devenir « socialement responsables ».

    Ces doctrines peuvent paraître inconciliables.

    À lire ce qui s’écrit en France en 2022 et tout particulièrement depuis la publication de la loi Pacte en 2019 , on peut avoir l’impression que cette opposition radicale subsiste. En France, les partisans d’un État interventionniste auquel on demande de « réguler » des marchés semblent en outre plus nombreux que les tenants de la ligne de Friedman. Dans ce contexte, on demande aux entreprises de s’autocontrôler et de s’autoréguler.

    Le débat gagnerait aujourd’hui à se rééquilibrer car d’un point de vue analytique les travaux de Friedman rendent en effet toujours compte de nombreuses pratiques qui persistent dans les entreprises.

    L’observation attentive de la conduite des dirigeants, qui fait l’objet de nos recherches ethnographiques , et de la manière dont les décisions se prennent montre même que, partant de prémisses opposées, les partisans de l’une ou l’autre de ces doctrines parviennent, in fine , s’ils sont placés devant les mêmes choix et dans les mêmes circonstances, à des résultats semblables.

    Autrement dit, deux doctrines qui paraissent incompatibles et suscitent des mouvements idéologiques d’adhésion pour l’une et de rejet violent pour l’autre peuvent aboutir en pratique et une fois la complexité du réel prise en compte à des résultats quasi identiques. Les chercheurs disent que dans ce cas il y a « équifinalité ».

    L’explication réside dans le fait que les doctrines qui définissent des grands principes de gouvernance sont inévitablement des formes stylisées de la réalité du gouvernement privé des entreprises. Elles énoncent des normes, disent comment les choses devraient se passer, définissent des intentions mais négligent évidemment les détails de la mise en pratique.

    Concessions

    Considérons d’abord le cas d’un dirigeant conforme à l’idéal de Milton Friedman : il serait à la tête d’une industrie polluante, dangereuse, exploitant une main-d’œuvre étrangère dans des conditions difficiles pour approvisionner les riches habitants d’un pays riche. S’il veut continuer à verser de gros dividendes à ses actionnaires et voir ses actions prendre de la valeur, ne sera-t-il pas le premier à vouloir se concilier les bonnes grâces des gouvernements des États-nations dont dépend la bonne marche de ses affaires ?

    Ne sera-t-il pas aussi le premier à annoncer des mesures environnementales dès que des études marketing lui indiqueront qu’il s’agit là d’un thème auquel les clients sont devenus sensibles ? Aussi cynique soit-il – et il ne l’est pas forcément – aussi soucieux de servir en priorité ses actionnaires, s’il est intelligent et bien informé il se glissera dans les politiques sociales et environnementales du moment. En effet, c’est pour lui la meilleure solution pour rétribuer au mieux et sécuriser le capital .

    On peut même montrer que c’est précisément parce que l’industrie qu’il dirige est polluante, risquée et avec de fortes externalités négatives qu’il fait de gros investissements dans le socialement et écologiquement responsable . Ce faisant, il protège l’intérêt bien compris des actionnaires.

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    Dans un tel cas, tout dépend de la pression exercée de l’extérieur par les puissances publiques et la société civile. Si celles-ci ont des exigences morales, notre dirigeant cynique, intelligent et rusé en tiendra compte. Si ce n’est pas le cas (par exemple si les responsables politiques sont corrompus et indifférents à l’intérêt général), il corrompra au lieu de contribuer au bien commun car il a de toute façon besoin d’une solide alliance avec les dirigeants des États-nations pour développer son business. Il doit leur faire des concessions.

    Tant que l’entreprise est profitable…

    Considérons maintenant le cas opposé d’un dirigeant se comportant selon les vœux de Edward Freeman mais qui dirige par chance une entreprise peu polluante, employant une main-d’œuvre peu nombreuse, hautement qualifiée et très bien payée dans un pays riche. Il peut parfaitement se faire passer pour le plus écolo et le plus socialement responsable des dirigeants d’entreprise. Cela ne lui coûte pas très cher.

    À la différence de son collègue pollueur, il peut annoncer un excellent bilan carbone et un excellent bilan social. Moyennant quelques efforts supplémentaires il peut annoncer chaque année quelques menus progrès en la matière, par exemple en remplaçant un emballage plastique par un emballage en carton, en posant des panneaux solaires sur le toit de ses entrepôts ou en augmentant le nombre de femmes dans son comité de direction. Tant que son entreprise est profitable, il peut aussi s’adonner au plaisir du mécénat et distribuer des fonds pour lutter contre la pauvreté ou soutenir les activités culturelles et sportives.

    Cependant, il ne peut pas aller trop loin dans cette voie. Si la rentabilité de son entreprise vient à baisser, si le chiffre d’affaires stagne, si le cours de bourse commence à s’effondrer, notre dirigeant malmené par les marchés financiers et critiqué par des investisseurs influents concentrera immédiatement sa stratégie sur la maximisation du rendement du capital et réduira discrètement ses dépenses en matière de responsabilité sociétale et environnementale (RSE).

    Alors que l’année précédente le rapport annuel insistait sur la dimension sociale, écologique et vertueuse de l’entreprise, le nouveau discours de politique générale insistera sur la rentabilité des capitaux investis. Ce dirigeant sera simplement réaliste. Il se souviendra que pour pouvoir donner à toutes les « parties prenantes » ce qu’elles demandent, l’entreprise doit être profitable.

    Nouveau « paternalisme »

    Même dans les phases les plus dures du capitalisme au XIX e siècle un industriel qui construisait une usine au milieu de nulle part et qui avait besoin d’une main-d’œuvre fidèle et de qualité devait inévitablement se mettre à faire du social et s’attaquer à des problèmes de logement, d’éducation et de santé.

    On a appelé cela le « paternalisme ». Or, à y regarder de près, ce n’était pas toujours parce que le patron était inspiré par une doctrine religieuse ou par une utopie socialiste qu’il se mettait à prendre en compte le sort des ouvriers. C’était tout simplement indispensable pour assurer la réussite du projet industriel. Il fallait faire de la nécessité une vertu.

    Une entreprise qui importe et installe des panneaux solaires dans les régions françaises n’aura évidemment aucun mal à se définir comme « écologiquement responsable » puisqu’elle est en pleine croissance précisément en raison du boum écologique et de l’explosion du prix de l’énergie.

    En revanche, la tâche sera plus difficile pour le concessionnaire qui vend et entretient des camping-cars. Ces lourds véhicules de loisir qui marchent au diesel sont évidemment le type même de l’objet technique très polluant né de la société de consommation des années 1970.

    Qu’importe ! Le dirigeant de cette entreprise pourra tout de même se présenter comme extrêmement vertueux sur le plan écologique puisque ses engins permettent aux habitants des villes un retour à la nature. S’il annonce de surcroît qu’il va poser des panneaux solaires sur le toit de ses hangars, il peut tout à la fois empocher une subvention, réduire ses coûts d’énergie et entrer dans la catégorie enviée des entreprises socialement responsables.

    Entre la doctrine de Freeman et celle de Friedman, il n’y a qu’une différence d’intention et de justification. Un cynique Friedmanien, s’il dirige une industrie très polluante a toute chance de faire plus pour lutter contre le dérèglement climatique qu’un missionnaire Fremanien dont les activités sont peu polluantes. Un cynique Friedmanien qui gagne beaucoup d’argent et emploie peu de main-d’œuvre à toute chance de payer beaucoup mieux son personnel qu’un missionnaire Freemanien dont l’entreprise ne fait que des pertes.

    Michel Villette , Professeur de Sociologie, Chercheur au Centre Maurice Halbwachs ENS/EHESS/CNRS, professeur de sociologie, AgroParisTech – Université Paris-Saclay

    Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’ article original .

    The Conversation

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      chapitre 17 À quoi sert l'école ? extrait 41

      Angélique Andthehord · Friday, 25 November, 2022 - 09:42 · 1 minute

    Cependant, dès que nous étions sorties en récréation, tout avait basculé d'un coup. Tout avait recommencé exactement pareil qu'en maternelle, le même cauchemar, et moi, j'avais pleuré parce que ce n'était pas possible autrement. Mais là, la nouvelle maîtresse, du cours préparatoire, s'était approchée et avait grondé toutes les filles qui m'entouraient, qui se moquaient de moi et me montraient du doigt en disant : « Hou, la pleureuse ! Hou, la pleureuse ! » Alors, les filles, penaudes, avaient arrêté de m'embêter mais l'une d'elles, une brune aux cheveux raides, s'était retournée vers la maîtresse et lui avait répondu : « C'est la maîtresse [de maternelle] qui nous a appris. » Il y avait de la contrariété dans sa voix, on aurait dit qu'elle avait reproduit la scène qui s'était perpétuée tout au long de l'année de maternelle pour prendre la nouvelle maîtresse à témoin du mal que l'ancienne avait obligé tous les enfants à me faire. Cette fille, je crois bien que c'était Laurence. Vous savez, celle avec les petites joues toutes roses qui est déjà apparue dans mon chapitre X.


    extrait de : La pleureuse


    #école #ennui #enfance #choix #violence #brutalité #rejet #perdition #obéissance #responsabilité #méchanceté #peur #souffrance #jeu #tourments

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      chapitre 17 À quoi sert l'école ? extrait 40

      Angélique Andthehord · Thursday, 24 November, 2022 - 12:03 · 1 minute

    Cependant, dès que nous étions sorties en récréation, tout avait basculé d'un coup. Tout avait recommencé exactement pareil qu'en maternelle, le même cauchemar, et moi, j'avais pleuré parce que ce n'était pas possible autrement.

    Mais là, la nouvelle maîtresse, du cours préparatoire, s'était approchée et avait grondé toutes les filles qui m'entouraient, qui se moquaient de moi et me montraient du doigt en disant :

    « Hou, la pleureuse ! Hou, la pleureuse ! »

    Alors, les filles, penaudes, avaient arrêté de m'embêter mais l'une d'elles, une brune aux cheveux raides, s'était retournée vers la maîtresse et lui avait répondu :

    « C'est la maîtresse [de maternelle] qui nous a appris. »

    Il y avait de la contrariété dans sa voix, on aurait dit qu'elle avait reproduit la scène qui s'était perpétuée tout au long de l'année de maternelle pour prendre la nouvelle maîtresse à témoin du mal que l'ancienne avait obligé tous les enfants à me faire.

    Cette fille, je crois bien que c'était Laurence. Vous savez, celle avec les petites joues toutes roses qui est déjà apparue dans mon chapitre X.


    extrait de : La pleureuse


    #école #ennui #enfance #choix #violence #brutalité #rejet #perdition #obéissance #responsabilité #méchanceté #peur #souffrance #jeu #tourments

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      chapitre 17 À quoi sert l'école ? extrait 35

      Angélique Andthehord · Friday, 18 November, 2022 - 09:39

    Il est bien entendu que l'élève mineur d'un établissement scolaire ne saurait être tenu responsable pour ce qu'il fait par obéissance envers son professeur, au sein d'un cours. Ceci est un exercice, sans aucune valeur réelle. Tout au plus aurait-on pu m'attribuer une note en cours de dessin.

    Au moins, ce jour-là, à l'école, j'appris quelque chose. Dans le cours de monsieur Bébert, j'appris qu'une signature rackettée n'engage la responsabilité que du racketeur.

    Merci, prof. T'es un bon, toi !

    Restait à savoir ce que ça pouvait bien leur apporter, à ces messieurs de l'éducation nationale, de nous extorquer des signatures fictives, puisque ce fait témoignait à lui seul de notre non-consentement au règlement scolaire ; alors que nous aurions pu faire mieux, beaucoup mieux, à l'école et de l'école. Voulait-on briser notre volonté ?

    À quoi sert l'école ?


    extrait de : Racket à l'école


    #école #enfance #règlement #obligation #contrainte #signature #pression #obéissance #responsabilité #vol #racket

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      chapitre 17 À quoi sert l'école ? extrait 34

      Angélique Andthehord · Thursday, 17 November, 2022 - 09:19

    Monsieur Bébert vérifia scrupuleusement chaque carnet de correspondance, allant de colonne en colonne et de table en table, savourant sa victoire à la vue de chaque signature apposée. Il n'en manquait aucune.

    Soudain, il s'arrêta net et poussa un « ben ! » de stupéfaction en constatant que moi, qui n'avais pas décroché un mot de tout le cours, je n'avais pas signé.

    En fait, je n'avais pas ouvert la bouche une seule fois depuis que j'étais partie de chez moi. Monsieur Bébert posa le doigt sous l'emplacement prévu à cet effet et m'ordonna de signer.

    J'obéis.


    extrait de : Racket à l'école


    #classe #élèves #violence #obligation #contrainte #injustice #perdition #signature #pression #obéissance #responsabilité #vol #racket

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      chapitre 16 On ne peut vivre qu'une destinée à la fois extrait 69

      Angélique Andthehord · Saturday, 6 August, 2022 - 18:02

    La promenade se poursuivit. J'avais toujours ce fichu nounours dans la main, à la recherche d'une solution.

    Comme personne ne faisait attention à moi, je posai le nounours au pied d'un buisson en lui expliquant qu'il devait rester là bien sagement.

    « Qu'est-ce que tu fais, là ? T'abandonnes ton nounours ? fit sèchement la voix de Maman.

    - Mais non, j'le reprendrai tout à l'heure.

    - On va pas repasser par là. Si tu le laisses ici, il sera perdu. Reprends-le ! Dépêche-toi !

    - Mais j'en ai marre, à la fin ! »

    La promenade se poursuivit. J'avais toujours ce fichu nounours dans la main, à la recherche d'une solution.


    extrait de : Les serpents de Cesson


    #contrariété #problème #responsabilité #embêtement #rouspétances #ennui #remontrances #Cesson #promenade #nounours

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      chapitre 16 On ne peut vivre qu'une destinée à la fois extrait 68

      Angélique Andthehord · Friday, 5 August, 2022 - 18:49 · 1 minute

    Moi, je n'aimais pas marcher parce que ça me faisait mal au dos mais je n'avais pas le choix, il fallait suivre. Souvent, on me suggérait d'aller chercher quelque objet dans la salle de jeux : jouet, vélo… C'était supposé me distraire. Ce jour-là, j'avais décidé d'emporter avec moi un de mes petits nounours et cela avait été accepté.

    Nous nous promenâmes dans Grand Village et Nouveau Village, deux quartiers de Cesson/Vert-Saint-Denis.

    Grand Village était un quartier récemment construit, moderne. Entre les maisons se faufilaient des petites allées piétonnes goudronnées, couleur lie de vin, bordées de gazon. Mes parents, ainsi que Tonton et Tata, trouvaient que ça faisait une promenade très agréable.

    Moi, je trouvais que ça faisait long. Et puis, j'en avais marre de porter mon nounours. Je le tendis à ma mère pour qu'elle le prît, afin de pouvoir marcher les mains libres, mais elle refusa. Je le tendis donc à mon père qui, en principe, ne me refusait jamais ce genre de petit service mais il ne voulut pas s'en charger non plus.

    Tonton Frédéric aurait bien accepté de le prendre mais ma mère s'y opposa :

    « Non, non. laisse-la ! C'est son nounours, c'est à elle de le porter. »

    C'était invraissemblable, ça ! Je n'avais pas fait de comédie, moi, avant de partir, pour prendre mon nounours et on ne m'avait pas prévenue que ça se passerait comme ça. Alors, ce n'était pas juste.


    extrait de : Les serpents de Cesson


    #contrariété #problème #père #responsabilité #embêtement #rouspétances #ennui #Cesson #promenade #nounours