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      En incertitude, faut-il garder le cap ?

      ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Monday, 6 March, 2023 - 03:40 · 6 minutes

    Nombreuses sont les organisations qui cherchent leur voie dans un monde marqué par l’incertitude. Existe-t-il des règles à appliquer pour ne pas se perdre et traverser la période sans trop de dommage ? Des principes de management systématiques ? on le souhaiterait tous mais malheureusement ce n’est pas le cas. Ainsi, pour évidente qu’elle semble être, l’idée qu’il faille garder le cap est trompeuse.

    Cette grande entreprise française a fait intervenir un amiral pour parler d’incertitude.

    Le thème de son intervention : « En incertitude, il faut garder le cap. »

    C’est très séduisant et ça paraît fort logique. Quand ça tangue, quand le doute s’installe, il faut serrer les voiles et ne pas dévier de la trajectoire même si on se prend des vagues. Sauf que garder le cap est une métaphore de marin. Elle fonctionne bien pour la mer où la tempête peut semer le doute, dérouter le bateau et contrarier les plans, mais où l’objectif ne change pas : si vous avez 3000 containers à livrer à Los Angeles, il faut rallier le port même si la route pour ce faire doit changer. Il est hors de question de les livrer à Anvers à cause de la météo. On conçoit que changer de destination au beau milieu du trajet n’est pas une bonne idée. Plus fondamentalement, la géographie ne change pas : il y a toujours un océan à traverser et un port à rejoindre. Les deux sont connus. C’est la façon dont le premier va être traversé pour rejoindre le second qui va varier selon les circonstances.

    Un mode de pensée causal

    Cette idée de cap à garder reflète un modèle de décision dit « causal ».

    Dans ce modèle, la décision consiste à définir un but ambitieux (le cap) puis à déterminer ensuite les moyens nécessaires pour l’atteindre (le navire, la route). Par exemple, si je veux faire des frites, j’ai besoin de pommes de terre. Si je veux lancer un nouveau produit, je dois le concevoir, puis le fabriquer et enfin le distribuer. Ce mode fonctionne lorsque le cap est aisé à définir et ne change pas selon les circonstances.

    Cependant, le propre de l’incertitude est que le futur n’existe pas encore et est imprévisible. Il ne consiste pas en une route connue et cartographiée. Au contraire, la route est à créer et l’objectif est très difficile à déterminer. En outre, il peut devoir changer radicalement selon les circonstances. Qui aurait ainsi songé à garder le cap en mars 2020, lorsque le confinement a été soudainement décidé ? Au contraire, tous les caps ont été redéfinis. Ils l’ont été à partir d’une situation totalement inattendue. Imagine-t-on une organisation décidant de garder le cap, conservant tous ses plans en espérant triompher de l’adversité par sa seule volonté ? Cela aurait tenu bien plus de l’aveuglement que de la détermination.

    L’impératif de garder le cap traduit également un jugement moral.

    Garder le cap, c’est faire preuve de détermination tandis que ne pas le garder, c’est faire preuve de faiblesse. Sauf que changer de cap quand le premier n’est plus atteignable, ce n’est pas faire preuve de faiblesse. Au contraire, c’est une preuve de pragmatisme. C’est celui du gouvernement français qui en avril 2020 reconnaît toute honte bue qu’il est incapable de gérer les masques et laisse la grande distribution le faire, avec le succès que l’on sait (dix jours après, tout le monde a des masques). Même Lénine, pourtant idéologue féroce, a assoupli sa politique économique en lançant la NEP après les résultats catastrophiques de la première collectivisation. Pour rester dans la métaphore de la marine, peut-être que John Smith, le capitaine du Titanic, aurait dû modifier son cap quand il a été informé de la présence d’icebergs sur son passage…

    Changer de cap, c’est très difficile. Il faut en faire le deuil et en déterminer un nouveau, parfois sous la pression des événements défavorables. Il faut convaincre les troupes et les parties prenantes impliquées de changer. C’est précisément un acte de leadership que d’être capable de le faire : reconnaître l’impasse, l’accepter, déterminer un cap nouveau et s’organiser pour l’atteindre. C’est d’autant plus difficile lorsque le nouveau cap est loin d’être idéal, lorsqu’il faut remplacer un objectif ambitieux par un objectif qui l’est beaucoup moins parce qu’on n’a pas le choix. Les idéalistes installés dans les tribunes ne manquent pas de crier à la trahison et les moralistes au manque de détermination. C’est la malédiction des pragmatistes.

    Garder le cap est d’autant plus séduisant qu’il existe des contre-exemples réussis. Des situations où le cap a été gardé malgré des passages très difficiles. C’est George Washington qui va de défaite en défaite face aux Anglais avant de triompher dans la dernière ligne droite. C’est le projet Nespresso qui met 21 ans avant de réussir. Vingt-et-un années durant lesquelles les problèmes se sont succédé. Les études de marché étaient négatives et les deux premiers lancements ont été des échecs cuisants. Ce n’est qu’au troisième essai que le produit a décollé. Vingt-et-un années durant lesquelles, effectivement, l’équipe a gardé le cap.

    On peut tirer deux conclusions de ces exemples.

    La première conclusion c’est qu’il n’y a pas de règle ni de principe absolu. On ne peut dire ni « Toujours garder le cap quoi qu’il arrive », ni « Changer de cap dès que ça devient difficile». Chaque situation est spécifique. La stratégie est le domaine de l’ idiotès des Grecs, c’est-à-dire de la situation particulière qui n’entre dans aucune norme, dans aucune case et qui se montre rétive aux généralisations. L’ idiotès est le cauchemar des auteurs de manuels, des vendeurs de recettes et des idéologues. C’est d’ailleurs vrai aussi dans le domaine militaire. De Gaulle écrivait ainsi : « Apprécier les circonstances dans chaque cas particulier, tel est donc le rôle essentiel du chef… » Notre amiral devrait se méfier.

    La seconde conclusion est qu’il faut être prudent lorsque l’on transpose une notion d’un champ à l’autre et se méfier des métaphores. Piloter un bateau, ce n’est pas diriger une entreprise. Cela vaut également pour les métaphores guerrières appliquées au monde économique, prononcées souvent comme des évidences, comme « guerre économique ». En économie, les deux parties peuvent être gagnantes, pour ne prendre qu’une des différences entre la guerre et l’économie.

    La dimension créative

    La grande leçon de l’entrepreneuriat au travers des travaux de l’ effectuation est que les entrepreneurs tirent parti de l’incertitude pour créer de nouveaux produits, de nouvelles organisations et de nouveaux marchés qu’ils n’avaient pas anticipés initialement.

    Alors que le mode causal part d’un objectif pour déterminer les moyens de l’atteindre, ils mobilisent un mode effectual dans lequel les objectifs émergent des moyens disponibles. Autrement dit, le cap émerge progressivement de leurs actions.

    Après la citation ci-dessus, De Gaulle ajoutait d’ailleurs : « C’est sur les contingences qu’il faut construire l’action ».

    Plutôt que rester accroché à un cap que l’on maintient obstinément alors que les circonstances l’ont rendu obsolète ou inaccessible, l’action en incertitude consiste donc à tirer parti des circonstances changeantes pour agir de façon créative. En incertitude, il ne faut donc pas tant garder le cap qu’en faire émerger un original.

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      « On n’a pas le choix » ou la démission du stratège

      Philippe Silberzahn · ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Friday, 16 December, 2022 - 03:30 · 5 minutes

    L’importance des ruptures auxquelles nous sommes parfois soumis et le côté impératif de certaines d’entre elles peut nous empêcher de penser sereinement et nous amener à conclure que nous n’avons pas le choix de telle ou telle action.

    C’est pourtant faux. On peut même arguer que plus la rupture est importante, plus la crise est pressante, plus le stratège doit éviter de tomber dans le piège de la voie unique. Les organisations qui survivent aux crises sont en effet celles qui, précisément, trouvent une réponse originale et créative aux défis auxquels elles sont confrontées. « On n’a pas le choix », c’est la démission du stratège.

    L’exemple de Kodak et Fuji

    À partir de la fin des années 1990, Kodak est de plus en plus confronté à la rupture du numérique qui rend ses films argentiques inutiles.

    Pour tous les experts en stratégie et les analystes, c’est une évidence : Kodak doit basculer vers le numérique. Mais l’entreprise hésite à mettre en péril son activité historique. C’est un cas classique de dilemme de l’innovateur mis en évidence par le chercheur Clayton Christensen : miser sur la rupture au risque de sacrifier son activité historique sans être certain de réussir ou défendre cette dernière le plus longtemps possible au risque de rater la rupture.

    Finalement, après des années de tergiversations, Kodak tranchera pour le numérique mais trop tard et l’entreprise fera faillite en 2012.

    Pourtant, le choix du tout numérique était-il si évident ? Loin s’en faut. Comment le sait-on ? En observant ce qu’a fait son concurrent de toujours , le japonais Fuji. Confronté à la même rupture, en crise aiguë en 2007, Fuji se pose et se demande : « Qui sommes-nous? » Réponse : « Nous sommes des chimistes, donc le monde de la photo numérique n’est pas pour nous. » À partir de là, Fuji va abandonner le marché de la photo en gérant intelligemment le déclin de son activité films argentiques tout en se redéployant dans des activités liées à la chimie comme la cosmétique ou la pharma.

    Ce cas illustre bien les dangers de la posture selon laquelle « On n’a pas le choix ». Car on a toujours le choix, même si souvent les choix ne sont pas forcément visibles et si l’un d’entre eux nous est présenté comme évident et impératif. Or, c’est précisément l’enjeu de la stratégie de résister aux pressions institutionnelles et aux fausses évidences, pour identifier, ou mieux, créer un choix souhaitable. L’enjeu de la stratégie, c’est précisément d’éviter le « On n’a pas le choix », ou pire encore « Il faut faire comme les autres. » La capacité de Fuji à éviter ces deux écueils est remarquable et a permis à l’entreprise d’être aujourd’hui florissante alors que Kodak a disparu.

    Générer des choix souhaitables, un acte créatif

    La théorie entrepreneuriale de l’effectuation souligne l’importance de substituer une logique de contrôle à une logique de prédiction.

    Autrement dit, elle souligne que si l’on ne contrôle pas forcément ce qui nous arrive (crise, épidémie, guerre, évolutions de marché, etc.), on peut néanmoins contrôler la façon d’y répondre et en particulier la façon dont on peut en tirer parti. Elle souligne ainsi la part importante de créativité face à l’événement inattendu sur lequel on n’a pas la main.

    Lorsque madame Tao , une chinoise quasi-analphabète et sans aucune formation, se retrouve à la rue avec ses deux enfants suite à la mort brutale de son mari, elle pourrait se dire qu’elle n’a pas de choix autre que devenir mendiante. Or, ce n’est pas ce qu’elle fait. Elle se débrouille pour se procurer du riz et vend des portions aux étudiants de son quartier pour gagner quelques centimes. Par sa créativité, elle échappe ainsi à la fausse évidence de devenir mendiante. Vendre des portions de riz, ce n’est pas très original en Chine mais cela suffit à ouvrir une brèche dans la fausse évidence. De fil en aiguille, elle finira par ouvrir un restaurant puis à produire une sauce épicée aujourd’hui vendue dans le monde entier. Star de l’entrepreneuriat en Chine, elle a simplement refusé l’idée qu’elle n’avait pas le choix. La faussement modeste madame Tao a ainsi compris quelque chose qui semble échapper à nombre de stratèges, qui est que leur rôle est de trouver une réponse créative aux défis auxquels est confrontée l’organisation. Une organisation qui conclut « On n’a pas le choix » abdique sa capacité stratégique. Elle se conforme au modèle dominant, ce qui est la voie la plus sûre vers le déclin.

    Sur le plan plus individuel, énoncer « On n’a pas le choix », c’est user d’un argument d’autorité pour interdire toute objection. C’est la phrase préférée des experts et des idéologues quand ils parlent aux gueux comme nous (ou des hauts fonctionnaires comme j’en ai fait moi-même l’expérience récemment). Elle permet de clore le débat d’entrée de jeu pour se focaliser sur une solution toute faite. « On n’a pas le choix », veut en effet souvent dire « On n’a pas le choix autre que ma solution », et derrière : « On n’a pas de choix autre que ma façon de penser et de voir le problème. »

    C’est penser que le problème est simple, qu’il ne fait pas en lui-même l’objet de débat, et que la solution sera simple aussi. Or, que ce soit le covid, l’inflation, les ruptures de chaîne logistique ou le changement climatique, les défis sont des phénomènes très complexes qui ne sont pas réductibles à un simple problème résoluble par une solution simple.

    Dans un monde complexe et incertain, on devrait passer plus de temps à proprement définir le problème qu’à se jeter sur une solution toute faite et faussement évidente.

    Pensez en stratège

    Alors la prochaine fois qu’on vous jette un « On n’a pas le choix » à la figure, ayez simplement le réflexe de vous dire « Si, on a le choix » pour échapper à l’enfermement et à la voie unique du conformisme si rassurant. Pensez en stratège et demandez-vous quel autre choix vous pourriez faire émerger. Ne soyez pas Kodak, soyez Fuji.

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      Elon Musk, malgré tout : vices et vertus des entrepreneurs autoritaires

      Philippe Silberzahn · ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Friday, 25 November, 2022 - 03:40 · 8 minutes

    Sale temps pour les entreprises de la tech.

    Amazon, Meta (maison-mère de Facebook) et Twitter licencient en masse. Après la difficile semaine de Meta, qui a vu sa capitalisation boursière chuter considérablement, c’est Twitter qui s’est retrouvé dans le feu de l’actualité après son rachat par Elon Musk. Les deux remettent sur le tapis la question jamais résolue du leadership d’une entreprise. Musk est-il le vilain dirigeant décrit dans la presse, un entrepreneur autoritaire à l’ego surdimensionné qui est en train de détruire Twitter ? Pas si sûr. Car derrière la folie apparente, il y une méthode, même si celle-ci est discutable.

    Le chaos semble régner chez Twitter.

    Après son rachat par Elon Musk, un entrepreneur qui dirige déjà Tesla et SpaceX, deux leaders de leur secteur, l’entreprise est au centre d’une tempête fortement médiatisée. Dès son arrivée, le nouveau patron a licencié 3700 employés, puis a annoncé des changements dans sa politique commerciale, pour revenir en arrière quelques jours plus tard, au point que plus personne ne sait vraiment dans quelle direction va l’entreprise ni quelle est sa stratégie. La situation ressemble plus à celle d’un loup qui vient d’entrer dans la bergerie qu’à celle d’une entreprise en voie de redressement par un dirigeant chevronné. Sur les réseaux sociaux, l’hypothèse d’une disparition prochaine de l’entreprise est désormais tenue pour acquise.

    Cependant, s’il y a un sujet sur lequel tout le monde était d’accord avant l’arrivée de Musk, c’est que Twitter était en danger. L’entreprise était mal gérée , elle n’avait pas vraiment de stratégie, son personnel était pléthorique et peu productif, et comme Facebook, elle n’avait pas su gérer les controverses sur les fakes news . En bref, elle allait dans le mur. Compte tenu de son importance dans le débat public, ce n’était pas juste son problème, c’était le nôtre également.

    Même si aucune entreprise n’est irremplaçable, celle-ci est plus difficile à remplacer que d’autres et il fallait donc sauver le soldat Twitter. C’est Musk qui s’y est collé. Mais Musk n’est pas n’importe qui. C’est le patron de Tesla, pionnier de la voiture électrique , et de SpaceX, pionnier de l’industrie spatiale . Il a aussi créé Starlink , qui fournit un accès Internet par satellite indispensable à l’armée ukrainienne. Un palmarès incroyable, en bref. Mais c’est aussi un patron autoritaire, exigeant, imbuvable même, pour lequel il est très difficile de travailler. Il est de ces patrons que l’on adore détester, surtout en France.

    Une méthode derrière la folie apparente

    Alors est-ce le règne de la folie chez Twitter ? Loin s’en faut.

    En fait, comme l’a très bien expliqué Oliver Campbell (@oliverbcampbell)… dans un fil Twitter , Musk applique une thérapie de choc appelée whaling and culling .

    L’analyse est la suivante : il y beaucoup trop d’ingénieurs mais il est difficile de séparer le bon grain de l’ivraie. Cela prendrait des semaines et le temps est compté. En outre, cela devrait être fait par ceux qui sont peut-être mauvais. Donc ce n’est pas jouable.

    La stratégie consiste donc à mettre l’entreprise immédiatement sous pression en lui donnant un objectif à très court terme quasiment irréalisable, une sorte de sprint qui va opérer une sélection naturelle très rapidement. Rien d’original, c’est ce que font les militaires dans les premiers jours de stages commando. Musk voit qui survit à ce sprint, qui se donne à fond et franchit les obstacles et qui n’y arrive pas. C’est la phase de whaling (pêche à la baleine).

    Ensuite, il suffit de garder les premiers et de virer les autres. C’est la phase de culling (abattage). Ce n’est pas très fun, c’est moralement discutable, les critères de sélection sont, au mieux, approximatifs, mais là encore le raisonnement est qu’il vaut mieux aller vite que faire bien, car il y a urgence. Dans cette perspective, le fait que Twitter ré-embauche certains de ceux qui venaient de se faire virer, et qui a semblé totalement insensé, s’explique aisément. Une fois que les bons ont été identifiés, on leur demande de reconstituer leur équipe. Ils vont naturellement chercher ceux parmi les bons qui ont été virés car les bons savent identifier les bons. Bien sûr, on peut discuter de la morale d’une telle approche mais pas la présenter comme folle ou irrationnelle. On ne versera pas non plus de larmes de crocodile pour ceux qui ont été virés. Ils partent avec un gros chèque et trouveront sans difficulté un autre job bien payé dans les 24 heures.

    Elon Musk, un leader de type 4

    Dans son remarquable ouvrage Good to great , traduit en français par De la performance à l’excellence , Jim Collins distinguait deux types de leaders : le type 4 et le type 5.

    Le leader de type 4 est typiquement charismatique et autoritaire. Il a tendance au cours du temps à ne plus être entouré que par des personnes obéissantes et sans grande personnalité qui n’osent pas remettre en question ses décisions.

    Le leader de type 5 est plus modeste. Il ne pense pas avoir réponse à tout. Il s’entoure sans problème de personnes plus brillantes que lui.

    D’après Collins, le leader de type 4 tend généralement à obtenir une surperformance de son entreprise à court terme, par sa vision et sa capacité à prendre des décisions difficiles sans se perdre dans des débats inutiles. Mais il peut aussi amener son entreprise dans le mur par son hubris (outrance inspirée par l’orgueil et l’excès de confiance), par exemple en se lançant dans un grand pari ou en se privant de managers talentueux rebutés par son style de management. En outre, après son départ, la succession est généralement assurée par un membre de son premier cercle, c’est-à-dire par des personnes médiocres, ce qui entraîne un déclin plus ou moins rapide de l’entreprise.

    En revanche, la gouvernance du leader de type 5 est de meilleure qualité. Il est plus consensuel et tire mieux parti des talents au sein de son équipe, dont le premier cercle est de meilleure qualité. Toutefois, ce consensus peut ralentir la prise de décision et empêcher l’entreprise de faire des grands paris, notamment en période de rupture.

    Musk est typiquement un leader de type 4. Lew Platt , qui fut dirigeant de HP, était un leader de type 5 très respecté mais HP n’a pas fini en très grande forme.

    Pour mieux comprendre l’action de Musk, il est utile de faire un parallèle avec Steve Jobs , un autre leader de type 4.

    Lorsque Jobs revient chez Apple en 1996, qu’il avait créée en 1976 mais dont il s’était fait virer dix ans plus tard, l’entreprise est devenue complètement sclérosée, incapable de sortir des produits compétitifs. Elle est au bout du rouleau, à quelques mois de la cessation de paiement. Jobs fait le ménage. Ses premières décisions consistent à virer beaucoup d’employés et à nommer « des gens biens, dans les positions-clés de l’entreprise » selon sa formule. Lors d’une intervention célèbre, il observe que ses décisions « font chier tout le monde » (sic) et que ceux à qui elles déplaisent vont vider leur sac dans la presse. Il ajoute que ce sont généralement ceux qui ont été virés qui s’épanchent ainsi, alors qu’ils n’avaient rien fait depuis des années. Ceux qui restent ne disent rien et bossent. Il n’est pas étonnant que le buzz soit négatif, et il y a là un biais que l’on retrouve aujourd’hui pour Twitter et dont il faut se méfier.

    En fait, Musk est un cas extrême d’entrepreneur mais il reste un entrepreneur au sens où il prend un risque. Si ça marche, il deviendra un héros, sera très riche, et Twitter s’installera pour longtemps comme un leader des réseaux sociaux. Si ça ne marche pas, il perdra tout. On peut lui reprocher beaucoup de choses mais pas le manque de courage ni d’honnêteté intellectuelle (il est essentiellement payé en actions, comme Jobs en 1996). En outre, le critère de réussite est clair. Son travail est clairement mesurable. Il agit dans le cadre du marché, c’est-à-dire là où existe un mécanisme de sanction objectif de sa performance. Il s’agit là d’une différence notable avec des leaders dans le monde politique et des régimes autoritaires dans lesquels l’échec n’est pas sanctionné. Tout autoritaire que Musk soit, son action reste encadrée par la loi qu’il doit respecter. Il ne peut forcer un collaborateur à rester dans son entreprise, ni quelqu’un à la rejoindre et il ne peut rester à la tête de celle-ci si les performances sont mauvaises trop longtemps. La faillite est en ligne de mire.

    Nuancer l’analyse

    On le voit, la discussion sur Elon Musk et Twitter devrait être plus nuancée. Il ne s’agit pas de simplement caractériser le premier comme un fou furieux et tenir pour acquis que le second va disparaître.

    Tout redressement d’entreprise est douloureux et certains le sont plus que d’autres. La stratégie de Musk est très risquée et certainement très critiquable mais ne rien faire aurait été plus risqué encore car le déclin était inéluctable. Prendre Musk pour un fou est une erreur qu’ont déjà commise à leurs dépens les fabricants automobile et le monde de l’espace. Faisons en sorte de ne pas commettre la même erreur lorsque nous étudions son action chez Twitter.

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      Pourquoi je n’arrive pas à vendre plus ?

      Gilles Martin · ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Saturday, 19 November, 2022 - 03:50 · 5 minutes

    C’est une histoire, un témoignage, que l’on entend souvent.

    Vous avez créé un produit, vous pensez qu’il est formidable, il y a déjà quelques clients. C’est le début de l’aventure de start-up.

    Mais voilà, pour trouver les clients suivants, on se heurte à :

    « Mais vous êtes trop fragiles, revenez quand vous aurez trois ans d’ancienneté et plusieurs clients », « je ne peux pas vous acheter votre produit car je ne veux pas que mon entreprise représente 80 % de votre chiffre d’affaires », « j’ai déjà un produit qui fait un peu la même chose et ça me suffit, le vôtre n’est pas nécessaire pour moi, il est trop bien en fait », « Montrez-moi comment les autres qui me ressemblent l’utilisent et je vous dirai ; Ah, vous n’avez pas d’exemples dans mon domaine, j’hésite alors, revenez plus tard quand vous l’aurez »…

    Pourtant vous avez fait un business plan du tonnerre ; vous avez estimé le marché mondial à plusieurs milliards d’euros et en imaginant que vous alliez en prendre 0,5 %, vous avez déjà imaginé un chiffre d’affaires de vainqueur. Malheureusement, avec vos trois petits clients, pour le moment, vous n’y êtes pas. Ça bloque.

    Ce que vous connaissez à ce moment, c’est ce fameux chasm théorisé par Geoffrey A ; Moore dans son ouvrage de référence, Crossing the chasm , dont j’ai dû conseiller la lecture de nombreuses fois à des entrepreneurs comme vous. Il a beau dater de plus de vingt ans, il reste aujourd’hui très valable et utile.

    J’avais déjà évoqué ici cette thèse. Car à partir du moment où la start-up a acquis quelques clients, il lui faut changer complètement de stratégie pour conquérir le gros du marché, ceux qui veulent des références, de l’ancienneté, de l’assurance. Et c’est là qu’est le chasm : il y a un saut à faire.

    Selon Geoffrey A. Moore, le principe pour traverser ce chasm , c’est d’attaquer une cible la plus précise et nichée possible, ce qu’il appelle le D-Day en référence à l’attaque des Alliés sur les côtes de Normandie le 6 juin 1944. Le pire serait de courir partout pour vendre à n’importe qui, en tapant au hasard un maximum de clients (faire des messages toute la journée sur LinkedIn, par exemple). Échec assuré, selon Geoffrey A. Moore.

    Et pour réussir ce D-Day , il faut bien choisir le point d’attaque.

    Déjà, première recommandation de Geoffrey A. Moore : oubliez ce calcul de 0,5 % du marché qui vous excite. Vous parlez d’un marché qui n’existe pas ou qui est en mouvement et vous parlez de clients très génériques, que vous ne connaissez pas. Vous n’irez nulle part.

    Au contraire, pour définir le point d’attaque et donc votre stratégie de conquête, il ne s’agit pas d’analyser des segments de marché un peu vagues mais de cibler un profil réel de client potentiel à explorer et démarcher.

    Il n’y a pas de démarche complètement standard et il est conseillé de faire appel à ce que Geoffrey A. Moore nomme « l’intuition informée ».

    Et il nous donne les quatre facteurs les plus importants pour traverser le chasm avec le plus de chances.

    Facteur 1 : le client cible

    Y-a-t-il un acheteur économique unique, identifiable, pour votre offre, que vous pouvez atteindre par le canal de vente que vous prévoyez de mettre en place et suffisamment solvable pour payer le prix de votre offre et de tout ce qui va avec ? (ce que Geoffrey A. Moore nomme the whole product , c’est-à-dire votre offre et les équipements ou services complémentaires afférents).

    Facteur 2 : une vraie raison d’acheter, et maintenant

    Votre offre a été conçue pour répondre à un problème identifié. Est-ce que le problème qu’elle va résoudre a un sens économique suffisant et urgent pour ce client cible ?

    Si c’est un client pragmatique qui considère qu’il peut encore vivre un an ou deux voire plus avec ce problème, il le fera. Il restera peut-être intéressé par votre offre, en souhaitant même mieux la connaître. Vos vendeurs (ou vous-même si vous êtes le vendeur) vont alors le rencontrer de nombreuses fois mais ils ne reviendront jamais avec un bon de commande. Ce client cible vous dira sûrement que votre présentation est formidable et intéressante, il apprendra plein de choses mais il n’achètera rien.

    Facteur 3 : le produit complet ( the whole product )

    Pouvez-vous apporter, avec l’aide de partenaires et d’alliés, une solution complète pour répondre à la raison profonde du client cible afin qu’il achète votre offre dans les trois prochains mois, vous permettant d’être complètement dans le marché d’ici la fin du prochain trimestre et d’occuper une place dominante d’ici douze mois ?

    Crossing the chasm, c’est une course. On a besoin de problèmes de clients que nous pouvons résoudre maintenant, et vite. Si ça traîne trop, il faut changer de cible et tout revoir.

    Facteur 4 : la concurrence

    Est-ce que le problème que vous traitez l’a déjà été par une autre entreprise, peut-être même une entreprise qui a, elle, déjà traversé le chasm et qui occupe donc déjà tout ou partie de la place que vous souhaitez occuper aussi ?

    Si c’est vraiment le cas, ce n’est pas un bon signe pour vous ; et si on ne peut pas lutter, il vaut mieux sortir et fuir. C’est aussi le 36 e des 36 stratagèmes .

    C’est pourquoi, encore une fois, il faut aller vite pour traverser le chasm . Sinon on risque de perdre à tous les coups.

    Ou alors il faut faire pivoter l’offre pour reprendre l’avantage avec peut-être même une nouvelle cible.

    Geoffrey A. Moore considère que si la cible choisie obtient une mauvaise note dans un seul de ces facteurs, ce n’est pas la bonne cible. Il conseille de choisir les cibles qui obtiennent un bon score dans les quatre facteurs.

    Ces quatre facteurs sont indispensables mais bien sûr insuffisants pour réussir. Le livre de Geoffrey A. Moore en contient encore beaucoup.

    Vous avez une offre, un produit, une idée de start-up, un début de business, quelques clients mais pas assez et vous voulez aller plus vite et atteindre les clients mainstream pour traverser le chasm ?

    Relisons les quatre facteurs, encore et encore.

    Avec aussi un peu d’intuition. Si les livres de management permettaient aux entreprises de réussir, ça se saurait.

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