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      De l’étalon-or à l’euro : un système monétaire pour briser le pouvoir des travailleurs

      news.movim.eu / LeVentSeLeve · Saturday, 13 January - 19:29 · 14 minutes

    À gauche, le décès de Jacques Delors a donné lieu à une série d’hommages embarrassés. On tentait d’opérer une distinction entre la réalité (néolibérale) des institutions européennes et les intentions (sociales) de leur père fondateur. On répétait que l’œuvre de Delors, cet « infatigable européen » , était « inachevée ». On avait libéralisé les capitaux, créé un grand marché couronné par une monnaie unique : il fallait à présent redistribuer, réguler, investir en faveur des plus pauvres. Bien sûr, de très nombreux travaux d’économie suggèrent précisément le caractère intrinsèquement inégalitaire, libéral et austéritaire d’un espace de libre-échange avec un taux de change unique. La zone euro est loin d’être la première qui correspond à ces caractéristiques. Dans les années 1920, un autre cadre institutionnel a produit des effets similaires : l’étalon-or. Un récent ouvrage incite à se pencher sur les parallèles entre ces deux systèmes. Et à garder en mémoire les effets désastreux du premier pour tirer des leçons du second.

    Dans The Capital Order. How Economists Invented Austerity and Paved the Way to Fascism, (University of Chicago Press, 2022) , l’historienne Clara Mattei analyse les politiques économiques mises en place dans l’Italie et la Grande-Bretagne des années 1920. Baisse des salaires, coupes budgétaires, accroissement des taux d’intérêts : elle rappelle l’ampleur de « l’austérité » (loin d’être contemporain, le mot apparaît dans la bouche du ministre italien de l’économie Alberto de’ Stefani) imposée aux populations 1 . Celle-ci est peu controversée. Elle est même volontiers mise en avant par l’historiographie dominante, qui reconnaît la catastrophe qu’elle a constituée à partir de la crise financière de 1929 : montée en flèche du chômage et de la pauvreté, effondrement des investissements, etc.

    « Avec la meilleure foi du monde » : l’austérité, produit d’un aveuglement collectif ?

    L’entêtement à poursuivre ces politiques austéritaires est généralement expliqué par le « dogmatisme » de la classe politique, « l’aveuglement » des conseillers, les « erreurs » de la science économique dominante, etc. Dans sa Théorie générale , Keynes ne dit pas autre chose : il appelle les dirigeants (économiques et politiques) à se ressaisir ; et à consentir des dépenses d’investissements, afin que consommation et emploi repartent à la hausse. L’arrimage des monnaies européennes à l’étalon-or (empêchant toute dévaluation et générant une compression des salaires, à la manière de l’euro aujourd’hui), qu’il qualifie de « relique barbare », serait le produit d’un mauvais diagnostic économique ou de lubies idéologiques 2 .

    Aujourd’hui, de nombreux économistes portent un jugement similaire sur la zone euro : une construction dysfonctionnelle, contraire aux règles d’une saine économie, qui ne pouvait mener qu’à une catastrophe sociale – et qui ne doit son existence qu’au fanatisme idéologique de ses pères fondateurs. C’est par exemple ce qu’affirme d’Ashoka Modi, ex-représentant en chef du FMI. Dans un livre à succès , il narre la construction européenne à la manière d’une tragédie grecque : le terrible dénouement est connu d’avance, mais les protagonistes s’y précipitent les yeux bandés.

    Un simple aveuglement, en somme ? La grande force du livre de Clara Mattei est de refuser cette grille de lecture. La fonction de l’austérité dans l’Europe des années 1920, soutient-elle, est de stopper nette la progression du socialisme et de briser le pouvoir des travailleurs. Ceux-ci sont alors en position de force. Galvanisés par la révolution soviétique, ils sont peu soucieux d’abandonner l’interventionnisme économique induit par la Première guerre mondiale. Au contraire : celui-ci semble ouvrir la voie à une étatisation croissante. L’inflation monte en flèche ; mais dans le contexte d’une combativité ouvrière sans précédent, la hausse des salaires parvient à l’excéder.

    Une monnaie chère impliquait « des temps difficiles et du chômage ». Elle allait transformer l’un des mots d’ordre de la conférence de Gênes (1922) en réalité : « consommer moins, produire plus ».

    Ce sont les rentiers et les détenteurs de capitaux qui sortent perdants de cette séquence. Alors que l’État met en place les investissements qu’ils peinent à consentir, leur inutilité apparaît au grand jour. Pour eux, le cercle vicieux semble infini : plus les salaires augmentent, plus la prépondérance du capital dans l’organisation économique se restreint, et plus c’est la puissance publique que l’on appelle à la rescousse pour investir.

    Imposer « l’austérité » devient le mot d’ordre de la classe dominante. À cet égard, Clara Mattei effectue une analyse éclairante des conférences de Bruxelles (1920) et de Gênes (1922). Celle-ci signe le retour de l’étalon-or. Et c’est à Gênes que l’on fait généralement remonter « l’aveuglement » de la classe dirigeante : en arrimant les monnaies nationales à l’or, celle-ci se serait liée les mains, se condamnant à une spirale déflationniste, dont les les terribles effets sociaux auraient été décuplés par la crise financière de 1929. Si l’on en croit un article récent du Figaro , Winston Churchill commit « sa plus grande erreur » avec cette décision, qui devait « aggraver » la crise économique et sociale ». Un choix effectué « avec la meilleure foi du monde », peut-on lire.

    Clara Mattei met en évidence la dimension de classe de ces conférences internationales. The Economist rend ainsi compte de leur enjeu pour les organisateurs : « sécuriser, contre de puissantes oppositions, l’acceptation d’une politique de déflation contre une politique de dévaluation, et également celle d’une monnaie chère, par opposition à la doctrine continentale d’une monnaie abordable » (p. 137).

    Le choix est simple : dans une économie semi-ouverte, un défaut de compétitivité (salaires et prix plus élevés, conférant un avantage aux marchandises importées) peut être combattu ou bien par un ajustement sur la monnaie (dévaluation, qui renchérit les importations), ou bien par un ajustement sur les salaires, à la baisse (déflation). La dévaluation, défendue par ceux qui souhaitaient une hausse continue des salaires, était destinée à protéger l’industrie nationale contre les marchandises étrangères.

    C’est l’option de la déflation qui fut entérinée par ces conférences. L’arrimage des monnaies à la valeur de l’or, induisant l’impossibilité de les déprécier, allait l’institutionnaliser. Aussi le système étalon-or apparaissait-il comme un moyen de restreindre le champ des possibles en termes de politiques économiques ; de maintenir le statu quo contre « la communauté, dans sa capacité collective », ainsi qu’on peut le lire dans un document conclusif de la conférence de Bruxelles 3 .

    De la même manière, la « monnaie abordable », qui favorisait consommation et investissement, favorisait un état de plein emploi favorable aux travailleurs lors des négociations salariales. La « monnaie chère », au contraire, était synonyme de « temps difficiles et de chômage », ainsi que l’exprime le représentant sud-africain. Elle constituait un levier pour transformer l’un des mots d’ordre de la conférence en réalité : « consommer moins, produire plus ».

    Les trois visages de l’austérité

    On pourrait reprocher à Clara Mattei l’ampleur de la définition qu’elle donne à « l’austérité ». Celle-ci recouvre, selon elle, trois aspects : fiscal (fiscalité régressive, coupes budgétaires – soit la manière dont on la comprend le plus intuitivement), monétaire (restriction du crédit, hausse des taux, monnaie forte), industriel (bas salaires et chômage). En réalité, on voit vite que ces trois dimensions sont étroitement liées.

    L’austérité fiscale, qui réduit la demande en bridant la consommation (par une hausse des impôts indirects ou une coupe dans les aides sociales), freine l’inflation et les échanges, et génère une réévaluation de la monnaie et une hausse des taux 4 . Une monnaie forte a pour effet de diminuer le coût des produits importés, nuisant à l’industrie nationale et favorisant l’accroissement du chômage, tandis que des taux élevés (qui contribuent à maintenir une monnaie forte) produisent le même effet. Le chômage restreint le pouvoir de négociation des syndicats et leurs moyens de pression sur l’appareil d’État… enclin, par conséquent, à davantage d’austérité fiscale.

    Et ainsi de suite. Difficile de distinguer la cause de l’effet dans cet ensemble circulaire. De fait, c’est conjointement que les classes dirigeantes concevaient ces facettes cumulatives de l’austérité.

    © Vincent Ortiz

    En Italie comme en Angleterre, ces politiques ont des effets catastrophiques sur le taux de croissance ou les exportations. « L’austérité monétaire a infligé des dégâts importants au commerce britannique, spécifiquement dans le domaine du charbon : la hausse de la livre renchérissait les biens britanniques par rapport à ceux du reste du monde », note Clara Mattei (p. 91). Tout comme aujourd’hui, la surévaluation de l’euro pour une bonne partie des pays de la zone nuit à leur balance commerciale, serait-on tenté d’ajouter…

    C’est l’Europe qui devait réconcilier la gauche et le patronat. Et c’est Jacques Delors, à la tête du ministère français de l’Économie et des Finances d’abord, de la Commission européenne ensuite, qui en serait l’architecte.

    Pourquoi la classe dominante britannique a-t-elle imposé une austérité si peu favorable à son industrie ? « De mauvaises ventes impliquaient une hausse du chômage, qui a contribué à écraser les syndicats et plus spécialement leur pouvoir d’imposer un changement social », répond-elle 5 . L’arrimage de la livre à l’étalon-or, la surévaluation de la monnaie britannique qui s’en est suivie, ont effectivement contribué à déprimer l’activité nationale – les produits britanniques étant confrontés à une concurrence étrangère déloyale. Cette dépression a conduit à une multiplication par quatre de la quantité de chômeurs : une nouvelle donne qui devait être fatale au pouvoir de négociation des salariés. Aussi ne s’étonnera-t-on pas de la corrélation entre accroissement du taux de chômage et du taux d’exploitation (32 % au cours de la phase « austéritaire » des années 1920) que relève Clara Mattei pour la Grande-Bretagne.

    En Italie, la répression directe des syndicats a joué un rôle plus important. En 1927, avec la Charte du travail, l’État (sous l’impulsion du patronat) se substitue au marché dans la fixation des salaires. Une « austérité industrielle » d’une ampleur inouïe est imposée : les salaires diminuent de 26 % en trois ans 6 … Mais il n’est pas interdit de supposer que l’arrimage de la lire à l’or avait pour motivation de pérenniser cet état des rapports de force. Dans un discours prononcé en 1927, Mussolini lui-même estime que le respect des règles de l’étalon-or permettra de favoriser « la discipline de fer et le dur labeur pour les Italiens ».

    De l’étalon-or à l’euro

    Ajustement sur la monnaie ou ajustement sur les salaires. Dévaluation ou déflation : le dilemme des organisateurs de la conférence de Gênes était aussi celui des « pères fondateurs » de la construction européenne. Peut-on réellement postuler qu’ils ignoraient ces mécanismes fondamentaux ? Que le caractère néolibéral de l’Union européenne est apparu comme une surprise 7 ?

    Il serait stérile de spéculer sur les intentions des uns et des autres. Il est peut-être plus utile de se reporter à leurs déclarations publiques. Avant le tournant de 1983, de nombreux dirigeants du Parti socialiste ne faisaient pas mystère de la contradiction frontale entre le cadre européen et les aspirations égalitaires de leur électorat. On citera François Mitterrand lui-même, qui écrivait dans une tribune datant de 1968 : « Une France socialiste dans une Europe libérale : cette question est d’actualité brûlante pour la gauche […] La gauche devra‐t‐elle opter pour l’Europe contre le socialisme, ou pour le socialisme contre l’Europe 8 ? »

    Le tournant néolibéral de 1983 achevé, c’est l’Europe qui devait réconcilier la gauche et le patronat. Et c’est Jacques Delors (à la tête du ministère de l’Économie et des Finances d’abord, de la Commission européenne ensuite) qui en serait l’architecte. Le « rapport Delors sur l’union économique et monétaire », préparé par la Commission et adopté par les États en 1989, donne le ton 9 . Il se félicité de la « nette tendance au ralentissement du rythme moyen de hausse des prix et des salaires » permise par l’approfondissement de la construction européenne ; et ajoute qu’il faut « s’employer à convaincre les chefs d’entreprise et les travailleurs des avantages de politiques salariales fortement axées sur les améliorations de la productivité ».

    On y lit que « la flexibilité salariale est nécessaire pour éliminer les différences de compétitivité entre les pays et régions de la communauté ». Et on y découvre un hommage à « l’effet de discipline » exercé par « les forces du marché » : une fois l’union économique et monétaire achevée, « les marchés financiers […] sanctionneraient les écarts par rapport aux orientations budgétaires arrêtées en commun ou aux accords salariaux, et exerceraient donc une pression en faveur de politiques plus saines ».

    La suite est connue. La voie de la dévaluation, déjà abandonnée en 1983, fut rendue impossible par l’adoption de l’euro. Et c’est la « dévaluation interne », sous la forme de la compression des salaires, que l’on allait systématiser.

    À cette lueur, on comprend mal (ou on ne comprend que trop bien) l’hommage appuyé d’une partie de la gauche à la vision européenne de Jacques Delors. On comprend en revanche parfaitement les mots élogieux d’Emmanuel Macron, adressés à l’homme de la « réconciliation du socialisme de gouvernement avec l’économie sociale de marché » – par le truchement de la construction européenne.

    Notes :

    1 « Je dois placer au cœur des priorités nationales la renonciation consciente des droits obtenus par les estropiés, les invalides, les soldats. Ces renonciations, qui constituent un sacrifice sacré consenti pour l’âme de notre pays, ont un nom : austérité » (p. 244).

    2 Ainsi, Serge Berstein et Pierre Milza, historiens de référence de la période fasciste, estiment que si Mussolini a tenu à maintenir l’arrimage de la livre à l’étalon-or – aux implications déflationnistes terribles pour la population – c’est à cause… d’un attachement idéologique au principe d’une monnaie forte ! ( Le Fascisme italien 1919-1945 , Points, 2018).

    3 Cité p. 152.

    4 Les taxes à la consommation comme facteur de réduction de la demande est ouvertement théorisé par Ralph George Hawtrey, l’économiste du Trésor britannique : « La taxation [à la consommation], en réduisant les ressources disponibles pour les citoyens, les induit à réduire leur consommation des marchandises » (cité p. 180).

    5 Elle rejoint ainsi les analyses de l’économiste Michal Kalecki sur « les aspects politiques du plein-emploi ». « Sous un régime de plein-emploi permanent, la menace du chômage cesserait de jouer son rôle de mesure disciplinaire. La position sociale des chefs d’entreprise serait ébranlée, tandis que l’assurance et la conscience de classe de la classe ouvrière s’accroîtraient » (« The Political Aspects of Full Employment », Political Quarterly , 14, 1943).

    6 Les économistes italiens qui conseillaient Mussolini étaient souvent d’obédience néoclassique, attachés à l’idée d’un marché du travail parfaitement concurrentiel, sur lequel le salaire s’équilibrerait en fonction de l’offre de travailleurs et de la demande de travail. Ils estimaient que le marché du travail était distordu par le pouvoir des syndicats. Ironie de l’histoire, c’est seulement avec l’appui des matraques fascistes qu’ils ont pu faire advenir un marché du travail (supposément) concurrentiel.

    7 Il est difficile de dater le « point de bascule » à partir duquel les institutions européennes sont devenues fondamentalement néolibérales. Voir Aurélie Dianara, « Europe sociale : aux origines de l’échec », Le vent se lève , avril 2023.

    8 Voir William Bouchardon, « La construction européenne s’est faite contre le peuple français – entretien avec Aquilino Morelle », Le vent se lève, 22 novembre 2021.

    9 Rapport sur l’Union économique et monétaire dans la Communauté européenne , Commission européenne, 12 avril 1989. Consultable en ligne : https://www.cvce.eu/content/publication/2001/11/22/725f74fb-841b-4452-a428-39e7a703f35f/publishable_fr.pdf

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      Retraites : non, les syndicats n’ont pas gagné la bataille de l’opinion

      ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Sunday, 26 February, 2023 - 04:30 · 3 minutes

    « Aujourd’hui, les syndicats ont gagné la bataille de l’opinion car ils ont montré une certaine responsabilité, par rapport au Parlement », a déclaré Renaud Muselier sur Public Sénat. Et pour cause, « à partir du moment où vous posez une question à celui qui est pour la réforme des retraites, il est absolument incapable de vous expliquer pourquoi, comment et qu’est-ce qu’il y a dedans », a ajouté le président de PACA.

    Sans polémiquer sur ces propos par trop simplistes, il faut faire fi des raccourcis fallacieux et savoir raison garder sur l’état de l’opinion. Non seulement la plupart des Français ont fini par se pencher sur le contenu de la réforme -en dépit de sa technicité, ou d’une communication trop axée sur le totem de l’âge de départ alors qu’il aurait fallu parler d’années de cotisations-, mais les syndicats n’ont pas remporté la bataille de l’opinion sur les retraites, tant s’en faut.

    Les Français sont conscients des évolutions démographiques et budgétaires du pays et de l’impasse dans laquelle nous nous trouvons pour financer l’État-providence comme lors des Trente Glorieuses. En 1979, quatre actifs finançaient une retraite, nous en sommes à 1,5 ; et demain il n’y aura plus assez d’actifs pour financer les retraites du moment même si la disparition des baby boomers , un jour, apportera quelques années de répit sur ce front financier.

    Les Français ne sont pas massivement derrière les syndicats même si les concessions et tergiversations gouvernementales ont clairement retourné une partie de l’opinion initialement favorable au principe de la réforme. Le soutien à celle-ci souffre simplement de l’impopularité générale d’ Emmanuel Macron , à un sommet depuis trois ans.

    Cette réforme, nécessaire d’un point de vue budgétaire et comptable, mais insuffisante (il faudra de nouveaux ajustements d’ici trois ans) et non structurante (il eut fallu introduire un volet capitalisation collective obligatoire, sur le modèle de l’ ERAFP ou de la Caisse nationale des pharmaciens ), aura in fine pâtit simplement de la convergence des anti-Macron et de la tradition bien française qui consiste à attaquer tout message uniquement pour s’en prendre au messager. En cette version nouvelle du mythe d’Hermès, tout ce qui émane du pouvoir actuel est nécessairement néfaste et le porteur du message est plus important que le contenant.

    Pour les libéraux, le dilemme est d’autant plus redoutable qu’ils ne peuvent bien sûr soutenir l’approche collectiviste et marxiste des syndicats : il leur faut donc inlassablement asséner -ce que j’ai fait dans de nombreux médias depuis trois mois- que cette réforme, imparfaite tout autant qu’elle soit, doit être votée avant de préparer l’introduction d’ un système plus diversifié entre répartition et capitalisation comme partout ailleurs en Europe. Peut-être faut-il être aussi plus fin dans la critique  légitime de la politique économique du pouvoir actuel : associer sa voix à celle des syndicats les plus extrémistes ou à la NUPES n’est pas le meilleur moyen de faire avancer notre pays.

    Dans une de ses guerres picrocholines dont la France a le rabelaisien secret, la réforme des retraites a déjà été dénaturée, vidée de sa substance. La fin des régimes spéciaux n’est pas entière, les 13 milliards d’euros d’économie par an ne seront pas au rendez-vous (les mesures additionnelles coûteront au moins sept milliards par an), et il faudra attendre 2030 pour un plein effet de ces mesures : d’ici là, soit par symbolique politique (tourner la page Macron) soit par conviction et courage, une autre équipe devra de toute façon proposer une nouvelle réforme des retraites.

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      Comment Margaret Thatcher a vaincu la syndicratie

      ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Tuesday, 14 February, 2023 - 04:15 · 10 minutes

    À l’heure où le gouvernement britannique se trouve confronté à un vaste mouvement social sur fond d’inflation et de stagnation, de nombreux commentateurs évoquent les combats de Margaret Thatcher . Le Premier ministre actuel, Rishi Sunak, a lui-même invité la comparaison en déclarant l’été dernier : « Je me présente en thatchérien et je gouvernerai en thatchérien. »

    Dans la crise actuelle, quelles leçons peut-on tirer du bras de fer qui opposa le gouvernement de Thatcher aux syndicats il y a quarante ans et plus ?

    Il convient tout d’abord de relativiser le parallèle. Les problèmes du Royaume-Uni en 2023 n’ont pas la profondeur de ceux des années 1970. L’inflation d’aujourd’hui résulte de chocs ponctuels et non de facteurs structurels internes : on peut espérer une stabilisation des prix une fois la crise énergétique et la guerre en Ukraine passées. Les grandes entreprises britanniques d’aujourd’hui ne sont ni sclérosées par les rentes ni plombées par les grèves. Les syndicats n’ont pas la force de frappe qu’ils avaient à une époque où ils faisaient chuter les gouvernements.

    Cette position relativement favorable – si on la compare à celle où se trouvait Margaret Thatcher lors de son arrivée au pouvoir – est précisément la conséquence de son action. Sa victoire durable sur la syndicratie s’est accomplie en trois temps.

    Une victoire en trois temps

    Le premier moment fut celui du carcan législatif. Les gouvernements des années 1970 s’étaient montrés impuissants à enrayer une spirale inflationniste dont ils étaient conscients. Durant le fameux « Hiver du Mécontentement » de 1978-79 le Trade Union Congress (TUC) avait paralysé le pays pour obtenir des hausses de salaires de 10 % alors que Premier ministre travailliste James Callaghan voulait s’en tenir à 5 %.

    Pour défendre l’État et le citoyen face au chantage syndical, le gouvernement Thatcher a entrepris d’encadrer le droit de grève par la loi. Les réformes du début des années 1980 ont interdit des pratiques telles que le secondary picketing : sous prétexte de « solidarité », les centrales avaient recours à des troupes de choc – les flying pickets – intervenant d’usine en usine pour empêcher toute reprise du travail. Désormais, chacun était en droit d’agir contre son employeur, mais pas celui des autres.

    Par ailleurs, la réforme instaurait le bulletin secret dans l’élection des dirigeants syndicaux comme pour les grèves : la pratique trotskiste de la main levée disparaissait. Enfin, le législateur s’attaquait au dispositif du closed shop par lequel, dans des pans entiers de l’industrie, tout travailleur était tenu d’être syndiqué. Cette mainmise sur l’embauche constituait non seulement une source de revenu garantie pour les syndicats mais surtout un formidable moyen de pression : en se désolidarisant d’un mouvement social, un employé risquait l’expulsion, donc la perte de son emploi.

    Thatcher se défendait de vouloir détruire le syndicalisme. Elle partait de l’idée que la majorité des adhérents n’était pas des extrémistes : pour rompre l’emprise des intégristes du TUC, il fallait donner la parole à la base.

    Notons que ces mesures qui se résument au remplacement de la stratégie des gros bras par la démocratie interne, n’avaient rien de radical. Les gouvernements antérieurs de droite comme de gauche avaient esquissé des initiatives dans ce sens. Même sur le closed shop, la nouvelle législation se limitait à instaurer des dédommagements pour les travailleurs exclus d’un syndicat. Le monopole d’une union sur la main-d’œuvre d’une entreprise ne sera aboli que sous John Major, le successeur de Margaret Thatcher.

    La volonté d’agir

    Ce qui distingue la Dame de fer de ses prédécesseurs n’est donc pas l’hostilité à l’hyperpuissance syndicale mais la volonté d’agir. Nous touchons là au deuxième volet de son action contre les grévistes : la fermeté. Une fois le cadre légal posé, elle était résolue à triompher de ceux qui cherchaient à s’en affranchir.

    Elle en donna la preuve éclatante lors du conflit avec des mineurs de 1984-85. On a souvent reproché à Thatcher d’avoir cherché l’épreuve de force. Elle s’y était assurément préparée, mais l’initiative en revient d’abord à Arthur Scargill, chef du syndicat de mineurs, la National Union of Mineworkers (NUM). Ce marxiste de stricte observance était convaincu d’incarner le pays réel face à un capitalisme corrompu. Après la réélection de Thatcher en 1983, il se pose en fer de lance de la résistance à des institutions jugées illégitimes. « L’action extraparlementaire, déclare-t-il, est la seule voie ouverte à la classe ouvrière et au mouvement travailliste. »

    Un an plus tard, lorsqu’il s’insurge contre la fermeture des mines de charbon déficitaires, Scargill ne cache pas le caractère politique du mouvement : « C’est le coup d’envoi d’une campagne pour changer de direction et se débarrasser du gouvernement conservateur. »

    Scargill fut l’adversaire rêvé pour Thatcher. Extrême en paroles, il l’était aussi dans ses buts et ses méthodes. Il exigeait le maintien des puits quelle que soit leur rentabilité, jusqu’à l’épuisement des gisements, voire au-delà. La grève fut déclarée par la NUM sans consultation en bonne et due forme. Cela renforça le gouvernement dans sa fermeté : il était clair que beaucoup de mineurs ne partageaient pas la ligne dure de Scargill et qu’il craignait de se voir désavouer par sa base.

    Les divisions au sein du mouvement éclatèrent dès le début, en mars 1984, lorsque les mineurs du Nottinghamshire votèrent à une large majorité pour la poursuite du travail. Dans une manœuvre encore une fois illégale, Scargill dépêcha ses commandos de flying pickets pour en découdre avec les « jaunes » et la police. Thatcher qualifiera ces incidents de « tentative de substituer la loi de la populace à la règle de droit ».

    On peut qualifier d’intransigeante sa position tout au long de la crise. Il est également vrai que les forces de l’ordre ont commis des brutalités contre les grévistes. Mais en fin de compte, Thatcher fit plier Scargill en démontrant que c’était bien elle, et non lui, qui représentait le pays, notamment les classes populaires. Son autorité tirait sa force de sa légitimité.

    La voie de la privatisation

    Le troisième temps fort de sa lutte contre les syndicats fut à long terme le plus efficace : il s’agit des privatisations. Notons que le programme conservateur de 1979, axé sur la rigueur budgétaire et monétaire, n’en parle pratiquement pas. Ce n’est qu’au cours des années 1980 que prend corps l’idée de vendre les industries nationalisées durant l’après-guerre.

    Il faut souligner ce que ces mesures ont de révolutionnaire : aucun pays n’avait jusque-là envisagé et encore moins tenté l’expérience. De plus, Thatcher s’y est attachée à une période où sa politique n’avait pas encore porté ses fruits. Il fallait avoir les reins solides pour lancer ces privatisations en 1981, au milieu d’une récession qui provoquait des émeutes dans tout le pays. Et il fallait une foi indestructible pour accélérer le mouvement en 1985-86, alors que le chômage dépassait 12 %, que la popularité du Premier ministre était au plus bas et qu’elle était contestée au sein même de son cabinet.

    Malgré ce contexte peu propice, la révolution a bien eu lieu. L’aérospatiale, la construction automobile, les transports aériens, les télécoms, l’acier, le gaz, l’eau : au total une quarantaine de grandes entreprises sont passées au privé sous Thatcher. Le secteur nationalisé qui représentait 10 % du PIB britannique en 1980 ne pesait que 3 % dix ans plus tard.

    Libérés du cocon étatique, des entreprises en faillite ont appris à voler de leur propre ailes. Le sidérurgiste British Steel, le transporteur British Airways, pour ne prendre que deux gouffres à subventions des années 1970, ont fini par contribuer au redressement des comptes publics plutôt que de les plomber. Dans les secteurs non-compétitifs – comme les chantiers navals – les privatisations ont accéléré des fermetures (en cours de longue date), libérant les capitaux et l’emploi vers des usages productifs.

    Les ventes d’actions aux citoyens à prix avantageux ont par ailleurs institué un véritable capitalisme populaire : en quatre décennies le nombre d’actionnaires au Royaume-Uni est passé de trois millions à douze millions. Le succès des privatisations à la britannique en fera un modèle copié de par le monde.

    Outre l’impact purement économique, le retrait de l’État de l’appareil productif constitue un changement de paradigme qui a cassé l’absolutisme syndical. Soumise à la discipline du marché, une entreprise n’a ni la marge de manœuvre ni le pouvoir de nuisance nécessaires au maintien de mesures restrictives.

    La Grande-Bretagne compte aujourd’hui 6,5 millions de syndiqués – moitié moins qu’en 1980. En termes de journées perdues pour cause de grève, la chute est encore plus spectaculaire : d’une moyenne de 13 millions par an dans les années 1970, on est passé à quelques centaines de milliers, tout au plus, depuis 30 ans.

    Aujourd’hui, seul le secteur public affiche un taux de syndicalisation important (50 %). Les grèves actuelles sont particulièrement suivies dans l’enseignement, la santé, les secours d’urgence et la fonction publique. La mobilisation est également notable dans les transports où de nombreux acteurs sont privés. Mais ce secteur est loin d’être concurrentiel : dans les chemins de fer, l’infrastructure est aux mains de l’État qui accorde des monopoles sur le long terme à des opérateurs qu’il subventionne.

    Rishi Sunak peut-il s’inspirer de Margaret Thatcher dans l’affrontement avec les grévistes ?

    Pour ce qui est du cadre législatif, la marge est limitée. Déjà en 1997, Tony Blair se vantait d’avoir mis en place « les lois sur les syndicats les plus restrictives du monde occidental « . On voit mal comment le gouvernement conservateur peut les restreindre davantage – d’autant moins que les grèves relèvent de conflits classiques (salaires, conditions…) et non de l’insurrection. Tout au plus Sunak prévoit-il d’instaurer un niveau de service minimum dans certains secteurs publics, à l’instar de la France et d’autres pays du continent.

    En matière de recours au privé, les possibilités d’action sont en principe plus amples. Malgré les réalisations de l’ère Thatcher, la Grande-Bretagne n’est pas le paradis – ou l’enfer – néolibéral que beaucoup imaginent. Ainsi en matière d’enseignement, il n’y a pas d’équivalent aux écoles sous contrat à la française : une independent school ne saurait bénéficier d’aide de l’État. Pas étonnant que ces établissements privés accueillent trois fois moins d’élèves que leurs homologues français. Le monopole de l’école publique sur des deniers publics accroît naturellement le pouvoir des syndicats d’enseignants britanniques.

    La France est également plus libérale que le Royaume-Uni dans le domaine des ambulances. Près de 80 % de nos ambulanciers dépendent du privé avec un taux de syndicalisation très faible. Même dans les urgences, affirme Bruno Basset de la Fédération Nationale des Ambulanciers Privés, la moitié des transports sont assurés par de petits opérateurs. En Grande-Bretagne, où règne le culte du National Health Service , le secteur public est largement majoritaire. Selon Alan Howson, patron de l’ Independent Ambulance Association , à peine 10-15 % des urgences en Angleterre sont sous-traitées au privé. Résultat : depuis six mois, les services ambulanciers sont touchés par des grèves à répétition qui n’ont pas d’équivalent en France.

    Toutefois, il n’est pas question pour le gouvernement de s’attaquer aux monopoles du secteur public, que ce soit dans l’enseignement ou la santé. Rishi Sunak n’est pas l’homme de la rupture. Technocrate compétent, il n’est ni animé par la foi qu’exige le changement de paradigme, ni auréolé par le suffrage populaire. Il gère les affaires au nom d’un parti conservateur usé par 13 ans de pouvoir.

    On peut néanmoins espérer qu’il montre assez de fermeté pour faire face à des défis sociaux mineurs par rapport à ceux qu’a connus le pays dans les années 1970 et 1980. Sunak saura peut-être su diriger le pays « en thatchérien », mais il n’aura pas gouverné en Thatcher.

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      Réforme des retraites : Macron face au pays

      news.movim.eu / LeVentSeLeve · Saturday, 4 February, 2023 - 11:18 · 13 minutes

    Si la mobilisation dans la rue et l’opposition à la réforme des retraites grandit, le gouvernement reste pour l’instant inflexible. Une opposition frontale qui risque de durer : la détermination des manifestants s’explique par la dureté des conditions de travail et la certitude que cette bataille sera déterminante pour bloquer l’agenda néolibéral d’Emmanuel Macron. Une analyse partagée par la majorité, ce qui explique qu’elle n’entende rien lâcher. Alors que la bataille se déroule désormais sur deux fronts, le Parlement d’un côté, la rue et les entreprises de l’autre, une défaite des syndicats offrirait un boulevard vers le pouvoir pour l’extrême-droite. Seule une grande vague de grèves peut entraver ce scénario.

    Plus le temps passe et plus l’opposition à la réforme des retraites s’étend. Après une première journée très réussie le 19 janvier, le gouvernement a passé les deux dernières semaines à se prendre les pieds dans le tapis. Arguments contradictoires, refus de toute modification du cœur du projet, tentative de manipulation de l’opinion par un dîner entre Macron et 10 éditorialistes , humiliation du Ministre du travail Olivier Dussopt durant des débats télévisés… Le plan de bataille concocté par les cabinets de conseil et les technocrates a lamentablement échoué. Comme lors du référendum de 2005 sur la Constitution européenne, plus les élites font de la « pédagogie », plus les Français s’informent et leur opposition s’étend. Résultat : le 31 janvier, le nombre de manifestants a augmenté de 40% et atteint des niveaux historiques depuis 30 ans avec 2,8 millions de personnes dans la rue selon les syndicats. En parallèle, les sondages successifs indiquent tous une hausse du soutien à la contestation et une colère croissante contre la réforme et le gouvernement .

    Pourquoi la réforme passe si mal

    Si l’issue de la réforme est encore incertaine, la bataille de l’opinion aura donc été gagnée rapidement. Outre les couacs et la suffisance des ministres et des députés macronistes, cette victoire écrasante des opposants s’explique par trois facteurs : l’absence de justification de la réforme, un changement de perception du travail et un contexte de colère sociale latente depuis des mois.

    D’abord, la réforme elle-même. A mesure qu’elle est étudiée sous tous les angles, chacun découvre une nouvelle injustice. On pense notamment aux femmes, pénalisées par leurs carrières souvent incomplètes de l’aveu même du ministre Stanislas Guérini ou au minimum vieillesse à 1200 euros rendu incertain par des « difficultés techniques » (sic). Surtout, la grande majorité des Français a compris que le régime actuel de retraites n’est pas en péril et que cette réforme n’a rien d’inéluctable, comme l’a rappelé à plusieurs reprises le Conseil d’Orientation des Retraites (COR). Les arguments de la gauche, qui propose d’autres méthodes pour équilibrer le système et ramener l’âge de départ à 60 ans, ont aussi réussi à percer : l’augmentation des salaires, la suppression des innombrables exonérations de cotisations , l’égalité de salaires entre les femmes et les hommes, la taxation des patrimoines et dividendes, voire la hausse des cotisations sont d’autres possibilités, bien plus justes que de forcer les Français à travailler deux ans de plus. A force de miser sur le caractère technique de la réforme pour la faire passer, le gouvernement aura finalement réussi à intéresser les citoyens au fond de son projet. Le mépris permanent des macronistes a fait le reste. Comme l’a résumé Richard Ramos, député MODEM (parti membre de la majorité), « la pédagogie c’est dire “j’ai raison, vous êtes des cons ” ».

    Si les Français restent attachés à la « valeur travail », ils sont également 45% à déclarer se lever uniquement pour le salaire.

    Outre le caractère injustifié de la réforme, celle-ci se heurte aussi à un changement de regard sur le travail . Rester deux ans de plus dans l’emploi est d’autant plus impopulaire que cela paraît impossible pour beaucoup. D’abord, il y a ceux qui craignent de mourir avant la retraite . Pour les autres, il faut conserver son poste dans un pays où le taux d’emploi des seniors est particulièrement bas ( 35,5% chez les 60-64 ans ). Un problème sérieux auquel le gouvernement entend répondre par un index, un dispositif qui a déjà montré son inutilité totale contre les inégalités de salaires entre hommes et femmes. En outre, le travail devient plus dur pour beaucoup : le nombre de travailleurs cumulant au moins trois critères de pénibilité physique a triplé depuis les années 80 en raison de l’intensification du travail. La souffrance psychique et les burn-outs ont eux aussi explosé. S’ajoute aussi la crise de sens du travail, un phénomène d’autant plus important ( 60% des actifs sont concernés ) qu’il peut s’expliquer par des facteurs très divers (sentiment d’exercer un « bullshit job », manque de moyens pour bien faire son travail, contradiction avec ses valeurs…). Enfin, ce panorama est complété par une instabilité croissante de l’emploi avec la multiplication des CDD, intérim et autres régimes précaires. Ainsi, si les Français restent attachés à la « valeur travail », ils sont également 45% à déclarer se lever uniquement pour le salaire . Dans ces conditions, on comprend que 93% des actifs rejettent la perspective de se voir confisquer deux années de repos mérité.

    Enfin, cette contre-réforme arrive dans une période de grande tension sociale dans le pays. Alors que les salaires sont rognés par une inflation inédite depuis des décennies, le sentiment de déclin et d’appauvrissement se généralise. Les petits chèques, la remise à la pompe ou le bouclier tarifaire n’ont en effet pas suffi à contenir la baisse de pouvoir d’achat de la majorité de la population. Pendant ce temps, les multinationales de certains secteurs (énergie, transport maritime, négoce de céréales…) ont réalisé des superprofits colossaux que le gouvernement se refuse à taxer. Un deux poids deux mesures qui a de plus en plus de mal à passer. L’inaction face à la dégradation de plus en plus visible des services publics (santé, éducation, justice) et au changement climatique après un été caniculaire et une sécheresse historique inquiète aussi une grande part de la population, qui craint de laisser un pays « tiers-mondisé » à ses enfants. Ajoutons enfin que les élections de 2022 dont se prévaut le Président de la République pour justifier sa réforme ne lui ont pas donné une grande légitimité : il a en effet été réélu en grande partie par défaut et a perdu sa majorité absolue au Parlement. Dans un tel contexte, l’écrasante majorité de la population ne comprend pas pourquoi cette réforme non nécessaire est une priorité politique.

    Une bataille parlementaire compliquée

    La réponse à cette interrogation est double. D’une part, Macron ne digère toujours pas de ne pas avoir pu aller jusqu’au bout de sa tentative d’attaque du système de retraites en 2020. Son électorat attend d’ailleurs de lui qu’il renoue avec l’ardeur néolibérale dont il faisait preuve jusqu’à la crise sanitaire. Affaibli par les dernières élections, le chef de l’Etat compte sur cette réforme pour indiquer à ses soutiens qu’il ne compte pas se « chiraquiser », c’est-à-dire être un Président plutôt absent et sans cap pour son second mandat. D’autre part, Emmanuel Macron veut achever ce qui reste des Républicains, en les forçant à le soutenir ou à rejoindre Marine Le Pen. Or, la réforme des retraites est depuis longtemps une revendication majeure des élus LR. Macron espère donc leur tendre un piège : soit ils la votent et devront finir par assumer que le locataire de l’Elysée applique leur programme, et donc le soutenir; soit ils ne la votent pas et leur retournement de veste les pulvérisera à la prochaine élection.

    Initialement, ce calcul politique semblait habile. Mais l’ampleur de la contestation inquiète jusque dans les rangs de la Macronie et des LR. Or, 23 défections dans le camp présidentiel ou chez les Républicains suffisent à faire échouer l’adoption du texte à l’Assemblée Nationale. Un scénario possible selon les derniers décomptes menés par Libération et France Inter , qui indiquent un vote très serré. Pour trouver une majorité, le gouvernement n’a donc plus d’autre choix que de menacer les parlementaires : sans majorité, il dégainera l’article 49.3 et envisagera sérieusement de dissoudre la chambre basse . Or, nombre de députés ont été élus par une très fine majorité en juin dernier et craignent de voir leur siège leur échapper. Cette perspective peut les conduire à réfléchir à deux fois avant de rompre la discipline de vote.

    Cette réforme est une occasion en or pour Marine Le Pen de faire croire qu’elle défend les conquêtes sociales, tout en ne prenant aucun risque.

    Pour les deux autres blocs politiques, la NUPES et le Rassemblement National, cette séquence paraît plus simple à aborder : leur opposition au texte les place du côté de la majorité des citoyens. A gauche de l’hémicycle, on se prend à espérer une première victoire majeure contre Macron. Un succès dont l’alliance bâtie hâtivement à la suite des présidentielles aurait bien besoin pour survivre : l’affaire Quatennens, le congrès du PS, les petites polémiques successives et la perspective des élections européennes fragilisent fortement l’union. Une attaque sur un symbole aussi fort dans l’imaginaire du « modèle social » français – ou du moins ce qu’il en reste – offre donc une occasion de tourner la page des derniers mois. Toutes les armes sont donc sorties : réunions publiques en pagaille, participation aux manifestations, tournée des plateaux, tsunami d’amendements…

    Du côté du Rassemblement National, on jubile. Cette réforme est une occasion en or pour Marine Le Pen de faire croire qu’elle défend les conquêtes sociales, tout en ne prenant aucun risque. Le RN doit en effet faire oublier qu’il a voté contre l’augmentation du SMIC et proposé de supprimer des cotisations patronales , ce qui revient à fragiliser la Sécurité sociale dont le système de retraites fait partie. Heureusement pour la dynastie Le Pen, le gouvernement lui a offert une belle opportunité de marquer des points. Ainsi en est-il de la demande de référendum sur la réforme des retraites, une proposition initiée par les communistes, reprise ensuite par la NUPES et le RN : au terme d’une procédure contestable, la défense de cette motion référendaire a été confiée à l’extrême-droite. D’ores-et-déjà, le PS et EELV annoncent qu’ils ne la voteront pas afin de ne pas légitimer le RN. Avant même le vote le 6 février prochain, Marine Le Pen a donc déjà gagné : si cette motion est soutenue par la FI et le PCF, elle pourra affirmer qu’elle est rassembleuse; si les députés de gauche la rejettent, elle pourra les accuser de sectarisme et de malhonnêteté.

    L’urgence d’une grève générale

    Pour chacun des trois blocs politiques majeurs, la bataille des retraites est donc décisive. Du côté de la Macronie, arriver à passer en force contre les syndicats et la majorité de la population sur un sujet aussi essentiel serait une victoire comparable à celle de Margaret Thatcher contre les mineurs britanniques en 1984 . Le pouvoir espère qu’une telle démonstration de force permettra de réinstaurer un climat de résignation et de nihilisme pour un moment, lui permettant de terminer son œuvre de destruction du pays. Dans le cas où ce scénario deviendrait hors de portée, Macron a cependant élaboré un plan B : la dissolution de l’Assemblée. « Au mieux, ce serait l’occasion de retrouver une majorité absolue dans l’hémicycle. Au pire, le Rassemblement national (RN) remporterait une majorité de sièges » estime le camp présidentiel . Macron ne paraît pas très inquiet par cette seconde éventualité : si Marine Le Pen accepte Matignon, il espère que cela l’affaiblira; si elle refuse, il pourra affirmer qu’elle ne veut pas le pouvoir ou n’est pas capable de l’exercer.

    Si ce scénario est évidemment risqué, le chef de l’Etat sait que son camp a tout intérêt à affronter l’extrême-droite au second tour. Il espère donc la renforcer juste assez pour qu’elle passe devant la gauche au premier tour, puis la battre au second. Ce calcul cynique convient très bien à Marine Le Pen, puisqu’il la renforce sans qu’elle n’ait besoin de faire de grands efforts. La cheffe des députés RN a également un discours bien rodé en cas de passage de la réforme : comme avec la NUPES dans l’hémicycle, elle n’hésitera pas à accuser les syndicats d’incompétence et d’hypocrisie, en arguant que ceux-ci ont appelé à la faire battre au second tour. La combinaison de cette délégitimation du mouvement syndical et de la gauche avec la colère de Français exaspérés par la dégradation de leur niveau de vie lui offrirait alors un boulevard vers l’Elysée.

    Le mouvement social compte un soutien de poids : l’opinion. 64% des Français tiendraient le gouvernement pour responsable en cas de blocage du pays.

    Ainsi, au-delà de la protection d’une conquête sociale majeure, la bataille actuelle risque de peser lourd dans la prochaine élection présidentielle. Casser la relation vicieuse de dépendance mutuelle entre le bloc bourgeois et l’extrême-droite nécessite une victoire du mouvement social contre cette réforme. Si la mobilisation des députés dans l’hémicycle et des manifestants dans la rue constitue deux points d’appui importants, ils risquent cependant de ne pas suffire. Au Parlement, le temps contraint du débat, le probable retour à la discipline de vote chez Renaissance et LR et la possibilité d’un 49.3 laissent peu d’espoirs. Dans la rue, la mobilisation considérable est encourageante, mais elle risque de s’étioler au fil des semaines et la répression – pour l’instant très faible – peut faire rentrer les manifestants chez eux.

    Seules de grandes grèves peuvent faire plier le gouvernement : si les salariés ne vont plus travailler ou que l’approvisionnement des entreprises est remis en cause, le patronat se retournera contre le gouvernement, qui n’aura d’autre choix que de reculer. Pour l’instant, les syndicats se montrent plutôt timides, préférant des « grèves perlées » environ un jour par semaine à des grèves reconductibles. Bien sûr, l’inflation et l’affaiblissement du mouvement ouvrier rendent l’organisation de grèves massives plus difficile que par le passé . Mais le mouvement social compte un soutien de poids : l’opinion. Selon un récent sondage, 64% des Français tiendraient le gouvernement pour responsable en cas de blocage du pays . Un tel chiffre étant particulièrement rare, les syndicats ont tout intérêt à s’en saisir. En outre, des actions comme le rétablissement de l’électricité à des personnes qui en ont été coupé pour impayés ou sa gratuité pour les services publics conforte l’appui des Français à la lutte des salariés. Après la victoire de la bataille de l’opinion et du nombre dans la rue, il est donc temps de passer à l’étape supérieure : la grève dure. Face aux tactiques immorales du gouvernement et de l’extrême-droite, cette stratégie apparaît désormais comme la seule capable de les faire battre en retraite.

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      « Les mouvements sans grève ne gênent personne » – Entretien avec Jean-Marie Pernot

      news.movim.eu / LeVentSeLeve · Sunday, 29 January, 2023 - 21:56 · 27 minutes

    La forte opposition à la réforme des retraites met de nouveau les syndicats au centre du jeu politique. Après une mobilisation historique le 19 janvier dans la rue, de nouvelles manifestations sont prévues et des grèves se préparent dans plusieurs secteurs. Mais pour Jean-Marie Pernot, politologue et spécialiste des syndicats, un mouvement social se limitant à des manifestations et à quelques « grèves par procuration » ne sera pas suffisant pour faire reculer le gouvernement. L’organisation de grèves dures sera néanmoins ardue, tant les syndicats se sont affaiblis durant les dernières décennies. Dans cet entretien fleuve, l’auteur de l’ouvrage Le syndicalisme d’après. Ce qui ne peut plus durer revient sur les raisons de ce déclin, entre bureaucratisation, incapacité de la CGT et de la CFDT à s’unir, liens compliqués avec les partis politiques ou encore inadéquation entre la structuration des grandes confédérations et l’organisation du salariat contemporain. Propos recueillis par William Bouchardon.

    Le Vent Se Lève : La mobilisation contre la réforme des retraites a débuté par une grande manifestation jeudi 19 janvier, avec entre 1 et 2 millions de personnes dans la rue, ce qui est assez historique. Néanmoins, malgré l’unité syndicale, le choix d’une prochaine date de mobilisation tardive le 31 janvier et des suites un peu incertaines suivant les secteurs donnent l’impression d’une fébrilité des syndicats. Comment analysez-vous ce début de mobilisation ?

    Jean-Marie Pernot : D’abord, si je peux bien sûr être critique des syndicats, il faut quand même relever qu’ils ne sont pas morts. Qui est capable dans ce pays de mettre un à deux millions de personnes dans la rue ? Tout affaiblis qu’ils soient, on constate quand même que les syndicats ont réussi cela, grâce à une certaine unité. Certes, cette unité est défensive car les syndicats n’ont pas tous le même avis sur les retraites, mais l’opposition à la réforme les réunit. Ce qui me frappe beaucoup dans cette première journée de mobilisation, même si on l’a déjà vu en 2010, c’est la mobilisation dans les petites villes. 1500 personnes à Chaumont (ville de 22.000 habitants en Haute-Marne) par exemple. C’est assez rare pour le souligner. Donc les syndicats ne sont pas morts. Bien sûr, les retraites sont au cœur du pacte social et c’est un sujet très sensible, d’où l’ampleur de la mobilisation.

    Une fois dit cela, l’analyse doit se faire non pas sur une journée mais sur une séquence. Depuis 1995, ces conflits se font en effet sur de grandes séquences et les mouvements acquièrent une dynamique propre. Cette première journée était-elle l’acmé du mouvement ou seulement un point de départ ? Il est encore trop tôt pour le dire. En outre, les rythmes de mobilisation sont différents secteur par secteur, selon les syndicats qui dominent. On sait que la CGT va pousser à la grève reconductible dans certains secteurs, mais même au sein de ce syndicat, les stratégies diffèrent. Les grèves dans les transports par rail et les transports urbains vont probablement tenir un certain temps. Outre les habitudes de mobilisation à la SNCF et à la RATP, je rappelle que leur régime spécial est menacé. Mais de manière générale, on va avoir toutes les configurations sectorielles et géographiques. Il y a une immense variété de stratégies syndicales, d’habitudes, de puissance par secteur etc. et donc beaucoup d’inconnues.

    Je retiens deux facteurs importants pour la suite. D’abord la question de la grève : en 2010, contre la réforme des retraites de Nicolas Sarkozy, on avait eu une protestation presque sans grève. La vague de manifestations était considérable, sans doute la plus forte depuis 1968, plus forte même qu’en 1995. Même dans les petites îles au Nord de la Bretagne, dans des villages de 300 habitants, il y avait systématiquement des manifestations. Et pourtant il ne s’est rien passé : Sarkozy se fichait de ces manifestations et a fait sa réforme. Macron a sans doute en tête le même scénario : que les gens manifestent une, deux ou dix fois, puis qu’ils finissent par se lasser, que le front syndical se lézarde etc… Si c’est de nouveau un mouvement sans grève, comme en 2010, je ne vois pas en quoi l’issue serait différente. Les mouvements sans grève ne gênent personne. Bruno Le Maire l’a d’ailleurs rappelé il y a quelques jours : il respecte le droit de manifester mais espère un mouvement indolore, qui ne « bloque » pas le pays.

    En effet, face à un mouvement de manifestations mais peu de grèves, les patrons ne disent rien car ils ne sont pas directement visés. En revanche, s’il y a des grèves, que la production et l’économie sont pénalisées, ça peut changer la donne. Si le conflit grippe la machine économique, le patronat va se réveiller, alors qu’il est globalement pour la réforme pour l’instant, du moins en ce qui concerne les gros patrons du MEDEF. Ce n’est pas évident bien sûr : avec l’inflation, les gens réfléchissent à deux fois avant de faire grève. Certains secteurs tiennent des discours de grève dure, mais il faudra voir sur la durée. Dans les raffineries par exemple, cela peut avoir des impacts à la pompe à essence mais aussi pour l’approvisionnement des entreprises. Je suis incapable de connaître la suite, mais en tout cas, contrairement aux manifs, le mouvement syndical a perdu de sa puissance sur ce point.

    Le deuxième point, c’est la mobilisation des jeunes. Lorsque les jeunes s’en mêlent, on ne sait jamais où ça va s’arrêter. Il suffit de penser au CPE en 2006, où c’était devenu difficile à gérer. Là-dessus aussi, difficile de trop s’avancer : il y avait beaucoup de lycéens ou d’étudiants le 19 janvier dans la rue, mais pas sûr que la question des retraites les mobilise jusqu’au bout.

    Enfin, il y a un troisième facteur, que j’ose à peine évoquer, c’est la violence. Depuis 2010, nous avons eu les gilets jaunes, qui n’étaient pas un mouvement institutionnalisé. Ils ne suivaient pas les habitudes des syndicats : déposer un trajet, assurer le service d’ordre, se disperser tranquillement… Ils faisaient le trajet qu’ils souhaitaient et cela pouvait dégénérer, pour le meilleur comme pour le pire. Ce qui peut jouer dans cette affaire, c’est l’incroyable mépris de Macron. Sarkozy n’était pas un modèle, mais au moins il n’allait pas parader en Espagne le jour où il y avait deux millions de personnes dans la rue. Ce mépris total peut radicaliser un certain nombre de gens, se transformer en haine et susciter de la violence. Ce n’est pas le pari des syndicats bien sûr, mais la situation peut leur échapper.

    LVSL : Je reviens au premier facteur que vous évoquiez : la grève. On sait qu’il y en aura un certain nombre, même si leur forme et leur durée sont encore inconnues. Mais n’y a-t-il pas un risque, comme c’est souvent le cas depuis 1995, que les grèves se concentrent dans quelques bastions comme la SNCF, la RATP ou quelques services publics, les salariés d’autres secteurs se contentant de les soutenir sans y participer ? La « grève par procuration » est-elle devenue la norme ?

    JM Pernot : C’est fort probable. Dans d’autres secteurs, notamment le secteur privé, il est devenu difficile de faire grève : comme c’est une pratique minoritaire, elle est d’autant plus risquée pour ceux qui s’y livrent. D’autant que la question du pouvoir d’achat n’encourage pas à la grève. Il y a donc un risque de délégation ou de procuration, avec des gens qui posent des RTT pour aller manifester en soutien aux grévistes, mais sans se mobiliser dans leur entreprise. Bien sûr, cela rendra une victoire du mouvement moins probable.

    Une grève par procuration est donc un signe que les gens ont du mal à tenir une grève sur la durée. Mais s’ils soutiennent les grévistes, notamment via les caisses de grèves, c’est déjà pas mal. En 1995, par exemple, les transports en Île-de-France étaient tous à l’arrêt et c’était très pénible, mais les gens ont soutenu le mouvement. La droite avait essayé d’organiser les usagers contre les grévistes, mais excepté un petit rassemblement ponctuel dans les beaux quartiers, ça n’avait pas pris.

    Donc oui, c’est sûr que s’appuyer sur un faible support gréviste fragilise le mouvement. On connaît la liste des secteurs à l’avance. Mais le fait que la CFDT soit contre la réforme peut jouer, notamment chez les routiers. En 1995 et en 2003, les routiers avaient été très mobilisés et cela avait pesé. Or, la CFDT y est majoritaire. Ce n’est pas rien : contrairement au fret ferroviaire qui ne représente plus grand chose, le fret routier est essentiel pour les entreprises. Mais attention : les pouvoirs publics ont appris de ces mobilisations passées et y sont très attentifs, ils essaieront d’éviter le blocage des routes.

    Plus largement, ce phénomène de grève par procuration traduit des changements de l’organisation du travail. Avant, les grandes entreprises étaient des points forts de la mobilisation syndicale. Aujourd’hui les grandes entreprises sont en majorité composées de cadres et le travail ouvrier est sous-traité dans tous les sens. Or, les syndicats ont très peu d’appuis chez les sous-traitants.

    LVSL : En effet, la grève par procuration est le symptôme d’un syndicalisme affaibli. Vous l’évoquez d’ailleurs dans votre livre, qui s’ouvre sur un paradoxe : l’exploitation au travail est toujours bien présente, nombre de cadres font face à une crise de sens, les salaires ne suivent plus l’inflation… Bref, les demandes portées par les syndicats sont tout à fait actuelles et même parfois majoritaires dans l’opinion. Pourtant le nombre de syndiqués est en baisse, comme la participation aux élections professionnelles. Pourquoi ?

    JM Pernot : On peut retenir deux causes majeures de l’affaiblissement des syndicats. La première, c’est le serpent de mer de la désunion syndicale. Les gens ne comprennent pas bien pourquoi il y a autant de syndicats et pourquoi ils n’arrivent pas à se mettre d’accord. Beaucoup se disent « mettez-vous d’accord et ensuite on s’intéressera à ce que vous faites ». Ça ne veut pas dire que les divergences n’ont pas de bonnes raisons, mais il faut regarder la réalité en face : les débats stratégiques entre la CGT et la CFDT, ça n’intéresse pas les gens. D’autant qu’aucune des deux stratégies ne donne des résultats. Donc ils continuent de se battre mais leurs stratégies sont chacune perdantes de leur côté et ces bagarres rebutent les gens. Certes, quand les gens ont un problème dans leur boîte, ils vont toujours voir le militant syndical quand il y en a un, mais c’est un service élémentaire de soutien aux salariés en difficulté. Mais pour les syndicats qui parlent de transformation sociale, on est loin de passer de la parole aux actes.

    « Désormais, tout le monde sous-traite tout. Cela déstructure les collectifs, éclate les communautés d’action, dissout les solidarités entre travailleurs. »

    Le second problème, c’est cette dynamique du salariat que j’aborde dans mon livre, alors que les syndicats sont restés scotchés à leurs structures antérieures. Nous avons eu un grand mouvement de transformation de l’entreprise et des interrelations entre entreprises. C’est notamment le cas avec la sous-traitance, qui est particulièrement forte en France. Désormais, tout le monde sous-traite tout. La question n’est plus qu’est-ce qu’on sous-traite, mais que garde-t-on en interne ? Évidemment, cela déstructure les collectifs, éclate les communautés d’action, dissout les solidarités entre travailleurs.

    En revanche, la négociation collective n’a pas changé. Elle a lieu à l’échelle des branches et des entreprises, alors que ces lieux ont perdu de leur substance. Il se passe encore des choses dans les branches, mais les entreprises sont devenues des palais des courants d’air, avec parfois une majorité de travailleurs dont le contrat de travail est ailleurs que dans l’entreprise. Donc les syndicats se sont retrouvés atomisés boîte par boîte et accompagnent l’éclatement des travailleurs. Cela est contraire à la logique inclusive qui est au fondement du syndicalisme confédéré. Normalement, un syndicat emmène un groupe social avec lui. Là, ils font face à des divisions permanentes entre personnes qui travaillent ensemble mais qui sont rattachées à des entreprises ou des branches différentes. Il y a là un énorme hiatus.

    LVSL : Oui, vous rappelez d’ailleurs dans votre livre qu’un quart des syndiqués CGT ne sont rattachés à aucune union professionnelle, c’est énorme. Pourtant le problème n’est pas nouveau et les syndicats ont déjà fait face à d’autres réorganisations du monde du travail, au début du XXème siècle et ils avaient réussi à se réformer. Comment expliquer l’inertie actuelle ? Pourquoi les syndicats ne parviennent-ils pas à créer de la solidarité entre des gens qui ne sont peut-être pas rattachés à la même entreprise de par leur contrat de travail, mais travaillent de fait ensemble ?

    JM Pernot : Oui, c’est le grand problème. La différence majeure avec le début du XXème siècle, c’est que les syndicats de l’époque n’étaient pas du tout institutionnalisés. Au contraire aujourd’hui, leur organisation, leur mode de financement, leur mode de décision en interne, etc. doit faire face au poids des fédérations professionnelles qui se sont formées au cours de plusieurs décennies. Remettre ça en cause est très compliqué : même si ces fédérations sont en crise, elles font peser une chape de plomb sur les confédérations syndicales. Je lisais récemment les textes du prochain congrès de la CGT, ces questions sont certes abordées. Mais ça fait six ou sept congrès, c’est-à-dire une vingtaine d’années, que l’on dit qu’il faut réformer l’organisation pour mieux refléter le monde du travail !

    Cette inertie totale renvoie à l’épaisseur bureaucratique des organisations. Les syndicats sont de grosses bureaucraties avec des rapports de pouvoir et des chefs, ce qui concourt à l’immobilité. C’est paradoxal : ils se vident de leurs adhérents, mais ils restent dans ce fonctionnement bureaucratique. Il faut aussi dire que beaucoup de financements passent par les branches, ce qui contribue à figer les structures. Bernard Thibaut (ancien secrétaire général de la CGT, ndlr) avait tenté de faire bouger les choses, mais tout ça a été étouffé par les fédérations.

    « Les syndicats sont de grosses bureaucraties avec des rapports de pouvoir et des chefs, ce qui concourt à l’immobilité. »

    En 1901, les syndicats constatent que le capitalisme change, que l’on passe d’une logique de métiers à une logique d’industrie et ils s’adaptent. Bien sûr, cela a été compliqué : dans la métallurgie, cela a pris 20 ans. Cela a secoué les routines et les hiérarchies internes au monde ouvrier. Par exemple, à la SNCF on n’a jamais réussi à syndiquer les conducteurs de locomotive dans le même syndicat que ceux qui posent le ballast sur les voies. Donc bien sûr c’est compliqué. Mais aujourd’hui, on sent qu’il n’y a pas de volonté réelle de changer.

    LVSL : En effet, les syndicats sont de grosses machines bureaucratiques. Pour beaucoup de travailleurs, les syndicats apparaissent comme une réalité lointaine : on pense aux délégués du personnel ou aux chefs des centrales chargés de mener un vague « dialogue social » avec le patron ou le gouvernement. Les syndicats ne se sont-ils pas bureaucratisés et éloignés de leur base ?

    JM Pernot : Attention, une certaine bureaucratie est nécessaire. S’il n’y en a pas, cela donne ce que l’on observe avec ces nouveaux collectifs de travailleurs qui émergent ces dernières années, par exemple les contrôleurs SNCF qui ont fait grève à Noël. Avec les réseaux sociaux ou une boucle Whatsapp, c’est facile de mettre en lien les travailleurs entre eux. Pour entrer dans l’action, c’est facile. Mais ensuite la direction fait une proposition. Là, le problème débute : comment arbitrer, comment décider ? Est-ce qu’on continue ? Comment négocie-t-on ? Comment vérifier ensuite que l’accord est respecté ? Tout cela, une coordination de travailleurs ne sait pas le faire. Donc toute forme d’action sociale a besoin d’un minimum d’institutionnalisation et de représentation, ne serait-ce que pour négocier. La bureaucratie, c’est ce qui assure la continuité de son action, la reproduction du collectif et l’interface avec les autres institutions.

    « Le problème des syndicats, c’est qu’ils ont des bureaucraties bien constituées qui n’ont pas besoin de beaucoup d’adhérents pour survivre. »

    Cela étant dit, il faut aussi que l’organisme reste vivant. Qu’est-ce qui prend le dessus ? Le mouvement ou la bureaucratie ? Il y a toujours une tension entre ces deux pôles. Il faut à la fois une représentation et des structures, mais aussi ne pas se figer dans des luttes de pouvoir internes. Or, toute organisation, même un groupe de locataires, est toujours marquée par des jeux de pouvoir pour des postes, pour des rétributions matérielles ou symboliques… Le problème des syndicats, c’est qu’ils ont des bureaucraties bien constituées qui n’ont pas besoin de beaucoup d’adhérents pour survivre. Si on compare l’appareil de la CGT à celui d’IG Metall en Allemagne, ce sont deux mondes différents. Par exemple, je défends, comme d’autres, l’idée de redistribuer des moyens vers l’action locale, donc les Unions locales (UL) et les Unions départementales (UD). Mais c’est un débat à couteaux tirés. La bataille pour la répartition de la ressource est ici comme ailleurs assez compliquée mais aussi très politique.

    LVSL : Face à l’inertie des syndicats, des « collectifs » de travailleurs qui ont vu le jour ces dernières années comme vous le rappeliez. On pense par exemple au collectif inter-hôpitaux, aux livreurs à vélo ou encore à celui des contrôleurs SNCF. Finalement, là où les syndicats ont la bureaucratie pour négocier et assurer la représentation, ces collectifs ont eux le lien avec la base. Est-ce que syndicats et collectifs arrivent à travailler ensemble ?

    JM Pernot : Ça dépend des secteurs. Par exemple, chez les livreurs à vélo, qui ont été bien étudiés par de jeunes sociologues, des connexions se sont faites avec les syndicats dans certaines villes comme Bordeaux ou Toulouse. Concrètement, les coordinations de livreurs n’affichent pas une étiquette syndicale, mais on leur prête un petit local dans les unions départementales, quelques jeunes se sont syndiqués pour faire un lien, etc. En l’occurrence avec l’économie de plateforme, c’est plutôt la CGT, Solidaires ou la CNT qui sont présents dans ce genre d’univers. Mais la liaison existe.

    Jean-Marie Pernot, politologue à l’Institut de Recherches Economiques et Sociales (IRES).

    Pour la SNCF, ça reste encore à voir. En 1986, il y avait déjà un mouvement social qui était parti d’un collectif de conducteurs, et cela avait heurté la FGAAC (Fédération Générale Autonome des Agents de Conduite) et la CGT. La CGT s’était remise en question par la suite et elle reste attentive à cela, donc je pense que des coopérations sont possibles.

    Dans la santé, la bataille est plutôt perdue pour les syndicats. Ce sont les collectifs inter-urgence ou inter-hôpitaux qui mènent le combat depuis 3 ou 4 ans. Mais dans ces collectifs, il y a des syndiqués. Par exemple l’urgentiste Christophe Prudhomme : tout le monde sait qu’il est syndiqué à la CGT, mais on lui fait confiance car c’est un bon organisateur, il s’exprime bien et ne la ramène pas toujours à son syndicat. Donc les syndicats ne sont pas au cœur des mots d’ordre, mais ne sont pas totalement extérieurs non plus. Lorsqu’il y a eu les négociations pour le Ségur de la santé, ce sont les syndicats qui ont négocié et il y a eu un lien : il n’y a pas eu de soulèvement contre les syndicats, donc ça a plutôt fonctionné. Bref, les formes sont très diverses, mais l’important c’est que ça marche.

    LVSL : Vous parliez tout à l’heure de l’unité syndicale. La France a connu une multiplication des syndicats depuis une trentaine d’années, mais les deux principaux restent la CGT et la CFDT. Tout semble les opposer : la CGT est un syndicat de rapport de force, parfois qualifié de « jusqu’au boutiste » , tandis que la CFDT est un syndicat « réformiste » souvent accusé de complaisance avec les patrons et le gouvernement. Cette opposition frontale entre « réformistes » et « syndicats de rapport de force » rebute beaucoup de monde. Est-il possible de dépasser ces guerres intestines, au-delà de quelques mobilisations défensives comme en ce moment avec la réforme des retraites ?

    JM Pernot : En effet, pour l’instant sur les retraites, l’unité est défensive et la désunion peut revenir par la suite. Alors bien sûr, les stratégies peuvent être différentes, mais tant la CGT que la CFDT ont une stratégie en partage : chacun pense pouvoir faire sans l’autre. Du moins, c’est ce qui a dominé les dix dernières années. Je reste sceptique car la volonté de travailler ensemble semble faible, mais je préfère continuer à rêver que c’est possible. Sinon chacun va continuer dans son coin et tout le monde va se planter. Cette unité peut donc venir d’une nécessité, lorsque chaque bloc a compris qu’il ne parvenait à rien seul.

    En ce moment, il y a peut-être un mouvement de la part de la CFDT. Comme c’est un syndicat réformiste, ils ont besoin de bons liens avec le gouvernement ou le patronat pour espérer des victoires. En 2017, la CFDT a accompagné l’arrivée de Macron au pouvoir et ses sympathisants ont voté Macron à plus de 50% dès le premier tour (45% en 2022). Donc idéologiquement, la CFDT n’est pas très loin de Macron. Sauf que Macron ne veut pas négocier, il veut passer en force. Donc Berger se retrouve bien seul et il y a un malaise en interne. Ils sont en train de se rendre compte que Macron, ce n’est pas la deuxième gauche, mais juste la droite. Beaucoup commencent à en avoir marre de servir de faire-valoir du gouvernement sans rien obtenir. Berger fait des propositions unitaires depuis quelque temps, mais tout dépend de la réaction qu’aura la CGT.

    « La CFDT est devenue d’autant plus caricaturalement « dialogue social » que la CGT est devenue caricaturalement « grève générale et convergence des luttes ». La dérive de l’une nourrit la dérive de l’autre. »

    Or, il y a une dialectique négative entre les deux organisations. La CFDT est devenue d’autant plus caricaturalement « dialogue social » que la CGT est devenue caricaturalement « grève générale et convergence des luttes ». La dérive de l’une nourrit la dérive de l’autre. Quand la CFDT veut justifier sa stratégie, ils disent « c’est contre la CGT » et vice-versa. Il faut sortir de cela, c’est mortifère : la CGT et la CFDT doivent se définir par rapport aux enjeux du moment et non pas l’une par rapport à l’autre.

    On verra ce qui va se passer au congrès de la CGT, mais je ne suis pas sûr qu’un rapprochement soit à l’ordre du jour. Les relations sont très mauvaises depuis 10 ans : la CFDT a joué à fond la carte du mandat Hollande, puis Macron, alors que la CGT n’a jamais fait ce pari. Désormais, les conditions pour l’unité sont là. D’autant plus que les grands mouvements sociaux comme celui des retraites posent la question du gouvernement d’après. Si le gouvernement s’entête, les perspectives s’assombrissent : la NUPES, et la France insoumise en particulier, auront beau essayer de surfer sur la colère populaire, une victoire du RN est plus probable. Cela peut contribuer à rapprocher les syndicats.

    Donc même si rien n’est fait, je préfère croire que c’est encore possible. Sinon l’histoire est écrite : les syndicats ne susciteront plus que de l’indifférence. J’avais même proposé par le passé une convention citoyenne sur la réorganisation du syndicalisme. En tout cas, il faut essayer des choses sinon les syndicats vont à la marginalisation assurée.

    LVSL : Ce divorce des syndicats avec la société se voit aussi par un autre aspect. Bien qu’ils continuent à formuler des propositions intéressantes, les syndicats ne semblent plus porter de vision du monde comme cela a pu être le cas à d’autres époques. Ceux qui veulent s’engager sur cette voie choisissent d’ailleurs plutôt de rejoindre des associations ou des ONG. Est-ce une fatalité ? Les syndicats ne pourraient-ils pas faire émerger de nouvelles idées et élargir leur champ de réflexion, au-delà du travail, sur des questions majeures comme le féminisme ou l’écologie ?

    JM Pernot : Oui, il faut que le syndicalisme s’élargisse à de nouvelles problématiques, par exemple, la question du sens du travail, qui est très actuelle. Cela ne doit pas faire oublier que les salaires, les conditions de travail, les retraites, etc. sont toujours des sujets majeurs. Mais votre constat est juste : les syndicats sont peu porteurs d’idées alternatives aujourd’hui. La raison est simple : 30 ans de chômage de masse, cela pèse sur la capacité à penser un autre monde. Depuis le milieu des années 1970, quand la crise s’est installée et que l’élan de mai 68 s’est dissipé, le mouvement social a été dominé par une conjoncture marquée par le chômage de masse. Certes, il y a eu quelques projets intéressants avec l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981 autour des nationalisations ou des lois Auroux par exemple. Mais le tournant de la rigueur a très vite cassé cette dynamique et durablement abîmé les relations entre la CGT et la CFDT.

    « 30 ans de chômage de masse, cela pèse sur la capacité à penser un autre monde. »

    Il est difficile de maintenir un discours de transformation lorsque les travailleurs pensent moins à l’autogestion qu’à la sauvegarde de leur emploi. Inverser la tendance ne sera pas simple. On nous répète que le chômage baisse, mais en réalité il reste beaucoup de chômeurs et la précarité s’accroît. Le capitalisme nous mène de crise en crise : crise financière en 2008, crise du pouvoir d’achat avec la guerre en Ukraine… Avant, les gens s’engageaient en se disant que leurs enfants vivraient mieux qu’eux grâce à leurs combats, aujourd’hui ce n’est plus le cas. L’optimisme qui prévalait dans les années suivant mai 68 a disparu. Et je ne parle même pas du climat !

    Donc le champ des luttes s’est plutôt élargi, mais les syndicats doivent aider les travailleurs face à une succession de crises. Les syndicats savent qu’ils ont besoin de la société civile pour penser des alternatives : tant la CFDT que la CGT se sont engagées dans des alliances élargies avec des ONG. On peut citer l’alliance « Plus Jamais ça » ou le « Pacte de pouvoir de vivre ». Mais là encore, ce n’est pas simple et cela cause de vifs débats en interne.

    LVSL : La question du lien avec la société civile amène celle des relations avec les partis politiques. En France, les syndicats ont toujours été soucieux de leur indépendance à l’égard des partis, même si les liens entre la CGT et le Parti Communiste ont longtemps été forts. Bien sûr, ils remplissent des rôles différents : les syndicats sont là pour représenter le monde du travail, tandis que les partis politiques ont en charge la représentation des citoyens dans l’arène institutionnelle. Mais beaucoup de citoyens ne comprennent pas que syndicats et partis de gauche n’arrivent pas à travailler ensemble. La « marche contre la vie chère » organisée cet automne par la NUPES a ainsi été critiquée par la CGT, alors que celle-ci partageait globalement les mots d’ordre de la manifestation. Pourquoi aucune coopération ne semble-t-elle possible ? Peut-on dépasser cette situation ?

    JM Pernot : Comme vous le rappelez, les syndicats et les partis ont des fonctions différentes. Les syndicats ont un rôle de rassemblement du monde du travail autour de revendications et de construction d’une vision partagée sur certains sujets. Les partis politiques ont la responsabilité inverse : ils sont là pour partitionner l’opinion et faire émerger des visions du monde différentes. Donc on peut comprendre que chacun soit dans son propre sillon.

    « Si le mouvement social est trop marqué par la France Insoumise, cela risque de mettre des gens à l’écart. »

    Bien sûr, il peut y avoir des coopérations et des convergences programmatiques entre la NUPES et la CGT existent. Mais attention, les convergences sont plus faibles avec la CFDT, sans parler de la CFE-CGC (syndicat de cadres, ndlr) ou de la CFTC (syndicat chrétien-démocrate, ndlr) et il faut aussi préserver l’intersyndicale. Par ailleurs, la NUPES, et notamment la France Insoumise qui en est le cœur, a tenté de prendre la tête du mouvement social et cela n’est pas bien passé. Que la NUPES ou la FI aient des choses à dire sur les questions sociales, essaient d’agréger d’autres groupes sociaux comme les jeunes ou fassent des propositions alors que les syndicats en font peu, très bien. Mais si les partis tentent de prendre la tête de l’organisation des manifestations, cela se passera mal.

    Ce serait même contre-productif : beaucoup de travailleurs peuvent venir à une manifestation syndicale ou se retrouver dans les mots d’ordre d’une mobilisation sans pour autant être électeurs de la France Insoumise. Par exemple à Marseille, mais aussi ailleurs, quand il y a autant de monde dans les rues, on sait très bien qu’on retrouve aussi beaucoup d’électeurs RN dans les cortèges. Bon et alors ? N’était-ce pas Mélenchon qui parlait des « fâchés pas fachos » ? Tous syndicats confondus, environ 15 à 20% de leurs sympathisants ont voté RN. De même avec la CFDT et les électeurs de Macron. On ne va pas jeter ces personnes hors des cortèges. Les syndicats doivent rassembler, la CGT doit viser au-delà des gens que la NUPES intéresse. Si le mouvement social est trop marqué par la France Insoumise, cela risque de mettre des gens à l’écart. Donc les convergences peuvent exister mais il faut faire attention et préserver l’intersyndicale. Les politiques peuvent aider à mobiliser, mais dans un moment comme celui-ci, je pense qu’il faut laisser la main aux syndicats sur la mobilisation.

    Le syndicalisme d’après. Ce qui ne peut plus durer . Jean-Marie Pernot, Editions du détour, 2022, 18,90 € .

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      Retraites : le rêve de la CGT conduirait au cauchemar du Venezuela

      ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Thursday, 26 January, 2023 - 03:30 · 3 minutes

    Par Patrick Aulnas.

    Il est décidément impossible de revenir à la raison au sujet des retraites.

    Que l’on écoute les responsables syndicaux, les leaders de gauche, certains intellectuels signataires d’un soutien au mouvement de grève ou simplement les interviews micro-trottoir, on reste confondu par le niveau de la manipulation politique. Tout ce beau monde semble penser qu’il suffit d’une volonté politique pour faire le bonheur du peuple.

    Toute personne raisonnable sait pourtant que la politique est régie par les émotions, cherche à utiliser le rêve d’un futur édénique pour capter l’électorat. Nos politiciens nous mènent par le bout du nez avec des promesses. Exonérons cependant la jeunesse. Elle doit croire. Bien sûr, il vaut mieux croire à autre chose qu’à la politique. Mais la jeunesse a droit à l’erreur, contrairement aux personnes d’âge mûr et aux seniors qui défilent.

    Prévisions démographiques et économiques contre manipulation politique

    Que l’on soit favorable ou non au principe de la retraite par points, il existe des certitudes élémentaires. L’ OCDE nous renseigne très simplement à ce sujet.

    En France, dans les années 1950, on dénombrait 5 actifs pour un retraité. En 2010, ce ratio est de 3,5. Il sera égal à 2 à partir de 2040.

    Tout le monde peut donc comprendre que, sauf à écraser les actifs sous des cotisations en augmentation constante, les retraites par répartition devront diminuer. Il faudrait une croissance économique à la chinoise pour maintenir leur niveau.

    Et tout porte à croire que la croissance restera faible dans les décennies à venir : faible compétitivité internationale de la France, idéologie écologiste visant la décroissance, lourde dette publique et charges salariales élevées. Donc, en moyenne, les retraites par répartition ne pourront rester au niveau actuel. C’est une quasi-certitude. La politique n’y peut absolument rien. C’est l’économie et la démographie qui sont à la manœuvre, avec des prévisions robustes.

    Cela n’empêche pas les revendications absurdes. La CGT demande le retour à la retraite à 60 ans à un niveau élevé pour tous. La France rêvée de la CGT est le paradis des vieux. Mais chacun sait que les promesses de paradis politique conduisent directement en enfer. Avec la CGT, une évolution à la vénézuélienne est garantie.

    Un modèle à revoir

    Tous les pays de l’OCDE connaissent un vieillissement de leur population. L’originalité française réside dans le poids des retraites, plus élevé que dans la plupart des pays. L’OCDE le souligne :

    En France, les dépenses publiques consacrées à la retraite atteignent 13 % du PIB en 2007. Elles seront de 14 % en 2060. C’est au-dessus de la moyenne des pays de l’Union européenne.

    La moyenne européenne est de 10 %.

    Le poids des dépenses publiques de retraite en France s’explique par le choix du fameux « modèle social français ». La collectivisation est très forte et les choix individuels restreints. L’analyse de l’OCDE est sans ambiguïté :

    En moyenne dans les pays de l’OCDE, un peu plus de 60 % des revenus des personnes âgées proviennent de transferts publics. En France, c’est plus de 85 %.

    La France est le pays de l’OCDE qui utilise le plus les transferts publics pour assurer un revenu aux personnes âgées. Aux États-Unis, seuls 36 % des retraites proviennent du secteur public, au Canada 41 %, en Grande-Bretagne 49 % et en Allemagne 73 %.

    La basse politique à la manœuvre

    CDQD. La politisation actuelle du problème provient de la gestion étatique du système. Rien d’illogique. Chacun cherche à grappiller un peu plus dans l’immense besace des prélèvements obligatoires, qui d’ailleurs ne suffisent pas, d’où la survie du modèle français par l’endettement .

    Tous les leaders syndicaux ou politiques savent que l’avenir est tracé : il faudra maîtriser d’une manière ou d’une autre le financement des retraites. Mais l’opportunité politique est telle qu’ils ne peuvent la laisser passer. Ces gens-là ne défendent pas l’intérêt général, mais se contentent de faire de la politique politicienne.

    On répète à satiété dans les médias que si Macron ne réussit pas sa réforme des retraites , il perdra son électorat de droite et ne sera pas réélu en 2022. Voire. Mais nul doute que dans les esprits les plus médiocres de notre univers politique et syndical, cet élément joue un rôle important. Faire échouer Macron, quel rêve pour tous les haineux attirés par le pouvoir !

    Il vaudrait mieux rêver de faire réussir la France. Mais là, on ne se bouscule pas.

    Article publié initialement le 9 décembre 2019

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      Éducation, retraites, syndicats : il est temps de révolutionner les mentalités !

      ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Monday, 23 January, 2023 - 03:30 · 7 minutes

    Par Bruno Pineau-Valencienne.

    L’immobilisme français, la politisation du débat et du système éducatif, sans oublier le manque de culture économique de nos compatriotes, expliquent les résistances aux changements qui continuent de faire des ravages et constituent un sérieux handicap dans la nécessaire transformation de notre modèle social .

    Tout d’abord nous vivons une époque de très grande mutation comparable à celle de la Renaissance au cours de laquelle tout fût remis en cause.

    Mais aujourd’hui nos compatriotes appréhendent l’issue de cette troisième révolution industrielle qui fait référence à l’Internet des choses selon la formule de Jeremy Rifkin , dont ils ne saisissent pas tous les ressorts et qu’ils considèrent le plus souvent comme un saut dans l’inconnu voire une menace directe de leurs propres intérêts.

    Pourtant il existe en France une connaissance répartie, une culture de la recherche et du développement qui laissent supposer que si nos compatriotes voulaient bien se mobiliser sur l’avenir plutôt que de répéter le modèle du passé nous serions probablement les plus grands bénéficiaires de la planète !

    Les acteurs économiques doivent se transformer

    Accepter le progrès ne semble pas si naturel au pays du principe de précaution … Pour reprendre les mots de Werner Sombart , Marx et Schumpeter, les changements structurels qui conduisent à une destruction créatrice évoluent à une vitesse phénoménale.

    Les principaux acteurs économiques et politiques feraient mieux de réformer leur modèle d’affaire pour les uns et de revoir leur doctrine pour les autres au lieu de combattre dans une guerre perdue d’avance en tentant désespérément de sauver les industries d’antan par ignorance ou démagogie.

    Peu importe de trébucher à un moment donné pourvu que vous appreniez de vos erreurs. En France, malheureusement, lorsque vous vous trompez vous êtes marqués au fer rouge, notre culture n’étant guère favorable à l’exploitation de l’échec.

    Dans un autre registre, l’Éducation nationale qui fut pendant longtemps la courroie de transmission du parti communiste n’a eu de cesse depuis 1945, sous la houlette de la puissante FEN, de formater les esprits en pratiquant, sur fond de revenez-y de lutte des classes et de revanche sociale, la lobotomisation des esprits sur plusieurs générations depuis l’école maternelle jusqu’à l’université.

    En effet, certains agitateurs politiques se sont crus autorisés à se mettre au service d’une seule idéologie marxiste , en l’occurrence, commettant un abus de pouvoir tout en jetant l’opprobre sur une profession tout entière.

    Naturellement, il ne s’agit pas là de faire le procès du corps professoral dans son ensemble ou celui des maîtres et des enseignants de l’école de la République qui pour la plupart exercent un métier difficile dans une démarche quasi sacrificielle en tentant d’éduquer une jeunesse française jusque dans des zones de non-droit et au péril de leur vie.

    Les effets de la propagande éducative

    Raison de plus pour dénoncer avec force ceux qui se sont livrés à un véritable dévoiement de l’enseignement par le biais d’ une propagande subversive et sournoise en diffusant à très grande échelle des idées nauséabondes dont nous mesurons aujourd’hui l’effet domino à tous les échelons de la société et dans les prises de décision quels que soient le rôle ou le statut social des principaux protagonistes : éducateurs, enseignants, juges d’instruction, magistrats, personnel hospitalier, hauts fonctionnaires, dirigeants politiques, recteurs d’université, tout comme les salariés du privé sans oublier les syndicats les plus zélés de cette cohorte se retrouvent à leur insu sous hypnose récitant scrupuleusement le catéchisme officiel anticapitaliste contre la mondialisation, le CAC 40, les patrons petits et grands, la finance, les (ultras) libéraux, ces nouvelles sorcières de Salem.

    Cette immixtion des falsificateurs de l’histoire dans la conscience collective hypothèque lourdement l’avenir des générations futures.

    Dans cet exercice cathartique, il nous faut également repenser le syndicalisme français en s’attaquant directement à son monopole.

    Pour y parvenir il conviendrait de supprimer l’ article L.1 du Code du travail qui pose le principe d’une concertation préalable avec les partenaires sociaux avant toute réforme sociale ou bien encore en limitant les mandats syndicaux à deux ou trois comme l’avait proposé Bruno Le Maire lors de la campagne des primaires de 2016.

    En effet, les partenaires sociaux doivent contribuer aux succès de l’entreprise pour le bénéfice des salariés dans un esprit de concertation et non pas jouer la carte de l’intimidation, de l’affrontement voire de la violence en devenant des partis politiques de substitution.

    Le camp des résignés

    Face à l’intransigeance des syndicats, les Français ont progressivement rallié le camp des résignés, victimes du syndrome de Stockholm allant même jusqu’à embrasser la cause de leurs bourreaux qui les obligent à devoir éventuellement passer des fêtes de Noël seuls faute de moyen de transport, à se lever dès potron-minet pour se rendre au travail avec les moyens du bord ou bien même à échafauder des plans B, C et D pour assurer dans l’urgence la garde de leurs enfants eux-mêmes pris en otage dans ce système pernicieux.

    Le manque de culture économique et financière explique aussi l’énorme défi que rencontrent nos dirigeants politiques pour faire passer des réformes difficiles alors que dans le même temps une certaine presse mal intentionnée ne se cache même plus pour pratiquer l’amalgame en faisant des raccourcis laborieux à partir de faits divers et en tirer des généralités, créant un climat anxiogène au sein d’une population déjà atteinte par une sinistrose ambiante.

    À vrai dire, les électeurs ne maîtrisent pas forcément tous les concepts macro-économiques pour pouvoir prendre pleinement conscience des véritables enjeux qui les concernent directement et qui engagent leur avenir.

    La pédagogie de la réforme doit être accompagnée en amont par une démarche proactive à travers un programme d’éducation adapté et recentrée sur les sujets d’actualité et ce dès le plus jeune âge afin de surmonter cette aversion culturelle qui n’a vraiment aucune raison d’être.

    Certes nous devons aussi nous prémunir contre les excès inverse ou certaines business schools américaines sont devenus au fil des ans des Financial Schools délaissant leur mission originelle qui était de former des bâtisseurs industriels pour devenir aujourd’hui des pourvoyeuses de jeunes diplômés attirés par le profit à court terme et débarquant en masse à Wall Street.

    Un rapport à l’argent compliqué

    Pour conclure sur ce chapitre, rappelons que le rapport avec l’argent a toujours été compliqué dans un pays à forte tradition catholique où le clergé ne s’est jamais privé de stigmatiser les riches sauf durant la période du denier du culte…

    Cette méfiance se retrouve également dans le comportement des épargnants puisque la France qui comptait environ 7,4 millions d’actionnaires individuels en 2000 a vu le nombre de ses boursicoteurs fondre de moitié en 2019. Les Français rechignent à prendre des risques préférant la pierre comme valeur refuge ou les assurances-vie contrairement aux Anglo-saxons qui naissent avec un compte titre.

    Difficile dans ces conditions pour le gouvernement Philippe d’envisager un système de retraite mixte par répartition et par capitalisation n’ayant in fine pas d’autres choix que de mener une réforme a minima comme certains libéraux, à juste titre, semblent le lui reprocher.

    Les réformes de structure ne sont efficaces que si elles sont accompagnées d’une véritable révolution des mentalités de nos concitoyens, lesquels doivent désormais privilégier l’intérêt général au lieu de s’arc-bouter sur leurs petits privilèges ou leurs acquis sociaux, anachroniques à l’ère de la mondialisation.

    Ailleurs, des pays comme la Suède ou le Canada ont entrepris avec succès la modernisation de leurs économies en ayant su convaincre leur propre électorat quelque peu dubitatif. Preuve en est que, parfois, sous certaines conditions, les peuples acceptent qu’on leur dise des vérités désagréables…

    Article publié initialement le 19 décembre 2019

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      Du mystère des syndicats au syndicalisme libéral

      Jacques Garello · ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Saturday, 7 January, 2023 - 04:30 · 12 minutes

    Un article de la Nouvelle Lettre.

    Je me fais un devoir de dissiper le malentendu que mon article sur le syndicat « libéral » des contrôleurs de la SNCF a créé.

    Je n’ai évidemment aucune sympathie pour cette poignée de cheminots qui ont arbitrairement pris des centaines de milliers de Français en otages . Mais il ne faut pas plaisanter avec les choses sérieuses et j’ai eu le tort de faire de l’humour avec ce qui a été considéré comme un scandale aux yeux de la majorité des gens. De la sorte, mon article a pu faire scandale à son tour.

    Cela dit, je prends maintenant un risque considérable car il n’est pas bon de dire du mal des syndicats et des syndicalistes : leur puissance interdit de dénoncer leur nuisance.

    En 1981, avec mes collègues « nouveaux économistes » Bertrand Lemennicier et Henri Lepage nous avons proposé aux Presses Universitaires de France le manuscrit d’un travail de nature scientifique et universitaire sur le syndicalisme. Nous avions suggéré pour titre de l’ouvrage Le mystère des syndicats , puisque nous nous posions la question de savoir d’où vient le pouvoir considérable détenu par une minorité de personnes sur l’ensemble de la population, sur l’économie, sur le chômage, sur la croissance. Une question qui n’était pas nouvelle dans les sciences sociales : d’éminents intellectuels (dont plusieurs prix Nobel) se l’étaient posée aux États Unis, en Angleterre et dans les pays scandinaves, où le syndicalisme occupait une place plus importante encore qu’en France. Au fond, notre travail était banal…

    Mais l’éditeur, pourtant bien conscient de la qualité de notre manuscrit, a refusé le titre que nous avions proposé : inconvenant et agressif sans raison, il fallait lui préférer Cinq questions sur les syndicats , politiquement correct.

    Car la puissance des syndicats est maintenant institutionnalisée dans le système démocratique des pays libres : voilà pourquoi on associe syndicalisme et liberté et cela vaut interdiction de le remettre en cause.

    Sans réécrire un ouvrage qui garde malgré ses imperfections un intérêt très actuel, je voudrais résumer les « cinq questions » qu’il faut se poser pour percer le « mystère des syndicats » :

    1. Pourquoi des syndicats ?
    2. Droit du travail ou droit au travail ?
    3. Les syndicats ont-ils une influence sur le chômage, les crises ?
    4. Apportent-ils quelque chose à la démocratie ?
    5. Syndicalisme et liberté sont-ils compatibles ?

    Pourquoi des syndicats ?

    Question historique mais aussi idéologique et économique. Le prestige des syndicats est né de la critique du capitalisme et repose sur un postulat : le travail échappe aux lois du marché.

    Derrière le syndicalisme il y a Marx et la lutte des classes : d’un côté le propriétaire exploiteur et de l’autre le prolétaire exploité. Le syndicalisme est la réponse à cette injustice. Le travail, source de toute richesse dans la pensée marxiste héritée de Ricardo (qui se réclamait lui-même à tort d’Adam Smith) n’est pas rémunéré à sa juste valeur parce que l’employeur impose des salaires inférieurs pour se gaver de profit. Le déséquilibre semble inéluctable : l’un des contractants a le temps et l’argent pour lui, l’autre doit accepter les conditions qui lui sont offertes. C’est un déséquilibre entre offre et demande, donc la loi du marché est inapplicable, le salaire n’est pas un prix et le travail n’est pas une marchandise.

    Évidemment ces idées sont devenues courantes, même si elles n’ont aucune consistance réelle :

    Le travail n’est pas le seul facteur de production

    Il y a non seulement le capital, c’est-à-dire l’investissement d’une richesse existante née d’une activité durable mais aussi et surtout l’art d’entreprendre, c’est-à-dire de comprendre quels sont les biens et services que l’on peut proposer pour mieux satisfaire les besoins de la communauté. Ce dernier facteur, considéré longtemps comme « résiduel » a en réalité un poids croissant dans la valeur de la production.

    Il y a autant de salaires que d’individus

    Le « capital humain » (la personnalité de la personne employée) a une importance considérable dans la rémunération perçue. Cette importance varie avec la formation, l’âge, l’expérience, la qualification.

    Il ne saurait y avoir de salaire unique, l’égalitarisme efface la personne et gomme l’utilité des efforts.

    Droit du travail ou droit au travail ?

    Le syndicalisme serait une réponse à l’injustice et la défense du faible contre le fort. Le contrat individuel serait nécessairement asymétrique, ainsi faut-il lui substituer le contrat collectif. Ainsi va naître un « droit du travail » qui échappe à la logique contractuelle qui met habituellement en relation deux individus égaux. Le syndicat devient alors « partenaire social », il va détenir progressivement le monopole de la négociation salariale. Pour des raisons évidentes il est plus juste que la négociation se situe au niveau le plus élevé : pas celui de l’entreprise où l’emprise de l’employeur est la plus forte, ni même au niveau de la branche d’activité où le corporatisme demeure, mais au niveau national (ou « confédéral »).

    Ce droit du travail collectiviste explique la démarche syndicale fondée sur le cartel de l’embauche :

    L’intérêt des travailleurs syndiqués

    Ils ont intérêt à bloquer l’embauche de nouveaux salariés qui seraient prêts à accepter des salaires inférieurs et seraient accueillis à bras ouverts par les employeurs.

    Le syndicat détient le monopole de la représentation salariale

    Il aura pour « partenaire » les instances patronales qui sont organisées autour des grandes sociétés ; petites et moyennes entreprises s’aligneront sur les contrats collectifs.

    La représentativité du syndicat n’est garantie que par la loi

    Peu importe le nombre des adhérents. Dans certains pays (États-Unis) les salariés sont prêts à payer des cotisations syndicales élevées pour garantir des salaires élevés. Dans d’autres pays (comme la France) le financement des syndicats provient d’autres sources mais elles doivent être discrètes dans les entreprises privées. Le rapport Perruchot (2010-2011) sur le financement des syndicats par le patronat n’a jamais été examiné par le Parlement. Par contraste, les salariés du secteur public bénéficient d’un statut à vie et la pérennité des syndicats est assurée par les finances publiques.

    Le droit du travail est contraire à l’État de droit

    En effet, il prive les individus de la possibilité de passer librement un contrat. Le propre du contrat est de concilier des intérêts opposés, c’est la catallaxi 1 : transformer en accord des situations conflictuelles.

    De la sorte, c’est la fermeture du marché du travail qui résulte de l’action syndicale.

    Le droit du travail supprime le droit au travail (conçu comme la possibilité d’accéder à un emploi) : celui qui n’est pas représenté syndicalement n’a aucune chance d’être embauché. L’emploi ne saurait être « précaire », puisqu’il implique des salaires inférieurs et une concurrence sauvage entre candidats à l’emploi. Donc, la porte de l’emploi par CDD ou CDI est fermée.

    Les syndicats ont-ils une influence sur le chômage, sur les crises ?

    Les syndicats défendent leur action en prétendant œuvrer pour le plein emploi et pour la stabilité économique. Ici le marxisme se marie avec le keynésianisme : des salaires plus élevés stimulent la demande, les carnets de commandes des entreprises se remplissent et les emplois sont créés.

    Non, les emplois ne sont pas créés, cela se prouve statistiquement, mais surtout cela s’explique économiquement.

    Le chômage a diminué dans les pays où la pression des syndicats a été amoindrie

    Les politiques de Thatcher (les mineurs) et Reagan (les contrôleurs aériens) ont assuré durablement le plein emploi mais elles ont été abandonnées ensuite pour des raisons politiques, que j’évoquerai plus loin.

    L’indemnisation du chômage

    Il a fallu compenser l’action syndicale en mettant en place l’indemnisation du chômage : privés de leur droit au travail les personnes sont prises en charge par les finances publiques, c’est-à-dire les contribuables.

    La croissance s’entretient d’elle-même

    C’est ce qu’explique la Loi de Say . Les entreprises proposent des biens et services qui correspondent à l’attente des consommateurs : la production crée des débouchés pour des activités innovantes. Par contraste Hayek dénonce le « mal investissement » : les fonds publics vont à des usages non marchands et entretiennent gaspillages, privilèges et corruption. Jacques Rueff parlait de la distribution de « faux droits » : un pouvoir d’achat distribué sans contrepartie réelle, un droit sur le travail des autres.

    Les déficits publics conduisent à l’inflation

    Comme toujours, « trop de monnaie chasse après trop peu de biens ».

    Les crises économiques et sociales naissent de l’interventionnisme croissant des pouvoirs publics

    Roosevelt a prolongé et aggravé la crise ouverte en 1929 par Hoover qui a voulu éviter l’effondrement boursier né de la spéculation à Wall Street (elle-même anéantie par le retrait des fonds américains en Allemagne). La crise de 2007 a été provoquée par les subprimes imaginées par Bill Clinton pour encourager les banques à financer l’achat de logements pour des personnes à faible solvabilité. Elle a été aggravée par G.W.Bush qui invite la Federal Reserve à refinancer les banques en difficulté ; et prolongée à partir de 2008 par Obama, Sarkozy et tous les « relanceurs » qui croient sortir de la crise avec les déficits budgétaires.

    Les syndicats apportent-ils quelque chose à la démocratie ?

    Voici finalement la vraie question.

    Et la vraie réponse est donnée par l’étude des « décisions publiques » ( public choice ) : la classe politique a pour objectif majeur et permanent le calendrier électoral, les partis veulent conserver ou acquérir le pouvoir à l’occasion des prochains votes.

    Or, les syndicats sont des alliés très efficaces dans ce jeu électoral. Ils ne sont pas tellement des agents électoraux mais ils ont une influence sur le climat politique par leurs initiatives : les manifestations, les grèves, les couvertures médiatiques. Leur action contribue à influencer ceux qui vont penser que tout va à peu près bien (pouvoir d’achat maintenu, moins de chômage) ou que tout va très mal (inflation, désordre). La balance est donc entre confirmer les dirigeants ou les remplacer.

    Les artisans du public choice vont également démontrer que le jeu électoral, surtout dans les situations de bipartisme, est très serré : c’est finalement « l’électeur médian », celui qui n’a pas d’opinion bien arrêtée, qui peut changer l’issue du scrutin. « La République doit être gouvernée au centre » disait Valery Giscard d’Estaing . En écho, Emmanuel Macron met la droite et la gauche « ensemble et en même temps ».

    On peut réellement se demander ce que devient la démocratie quand le pouvoir est attribué à des candidats qui ne représentent qu’une infirme partie de l’électorat. On peut même s’interroger, comme le faisait Benjamin Constant , sur l’erreur fondamentale qui consiste à voir la démocratie comme la loi de la majorité (« le gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple » de Lincoln) au lieu de la tenir pour la protection de la minorité et de la plus petite minorité qui soit, celle de l’individu. Pouvoir d’une caste ou protection des droits individuels ? Constant opposait ainsi la « démocratie des anciens » (Athènes) et la démocratie des modernes (États-Unis de 1777) 2 .

    Syndicalisme et liberté sont-ils compatibles ?

    Je ne veux pas conclure cet article sur une note négative.

    J’ai en effet bénéficié d’une chance inouïe dans ma carrière universitaire : de 1968 à 1981 j’ai partagé ma vie professionnelle entre la Faculté et les entreprises. Comme d’autres professeurs j’ai pensé que 1968 marquait la fin des mandarins et j’ai failli démissionner ; mais le hasard m’a fait rencontrer des entrepreneurs et des personnalités qui m’ont demandé de m’intéresser à la formation économique du personnel, fortement endoctriné par la propagande cégétiste hostile à toute harmonie dans l’entreprise. L’ ignorance économique et comptable des Français donnait à la CGT une clientèle toute trouvée. Mais à cette époque de nombreux syndicalistes ne partageaient pas la doctrine syndicale révolutionnaire et comprenaient la nécessité d’un dialogue social pacifié. C’était le cas en particulier d’André Bergeron, à la tête de Force Ouvrière, vice-président du Conseil Économique et Social. Du côté patronal, plusieurs chefs de grandes entreprises étaient séduits par les idées de participation, j’ai même mené des études avec l’Association pour la Participation dans l’Entreprise.

    Ma chance a donc été de rencontrer (avec mon équipe de formateurs aixois) pendant plus de dix ans le personnel (et plus souvent les ouvriers et employés que les cadres) et les syndicalistes (tous syndicats confondus, y compris la CGT ). Les leçons que je tire de cette expérience sont les suivantes :

    Aucune entreprise ne ressemble à une autre

    Par exemple la pratique de la participation voire même de la cogestion (la mitbestimmung allemande) varie considérablement suivant la taille, l’activité, etc. Dans ces conditions, une loi pour l’organiser (Debré) n’a aucun sens, c’est encore la volonté politique de centraliser, uniformiser, au prétexte de progrès social. Le progrès social doit s’accommoder avec la liberté d’entreprendre et d’échanger.

    Favoriser les initiatives personnelles

    Beaucoup d’entreprises ont réussi en faisant davantage de place aux initiatives personnelles : travail enrichi, boîtes à idée et suggestions, individualisation des tâches, formation, etc. Le collectivisme n’entraîne au contraire que le tribalisme et le despotisme. Il existe donc un goût du travail personnel bien fait, contrarié il est vrai par les lois socialistes et démagogiques qui ont souvent désappris le travail et magnifié la paresse.

    Le besoin de connaître l’économie

    C’est une attente généralisée, des syndicalistes très engagés sont capables de faire la distinction entre économie et politique.

    Ma conclusion se ramène donc à un principe libéral de base : le respect de la diversité, l’importance de l’épanouissement des capacités personnelles, le respect des autres. Oui,  il peut y avoir un syndicalisme libéral !

    Sur le web

    1. Ludwig von Mises, L’action humaine
    2. Mais en revanche Tocqueville ne croyait pas que le gouvernement représentatif puisse perdurer même aux États-Unis. Il avait raison à mon sens.
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      Réforme des retraites : la perversité de la lutte des classes

      Pascal Avot · ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Wednesday, 4 January, 2023 - 04:30 · 5 minutes

    Ce lundi 2 janvier, le journal Le Figaro titre : « Avec la réforme des retraites, la rentrée sera explosive » et sous-titre : « Le projet présidentiel, qui suscite une vive opposition politique et syndicale, doit être présenté dans une semaine. »

    Le début de l’article précise :

    « La réforme, qui se présente comme la plus épineuse et explosive des deux quinquennats du président de la République, sera présentée le 10 janvier, malgré une vive opposition politique et syndicale. Le gouvernement avait initialement songé à en dévoiler les contours à la mi-décembre, mais les craintes de grèves pendant les fêtes, de divisions au sein de la majorité et, dans une moindre mesure, de scrutins dans la fonction publique avaient poussé l’exécutif à se laisser un mois de plus. »

    Surface politico-économique et fond idéologique

    Que faut-il comprendre ? Deux choses. D’abord, que les détails de la réforme restent à officialiser. Ensuite, que les syndicats préparent une période de blocages et de grèves de grande ampleur, alors même qu’ils ignorent la teneur exacte du projet. Et ce dernier point est le plus important : peu importe, aux yeux des syndicalistes, l’intention réelle de Macron, car l’essentiel est de déclencher une crise majeure.

    Quel est le but des syndicats ? Empêcher la réforme, prétendent-ils, et l’empêcher quelle qu’en soit la nature, puisqu’elle est imaginée par un pouvoir « ultra-libéral », « à la botte des riches », relevant de la « casse sociale », etc. Il adoptent une posture la plus à gauche possible, face à une mesure qu’ils présentent comme la plus à droite possible. Leurs justifications sont politiques et économiques. Mais en réalité, leur grande manœuvre en cours est idéologique. Leur objectif réel est de déclencher un nouvel épisode du sempiternel récit de la lutte des classes.

    La lutte des classes, un mensonge sans fin

    Qu’est-ce que la lutte des classes ? C’est la guerre civile en temps de paix : l’antichambre de la révolution espérée et prophétisée par les marxistes de toutes obédiences. Les syndicats veulent faire entrer la France et le peuple entier dans une phase d’affrontement maximal, avec paralysie de l’économie, débrayage des services publics, tétanisation de l’activité privée, manifestations de masse, transports en commun bloqués, écoles fermés, hôpitaux en service minimum, voitures qui brûlent, raidissement des forces de l’ordre, CRS qui chargent, indignation des antifascistes, etc.

    Un esprit naïf dira qu’ils se lancent dans cette aventure afin d’obtenir, dans le meilleur des cas à leurs yeux, un retrait du projet, ou dans le pire – le plus probable – des concessions du gouvernement et au passage de nouveaux privilèges pour les fonctionnaires. Certes, cela fait intégralement partie de leur plan d’action : les sempiternelles négociations vont mener aux sempiternels avantages catégoriels, lesquels avantages deviendront au fil du temps des acquis indéboulonnables, lesquels acquis aggraveront encore l’inégalité entre travailleurs du public et travailleur du privé, et le tout au nom de l’égalité. Les Français connaissent ce scénario par cœur. Oui, ces misérables victoires sont évidemment inscrites dans l’agenda syndicaliste. Mais l’essentiel est ailleurs.

    Car la vraie perspective du mouvement qui naît sous nos yeux est de rendre concrète, tangible, vérifiable dans les rues, dans les administrations et dans les entreprises, la lutte des classes.

    Ce n’est pas aux lecteurs de Contrepoints que nous l’apprendrons, la lutte des classes est une construction conceptuelle aberrante, une fiction idéologique, un mythe du XIX e et du XX e siècles. Pourtant, elle est la seule et unique justification de l’existence de la gauche rouge en général, et des syndicats rouges en particulier. S’il n’y a plus de lutte des classes, il n’y a plus que la droite, le centre et un progressisme sociétal ectoplasmique. Le PCF, la CGT, Sud, et surtout LFI, disparaissent alors instantanément.

    La lutte des classes structure la présence des partis et syndicats de gauche, leurs discours, leurs actions, leur espérance, leur colère et leurs ressentiments. Ils n’ont pas d’autre choix que de faire croire qu’elle est une réalité indéniable. Pour eux, elle est une question de survie : un pays sans lutte des classes est un pays sans eux. Ils ne veulent pas mourir.

    L’œuf empoisonné et la poule perverse

    Fidèles au slogan de Bakounine , « l’esprit de destruction est esprit de création », ils vont donc générer des troubles graves au point de pousser le pouvoir à contre-attaquer, à se montrer violent, ce qui permettra aux manifestants de radicaliser leur combat, aux quartiers populaires de commencer à s’embraser, aux citoyens d’osciller entre la panique, la colère et la ruine : donc, à la théorie de la lutte des classes de se vérifier dans les faits.

    Ainsi, le duel auquel nous allons assister – et auquel nous allons, bien malgré nous, participer – n’est-il pas seulement la conséquence d’une théorie aberrante, mais également et plus profondément la cause de cette théorie. Dans les semaines qui viennent, gardons bien ce principe en mémoire : ce n’est pas parce qu’il y a la lutte des classes qu’il y a les grèves, mais c’est parce qu’il y a les grèves qu’il y a la lutte des classes.

    Une nouvelle fois, et certainement pas la dernière, la gauche va nous enfermer dans son apocalypse imaginaire, et la conséquence en sera une mini-apocalypse, bel et bien matérielle : un appauvrissement général de la nation. Et cela se vérifiera quelle que soit la réforme, qu’elle soit intelligente ou stupide, saine ou toxique, honnête ou cynique.

    Il va sans dire que ce ne sera pas une bonne réforme – on connaît Macron. Mais il convient de garder à l’esprit que les grèves n’auront strictement rien à voir avec elle. Elles ne constitueront aucunement une réponse au projet du gouvernement, mais un rituel magique et pervers destiné à donner corps et visibilité au délire de la lutte des classes.

    Une nouvelle fois, l’hallucination idéologique va nous tenir dans son étau maléfique.