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      Finalement le monde des GAFAM a des limites, lesquelles ?

      François Jolain · ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Monday, 12 December, 2022 - 03:40 · 5 minutes

    Article disponible en podcast ici .

    La réalité est brutale surtout quand on ne s’y attend pas. L’ascension des GAFAM semblait sans fin avec des taux de croissances à deux chiffres depuis 10 ans et des cours de bourse stratosphériques.

    Depuis six mois, c’est le drame, la chute est abrupte. Facebook, Google, Amazon et Twitter licencient tour à tour. Les limites sont atteintes, mais quelles sont telles ?

    Limite matérielle

    L’innovation peine

    En 1965, le CEO d’Intel prophétisa la loi de Moore qui prédit qu’en informatique les performances doubleront tous les deux ans. Cette loi a été vérifiée pendant 40 ans aussi bien pour la puissance de calcul, le stockage ou le débit internet.

    Malheureusement, les arbres ne montent pas au ciel et la technologie non plus. Les PC se satisfont très bien de leurs caractéristiques actuelles, pareil pour les offres internet.

    Les performances de calcul ont permis les jeux vidéo , le montage vidéo, le graphisme ou les logiciels d’ingénierie. Le stockage a permis le multimédia et notamment les baladeurs MP3. Le débit haute vitesse a permis le streaming et les logiciels collaboratifs.

    Les nouveaux processeurs n’apportent pas de nouveaux logiciels. La 5G n’apporte pas de nouveau service en ligne comme l’a fait la 4G avec le streaming .

    Sans nouvelle technologie disruptive, il n’y a pas de nouveau marché ni de nouveau produit.

    On peut noter l’apparition des Neuronal Process Unit (NPU), des composants dédiés à l’IA qui apportent un léger souffle au marché.

    Que peut-on vendre à quelqu’un qui a déjà un ordinateur, un smartphone, une télé ? Les montres et autres objectés connectés ne s’adressent pas à un marché aussi global, ils ne peuvent pas colmater le manque de dynamisme du numérique.

    Incertitude sur la supply chain

    On se rend compte aussi que le monde immatériel repose sur beaucoup de matériel. Le numérique nécessite une logistique mondiale et optimisée conçue durant la paxa america avec le dollar comme courroie d’entraînement de l’économie mondiale.

    Les perspectives de guerre entre la Chine et Taïwan ou la dédollarisation du monde entraîneront un choc dans la supply chain . Des composants électroniques risquent de manquer. Au moindre composant indisponible, c’est tout le château de cartes qui s’effondre, les usines sont à l’arrêt, le produit ne peut plus être fabriqué.

    D’autant que la pénurie peut provenir en amont de la fabrication, sur les matières premières. À mesure que le monde se numérise, des métaux comme le cobalt, le cuivre, l’aluminium ou le lithium deviennent critiques.

    Macron souhaite d’ailleurs ouvrir une mine de lithium en France pour anticiper la dépendance sur ce métal avec les voitures électriques.

    Limite humaine

    Les limites humaines entrent dans le bilan d’une entreprise des deux côtés.

    Coté chiffre d’affaires

    La source d’utilisateurs à conquérir se tarit. Cela fait bien longtemps que toute personne susceptible d’acheter un ordinateur en a un. De même avec les smartphones, tablettes ou télévision. Même les services en ligne se vident : Facebook perd des utilisateurs comme Netflix .

    Le marché du numérique n’a pas d’autre produit révolutionnaire en stock. On tente d’ouvrir des débouchés dans la réalité virtuelle ou le métavers , mais sans succès jusqu’à présent.

    Or la capacité à surfer d’un vague numérique à l’autre est la différence entre les gagnants et les perdants. Microsoft a bien failli couler car il restait bloqué dans le monde vieillissant du PC sans avoir réussi à prendre la vague du smartphone. Heureusement son pivotement vers le cloud avec Azure l’a sauvé. Certains n’ont pas eu cette chance, IBM a dû revendre sa branche PC à Lenovo, Nokia n’a pas réussi à passer du mobile au smartphone, Kodak est mort ainsi que la pellicule.

    Apple a réussi le grand chelem : d’abord en surfant sur le PC puis sur les baladeurs numériques. Ensuite il a ouvert la révolution des smartphones et tablettes. Et maintenant il surfe sur le wearable avec l’Apple Watch, qui se vend davantage que toutes les montres suisses et les earpods , et qui lui rapporte 12 milliards de dollars de bénéfice .

    Les Occidentaux sont donc globalement équipés et faute de nouvelle technologie ils ne veulent pas forcément changer de smartphone ou de tablette.

    En soi de nouveaux utilisateurs existent. Mais à défaut de l’Amérique ou de l’Europe qui disposaient déjà d’une infrastructure internet, les réserves d’utilisateurs se trouvent en Afrique, Asie ou en Inde. Pour les conquérir, il va fallait apporter le haut débit. Google et Facebook se lancent dans les câbles sous-marins ou des projets plus exotiques comme Google Loon . Toutefois le coût d’acquisition client vient de brusquement augmenter.

    Coté charges

    Elon Musk vient de révéler le pot aux roses . Après avoir licencié 50 % du personnel de Twitter, le site est toujours en ligne. À quoi servaient les 50 % virés ?

    Dans les entreprises tech, combien de personnes non productives se retrouvent à gesticuler entre le donneur d’ordre et l’exécutant ?

    La Silicon Valley s’est montrée particulièrement créative en bullshit job , des executive meeting manager , des happiness officers ou des comités éthiques à perte de vue.

    Quand le gâteau s’agrandit de 20 % par an, on ne se soucie pas de qui est à table. Maintenant qu’il rétrécit, on se demande si tous les convives ont participé en cuisine.

    Elon Musk sert de paratonnerre médiatique. Il n’y a pas que Twitter qui vire par milliers : Amazon licencie 10 000 personnes, HP 4000 , Facebook 11 000 et Google 10 000 .

    Conclusion

    L’industrie de la tech était bâtie sur des ressources illimitées qui se raréfient, une supply chain idéale qui se complexifie, un coût d’acquisition infime qui explose et une boulimie en ressource humaine pour satisfaire toutes les causes médiatiques.

    L’heure est venue à la rationalité, aux coupes budgétaires. L’argent doit aller dans les labos de recherche et non dans les comités woke ou écolos.

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      La ligne SNCF Paris-Limoges et la limite d’une éthique militante du changement

      Philippe Silberzahn · ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Sunday, 11 December, 2022 - 03:40 · 7 minutes

    Les grands défis de transformation du monde continuent de poser la question de savoir comment ils peuvent être relevés.

    Ceux qui ont principalement voix au chapitre de nos jours sont les militants qui nous interpellent sur les enjeux et qui influencent la prise de décisions importantes. Pourtant le militantisme, parce qu’il est principalement incantatoire et peu soucieux des conséquences de ces décisions, se révèle le plus souvent contre-productif.

    C’est ce qu’illustre les déboires de la ligne de train Paris-Limoges.

    La lettre est cinglante. Elle est signée par Benoît Coquart, PDG de Legrand, géant mondial de l’équipement électrique et elle est adressée à la direction de la SNCF. Dans celle-ci, M. Coquart fait part très directement de sa surprise et de son exaspération face aux changements intervenus sur la ligne entre Paris et Limoges, où l’entreprise est basée, sans aucune concertation, qui s’ajoutent aux dysfonctionnements et retards fréquents. Il s’interroge ouvertement sur la possibilité pour son entreprise de rester à Limoges. L’enjeu est de taille : avec Michelin , elle est en effet l’une des rares entreprises du CAC40 à être basée en province.

    Cette lettre est importante et pas seulement parce que Legrand est une entreprise d’habitude connue pour sa discrétion mais parce qu’elle met en lumière les limites d’un discours politique militant dominant ces dernières années.

    Le naufrage des transports en commun, désastre écologique

    C’est avéré, le système de transport en commun en France se dégrade à tous les étages.

    Dans sa lettre, le PDG de Legrand évoque les nombreux dysfonctionnements de la ligne Paris-Limoges (trains annulés, retards, modifications d’horaires sans concertation). Chacun d’entre nous peut évoquer les mêmes problèmes sur sa ligne de choix.

    À l’heure où j’écris ces lignes, la circulation est suspendue pour deux heures sur la ligne R (Paris-Montargis) suite à une panne de train. Sur cette ligne, comme sur tant d’autres, les problèmes sont récurrents . On le sait, le coût induit est considérable : outre le stress pour les voyageurs, ceux-ci sont de plus en plus amenés à partir plus tôt et donc à perdre du temps pour se prémunir contre un retard ou une annulation.

    Les problèmes des lignes de RER et de celles du métro parisien sont connus et font régulièrement la Une des journaux. Les voyageurs sont exaspérés. On n’ose même pas évoquer ceux des lignes de bus, englués dans l’immobilisme du trafic parisien qui ne doit rien aux voitures et tout aux choix municipaux.

    Et le problème n’est pas limité à Paris.

    Je fais partie de ceux qui essaient le plus possible de prendre les transports en commun. La semaine dernière en arrivant à Lyon, je voulais prendre le bus C6 qui relie la gare de Part-Dieu au campus de l’emlyon. Mon train arrive à 9 h 55 et l’application m’indique que le prochain bus est à 10 h 02.

    Parfait me dis-je ! Sauf qu’arrivé à l’arrêt, le système d’information m’indique qu’en fait le prochain bus sera à 10 h 20. L’application donne donc des informations incorrectes. Mais surtout, j’ai déjà 20 minutes de retard. Puis arrive 10 h 20 et toujours pas de bus. Le système indique « à l’approche » pendant dix bonnes minutes. Le bus arrivera finalement à 10 h 29. Alors que j’avais pris de la marge, j’arriverai donc à mon rendez-vous avec seulement une petite minute d’avance ; pas le temps de préparer. La prochaine fois ? Je prendrai un taxi bien sûr.

    Autour de moi, de telles anecdotes se multiplient. Chacun en a vécu. On pourrait en écrire des pages et des pages.

    Quand on se paie de mots

    Comment expliquer cette incurie généralisée alors qu’on sait qu’il n’y aura pas de « transition écologique » sans un réseau de transport en commun efficace ?

    C’est que nous vivons dans un monde où les paroles comptent davantage que les actes . On se paie de mots, on multiplie les slogans et les mesures symboliques, on interdit plus qu’on ne construit ou qu’on ne répare. Pourquoi ? Parce que c’est facile et que ça rapporte davantage en termes de prestige social.

    Le sociologue américain Saul Alinsky, très engagé dans la lutte pour les droits civiques à partir des années 1930, estimait il y a cinquante ans que le premier devoir de celui qui veut vraiment changer le monde est d’accepter la réalité aussi déplaisante soit-elle.

    Il écrivait :

    « En tant qu’organisateur, je pars de là où le monde est, tel qu’il est, et non tel que je le voudrais. Que nous acceptions le monde tel qu’il est n’affaiblit en rien notre désir de le transformer en ce que nous croyons qu’il devrait être — il est nécessaire de commencer là où le monde est si nous voulons le transformer en ce que nous croyons qu’il devrait être. Cela signifie travailler dans le système. »

    De façon très intéressante, on retrouve cette idée de plonger dans le réel dans la posture entrepreneuriale de l’effectuation, décrite par la chercheuse Saras Sarasvathy .

    À trente ans d’écart, le sociologue de gauche et l’entrepreneuse capitaliste disent la même chose : si vous voulez changer le monde, plongez dans la réalité, ne vous payez pas de mots et ne faites de leçon de morale à personne.

    Alinsky distinguait ainsi deux types d’activistes : ceux qui veulent se donner bonne conscience (en gros, les militants) et ceux qui veulent vraiment changer le monde (en gros, les politiques).

    On retrouve cette distinction faite il y a un siècle déjà par un autre sociologue, Max Weber , qui distinguait entre deux éthiques : l’éthique de conviction et l’éthique de responsabilité.

    Dans Le savant et le politique , il écrivait ainsi :

    « Il y a une opposition abyssale entre l’attitude de celui qui agit selon les maximes de l’éthique de conviction – dans un langage religieux nous dirions : « Le chrétien fait son devoir et en ce qui concerne le résultat de l’action il s’en remet à Dieu » -, et l’attitude de celui qui agit selon l’éthique de responsabilité qui dit : « Nous devons répondre des conséquences prévisibles de nos actes. »

    Or, depuis quelques années, le politique est devenu un militant.

    Les décisions se succèdent qui ignorent volontairement les conséquences de ses décisions. On ferme les centrales nucléaires au nom de l’écologie en ignorant, ou feignant d’ignorer que pour l’instant rien ne peut les remplacer, sauf peut-être du charbon qui est une catastrophe écologique . La pureté évangélique est fièrement affichée, cela semble suffire au militant, et les conséquences sont catastrophiques, ce dont il se fiche. La catastrophe énergétique que nous vivons actuellement devrait constituer une leçon de chose, au sens du principe éducatif consistant à partir d’un objet concret pour faire acquérir à l’élève une idée abstraite.

    Or le politique-militant fait tout le contraire : il part d’une idée abstraite et veut plier le réel à sa volonté.

    Il ne s’agit pas de dire que la solution aux dysfonctionnements du réseau de transport en commun est simple. C’est même tout le contraire. Aux slogans simplistes, il faut substituer un véritable investissement dans la complexité de la situation. Mais ça nécessite du travail. Ce n’est pas vendeur sur BFM. Ce n’est pas glamour et ça n’augmente pas votre compte de vertu. La transformation du monde est un travail de longue haleine sur la réalité du terrain, pas un exercice de comm.

    Nécessité de deux renversements importants

    Les errements récents illustrés par la lettre de Legrand appellent à deux renversements importants.

    Le premier, inspiré de Max Weber, est que le politique doit revenir à une éthique de responsabilité, ne prenant pas de décision sans que les conséquences de celle-ci soient étudiées avec soin.

    Le second, inspiré de Saul Alinsky et de la posture entrepreneuriale, est d’abandonner une posture idéaliste incantatoire pour un investissement sincère et concret dans la réalité complexe du monde.

    Sans ces deux renversements, les catastrophes se succéderont et les conséquences, notamment sociales et politiques, seront considérables.

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      L’ombre de la gnose : faut-il une élite pour transformer le monde ?

      Philippe Silberzahn · ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Sunday, 4 December, 2022 - 03:30 · 10 minutes

    L’une des croyances les plus solidement ancrées est que la résolution des grands problèmes du monde ne peut provenir que d’une élite qui posséderait à la fois la connaissance, la volonté et la capacité de concevoir les solutions et de les mettre en œuvre pour faire advenir le « monde d’après ».

    Bien que ces tentatives d’établir un Paradis sur Terre aient à chaque fois donné des résultats catastrophiques, la croyance persiste. Pour comprendre pourquoi, il faut se tourner vers un mouvement philosophico-religieux appelé la gnose. Né au tout début du christianisme et n’existant plus aujourd’hui sous forme institutionnalisée, il conserve toujours une influence majeure dans la pensée politique moderne.

    La gnose est une doctrine philosophique et religieuse selon laquelle le salut de l’âme passe par une connaissance directe de la divinité et donc par une connaissance de soi. Le gnostique voit le monde comme un lieu étranger dans lequel l’Homme s’est égaré et d’où il doit retrouver son chemin vers l’autre monde de son origine. C’est une prison dont il veut s’échapper.

    Cet enfermement est le produit de l’ignorance. C’est donc par la connaissance de sa vraie vie et de sa condition d’aliénation dans ce monde que l’âme pourra se libérer. Le but du gnosticisme est de détruire l’ordre de la réalité vécu comme défectueux et injuste et grâce au pouvoir créateur de l’Homme de le remplacer par un ordre parfait et juste.

    L’idée avancée par Éric Voegelin, philosophe américain d’origine autrichienne, est que bien qu’étant à l’origine un mouvement religieux, le gnosticisme influence considérablement la pensée philosophique et politique moderne. La raison en est la perte de sens qui résulte des changements, de l’effondrement des institutions, des civilisations et de la cohésion ethnique depuis la révolution industrielle.

    Celles-ci créent un besoin de retrouver une compréhension du sens de l’existence humaine.

    Émergence d’une élite consciente autoproclamée

    Le gnosticisme moderne prend la forme d’une spéculation sur le sens de l’Histoire, interprétée comme un processus identifié et clos pouvant être manipulé par une élite qui dispose à la fois de la connaissance du processus et de la volonté de le changer.

    Cette élite est révolutionnaire et nécessairement peu nombreuse.

    Ainsi, alors que Marx avait théorisé le socialisme comme une nécessité historique, c’est-à-dire qu’il adviendrait tout seul, Lénine estimait au contraire que cet avènement ne pourrait être le produit que de l’action révolutionnaire d’un groupe d’hommes déterminés. En prophète gnostique, il conceptualisait le parti communiste comme « l’avant-garde conscientisée des masses » qui devait agir pour guider ces dernières vers le royaume socialiste. Cette élite est également autoproclamée sur la base de sa connaissance exclusive. Parce qu’elle possède cette connaissance et cette volonté, elle est nécessairement aliénée du reste de la population qui, elle, ne la comprend pas voire lui est hostile. Cette aliénation n’est pas vue par le gnostique comme une faiblesse ou comme mettant en cause sa propre légitimité mais comme la conséquence inévitable de possession d’un savoir exclusif vu comme inaccessible aux masses. À l’extrême, l’aliénation devient même une preuve que le gnostique est élu pour sa tâche.

    Selon Voegelin, la gnose est directement contraire à la philosophie. Depuis les Grecs, cette dernière part de l’idée qu’il existe une réalité accessible à une science au-delà de l’opinion. Elle naît de l’amour de cette réalité ; elle traduit l’effort de l’Homme pour la comprendre, en percevoir l’ordre et s’y accorder. Au contraire, la gnose désire dominer la réalité. Elle correspond à une démarche de pouvoir. À cette fin, le gnostique construit un système philosophique et politique. La construction de systèmes est une forme de raisonnement gnostique et non philosophique.

    Les quatre croyances de l’élite gnostique

    Partant d’une situation d’insatisfaction face à la réalité du monde, l’attitude gnostique est caractérisée par quatre croyances.

    1. Le problème réside dans la réalité et non dans une limitation humaine.
    2. Le salut est possible.
    3. L’ordre de la réalité devra être changé dans un processus historique, ce changement étant du ressort de l’action humaine.
    4. C’est au gnostique qu’incombe la tâche d’œuvrer pour un tel changement.

    De là vient l’empressement du gnostique à se présenter comme un prophète qui proclamera sa connaissance du salut de l’humanité.

    Les mouvements gnostiques tirent leurs idées de la notion chrétienne de perfection, qui comprend deux dimensions :

    1. Une dimension téléologique qui caractérise un mouvement vers un but éloigné et ambitieux (la perfection).
    2. Une dimension axiologique qui définit en quoi le but consiste.

    La première dimension est mise en avant par les philosophies « progressistes », notamment celles des Lumières , pour lesquelles l’histoire de l’humanité est celle d’un progrès continu vers la connaissance et la sagesse.

    La seconde dimension met l’accent sur l’état de perfection à atteindre.

    Les conditions d’un ordre social parfait sont décrites et élaborées en détails et prennent la forme d’une image idéale. On trouve ici tous les projets idéalistes, comme la Cité de Platon ou bien sûr L’Utopie de Thomas More. Il est caractéristique des projets axiologiques qu’ils dressent un tableau parfois très précis du but à atteindre mais ne se préoccupent que rarement des moyens de le réaliser. La réalité est supposée se plier à la volonté humaine.

    Certains projets combinent les deux dimensions en développant à la fois une conception du but final et une description des méthodes par lesquelles il doit être atteint.

    Dans ce registre, on trouve principalement les mouvements qui descendent d’ Auguste Comte et de Karl Marx . Dans les deux cas, on trouve une formulation relativement claire de l’état de perfection : chez Comte, un état final de la société industrielle sous le règne temporel des managers et le règne spirituel des intellectuels positivistes ; chez Marx, un état final d’ un royaume de liberté sans classe.

    Avec la création du symbole du prophète, un nouveau type émerge dans l’histoire de l’Occident à l’époque moderne : l’intellectuel qui connaît la formule de salut des malheurs du monde et peut prédire comment l’histoire du monde prendra son cours dans le futur.

    Le mur de la réalité

    La volonté de puissance du gnostique qui veut dominer le monde a triomphé de l’humilité du philosophe face à la réalité. Celle-ci reste cependant ce qu’elle est. Elle n’est pas modifiée par le fait qu’un penseur élabore un programme pour la changer et s’imagine qu’il peut le mettre en œuvre.

    Car, explique Voegelin, un tel programme nécessite de construire une image de la réalité dont ont été éliminés les traits qui le feraient apparaître comme irréaliste et insensé. C’est le principe d’un modèle : il faut simplifier la réalité et enlever ce qui gêne. À force d’enlever ou d’ignorer tout ce qui rend le modèle impraticable, le gnostique perd contact avec la réalité. Le résultat n’est donc pas la domination de cette dernière, comme espéré, mais la création de ce que Voegelin nomme une « Deuxième Réalité », une production fantaisiste , une construction chimérique. La construction se heurte au mur de la réalité, au grand dam du gnostique.

    Conformément au premier principe, c’est cette dernière qui est alors accusée.

    Le gnostique est alors confronté à un choix douloureux : soit renoncer à son système (ce fut le cas des pays socialistes à la fin des années 1990), ce qui laisse son insatisfaction initiale entière, soit au contraire lutter contre la réalité pour le sauvegarder. Dans cette fuite en avant, le gnostique va mettre son échec sur le compte d’ennemis voire de traîtres dans son propre camp (purges soviétiques des années 1930) qu’il va essayer d’éliminer, ou sur le compte d’une conscience insuffisante des masses, incapables de comprendre les vrais enjeux et la beauté du système et qu’il va donc falloir éduquer voire rééduquer (révolution culturelle en Chine dans les années 1960).

    À l’époque moderne et dans une forme heureusement plus bénigne cela donne les impatiences d’activistes environnementaux comme Greta Thunberg qui accuse les dirigeants du monde de passivité face à un enjeu qu’elle considère comme prioritaire, ou ceux qui estiment que le système démocratique est un obstacle à une action déterminée face aux enjeux. La certitude d’avoir raison, de posséder une connaissance et une conscience que la masse ne possède pas, est typiquement gnostique : elle les fait trouver insupportable ce qu’ils voient comme une inertie voire une résistance, alors que leur système est tout à fait prêt à prendre le relais.

    Une élite gnostique ni nécessaire, ni souhaitable

    La tentation gnostique reste aujourd’hui très présente tant il nous semble évident que l’ampleur des problèmes auxquels nous sommes confrontés appelle nécessairement à des solutions que seule une élite éclairée et compétente techniquement peut développer.

    La délégation de la résolution des problèmes à une telle élite n’est cependant ni nécessaire ni souhaitable. Elle n’est pas nécessaire car l’histoire du changement humain montre qu’il a très souvent trouvé son origine dans la « masse » tant décriée par les gnostiques.

    Pour ne prendre qu’un exemple parmi d’autres, la révolution industrielle est née non au sein de l’élite de l’époque, qu’elle fut intellectuelle, politique, scientifique ou religieuse mais de l’action de personnes tout à fait ordinaires issues de cette « masse », comme James Watt , qui est né pauvre.

    La délégation à une élite n’est pas non plus souhaitable car toute consciente qu’elle se croit, elle est sujette à l’erreur : rien ne dit que son diagnostic est juste ; rien ne dit que les solutions qu’elle propose dans son « système » sont souhaitables ou même viables ; rien ne dit même que ce qu’elle identifie comme insatisfaisant le soit vraiment, que ce qu’elle voit comme un problème en soit vraiment un, ou qu’il soit le plus important.

    Rappelons, entre mille exemples, les lamentations des marxistes qui avaient théorisé une paupérisation croissante du prolétariat pour constater au contraire que son niveau de vie s’élevait rapidement et que les prolétaires n’avaient qu’un seul souhait : devenir bourgeois.

    On peut aussi penser aux prophéties du biologiste Paul Ehrlich en 1968 selon lequel la surpopulation amènerait inéluctablement à des famines en 1970. La plupart de ses prévisions apocalyptiques se sont révélées erronées.

    La dernière raison est que l’élite gnostique, rappelons-le, est autoproclamée et que souvent elle n’est une élite tant qu’existe le problème qu’elle a identifié et qui lui donne naissance. Sa prétention à être une élite n’a souvent aucune légitimité. À l’extrême, le « problème » n’est qu’ un prétexte pour une prise de pouvoir.

    En conclusion, si l’incertitude de notre époque appelle effectivement à des redéfinitions du sens de ce qui se passe, restons méfiants face aux élites auto-proclamées qui se proposent de le faire pour nous.

    🔍 Source pour cet article: Eric Voegelin, Science, Politics and Gnosticism , ISI Books (2004).

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      Huit milliards de vendeurs qui nous aiment

      Gilles Martin · ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Monday, 21 November, 2022 - 03:50 · 4 minutes

    Dans le roman Control , de PW. Singer et August Cole, l’un des protagonistes commercialise des données très chères obtenues gratuitement, comme il le dit :

    « Nous en savons plus sur les Américains que leur propre gouvernement. Des capteurs dans leurs Viz Glass (des lunettes connectées). Des capteurs dans leurs médicaments contre les brûlures d’estomac. Des implants dans leurs maisons. Des implants dans leurs reins. Des puces dans leurs chats. Des puces dans leurs puces . Le tout analysant ces données au sein d’un réseau en expansion constante et rendant compte de tout et n’importe quoi sur le cloud. Nous pouvons alors recouper et exploiter ces informations quasi infinies jusqu’à acquérir une connaissance que les gens n’imaginent pas dans leurs rêves les plus fous.

    Dans leurs rêves les plus dérangeants, même, des révélations sur leur profil psychologique, leur personnalité, à tel point que l’algorithme en sait davantage sur eux qu’ils n’en savent eux-mêmes. Et si nous facturons aux entreprises les fruits de cette récolte, les gens nous donnent tout cela gratuitement (non seulement ce qu’ils font et pensent, mais les moyens de changer ce qu’ils font et pensent). Ils nous donnent le contrôle de leur vie, sans réserve, en échange d’un libre accès à des services et à des biens que nous leur faisons payer au prix fort… »

    Roman de science-fiction ?

    Oui et non car ces technologies et ce qu’elles permettent, ainsi que les comportements des consommateurs, cela existe déjà aujourd’hui.

    Le meilleur exemple est la prolifération de ces « assistants personnels » tels Alexa (Amazon) ou Google Assistant. Les analystes prévisionnistes de Juniper Research prévoient que ces assistants seront 8 milliards d’ici 2023, soit plus nombreux que la population sur Terre !

    L’étude prévoit d’ailleurs que le développement de ces assistants personnels affectera négativement le marché des applications mobiles car les interactions que nous avons avec les applications mobiles seront remplacées par des conversations avec les assistants vocaux et feront donc diminuer notre temps d’écran.

    Et certains y voient déjà, et le roman de PW Singer et August Cole met bien le doigt dessus, une forme de conflit d’intérêt .

    En effet, cet assistant vocal est-il là pour nous assister dans notre vie quotidienne ou bien pour nous pousser à acheter avec des méthodes très persuasives grâce aux données collectées et achetées par les vendeurs ? Hello, il fait froid aujourd’hui, que dirais-tu de t’acheter un joli pull à col roulé ? Veux-tu que je t’en propose quelques-uns ? Le même que tu as regardé hier sur le site de cette marque, ou le même que Bruno Le Maire dans ce tweet que tu as liké ?

    Pour l’instant, les assistants personnels sont encore utilisés pour des tâches très simples (une étude a révélé que 20 % des utilisateurs faisaient usage de leur assistant vocal pour faire bouillir un œuf ). Mais ils sont aussi utilisé pour consulter la météo ou écouter de la musique.

    Conflits d’intérêts

    Les usages vont se multiplier avec leur développement pour se distraire et pour acheter un voyage, un service, une voiture. Huit milliards d’assistants personnels ce serait en fait huit milliards de vendeurs qui vous harcèlent sans que vous vous en rendiez compte.

    Pour répondre à ces conflits d’intérêts, les prévisionnistes imaginent plusieurs scénarios.

    On peut envisager une autorégulation par les entreprises comme Amazon ou Google qui décident de séparer les activités d’assistant vocal de e-commerce en créant des filiales séparées pour ces deux activités. Ou bien, au contraire, la prolifération des vendeurs (ayant acheté les données des assistants vocaux) pour pousser de plus en plus d’offres de produits et services parmi ces huit milliards d’appareils à des consommateurs sous influence, sans qu’ils s’en aperçoivent.

    On peut aussi croire que les régulateurs et les gouvernements vont agir. Mais la question demeure : quand et comment ?

    Les premières régulations concernent la protection des enfants, avec les systèmes de contrôle parental sur certains services et sur les streams . Mais pour le reste il va falloir encore inventer et peut-être même que les consommateurs ne voudront pas être ainsi contrôlés, trop contents de pouvoir se voir proposer des tas de trucs utiles ou inutiles dont ils seront convaincus d’avoir vraiment besoin, grâce à la gentille Alexa.

    Les auteurs du roman disent avoir écrit cette fiction pour nous aider à réfléchir et à affronter les enjeux de ces nouvelles technologies dans ce qu’ils appellent « la vraie vie ».

    Mais peut-être demanderons-nous aussi à Alexa ce que nous devons en penser et quoi faire.

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      Organiser pour l’incertitude : le cas de l’armée allemande avant guerre

      Philippe Silberzahn · ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Sunday, 20 November, 2022 - 04:00 · 8 minutes

    Comment une organisation peut-elle non seulement se protéger de l’incertitude mais surtout en tirer parti ?

    La question est d’une actualité brûlante de nos jours. Elle préoccupe nombre de stratèges sautant d’une crise à l’autre dans un monde devenu très instable et riche en surprises. Une source d’inspiration peut-être inattendue est l’armée allemande qui a construit, à partir de la fin du XIX e siècle, un modèle très puissant pour former ses soldats à faire face à l’inattendu.

    Pourquoi la France a-t-elle été défaite en 1940 ?

    Le sujet n’a pas fini d’alimenter les réflexions mais dans son ouvrage L’étrange défaite , écrit dans les semaines qui ont suivi la débâcle mais publié après la guerre, l’historien Marc Bloch estime que la victoire allemande a avant tout été intellectuelle.

    Contrairement à une idée très ancrée, elle n’est en effet pas due à la supériorité technologique. L’image d’une armée allemande ultramoderne et motorisée est surtout le produit de la propagande par des images bien choisies. La réalité est qu’elle utilisait encore largement les chevaux : plus de deux millions durant le conflit. Les armées alliées françaises et anglaises notamment n’étaient pas du tout inférieures sur le plan technologique. Le succès de 1940 est en fait largement dû à une stratégie audacieuse et au modèle de leadership de la Wehrmacht. En substance et comme le remarque Ernest May dans son ouvrage Strange victory sur la conquête de la France par Hitler, le processus de jugement par l’exécutif allemand – la façon dont il prenait ses décisions – a fonctionné de bien meilleure manière que celui des Alliés.

    Un processus que Bloch qualifie de méthodique opportunisme :

    « Les Allemands croyaient à l’action et à l’imprévu. »

    Ils pensaient en effet que la clé pour gagner était d’agir mentalement plus rapidement que leurs ennemis. Par « plus rapidement », ils entendaient non seulement la vitesse physique brute mais aussi le fait de prendre de meilleures décisions. Les deux sont liés : de meilleures décisions prises en temps opportun se traduisent par une meilleure vitesse physique par rapport à l’ennemi.

    En substance, ils ont développé un modèle liant l’apprentissage et l’action basé sur une boucle répétée.

    Le méthodique opportunisme, clé face à l’incertitude

    En quoi consiste ce méthodique opportunisme ?

    Ernest May explique que la décision en incertitude consiste à se poser trois questions :

    1. Que se passe-t-il ?
    2. Qu’est-ce que ça implique ?
    3. Que pouvons-nous faire ?

    Il s’agit d’un jugement plus que d’un calcul car en incertitude – le brouillard de la guerre – l’information est très limitée et ambiguë, voire fausse.

    Ces trois questions doivent être posées en boucle, encore et encore, jusqu’à ce qu’émerge une solution originale et réalisable. On reconnaît ici la posture entrepreneuriale de l’effectuation (que puis-je faire maintenant avec ce que j’ai sous la main maintenant ?) appliquée pourtant dans un contexte très différent.

    Face à l’incertitude et à la rapidité du développement des situations le décideur est confronté à deux enjeux : garder une certaine maîtrise de l’action et ne pas se laisser dépasser (c’est la partie défensive), mais surtout autant que possible tirer parti des opportunités qui se présentent dans le tourbillon de ces événements.

    C’est en cela que le méthodique opportunisme est utile. Il est construit sur des principes forts mais laisse une large place à l’autonomie : il est opportuniste mais repose sur une méthode. Ce modèle n’est pas une série d’outils, de cases à remplir ni de diagramme à suivre mais une véritable culture.

    La Wehrmacht (l’armée allemande) y est parvenue grâce à une approche progressive et innovante du développement de ses leaders.

    Les trois piliers du modèle de leadership

    Comment ce méthodique opportunisme a-t-il été possible ?

    Par le développement d’un modèle de leadership. Celui-ci porte le doux nom de auftragstaktik , ou tactique ( taktik ) de la mission ( auftrag ). Le modèle de l’ auftragstaktik (je vais l’écrire plusieurs fois dans le texte, vous finirez bien par réussir à le prononcer) repose sur trois principes :

    La connaissance

    On attend des soldats une maîtrise de la base du métier, que ce soit la manœuvre, le maniement des armes ou les spécificités de leur corps. Elle constitue le socle de l’action pour savoir quoi faire dans les situations connues. Cette maîtrise technique renforce la légitimité auprès des camarades et la confiance entre chefs et subordonnés. Elle construit l’équipe.

    L’indépendance

    L’indépendance est la capacité à décider soi-même en fonction des circonstances. Elle est importante car un agent peut être le seul présent à avoir le pouvoir de prendre une décision à un moment donné. On ne peut pas toujours attendre que les chefs nous disent quoi faire et quand le faire.

    La joie de prendre des responsabilités

    C’est la volonté de continuer à agir et à décider même dans les circonstances les plus difficiles. C’est ce qui empêche d’abandonner.

    Ce modèle de leadership exige une maîtrise du connu par l’expertise et définit une posture pour réagir face à l’inconnu, avec l’indépendance et la prise de responsabilités. En bref, on apprenait aux officiers comment penser et non ce qu’il fallait penser, en particulier face à l’incertitude. Dans ce modèle, ce qui est impardonnable c’est l’absence d’initiative face à une situation qui se développe. Attendre une information parfaite avant de prendre une quelconque décision n’était pas toléré. Cette attitude s’étendait à tous les échelons, jusqu’au soldat individuel.

    Ce modèle a été mal compris par les Alliés, notamment les Américains qui l’ont étudié longtemps avant la Seconde Guerre mondiale. Pour eux, il se ramène à distinguer l’intention du haut commandement, d’une part, et de l’autre l’exécution, cette dernière étant laissée à l’appréciation des exécutants.

    Mais l’ auftragstaktik est beaucoup plus qu’un simple découpage cartésien entre la pensée et l’action. C’est un système de sélection et de formation approfondies à tous les niveaux de l’armée et engagé sur de nombreuses années. L’ auftragstaktik constitue la culture de commandement ultime parce que, grâce à la confiance entre chefs et subordonnés, elle permet à l’individu de résoudre au mieux les problèmes après un développement professionnel approfondi.

    Ainsi, ce n’est pas Hitler qui a construit l’armée allemande qui gagne en 1940. Celle-ci est le produit d’un long travail qui a commencé dès la fin du XIX e siècle. À son arrivée au pouvoir, il trouve une armée allemande certes affaiblie par sa défaite de 1918 mais disposant d’un remarquable modèle de leadership. Il en fera l’usage que l’on connaît mais surtout il le détruira progressivement.

    Comme le remarquait le général français Yakovleff à propos de l’armée russe en Ukraine, un modèle basé sur l’apprentissage et l’amélioration de performance suppose une culture de la vérité, ce qui n’est pas possible dans un régime totalitaire.

    La dimension éthique

    Mais il y a une autre leçon que l’on peut tirer, celle-ci en creux : il manquait une composante essentielle au modèle de la Wehrmacht, celle de l’éthique, c’est-à-dire des principes du bien agir.

    Une chose est de maîtriser une expertise, d’être indépendant et de joyeusement prendre des responsabilités, encore faut-il déterminer pour quoi on le fait et surtout ce que l’on se refuse à faire. Les crimes commis par la Wehrmacht durant la guerre ne sont en effet pas tant le résultat du détournement d’une armée honorable par un dictateur que la conséquence inévitable de son modèle de leadership conçu comme purement fonctionnel, d’où l’éthique est totalement absente. On touche là encore aux contradictions d’un modèle mettant en avant l’indépendance et la responsabilité dans un système totalitaire qui nie l’aspect moral de ces deux dimensions.

    En substance, le système souffre d’une contradiction interne. Lorsqu’elle est une composante d’un modèle de leadership, l’éthique contraint sans doute l’action à court terme mais elle est un facteur de supériorité sur le long terme parce qu’elle confère un avantage moral.

    C’est cet avantage qui fait la force des armées de citoyens libres.

    Leçons pour le management

    Même si, évidemment, beaucoup d’éléments de ce modèle de leadership et de l’ auftragstaktik sont spécifiques au contexte militaire et qu’il faut appliquer avec prudence un modèle conçu pour un contexte spécifique dans un autre, on peut néanmoins en tirer des leçons utiles pour les organisations non militaires : d’abord l’importance de développer une culture de vérité ; ensuite une compréhension que les connaissances techniques, et notamment des outils et méthodes, s’appliquent au monde connu mais sont limitées au-delà ; et enfin une confiance en l’autonomie et l’initiative du terrain pour ce qui relève de l’inconnu.

    Ce modèle n’est possible que par un investissement de très longue haleine pour développer cette culture au sein de l’organisation.

    En faisant de chaque individu un leader à son niveau, il va à rebours de la pensée dominante actuelle qui réserve les qualités de leadership aux seuls dirigeants de l’organisation et qui de ce fait reste ancrée dans une opposition décideur/exécutant qui rend l’organisation fragile face à l’incertitude.

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      Pourquoi je n’arrive pas à vendre plus ?

      Gilles Martin · ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Saturday, 19 November, 2022 - 03:50 · 5 minutes

    C’est une histoire, un témoignage, que l’on entend souvent.

    Vous avez créé un produit, vous pensez qu’il est formidable, il y a déjà quelques clients. C’est le début de l’aventure de start-up.

    Mais voilà, pour trouver les clients suivants, on se heurte à :

    « Mais vous êtes trop fragiles, revenez quand vous aurez trois ans d’ancienneté et plusieurs clients », « je ne peux pas vous acheter votre produit car je ne veux pas que mon entreprise représente 80 % de votre chiffre d’affaires », « j’ai déjà un produit qui fait un peu la même chose et ça me suffit, le vôtre n’est pas nécessaire pour moi, il est trop bien en fait », « Montrez-moi comment les autres qui me ressemblent l’utilisent et je vous dirai ; Ah, vous n’avez pas d’exemples dans mon domaine, j’hésite alors, revenez plus tard quand vous l’aurez »…

    Pourtant vous avez fait un business plan du tonnerre ; vous avez estimé le marché mondial à plusieurs milliards d’euros et en imaginant que vous alliez en prendre 0,5 %, vous avez déjà imaginé un chiffre d’affaires de vainqueur. Malheureusement, avec vos trois petits clients, pour le moment, vous n’y êtes pas. Ça bloque.

    Ce que vous connaissez à ce moment, c’est ce fameux chasm théorisé par Geoffrey A ; Moore dans son ouvrage de référence, Crossing the chasm , dont j’ai dû conseiller la lecture de nombreuses fois à des entrepreneurs comme vous. Il a beau dater de plus de vingt ans, il reste aujourd’hui très valable et utile.

    J’avais déjà évoqué ici cette thèse. Car à partir du moment où la start-up a acquis quelques clients, il lui faut changer complètement de stratégie pour conquérir le gros du marché, ceux qui veulent des références, de l’ancienneté, de l’assurance. Et c’est là qu’est le chasm : il y a un saut à faire.

    Selon Geoffrey A. Moore, le principe pour traverser ce chasm , c’est d’attaquer une cible la plus précise et nichée possible, ce qu’il appelle le D-Day en référence à l’attaque des Alliés sur les côtes de Normandie le 6 juin 1944. Le pire serait de courir partout pour vendre à n’importe qui, en tapant au hasard un maximum de clients (faire des messages toute la journée sur LinkedIn, par exemple). Échec assuré, selon Geoffrey A. Moore.

    Et pour réussir ce D-Day , il faut bien choisir le point d’attaque.

    Déjà, première recommandation de Geoffrey A. Moore : oubliez ce calcul de 0,5 % du marché qui vous excite. Vous parlez d’un marché qui n’existe pas ou qui est en mouvement et vous parlez de clients très génériques, que vous ne connaissez pas. Vous n’irez nulle part.

    Au contraire, pour définir le point d’attaque et donc votre stratégie de conquête, il ne s’agit pas d’analyser des segments de marché un peu vagues mais de cibler un profil réel de client potentiel à explorer et démarcher.

    Il n’y a pas de démarche complètement standard et il est conseillé de faire appel à ce que Geoffrey A. Moore nomme « l’intuition informée ».

    Et il nous donne les quatre facteurs les plus importants pour traverser le chasm avec le plus de chances.

    Facteur 1 : le client cible

    Y-a-t-il un acheteur économique unique, identifiable, pour votre offre, que vous pouvez atteindre par le canal de vente que vous prévoyez de mettre en place et suffisamment solvable pour payer le prix de votre offre et de tout ce qui va avec ? (ce que Geoffrey A. Moore nomme the whole product , c’est-à-dire votre offre et les équipements ou services complémentaires afférents).

    Facteur 2 : une vraie raison d’acheter, et maintenant

    Votre offre a été conçue pour répondre à un problème identifié. Est-ce que le problème qu’elle va résoudre a un sens économique suffisant et urgent pour ce client cible ?

    Si c’est un client pragmatique qui considère qu’il peut encore vivre un an ou deux voire plus avec ce problème, il le fera. Il restera peut-être intéressé par votre offre, en souhaitant même mieux la connaître. Vos vendeurs (ou vous-même si vous êtes le vendeur) vont alors le rencontrer de nombreuses fois mais ils ne reviendront jamais avec un bon de commande. Ce client cible vous dira sûrement que votre présentation est formidable et intéressante, il apprendra plein de choses mais il n’achètera rien.

    Facteur 3 : le produit complet ( the whole product )

    Pouvez-vous apporter, avec l’aide de partenaires et d’alliés, une solution complète pour répondre à la raison profonde du client cible afin qu’il achète votre offre dans les trois prochains mois, vous permettant d’être complètement dans le marché d’ici la fin du prochain trimestre et d’occuper une place dominante d’ici douze mois ?

    Crossing the chasm, c’est une course. On a besoin de problèmes de clients que nous pouvons résoudre maintenant, et vite. Si ça traîne trop, il faut changer de cible et tout revoir.

    Facteur 4 : la concurrence

    Est-ce que le problème que vous traitez l’a déjà été par une autre entreprise, peut-être même une entreprise qui a, elle, déjà traversé le chasm et qui occupe donc déjà tout ou partie de la place que vous souhaitez occuper aussi ?

    Si c’est vraiment le cas, ce n’est pas un bon signe pour vous ; et si on ne peut pas lutter, il vaut mieux sortir et fuir. C’est aussi le 36 e des 36 stratagèmes .

    C’est pourquoi, encore une fois, il faut aller vite pour traverser le chasm . Sinon on risque de perdre à tous les coups.

    Ou alors il faut faire pivoter l’offre pour reprendre l’avantage avec peut-être même une nouvelle cible.

    Geoffrey A. Moore considère que si la cible choisie obtient une mauvaise note dans un seul de ces facteurs, ce n’est pas la bonne cible. Il conseille de choisir les cibles qui obtiennent un bon score dans les quatre facteurs.

    Ces quatre facteurs sont indispensables mais bien sûr insuffisants pour réussir. Le livre de Geoffrey A. Moore en contient encore beaucoup.

    Vous avez une offre, un produit, une idée de start-up, un début de business, quelques clients mais pas assez et vous voulez aller plus vite et atteindre les clients mainstream pour traverser le chasm ?

    Relisons les quatre facteurs, encore et encore.

    Avec aussi un peu d’intuition. Si les livres de management permettaient aux entreprises de réussir, ça se saurait.

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      D’où vient l’argent ? Du chiffre d’affaires des entreprises, point

      Nathalie MP Meyer · ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Friday, 4 November, 2022 - 03:30 · 9 minutes

    Par Nathalie MP.

    Après « Qu’est-ce que vous faites du pognon ? » dont la réponse est toute l’histoire de la France championne du monde des taxes et des dépenses publiques, autre question mystérieuse : « D’où vient l’argent ? » Là, je risque de décevoir : l’argent compris comme la richesse réelle ne pousse pas sur les arbres… Mais où, alors ?

    Vous vous souvenez certainement de Jacline Mouraud. En novembre dernier, elle allumait la révolte fiscale des Gilets jaunes en lançant à Emmanuel Macron sa désormais célèbre – et judicieuse – question : « Mais qu’est-ce que vous faites du pognon ? » Elle parlait naturellement du « pognon » de nos impôts dont les montants devaient s’alourdir encore sous la forme de taxes supplémentaires sur les carburants.

    Mais, chère Madame, se récrièrent alors d’une seule voix tous les tax lovers du gouvernement, à commencer par Gérald Darmanin et Marlène Schiappa , on paie des professeurs, des hôpitaux, de la sécurité, de l’égalité homme-femme… Que du beau, du bon, du bonheur, voyons !

    Champions du monde des impôts et des cotisations

    Que l’État français s’y entende à merveille pour prélever toujours plus d’impôts et de cotisations sociales pour redépenser ensuite le tout – et même plus – dans de fascinants projets qui sont pour la plupart autant de faillites retentissantes, aucun doute à cela. Nous ne sommes pas champions du monde des taxes et des dépenses publiques sans raison (respectivement 45 % et 56 % du PIB en 2018). Nous ne sommes pas endettés à hauteur de presque 100 % du PIB sans raison (voir graphes ci-dessous).

    Prélèvements obligatoires (UE)

    Dépenses publiques (OCDE)

    Dette publique (Insee)

    Mais de là à dire que l’État paie quoi que ce soit, voilà qui constitue une grossière approximation, pour ne pas dire une scandaleuse désinformation.

    Mais une désinformation bien utile du point de vue de l’État qui souhaite affermir et étendre son pouvoir en gardant la haute main sur la production et sa redistribution selon les fins sociales et idéologiques qu’il privilégie. Et qui lui permet également, dans un complet renversement de valeur, de parler royalement de « cadeaux » – aux riches, aux classes moyennes – lorsqu’il se décide parfois à limiter ponctuellement son niveau de ponction fiscale sur une richesse produite par d’autres.

    En réalité, à quelques exceptions près, l’État n’a jamais rien payé car il n’a jamais tiré de revenus de productions qui lui seraient propres.

    Mais il est en position de force pour extorquer aux citoyens (qui produisent) les fonds nécessaires pour financer tout ce qui passe par la tête de ses représentants, la limite entre le nécessaire, l’utile et le n’importe quoi étant fixée par le résultat aux élections. Et encore : les rapports nombreux et touffus de la Cour des comptes sont là pour nous montrer que la gabegie institutionnalisée n’est même pas un motif d’échec électoral.

    D’où vient l’argent ?

    Aussi, après avoir abondamment documenté le côté « Où va l’argent ? » où l’on retrouve pêle-mêle les fleurons de la dépense publique française incontrôlée que sont (liste non-exhaustive) la SNCF , Notre-Dame-des-Lande , la taxe à 3 % sur les dividendes , les horaires de travail des fonctionnaires, le système Louvois de paie des militaires, les mauvais classements internationaux de nos élèves, les déficits chroniques de la Sécu, sans oublier les abîmes du Grand Paris Express ou la désastreuse route solaire de Ségolène Royal, je vous propose maintenant de passer de l’autre côté du miroir :

    « D’où vient l’argent ? »

    La réponse est des plus simples à énoncer, mais il semblerait qu’elle ne soit pas des plus simples à concevoir ou, du moins, qu’elle soit assez généralement ignorée : l’argent vient uniquement du chiffre d’affaires réalisé par le secteur marchand. Autrement dit, il vient exclusivement de la création de richesses résultant de L’ÉCHANGE de biens et services entre personnes libres de leurs choix économiques.

    Prenons mon exemple favori de la Baraque à frites : le jeune et fringant Balthazar P. décide de se lancer dans la vente de barquettes de frites.

    [ Attention, cas d’école : on suppose ici que 100 % des pommes de terre sont converties en frites. La friteuse et la camionnette tout équipée sont un cadeau. La réalité du processus industriel n’est pas garantie.]

    Pour la première période, Balthazar P. a évalué qu’il pourrait écouler 200 kg de frites. Il a donc besoin d’un capital de départ pour acheter 200 kg de pommes de terre. Comme elles coûtent 1 euro le kg, il doit réunir 200 euros de capital initial qu’il prend sur son épargne personnelle et qu’il va déposer sur un compte en banque spécialement ouvert au nom de la Baraque à frites.

    Le bilan initial de La Baraque à frites est donc le suivant :

    ACTIF Compte en banque 200 PASSIF Capital social 200

    Balthazar P. décide de vendre les frites 5 euros/kg. Il n’a pas de salarié et ne se paie pas. On suppose que le taux d’impôt sur les sociétés est de 30 %, que cet impôt est payé le dernier jour de la période et qu’il n’y a pas d’autres taxes. On suppose en outre qu’il ne reste aucun stock de pommes de terre ou de frites à la fin de la période.

    Le compte de résultat de la période s’établit donc comme suit :

    Chiffre d’affaires 200 kg x 5 € = 1000
    – Coût des ventes – 200 kg x 1 € = -200
    = Résultat avant impôt 800
    – Impôt sur les sociétés (30 %) -240
    = Résultat net 560

    Avec son résultat net de 560 euros, Balthazar P. peut faire plusieurs choses : laisser cette somme dans l’entreprise afin d’investir dans l’achat d’une friteuse supplémentaire ou de faire l’acquisition d’une baraque à frites concurrente ou d’embaucher un salarié, ou bien s’en verser tout ou partie au titre de dividendes.

    S’il laisse l’argent dans l’entreprise, le bilan de fin de période de La Baraque à frites devient :

    ACTIF Compte en banque 760 PASSIF Capital social 200
    Résultat période 560
    Total Actif 760 Total Passif 760

    À ce stade, même sur une situation aussi simplifiée que celle-ci, on peut déjà remarquer que l’activité de La Baraque à frites , qui a été capable de produire des frites et de les vendre à des clients à un certain prix, a généré une création de richesse de 800 euros dont 240 euros ont été récupérés par l’État à travers l’impôt et dont 560 euros sont à la disposition de l’entreprise pour ses développements futurs et éventuellement pour la rémunération de l’actionnaire. C’est le début de l’accumulation du capital.

    Sans la décision de Balthazar P. de s’engager dans cette affaire de frites et d’y consacrer 200 euros pris sur son épargne personnelle, rien de tout cela n’aurait été possible et cette richesse nouvelle n’existerait pas, ni pour l’État, ni pour l’entreprise, ni pour son actionnaire, ni pour les consommateurs.

    Au début, il n’y avait rien. C’est seulement par la volonté, les idées et les risques pris par une personne (ou un groupe de personnes) sur ses biens personnels et/ou en s’endettant qu’il y a eu une création de valeur ajoutée sous forme d’un produit ou d’un service. Il s’agit bien de création de valeur puisqu’à un moment donné quelqu’un a été d’accord librement de payer un certain prix pour s’approprier le produit ou le service.

    La création de richesse

    Voilà d’où vient l’argent. Voilà le phénomène de la création de richesse.

    Et voilà qui porte un coup fatal à l’idée que la production serait une donnée fixe et finie dont le volume, la valeur d’échange et la redistribution pourraient se décider de façon « consciente », de façon « planifiée », dans un bureau.

    Plus généralement, tout, absolument tout ce qui assure notre vie sociale et économique, est payé au départ par le chiffre d’affaires des activités marchandes :

    Les entreprises paient les salaires et les cotisations sociales de leurs salariés, elles paient leurs fournisseurs (chiffre d’affaires des fournisseurs), qui à leur tour paieront les leurs, et elles paient leurs impôts et taxes. Les salaires versés donneront lieu à des prélèvements fiscaux (impôt sur le revenu, taxes locales, TVA). Ce qui reste servira à la consommation, permettra éventuellement de faire des dons ou s’accumulera en épargne et se transformera le cas échéant en titres de sociétés, en immobilier ou en liquidités dont les revenus fourniront à nouveau de l’impôt. Etc. etc.

    Les impôts ainsi prélevés, peu importe l’assiette qui est avant tout l’alibi des besoins incessants de l’État, serviront à financer les politiques publiques via des aides et des subventions en direction des catégories sociales favorisées par le pouvoir en place. Ils financeront également les salaires des fonctionnaires ainsi qu’un certain nombre de fournisseurs, lesquels seront à leur tour redevables de tel ou tel impôt et ainsi de suite.

    Il en résulte que rien de ce que peut faire l’État avec notre argent n’existe en dehors de ce qui est créé d’abord, et à leurs risques et périls, par des entrepreneurs agissant au sein d’un marché où s’expriment librement les préférences et les choix des agents économiques.

    Aussi, n’allez surtout pas vous imaginer que dans le nom « Balthazar P. » de mon entrepreneur fictif, le P signifie Picsou. Seul l’État s’est octroyé la capacité légale de « piquer des sous » sans avoir à se justifier.

    Certains entrepreneurs sont effectivement des escrocs et le système judiciaire est justement prévu pour s’occuper d’eux, comme de tous ceux qui portent atteinte aux personnes et aux biens – ou du moins devrait l’être, mais avec un budget de 4 euros sur 1000 euros de dépenses publiques, la justice est clairement devenue le parent archi-pauvre de notre folie dépensière.

    Mais pour leur immense part, les entrepreneurs doivent se montrer courageux et inventifs. Ils créent de la richesse tandis que l’État français, secondé par sa police et la force de lois fiscales et sociales spécialement taillées pour satisfaire sa voracité sans limite, se contente d’en accaparer sans risque une part chaque année plus importante. 45 % du PIB en 2018, un record mondial. Ça promet.

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    Article publié initialement 27 août 2019

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      Entrepreneurs, votre idée ne vaut rien… ou presque !

      Philippe Silberzahn · ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Wednesday, 2 November, 2022 - 03:35 · 7 minutes

    Le monde de l’entrepreneuriat est obsédé par l’idée géniale.

    Cette obsession se traduit par une conception du processus dans lequel la création d’une entreprise nécessite une grande idée, qui va être ensuite mise en œuvre dans une phase dite d’exécution. S’ensuivent des concours d’idées dans les entreprises, des séminaires d’idéation (sic!), et autres activités sans intérêt mais ludiques. En fait, l’idée de départ ne compte pas… ou quasiment pas. Mais alors comment faire pour lancer un business original ?

    Ikea est sans aucun doute l’une des entreprises les plus innovantes, qui a révolutionné le monde de la maison. Comment a-t-elle commencé ? Hé bien à l’origine, Ikea est une épicerie ! Elle est créée en 1943, et ce n’est que dix ans plus tard qu’elle commencera à vendre des meubles en kit.
    L’idée de départ d’ Airbnb ? Gonfler un matelas pour permettre à un invité de dormir dans le salon.

    Certains entrepreneurs reprennent des idées déjà existantes.

    Le réseau social existait déjà avant Facebook, il s’appelait mySpace. A priori Facebook n’apporte rien de nouveau, comme le remarque d’ailleurs Zuckerberg dans le film Social Network . D’autres font peu ou prou le même produit que leur concurrent direct : Pepsi est né quelques années après Coca Cola, et gagne depuis beaucoup d’argent en vendant un produit quasi-identique. Après tout, les bonnes idées courent les rues. Nous avons tous plusieurs idées par jour, mais la plupart d’entre nous n’en font rien. Certains, au contraire, agissent pour leur donner corps, et c’est ce qui fait la différence.

    Si vous pensez avoir une idée géniale, alors probablement 200 personnes, voire 2000, dans le monde ont la même. Bonne chance. Le concours ne se gagne pas sur l’originalité de l’idée.

    Mais alors sur quoi ?

    Ce qui compte, c’est l’exécution ?

    Très souvent, j’entends comme réponse que ce qui compte c’est l’exécution.

    On passe ainsi d’un extrême à l’autre : de « l’idée est primordiale » à « l’idée ne compte pas » .

    Mais la distinction entre idée et exécution ne traduit pas bien la dynamique du projet entrepreneurial. Elle suppose implicitement que l’idée ne changera pas. On a une première séquence où on produit l’idée, suivie d’une seconde où on va la mettre en œuvre. C’est une pensée très cartésienne : d’un côté l’idée, de l’autre la mise en œuvre.

    C’est parfois vrai dans les projets visionnaires : Elon Musk se réveille un jour avec l’idée d’ envoyer des gens sur Mars . C’est une idée banale, très ancienne, et il va consacrer les 40 années suivantes de sa vie à essayer de la réaliser.

    Mais rares sont les projets aussi clairement découpés, où l’idée de départ ne change pas. La réalité dynamique du projet entrepreneurial est plutôt caractérisée par une dialectique entre idée et exécution. C’est notamment le cas en incertitude.

    Une vision alternative : l’idée comme matière première de l’entrepreneur

    Pour mieux saisir la notion d’idée et la rendre moins stérile, il faut en changer la façon de voir.

    Une idée n’est pas une œuvre d’art figée au début de l’action entrepreneuriale et exposée dans une vitrine, une sorte d’étoile polaire située loin de nous, un plan dessiné par un architecte puis réalisé par artisans. Une idée, c’est de la matière première. C’est cette matière première que l’entrepreneur va travailler. Souvent, l’idée de départ est très basique (une épicerie). Parfois même, il n’y a pas d’idée du tout : Hewlett Packard et Sony, deux très grandes réussites du XXe siècle, ont été créées sans aucune idée de départ, simplement parce que des amis voulaient « faire quelque chose ensemble » . C’est l’action qui, peu à peu, va faire émerger une idée, ou un bout d’idée. L’idée est donc beaucoup plus le produit de l’action entrepreneuriale que son point de départ. Mais surtout elle évolue avec le temps. L’idée d’Ikea ne naît pas en un jour, mais germe durant les dix années qui s’écoulent depuis la création.

    Comment évolue-t-elle ? L’effectuation, la logique d’action des entrepreneurs , suggère que le rôle des parties prenantes est primordial.

    Imaginons un entrepreneur qui a l’idée de développer un gadget bleu en plastique. Il a beaucoup travaillé l’idée et la trouve géniale. Plein d’énergie, il va rencontrer un client potentiel. Celui-ci lui dit : « J’aime beaucoup votre gadget, mais je le voudrais en vert et en bois » .

    L’entrepreneur a quatre possibilités.

    Il peut conclure que ce n’est pas le bon client pour son gadget et essayer d’en trouver un autre (démarche de segmentation) ; il peut agir en visionnaire et essayer de convaincre le client qu’il se trompe, et que c’est bien d’un gadget bleu en plastique dont il a besoin.

    Dans les deux cas, il refuse de changer son idée.

    Mais il peut aussi décider que, comme le client est roi, il va modifier son produit et revenir voir celui-ci dès que possible (démarche d’adaptation) avec un gadget vert en bois. Il accepte de changer son idée pour s’adapter à la demande du client.

    Enfin, dernière possibilité, l’entrepreneur peut s’asseoir avec le client potentiel et discuter avec lui de ce qu’ils pourraient faire ensemble. Peut-être qu’après cette discussion, ils décideront de faire ensemble un gadget rouge en métal. Ici, l’idée est co-créée. L’entrepreneur s’engage à la réaliser tandis que le client s’engage en retour, par exemple, à en acheter 10 d’avance ou à fournir gratuitement le métal nécessaire. Une fois cela réalisé, l’entrepreneur recommence la même démarche. Ici, l’idée est le produit du processus entrepreneurial.

    Pour reprendre les termes de l’effectuation , l’idée est comme un patchwork fait de différentes pièces de tissu, les apports de chaque partie prenante, et ce patchwork est retravaillé chaque fois qu’une nouvelle partie prenante s’engage dans le projet. C’est ainsi que l’idée évolue au cours du temps. C’est ce qui fait qu’une idée relativement simple peut, itération après itération, devenir une grande idée. Mais avec cette approche, la « grande » idée ne sera pas juste une idée abstraite dans la tête de l’entrepreneur. Elle sera déjà un objet social ancré dans la réalité, pour laquelle des parties prenantes se seront engagées.

    On voit à quel point l’action fait évoluer l’idée qui suscite l’action en retour. On est loin de la séparation cartésienne entre idée et exécution. C’est de l’action créative.

    Qu’est-ce qu’une bonne idée ?

    À cette aune là, qu’est-ce qu’une bonne idée ?

    En fait, c’est une mauvaise question. Il n’y a pas de bonne idée dans l’absolu. Une idée est bonne quand on réussit à la faire accepter par les parties prenantes soit de façon statique (j’ai une idée, et les autres l’adoptent), soit de façon dynamique (je co-construis mon idée au fur et à mesure des engagements de parties prenantes). Être seule(e) dans sa chambre avec une idée qu’on pense géniale est peut-être satisfaisant mais ne vous avance pas à grand-chose, même si elle l’est vraiment.

    La problématique de l’entrepreneur n’est donc pas d’avoir une bonne idée puis une bonne stratégie pour l’exécuter. Encore moins de privilégier l’exécution parce qu’elle serait plus importante que l’idée. Les deux sont inséparables. L’idée est un objet social qui se développe par l’action de l’entrepreneur avec les parties prenantes. Elle s’ancre progressivement dans la réalité au travers de contrats, produits, services, associés, employés, etc. tout en évoluant.

    Si tout se passe bien, au bout d’un moment l’idée n’évolue plus, elle s’est traduite en un modèle d’affaire réalisé. Alors, voyez votre idée comme une matière première, agissez pour lui donner corps, acceptez de la faire évoluer par des partenariats intelligents, et surtout, agissez.

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      Il y a 52 ans, Milton Friedman déboulonnait déjà la RSE

      Nathalie MP Meyer · ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Tuesday, 1 November, 2022 - 04:30 · 8 minutes

    Comme il était fier, le PDG de Danone Emmanuel Faber, en juin 2020, lorsque ses actionnaires, les premiers de tout le CAC 40, ont voté à 99,4 % le nouveau statut d’entreprise « à mission » de leur groupe, conformément aux dispositions de la loi PACTE concoctées par le ministre de l’Économie Bruno Le Maire dans le but d’intégrer les enjeux sociaux et environnementaux dans l’objet et le statut des entreprises !

    « Vous venez de déboulonner une statue de Milton Friedman ! » leur a-t-il même lancé dans un assaut de satisfaction anti-libérale non dissimulée.

    Sa façon à lui, j’imagine, de « fêter » le cinquantième anniversaire du célèbre article de l’économiste de l’université de Chicago publié dans le New York Times le 13 septembre 1970 et intitulé The Social Responsibility Of Business Is to Increase Its Profits autrement dit,  la responsabilité sociale de l’entreprise (ou RSE) consiste à augmenter ses profits.

    Mal lui en prit car il y a seulement trois semaines, le groupe Danone annonçait un plan de licenciement de 2000 personnes dans le monde, dont 400 à 500 en France. Oubliées les envolées lyrico-vertueuses sur la responsabilité sociale des entreprises. Chez Danone, dans le contexte d’une activité sévèrement bousculée par les conséquences des confinements anti-Covid, il n’est plus question maintenant que de restaurer les marges et de « remettre l’entreprise sur le chemin de la croissance rentable » .

    Milton Friedman aurait-il raison ? Se pourrait-il finalement que les individus qui composent la société, qu’ils soient salariés, consommateurs ou investisseurs, soient mieux servis et plus libres de leurs choix si les entreprises se consacrent entièrement à leur mission de création de richesse à long terme plutôt que de faire étalage de leur « conscience sociale » en important en leur sein les politiques publiques à la mode du moment telles que les luttes contre le chômage, les discriminations ou la pollution ?

    Ces trois exemples, cités par Friedman dès le début de son article, montrent à quel point les cinquante années qui nous séparent de son texte n’ont rien altéré de sa prodigieuse actualité – raison de plus pour s’y intéresser.

    Mais avant d’entrer dans le dur du sujet, quelques mots sur l’auteur.

    Milton Friedman (1912-2006) est né à Brooklyn (New York) dans une famille d’immigrants juifs originaires d’Europe centrale. Après sa scolarité, il commence des études de mathématiques en vue de devenir actuaire puis se tourne vers l’économie et les statistiques.

    Entre 1935 et 1945, il trouve ses premiers emplois au sein de l’administration fédérale américaine, au Trésor notamment, où, de son propre aveu, il se montre très keynésien. Il faut dire qu’on était en plein New Deal. Mais rapidement, il va en venir à critiquer tout ce qui ressemble à un contrôle des prix, des loyers, etc. dans la mesure où cela revient à fausser le jeu de la rencontre entre l’offre et la demande.

    Il obtient son doctorat en économie en 1946 et entre la même année comme professeur à l’université de Chicago. Il y rejoint le courant économique connu sous le nom d’école de Chicago en compagnie d’autres économistes libéraux de renom tels que Ronald Coase, Gary Becker ou James Buchanan ( théorie du choix public ). L’année suivante, à l’instigation de Friedrich Hayek, il participe à la création de la Société du Mont-Pèlerin qui se donne pour but de promouvoir le libéralisme. Il reçoit le prix Nobel d’économie en 1976.

    Dans son ouvrage le plus connu du grand public, Capitalisme et Liberté (1962), Friedman s’oppose à Keynes à une époque où les États providence sont en vogue. Il plaide pour un État limité et défend l’idée que la liberté économique est une condition indispensable de la liberté politique. Ses émissions de télévision Free to choose (Libre de choisir) sont également très populaires. Il a notamment consacré l’une d’elles à l’ Histoire du crayon de Leonard Read pour illustrer la supériorité du marché libre sur tout autre forme d’organisation économique pour garantir la prospérité et la paix.

    Ce que pense Friedman de la RSE

    Dans son article de 1970 , l’économiste s’attache à montrer combien les chefs d’entreprises se trompent quand ils pensent défendre la libre entreprise en prétendant que la responsabilité sociale des entreprises est au moins aussi importante que le profit. Pour lui, ce type de discours sympathique au premier abord revient ni plus ni moins à « prêcher en faveur d’un socialisme pur et dur » .

    L’entreprise étant une « personne artificielle » , Milton Friedman commence par remarquer que dès lors qu’on parle de responsabilité, on parle forcément de la responsabilité des individus qui font marcher l’entreprise, qu’ils soient entrepreneurs indépendants ou cadres dirigeants appointés par les actionnaires des grands groupes.

    Laissant de côté le cas des premiers qui, en tant que propriétaires de leur entreprise, ont tout loisir d’y exercer leur « responsabilité sociale » à leur guise (jusqu’à ce qu’ils s’aperçoivent qu’en réalité ils lui causent du tort 1 en lésant leurs salariés et/ou leurs clients), Friedman rappelle que le cadre dirigeant d’un grand groupe est l’employé des actionnaires. Sa responsabilité consiste à faire ce qu’ils lui demandent, ceci signifiant généralement de dégager le plus d’argent possible dans le cadre de la loi en vigueur et des règles éthiques communément partagées par la société.

    Non pas que le cadre dirigeant ne soit pas aussi une personne à part entière qui se sent des responsabilités à l’égard de sa famille, de ses voisins, d’une cause chère à son cœur, etc. Il se peut qu’il choisisse de consacrer une part de son revenu personnel au bénéfice de l’une de ces causes, mais comme le dit Friedman, ce sera son argent, pas celui de son employeur.

    Dès lors que ce même dirigeant décide de consacrer de l’argent qui ne lui appartient pas, l’argent des actionnaires, pour remplir un but social particulier – embaucher des chômeurs de longue durée pas forcément bien profilés pour les postes offerts au lieu de salariés expérimentés, par exemple – il affecte les revenus des parties prenantes de l’entreprise, à savoir, selon les cas, les actionnaires, les clients et/ou les salariés, sans leur avoir demandé leur avis sur l’utilisation de ces fonds.

    Rien ne dit que ces montants laissés à l’appréciation des parties prenantes auraient été utilisés de cette façon – dans notre exemple, la lutte contre le chômage – et à supposer qu’ils aient été utilisés ainsi, rien ne dit non plus qu’ils n’auraient pas créé plus de valeur pour les chômeurs en venant directement des individus plutôt que de l’entreprise.

    C’est en cela que Milton Friedman voit dans la RSE une forme de taxation imposée aux parties prenantes de l’entreprise. C’est en cela qu’il y voit une façon du pouvoir politique de s’immiscer dans le domaine de la liberté d’entreprendre et de le collectiviser de façon rampante :

    This is the basic reason why the doctrine of ‘social responsibility’ involves the acceptance of the socialist view that political mechanisms, not market mechanisms, are the appropriate way to determine the allocation of scarce resources to alternative uses.
    C’est la raison fondamentale pour laquelle la doctrine de la responsabilité sociale implique l’acceptation du point de vue socialiste selon lequel les mécanismes politiques, et non les mécanismes de marché, sont le moyen approprié pour déterminer l’allocation de ressources rares à des utilisations alternatives.

    Et c’est là que nous retrouvons la loi PACTE dans toute sa splendeur – du moins pour ce qui concerne son volet sur l’évolution de l’objet social des entreprises : derrière les bons sentiments, derrière la prétendue considération pour les hommes et les femmes qui travaillent et l’attention aux désordres environnementaux – étant entendu que les entreprises laissées à elles-mêmes n’ont que mépris pour tout cela – c’est bien une soumission à l’agenda politique du moment qui est demandé au monde de l’entreprise.

    Beaucoup de chefs d’entreprise gagnés par les arguments de la RSE (ou tout simplement en plein accès de virtue-signalling ) pensent qu’elle permettra de réconcilier l’opinion publique avec l’entreprise. Je pense au contraire avec Milton Friedman que cette façon d’éloigner les entreprises de leur fonctionnement initial est un signal négatif sur la libre entreprise, une façon de dire à la société que l’entrepreneur naturellement mû par le profit serait par essence un profiteur sans foi ni loi à encadrer d’urgence dans une définition politiquement correct de l’entreprise qui se rapprocherait de l’association ou de la fondation à but social mais surtout pas lucratif.

    Milton Friedman reconnait volontiers que dans ce contexte de dénigrement perpétuel du secteur marchand, l’affichage de la RSE sert souvent de couverture présentable, voire aimable, pour des décisions qui répondent parfaitement aux intérêts de l’entreprise mais qui seraient moins bien acceptées sans ce déguisement.

    Malheureusement, ainsi qu’il le souligne à la fin de son article, que la RSE soit pratiquée de bonne foi ou de façon plus stratégique par les entreprises, elle conduit nombre de dirigeants de premier plan, le PDG de Danone pour n’en citer qu’un, à débiter une quantité impressionnante de « nonsense » à son sujet , avec pour conséquence immédiate et inéluctable de mettre en danger leur entreprise et d’endommager considérablement les fondations nécessaires à la constitution d’une société libre.

    Entre Emmanuel Faber et Milton Friedman, qui déboulonne qui ? Le débat est ouvert !

    Sur le web

    Un article publié initialement le 14 décembre 2020 .

    1. Je peux vous citer l’exemple d’un patron qui avait décidé de payer des salaires au-dessus du prix de marché de son secteur. Au début, tout le monde est content. Jusqu’à ce que le chef comptable débarque avec des calculs montrant que vu le niveau des salaires, l’acquisition d’une certaine machine couplée à quelques licenciements devenait très rentable…