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Les poutiniens et leur scabreux retour à la réalité
ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Tuesday, 7 March - 03:50 · 15 minutes
L’un après l’autre, les mensonges sont exposés, les mauvais prétextes démontés, et les poutiniens se retrouvent face à la réalité. La Russie n’est pas une hyperpuissance, juste un gros acteur régional. Et l’OTAN jamais n’a été une menace pour la Russie, la preuve en est apportée aujourd’hui. Ce double déni de réalité des poutiniens a coûté aux Russes au moins une génération de retard dans leur épanouissement culturel et économique.
Si tous les autocrates étaient vénaux, ils tueraient moins. Ils se laisseraient acheter. Les pires gouvernants ne sont pas les kleptocrates, mais les sincères, les honnêtes, ceux qui ont la foi et sont persuadés de faire le bien, car la conscience morale ne voit pas de crimes dans les actes perpétrés pour la bonne cause. Le président Poutine est de ceux-là. Il accomplit une mission. S’il posait les problèmes en termes d’intérêt, on pourrait négocier. Mais on ne marchande pas avec ceux que le destin a chargés d’un devoir historique.
Quelle est cette mission poutinienne ?
L’homme l’a décrite lui-même dans plusieurs interventions, et pour prendre parmi les plus récentes, son adresse à la nation du 24 février 2022, le jour de l’agression contre l’Ukraine, et celle au forum de Valdai (« le Davos des autocrates »), le 28 octobre 2022.
Deux objectifs ressortent clairement de ces déclarations :
- Redonner à la Russie la coprésidence du monde qu’elle exerçait à l’époque soviétique avec les USA. Ou au moins, siéger dans un triumvirat qui inclurait la Chine
- Repousser l’OTAN hors de la partie orientale de l’Europe, sinon du continent tout entier, où Poutine prétend que cette organisation constitue pour la Russie « une menace existentielle ».
Ces buts exprimés viennent de loin. Ils naissent d’une vision du monde westphalienne, collectiviste, informée par une philosophie politique, qui part de Platon, salue au passage tous les penseurs de l’autocratie, depuis les plus présentables, Hobbes , Hegel, Marx, jusqu’aux plus sulfureux, Julius Evola, Alexandre Douguine , en saupoudrant d’une bonne dose de religion orthodoxe et en complétant par quelques politologues contemporains, comme Samuel Huntington et John Mearsheimer.
Je tenterai de résumer cette philosophie politique très construite, très cohérente, dans le second article de cette série. Mais d’abord, quelles illusions les poutiniens doivent-ils perdre pour revenir à la réalité ? Il leur faut admettre que la Russie ne sera plus jamais une hyperpuissance. Ensuite il leur faut dissiper cette illusion (à moins que ce ne soit qu’un prétexte cynique) que l’OTAN présente pour la Russie une « menace existentielle ».
La Russie échoue à la coprésidence du monde
Il était bipolaire, les USA et l’URSS décidaient de son avenir dans une rude concurrence.
Puis le monde n’a compté qu’une seule vraie puissance. Et ce n’était pas la Russie. Ça ne pouvait pas l’être, avec son économie rouillée, son territoire raboté, ses gouvernements successifs incompétents, corrompus et gravement paranoïaques. Poutine le sait et ça lui reste en travers de la gorge. Il s’est senti profondément insulté, rapportent les observateurs, lorsqu’ après avoir capturé la Crimée , il s’est attiré la raillerie du seul rival digne de lui dans son esprit, le président des États-Unis : « La Russie est une puissance régionale qui met en difficulté ses voisins, non du fait de sa force, mais de sa faiblesse. »
Ça fait mal ! Poutine est de ces personnes qui identifient leurs projets à eux-mêmes. Le trait est fréquent chez les fondateurs d’entreprises, les chefs de parti politique, souvent les artistes, mais surtout les autocrates. « L’État, c’est moi ! » « Je suis la France. » Les avanies que ces individus subissent, le ressentiment qu’ils éprouvent, la violence qui surgit en eux, toutes ces émotions deviennent des actes de gouvernement. Peu importe la nature du projet, réalisable ou pas, bénéfique ou pas à la population, seule compte la vision qui les porte. Ce déni de réalité est un mécanisme psychologique, expliquent les psys. C’est une défense en réaction à un traumatisme. Nul ne sait de quel traumatisme l’homme Poutine se protège, son enfance fut agitée, paraît-il, mais les Russes sont mal guéris de l’effondrement de l’URSS, et lorsque leur président les berce d’un fantasme de toute-puissance et attise en même temps un délire de persécution et brandit une « menace existentielle » de l’OTAN aux frontières, ils écoutent. Ils se sentent confortés. Pourtant, s’ils réfléchissaient, la contradiction de ce discours – invincibilité/vulnérabilité – ne devrait pas les rassurer.
Je l’ai écrit dans d’autres articles sur Contrepoints , et c’est évident, le président Poutine veut capter l’attention du monde. Il réussit. En razziant ses voisins depuis 20 ans, en Tchétchénie, en Géorgie, dans le Caucase du nord, en Ukraine, avec une « drôle de guerre » après 2014, puis une invasion en règle il y a un an, sans compter les interventions en Syrie et en Afrique, on parle de lui, il fait l’ouverture des JT et sature les fils Twitter. Le maître du Kremlin est une vedette mondiale. Certains le craignent, peu l’admirent. Et le jeu finira mal pour les Russes, appauvris et pleurant leurs morts. N’est-ce pas le sort des Russes qui seul devrait compter pour leur président, et pas celui de l’entité artificielle, appelée Russie ?
L’histoire est la nécrologie des grandes entités disparues, ces puissances que furent Athènes, la Perse, Rome, la Chine impériale, les Habsbourg, les Ottomans… L’empire colonial russe était formé de conquêtes contiguës. Elles sont restées sous le joug plus longtemps que les possessions outre-mer des Britanniques et des Français. Mais on ne trouvera aucune raison politique, économique, historique ou morale pour que cet empire russe perdure. C’est la guerre coloniale de nos grand-papas que Poutine a engagée.
Mais pourquoi ? Quel sens donner à cet impérialisme ?
Des historiens trop imprégnés de marxisme ont postulé que toute guerre a un fondement économique. Elles viseraient l’appropriation de terres et de matières premières. On peut douter que des millions d’hommes au cours des siècles fussent partis au casse-pipe pour des affaires de bilans et de budgets. Il leur fallait une autre chanson, la patrie, la terre sacrée des ancêtres, la révolution, Dieu… La question est de savoir quelle légende motive aujourd’hui les vatniks , les décervelés par la propagande du Kremlin, et les mobiks , les mobilisés, qui se font hacher menu pour une cause qui n’est pas la leur, sur un territoire qui n’est pas à eux et dans une guerre dont les survivants porteront la honte.
Cette affabulation qui les envoie à la mort n’est en tout cas pas la dénazification de l’Ukraine. Il y a des débiles et puis il y a même des débiles plus profonds qui croient les télévisions russes, mais la débilité ne peut aller jusqu’à gober l’existence d’un gouvernement nazi à Kyiv. Reste l’argument de la menace que l’OTAN ferait courir à la Russie.
L’OTAN n’a jamais menacé la Russie, et nous en avons la preuve aujourd’hui
Elles seront rendues publiques un jour, les historiens les décortiqueront, et les archives révéleront quelles garanties la Russie a reçues que l’OTAN ne s’étendrait jamais à l’est de l’Allemagne (une conversation à bâtons rompus entre le ministre James Baker et le président Gorbatchev ne peut guère constituer une garantie).
Mais qu’importe ? Qui serait perdant dans cette affaire ? L’OTAN encerclant la France empêche-t-elle les Français de bien vivre ? Les Italiens et les Allemands, qui hébergent des bases de l’OTAN sur leur propre territoire, sont-ils moins heureux, moins prospères, leurs libertés sont-elles étouffées par cette présence ? Et si l’on perçoit l’OTAN comme un ogre dévorant, pourquoi les Polonais, les Baltes, les Roumains, ont-ils tambouriné des années à la porte des chancelleries occidentales pour être placés sous sa houlette ?
La réalité est que l’OTAN n’a jamais représenté la moindre menace pour les Russes. Nous en avons la preuve. La voici :
Il était déjà impensable qu’une organisation de 30 membres dont les décisions sont prises à l’unanimité, puisse voter un beau matin d’attaquer le géant russe. Même Poutine n’y croyait pas. Or maintenant que la Russie est clairement l’agresseur d’un pays européen, que ses troupes ont pris d’assaut des territoires ukrainiens, l’OTAN tient l’occasion de tailler des croupières à la Russie, si tel était son but. Le bon droit avec elle. Le prince des casus belli derrière elle. Le rêve du va-t-en-guerre réalisé pour elle.
Or que font les pays de l’OTAN, soutiens de l’Ukraine ? Ils livrent des armes, mais seulement défensives, et au compte-gouttes. Ils refusent les avions, les missiles, les canons à très longue portée, les drones à large rayon d’action, que l’Ukraine pleure pour avoir. Pourquoi ? Comment expliquer cette retenue ? Parce que, disent les dirigeants de l’OTAN, il se pourrait que les Ukrainiens frappent une cible sur le territoire russe. Peut-être même par accident.
Voilà la « menace existentielle » que l’OTAN présente pour la Russie. Il n’est pas question de l’attaquer aujourd’hui. Parce qu’il n’en a jamais été question.
Tous ceux qui en sont encore à rebattre cette antienne du Kremlin que la Russie se protège de l’OTAN doivent d’abord expliquer pourquoi l’OTAN ne déverse pas le feu de l’enfer aujourd’hui sur les terres russes. Sans cette explication, l’argument de « la menace existentielle » est du pipeau.
Au contraire, on peut affirmer que loin d’avoir voulu détruire la Russie, les pays de l’OTAN, à travers leurs entreprises, ont largement investi en Russie, ont développé et modernisé son potentiel économique – et ce n’est pas la faute de ces investisseurs si la corruption à tous les niveaux, la législation embrouillée, et le risque politique ne leur ont pas permis de faire plus.
Mais c’est vrai que l’OTAN gêne le pouvoir russe. Totalement vrai. Les fourbes poutiniens sont devant l’OTAN comme le renard qui voit le fermier clôturer sa basse-cour. Le renard proteste. Le grillage lui gâche la vue, lui fait de l’ombre. La réalité est qu’à cause de la clôture, il n’a plus la possibilité de saigner des poules.
L’OTAN n’a jamais menacé personne. L’OTAN essaie de protéger ses membres, et le comportement russe depuis deux décennies prouve la nécessité de cette protection.
Pas de paix durable sans déroute de la Russie
Le sous-titre est provocateur. Il n’est pas incorrect. Il reflète une réalité géopolitique qu’on peut décrire.
Cette réalité, c’est l’égarement des Occidentaux dans leur relation avec la Russie, le pacifisme schlinguant le gaz des Allemands, la russophilie naïve des Français et des Italiens, la courte vue des Anglo-saxons (plus la sympathie de Trump pour un compère autocrate) et la surdité de tous aux avertissements des pays de l’Est, qui avaient payé pour connaître le gang du Kremlin.
La théorie applicable à ce gang comme à tous les autres est celle de la « vitre brisée ». Si dans un quartier une vitre brisée n’est pas vite remplacée, si une épave n’est pas enlevée et les graffitis effacés, le sentiment d’impunité chez les auteurs favorise l’escalade des incivilités vers toujours plus de délinquance et de violence.
L’autocratie de Poutine a suivi la théorie. Elle s’est affirmée au cours de l’hiver 1999-2000 par la répression d’une férocité indicible du mouvement indépendantiste tchétchène. Puis il y a eu la prise de contrôle sur les médias, l’étouffement de l’opposition, la manipulation des élections, mais pour en rester à la politique étrangère sur laquelle les autres États avaient à se prononcer, il fallait punir les violations du droit international, la mainmise sur le nord de la Géorgie en 2008, l’invasion de l’est de l’Ukraine en 2014 et l’annexion de la Crimée. Or ces crimes sont restés impunis, ou presque. Chacun a marqué une escalade sur le crime précédent. Et nous voici donc depuis le 24 février 2022 avec une guerre totale en Europe.
L’impunité nourrit le crime. L’impunité doit cesser.
(Cette guerre se terminera lorsque les diplomates s’en saisiront. Mais tant qu’ils ne discutent pas, la seule exigence moralement acceptable est celle de la « déroute de l’envahisseur », la « victoire totale » et le « châtiment des agresseurs ». Entend-t-on des dirigeants russes dire qu’il ne faut pas « humilier Zelenski » ? Ils évoquent plutôt l’apocalypse nucléaire. Ils n’entravent pas à l’avance la position de leurs négociateurs. Paraphrasant Khrouchtchev, qui lui-même citait Staline, le mandat des diplomates russes autour du tapis vert tient dans une formule « Ce que nos soldats occupent est à nous, ce qui reste est négociable. »)
Deux poids différents, deux mesures appropriées
Un dernier mot sur l’impunité.
L’argument ne tient pas, qui relève que les Occidentaux aussi ont commis des crimes, et donc n’ont pas à juger ceux d’autrui. Bien sûr que les Occidentaux ne sont pas sans reproche. Mais la culpabilité des uns n’absout pas les autres. Ce n’est pas parce que Sophie est une délinquante qu’on ne peut pas juger les délits de Marie. Mais si l’on cause de paille et de poutre, on doit noter que chaque intervention soviétique, puis russe, a voulu renforcer un pouvoir criminel, en Allemagne de l’est, en Corée du Nord, Hongrie, Pologne, Vietnam, Cuba, Syrie, et contre les réformistes du commandant Massoud en Afghanistan…, alors que chaque intervention militaire de l’Occident (si mal avisée qu’elle fut sur le moment) a voulu libérer les peuples de ces mêmes régimes oppresseurs et de leurs odieux semblables, Corée, Vietnam, Irak, Talibans afghans, Somalie, Kosovo, Bosnie, Lybie…
Deux poids, deux mesures, c’est vrai, parce que d’un côté, on juge des criminels et leurs complices, alors que dans l’autre plateau de la balance, on pèse les intentions louables (hélas, souvent infructueuses) de ceux qui veulent militairement renverser ces criminels.
Le plus grand crime de Poutine devant l’Histoire n’est pas ce qu’il a fait
En devenant l’homme fort du Kremlin après les turbulences sous son prédécesseur, Poutine pouvait engager son pays sur la voie du rattrapage économique de l’Occident. Il pouvait apporter la prospérité à son peuple sans cesser d’être autocrate. Nombre d’experts soutiennent qu’un régime autocratique, qui vise la modernisation du pays, présente des avantages sur un régime libéral. Lorsque le chemin de la croissance est déjà tracé par d’autres, il n’y a pas besoin de débattre. Il suffit de copier ce qui a fonctionné. Les précédents sont probants : Chiang Kai-shek à Taïwan, Park Chung-hee en Corée du Sud, Lee Kuan Yew à Singapour…, et on pourrait même ajouter Deng Xiaoping en Chine.
Ce sont ces précédents qui ont fait espérer en Occident que les dictatures chinoise et russe n’étaient que provisoires. Une fois enrichis, arrivés au stade où l’on ne peut plus copier, où il faut innover, ces pays auraient besoin de contestataires, de perturbateurs, donc de libéralisme dans tous les domaines.
C’était cependant réfléchir en individualiste et oublier que pour les collectivistes le but de la politique n’est pas la satisfaction des personnes mais le renforcement du pouvoir de l’État, la grandeur du pays et son statut géopolitique. Dans ce contexte, le président Poutine a déjà perdu la partie. Quelle que soit l’issue de la guerre, même si elle est victorieuse, ce qu’à Dieu ne plaise, la Russie sera militairement dégradée, démographiquement sapée, économiquement sur la paille et géopolitiquement discréditée. Elle se voulait l’égale des États Unis, elle aurait pu être une puissance économique mondiale, elle terminera vassale de la Chine, comme un pays sous-développé, juste bon à fournir des hydrocarbures tant qu’on en aura l’usage.
Mais les Russes ne doivent pas juger l’échec de leur gouvernement par rapport à la situation d’avant-guerre. Il leur faut encore mesurer le coût d’opportunité . Si leur gouvernement avait suivi la voie allemande, japonaise, sud-coréenne de reconstruction, aujourd’hui, après 20 ans d’inclusion dans l’économie libérale, quelle n’eût pas été leur qualité de vie, leur niveau de revenu, leur confort matériel, leur accès à la culture mondiale, et donc leur légitime fierté – non pas celle d’être craints, mais d’être enviés ?
Et juste retour des choses : aux frontières de la Russie rompue, l’Ukraine sera reconstruite – comme le furent le Japon, l’Allemagne et la Corée du Sud après la guerre – une Ukraine sûre d’elle, hypermodernisée, compétitive, une véritable puissance européenne.