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      Les limites et les erreurs de la gauche brésilienne

      news.movim.eu / LeVentSeLeve · Saturday, 29 October, 2022 - 17:36 · 14 minutes

    Les résultats du premier tour au Brésil ont été accueillis avec surprise. Bien que Lula soit en tête, le scrutin apparait davantage comme une victoire des bolsonaristes , qui ont obtenu les meilleurs scores au Parlement, aux élections des gouvernements locaux, et élargi leur base électorale de près de 2 millions de voies par rapport à 2018. À la veille du second tour, le philosophe brésilien Vladimir Safatle livre une réflexion acerbe sur les limites de la gauche brésilienne, mais aussi sur les leviers possibles de sa vraie renaissance. [1]

    Pour comprendre ce premier tour, il faut d’abord souligner que même au pire moment de la pandémie, le taux de popularité de Jair Bolsonaro n’est jamais tombé au-dessous de 30%, il dispose donc d’un électorat organique demeuré large et fort. Ces 30% ne peuvent être uniquement la classe moyenne brésilienne – il n’y a pas 30% de classe moyenne au Brésil –, c’est donc aussi un électorat populaire. (Note de la rédaction : Si Lula atteint 50% chez l’électorat le plus pauvre, près d’un tiers s’est exprimé en faveur de Bolsonaro au premier tour.)

    Par ailleurs, malgré son bilan négatif, Bolsonaro s’est mis dans une posture permanente de « gouvernement contre l’État », accusant les entraves que lui imposaient les juges, le Parlement, les gouverneurs, etc., et a donc su conserver un capital de transformation : le pouvoir de la promesse. En face, la gauche brésilienne est incapable de projeter la figure d’une autre société et Bolsonaro apparaît comme le seul discours de rupture nationale. Le Parti des travailleurs (PT) a souffert des scandales de corruption. Là où il aurait peut-être fallu reconnaître ses torts et assumer une posture de rédemption, le PT a réagi sur la défensive pendant la campagne. Un candidat qui reconnaît ses torts est mieux que quelqu’un qui tente de les dissimuler. Bolsonaro a été capable d’évacuer ce poids car malgré plusieurs procédures judiciaires ouvertes, il ne compte aucune condamnation. Par ailleurs, pour Bolsonaro et ses partisans, le mot corruption a pris un autre sens : c’est la continuité, le « business as usual ». Mais je crois que cette question de la corruption en cache une autre. Elle reflète une méfiance de certains secteurs de la population brésilienne envers la capacité de la gauche à gouverner. D’un point de vue électoral la gauche s’est démontrée faible : Lula est allé en prison, les acquis ont été perdus. Aujourd’hui, Lula s’affiche en position de faiblesse en soutenant une alliance large avec des secteurs traditionnellement ennemis du PT. Paradoxalement, la vraie position de force dans cette élection c’est Bolsonaro, qui peut dire « Moi je suis seul contre tous. »

    En cela, Bolsonaro a su jouer sur une ambivalence entre omnipotence et impotence, constitutive de ce genre de leader, qui sont toujours des sauveurs menottés. Theodor Adorno, dans un texte très important sur les leaders fascistes, parle de « little big man » – petit grand homme – c’est-à-dire un équilibre entre pouvoir et faiblesse, susceptible de produire une identification narcissique. Non pas l’identification à un idéal comme on pourrait penser les représentations classiques du pouvoir. Bolsonaro n’incarne pas un idéal, mais il semble être quelqu’un comme nous , partageant nos faiblesses, nos rages, nos difficultés, qu’il combine à l’idée que le collectif vaincra : « Je suis seul contre tous, paralysé, mais nous, ensemble, nous pouvons être fort. »

    GAGNER AVEC UNE DROITE DÉFAITE ?

    Une erreur de la campagne de Lula a été de tout dépolitiser en mobilisant, pour s’opposer à Bolsonaro, une lutte immémoriale de la civilisation contre la barbarie. D’abord, c’est un discours vide de sens, qu’est-ce que la civilisation sur le continent américain ? Cela fait écho au processus civilisateur colonial d’une violence extrême contre les peuples indigènes, c’est une figure de la barbarie. La gauche aurait dû ne pas perdre son temps sur ce rationalisme moralisateur, et l’utiliser pour renforcer le débat autour des politiques sociales et économiques par exemple la réforme des retraites, des impôts ou du droit du travail. Ces thèmes ont été balancés d’une façon presque irresponsable : « On pense faire marche arrière sur la réforme du travail » dit le PT . D’accord, mais quoi exactement ? « On pense à une réforme fiscale », très bien mais sous quelle forme ? Il n’y a rien de concret, or un programme clair aurait pu être établi. Par exemple, la Constitution brésilienne prévoit un impôt sur les grandes fortunes. La Constitution a été promulguée il y a plus de trente ans et cet impôt n’a jamais été mis en place. Autre chose : le Brésil, avec l’Estonie, est le seul pays au monde dans lequel il n’y a pas d’impôt sur les dividendes. On aurait pu défendre cette fiscalisation pour une financer l’extension du système éducatif, ou de santé. Mais rien n’a été proposé. Pourquoi ? La gauche est dans une alliance dont une partie a grand intérêt à préserver cette situation.

    Lula a persévéré dans une stratégie de conciliation, en ralliant à lui les secteurs de droite lésés par Bolsonaro. Ce dernier compte sur le soutien de l’agrobusiness, qui est aujourd’hui le cœur de l’économie brésilienne. Il compte aussi sur l’appui du secteur commerçant et de l’élite financière. Lula peut compter sur quelques soutiens mais ce sont des secteurs qui ont été écartés de l’organisation hégémonique de l’économie brésilienne. Le pays est en pleine transition : le Brésil est en train de se désindustrialiser pour revenir à sa position de grand exportateur de matières premières. C’est l’élite qui porte cette transformation qui supporte Bolsonaro.

    Dans ce contexte il y a un secteur économique, parce qu’il est devenu secondaire, qui accepte Lula. Cette élite était traditionnellement structurée autour du Parti de la social-démocratie brésilienne ( NDRL : parti de droite conservatrice dont vient le vice-président choisi par Lula en cas de victoire, Geraldo Alckmin ). Au vu des dernières élections, ce parti est amené à disparaître. Ainsi, la vraie division au Brésil se joue entre l’extrême droite populaire et la droite oligarchique traditionnelle. Cette droite n’aime pas Bolsonaro parce qu’il a constitué un nouveau réseau de pouvoir dont elle a été exclue. C’est une élite qui voit d’un mauvais œil l’avènement d’une extrême droite populaire associée au lumpenprolétariat et se sent menacée par la constitution d’une nouvelle classe dirigeante qu’incarnent bien les députés et sénateurs de Jair Bolsonaro. Cela explique ses alliances avec Lula. Mais cette droite est-elle forte électoralement ? Rien n’est moins sûr… c’est une élite en chute.

    REDEVENIR UNE FORCE DE PROPOSITION POLITIQUE

    Structurellement, le système politique brésilien hérité de la Constitution de 1988 est caractérisé par la nécessité de former des alliances pour pouvoir gouverner. Ainsi, lors des premiers gouvernements du PT, la gauche avait certes dû modérer son agenda, mais elle restait une force de proposition politique : par exemple entre 2003 et 2012, le gouvernement créa quatorze universités, une expansion considérable du système éducatif. Après 2013 s’est produit un changement dramatique, lors duquel la gauche a perdu sa capacité à former l’agenda politique du pays. (NDLR : En 2014 la chute du cours des matières premières plonge le pays dans la crise mais les premiers signes de récession et d’inflation étaient déjà visibles en 2013.)

    En 2013, lorsque les limites du système brésilien sont apparues, la gauche n’a pas su passer à la deuxième étape de ses politiques. Elle n’a pas su, non pas à cause d’un manque de réflexion, mais parce qu’elle ne pouvait pas. Passer cette deuxième étape signifiait renforcer des antagonismes sociaux assez fort. Par exemple, la première décennie du XXI e siècle a vu opérer une forte dynamique d’ascension sociale au Brésil : 34 millions de personnes sortent de la pauvreté pour atteindre la classe moyenne. Cette nouvelle classe moyenne formule de nouvelles demandes : ce sont des gens dont les enfants allaient à l’école publique, et qui se tournent vers l’école privée, la même chose se produit avec la santé. Ces nouveaux besoins et nouvelles dépenses ont érodé ce qu’ils avaient gagné. Un deuxième moment politique aurait été la construction d’un système éducatif et de santé totalement public. Il aurait fallu des investissements que l’État ne pouvait pas faire. Cela demandait au moins une politique social-démocrate classique d’imposition des classes aisées mais ça n’est jamais arrivé à cause de l’impératif de conciliation. Électoralement, le gouvernement ne pouvait pas se permettre d’augmenter les impôts. Ainsi au Brésil, le taux d’imposition maximum est toujours de 27,5%.

    Cela a produit une situation de frustration assez forte. Pourquoi ? Vous êtes un Brésilien en 2012, vous entendez partout que le Brésil est la nouvelle puissance internationale, qu’en 2022 le pays sera la 5 e économie mondiale, ce sont des rapports de la Banque mondiale qui le disent. Et tout d’un coup vous vous apercevez que non, ça ne va pas se passer comme ça. Cette promesse d’enrichissement n’est jamais atteinte. Cela produit quelque chose que Tocqueville appelait la « frustration relative » : les révolutions ne sont pas menées par les plus pauvres mais par ces gens qui entament une ascension, et qui perçoivent finalement que l’attente ne pourra pas se matérialiser. Lorsqu’une société commence à rêver, c’est le moment le plus risqué. Si les gens commencent à croire au futur, il faut y aller jusqu’au bout, même si on perd. Lorsqu’on y va avec un objectif, il est possible revenir après la défaite. La gauche n’est pas allée jusqu’au bout.

    L’extrême droite est alors apparue comme le discours de la rupture institutionnelle en condamnant un système d’alliance paralysant. C’est aussi un projet ultra-néolibéral : « Pourquoi attendre quelque chose de l’État, qui n’a jamais rien donné à personne ? », ce qui n’est pas totalement faux. Si d’un côté l’État brésilien a été capable de produire d’importantes politiques sociales, de l’autre côté, c’est un État de violence généralisé contre les plus pauvres. L’extrême droite vend la liberté du « chacun pour soi », présentée comme un acquis commun et global. C’est un narratif cohérent. La politique d’allocation d’urgence Auxilio Emergencial pendant la pandémie – allocations les plus élevées jamais versées au Brésil – trouve sa place dans ce discours : refus des macrostructures de protection sociales au profit d’un versement d’argent direct, ponctuel et individuel. Ce narratif se nourrit de nos défaites idéologiques [nous, la gauche]. La gauche a perdu sa grammaire politique. Cette adhésion au « chacun pour soi » est montée dans un moment où la gauche parlait elle-même d’« entreprenariat social ».

    Autre exemple. Au début de la pandémie, pour s’opposer au vaccin, Bolsonaro revendiquait « Mon corps, mon choix », reprenant ici un slogan du féminisme. Mais c’est en cohérence avec son projet politique. En revanche, cela montre une contradiction immanente à notre propre position. Si la liberté c’est ça, alors pourquoi aurait-il tort ? Cela devrait nous montrer que notre conception de la liberté est totalement erronée. Si cette liberté peut être détournée par l’extrême droite, c’est qu’il y a un problème dans cette acception, voyant la liberté individuelle comme l’élément fondamental d’une société. Un corps, mon corps, ne m’appartiens pas dans un vide, mais est toujours en relation. Comme le disent les structuralistes, les relations viennent avant les éléments. D’abord vient le corps en relation et après le corps individuel. Cette dimension relationnelle demande une conception politique propre. Ce discours pointant la centralité de la totalité sociale a disparu. L’extrême droite a saisie l’occasion.

    « LA GAUCHE SE TAIT SUR LA QUESTION DE CLASSE »

    La stratégie de l’extrême droite efface le clivage avec l’élite économique, pour en construire un contre l’élite culturelle. Qui est l’élite culturelle ? Nous, les universitaires. Cette obsession de l’extrême droite aura au moins montré que l’idée selon laquelle les universitaires restent dans leur tour d’ivoire, déconnectés de la cité, est complètement fausse. S’ils dérangent, c’est que les discours du monde universitaire portent. Ensuite, l’extrême droite nous accuse de vouloir détruire les « valeurs » du pays. Oui, il est vrai que nous critiquons sa conception de la famille, de la sexualité, etc., afin d’ouvrir un espace pour que de nouvelles choses apparaissent. Mais la question est la suivante : pourquoi, à partir de nos positions, n’arrive-t-on pas à former une alliance plus générale avec la population ?

    Je crois que c’est parce que notre position n’est que partielle. Nous oublions une chose qui je pense est central. Nous sommes dans une situation où le capitalisme de l’État-providence et ses promesses inclusives n’existent plus. En lieu et place se trouve un capitalisme qui prône la loi de la survie, du chacun pour soi. Il faut donc accepter les angoisses que créent le basculement des hiérarchies et normes sociales prônée par la gauche, chez un homme pauvre blanc chauffeur Uber qui travaille 12 heures par jour sans aucun droit social. C’est absolument rationnel. Parce qu’il n’y a de deuxième discours de gauche, pour dire qu’il n’est pas question de la destruction morale de certains secteurs de la population, mais de l’intégration de tous. Si l’on portait également un discours global en termes de droit du travail et de lutte contre la pauvreté alors on aurait un vrai projet. Le problème c’est que l’on n’a plus cette deuxième partie. L’extrême droite profite de cela, de la peur de l’homme blanc pauvre. On le voit dans les résultats du premier tour : près de 60% des femmes ont voté Lula, le chiffre tombe à 43% pour les hommes. Cela dit une chose importante sur la limitation des discours de la gauche.

    Les demandes d’inclusion des minorités sont absolument justifiées et sont centrales dans une société égalitaire, mais d’autres revendications doivent s’y joindre. La gauche avait historiquement un registre supplémentaire, celui de la lutte des classes. Il ne s’agit pas d’opposer lutte des classes et lutte pour la reconnaissance des minorités, car elle ne forme qu’une seule lutte, mais aujourd’hui, la gauche se tait sur la question de classe.

    QUEL AVENIR POUR LE PAYS ? LE BRÉSIL AU CRÉPUSCULE

    On connaît le coup d’État classique, avec ses militaires et ses chars dans la rue, mais il y a d’autres genres de coup d’État. Il y a ce que l’on nomme aujourd’hui en sciences politique, l’« autoritarisme furtif » : un processus lent et graduel de décomposition de l’ordre institutionnel. On a vu cela en Pologne et en Hongrie. Orbán a gagné les élections mais il y a eu un lent processus de destruction des structures institutionnelles qui permettaient la démocratie libérale. Cette érosion s’inscrit sur la durée. Si Bolsonaro gagne, alors je dirai « c’est maintenant que tout commence », le premier mandat était seulement une grande répétition générale. S’il advient, le deuxième mandat sera celui d’un tournant autoritaire, la Turquie en a fourni un cas exemplaire.

    En cas de victoire de Lula, avec un Parlement à majorité conservatrice, gouverner sera difficile. Les alliances avec la droite seront possibles mais paralysantes. Il sera impossible de mettre en œuvre les politiques nécessaires pour empêcher le conflit social à venir face à l’appauvrissement de la société brésilienne. L’extrême droite ne fera pas qu’attendre la chute du gouvernement. Par deux fois pendant le mandat Bolsonaro, le coup d’État a été dans l’horizon [1]. S’ils ne gagnent pas, ils s’affaireront à détruire le gouvernement, avec une force politique et institutionnelle qu’ils n’avaient jamais eue auparavant.

    Notes :

    [1] Article publié sur la base d’un entretien avec Keïsha Corantin.

    [2] En mai 2020, la presse, plus tard confirmée par une enquête judiciaire, a révélé que Jair Bolsonaro et plusieurs généraux s’étaient accordés sur une intervention militaire contre les juges du Tribunal suprême fédéral, une intervention ensuite écartée parce que jugée inopportune. Le 7 septembre 2021, jour de l’indépendance nationale, Bolsonaro avait appelé ses partisans à un « contre-coup d’État », pour protester contre les enquêtes et critiques dont il était la cible. De nombreux militaires et policiers s’étaient alors rassemblés à Brasilia pour soutenir le président, finalement sans coup de force.

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      Colombie : face à Gustavo Petro, le joker des élites

      news.movim.eu / LeVentSeLeve · Wednesday, 15 June, 2022 - 17:11 · 15 minutes

    A lors que la victoire de Gustavo Petro semblait acquise dans un second tour face à la droite, les résultats du premier tour ont ébranlés ce scénario. Le leader de gauche devra donc affronter Rodolfo Hernández, un candidat indépendant que l’on a surnommé le “Trump colombien”. Derrière sa rhétorique anti-establishment, qui lui permet de capter une partie du vote protestataire, Rodolfo Hernández apparait aujourd’hui comme le joker des élites colombiennes qui ont unanimement rallié sa candidature.

    Les résultats du premier tour des présidentielles signent un scrutin historique autant que surprenant. Le deuxième tour verra s’affronter le candidat de gauche Gustavo Petro, favori des intentions de votes depuis plusieurs mois, et Rodolfo Hernández, une surprise de dernière minute. Tout au long de la campagne, les enquêtes d’opinion annonçaient un second tour entre Petro et le candidat de la droite traditionnelle Federico Gutiérrez (surnommé « Fico »). Mais ces dernières semaines, les sondages ont vu surgir un troisième personnage, l’outsider Rodolfo Hernández, passé en un mois à peine de 5 à 20% des intentions de votes. Avec un score de 28%, Hernández a finalement dépassé Fico qui réunit un peu moins de 24% des voix.

    PETRO EN TÊTE AU PREMIER TOUR, L’ESPOIR D’UNE VICTOIRE DE LA GAUCHE

    En termes de votes exprimés le grand vainqueur de ce premier tour demeure Gustavo Petro qui détient une large avance sur son adversaire, ayant réuni 40% des suffrages. Ce score confirme la dynamique favorable qui suivait Petro depuis le début de la campagne et qui alimente les espoirs d’une victoire des forces progressistes dans un pays historiquement conservateur où la gauche n’a jamais gouverné. Pour la gauche, un tel poids politique est une chose nouvelle. Jusque récemment, le conflit interne et la persistance de la guérilla marxiste des FARC privait un projet politique de gauche de toute crédibilité dans l’opinion publique. Les courants de gauche réfutant la guérilla et souhaitant jouer le jeu de la démocratie électorale y étaient malgré tout systématiquement associés. Les accords de paix de 2016 et la démobilisation des FARC, loin d’avoir mis fin au conflit armé, ont néanmoins instauré un climat politique plus apaisé et ont permis l’ouverture d’un espace pour la gauche. De surcroit, la signature de l’accord fait évoluer l’agenda politique, auparavant essentiellement articulé autour des questions militaires et sécuritaires, en faisant place à des thématiques sociales, économiques voir environnementales plus favorables à la gauche.

    La candidature de l’ anti-establishment réunit donc autour de lui toutes les vieilles figures de la politique colombienne : Parti Libéral, Parti Conservateur, et soutien de l’ex-président Álvaro Uribe. Fort de ces deux députés, tout annonce que Rodolfo Hernández ne sera que la mascotte d’un gouvernement de continuité

    À la faveur des mobilisations sociales de 2019 et 2021, ces thématiques occupent le débat public et se retrouvent au premier plan. La popularité de Petro, favori des sondages depuis le début de campagne, s’inscrit dans ce climat de revendications sociales. Réforme fiscale pour un impôt plus progressif, unification et publicisation du système de retraite, parité dans la fonction publique, garantie d’un « salaire minimum » pour les personnes âgées sans pension de retraite (soit 75% des personnes âgées) et les mères célibataires, démantèlement de l’ESMAD (équivalent CRS), transition d’une économie extractive à une économie tournée vers les services (tourisme et nouvelles technologies)… donnent un aperçu des propositions portées par le candidat du Pacte Historique. Si l’homme a retenu la leçon de sa défaite en 2018 et quelque peu modéré son programme, le changement pour la Colombie serait considérable.

    NDLR : Lire sur LVSL notre entretien avec le candidat Gustavo Petro : « La mafia colombienne est en mesure de dicter ses lois »

    Sur le plan international, le candidat entend renouer les relations avec son voisin vénézuélien mais ses critiques vis-à-vis de Maduro annoncent des discussions tendues. Alors que l’épouvantail du Venezuela était sans cesse brandi pendant la campagne, Gustavo Petro avait eu des mots durs à l’égard du président vénézuélien, cherchant à s’en distancier au possible. À l’issue du cycle électoral en cours dans la région, l’enjeu sera précisément l’union de ces gauches issues de deux générations différentes dont pourrait émerger une intégration régionale renouvelée. La Colombie aura néanmoins du mal à s’émanciper de Washington, malgré la volonté affichée de Petro en ce sens. Bastion historique de Washington sur le continent, la Colombie entretient avec les Etats-Unis un lien structurel et historique dans la lutte contre le trafic de drogue et les guérillas.

    UN 2 nd TOUR INCERTAIN

    En dépit de l’avance du Pacte Historique lors du premier tour, affronter Rodolfo Hernández était le pire scénario pour Gustavo Petro. Un second tour face à Fico Gutierrez – pour lequel il s’était préparé – aurait été plus confortable vu l’ampleur limitée des reports de voix dont aurait bénéficié le candidat de droite. Contrairement à celui-ci et bénéficiant du mantra de la droite « tout sauf Petro », Rodolfo Hernández dispose d’un réservoir de voix conséquent. À la veille du premier tour, 80% des électeurs de Fico Gutiérrez avaient déclaré qu’ils iraient voter pour Hernández en cas de second tour Petro-Hernández. À peine les résultats du premier tour annoncés, le candidat de droite annonçait son soutien à Rodolfo Hernández, sans même un coup de téléphone ni encore moins d’accord programmatique. La victoire de la gauche au second tour s’annonce difficile, les sondages annoncent un scrutin serré avec 1 ou 2% d’écart entre les deux candidats, plutôt à la faveur de Rodolfo Hernández . Par rapport au premier tour, Petro devra réunir 2 millions de voix supplémentaires pour l’emporter et l’on peine à identifier d’où elles viendront. Le parti du centre, arrivé troisième et défait dans les urnes (4% des voix) en raison notamment de ses dissensions internes, a divisé ses soutiens entre les deux candidats.

    Alors que Petro, issu du parti du Pacte Historique qu’il a créé il y a quelques années, jouait modérément la carte de l’antisystème et d’une présidence visant à « en terminer avec ceux de toujours », voilà que ces discours sont retournés contre lui. Rodolfo Hernández, ingénieur et chef d’entreprise, a misé toute sa campagne autour de cette image éloignée de la politique, se construisant un profil d’ outsider . À l’époque où il était encore pressenti pour le second tour et sur le fondement que la gauche n’avait jamais gouverné, Fico aimait à mettre en doute la viabilité d’un gouvernement de gauche et le saut dans le vide que cela représenterait. Aujourd’hui, voilà que le passage de Rodolfo au second tour amène Petro à user de la même rhétorique, se présentant comme le « changement responsable » face au « suicide » qu’incarnerait Rodolfo Hernández.

    Siège du Pacte Historique à Cali © David Zana

    Ne souhaitant s’affilier à aucun parti politique, l’ outsider s’est lancé en tant que candidat indépendant (son parti créé pour l’occasion s’appelle la Ligue Anticorruption) et a financé sa campagne sur sa fortune personnelle, s’élevant selon ses dires à 100 millions de dollars. Sa recette de campagne a consisté en quelques slogans démagogues martelées à répétition et une forte présence sur les réseaux sociaux. Elle ne lui aura pas couté cher : 4 000 millions de pesos soit moitié moins que les frais de campagne de Fico et bien moins que les 14 000 millions dépensés par le Pacte Historique, un pari donc réussi pour l’ingénieur.

    De quoi le « roi de Tik Tok » est-il le nom ?

    Rodolfo Hernández a fait campagne sur un discours virulent anti-establishment et anti-corruption, brisant les codes de la politiques pour se démarquer de ses adversaires. Tant dans le discours que dans ses méthodes de communication politique, il s’inscrit dans le sillage d’autres leaders de la région, Nayib Bukele au Salvador ou Bolsonaro au Brésil. Le « roi de Tik Tok » colombien, totalisant 4,5 millions de like sur la plateforme, a largement fait usage des réseaux sociaux pour diffuser son message avec des vidéos courtes jouant sur la figure divertissante du « papi cool ». Dans les dernières semaines de campagne, il a su tirer profit du délitement du centre et capter les indécis. Sa campagne aura été presque exclusivement virtuelle. Il y a plus de deux mois, le justifiant par des menaces à sa sécurité, celui que l’on surnomme le « Trump colombien » avait cessé toute apparition publique et refusé de participer aux débats présidentiels. À trois jours du second tour, la justice colombienne est intervenue pour imposer un débat au deux candidats. Pour Petro, qui s’était illustré dans l’exercice face à ses adversaires du premier tour, ce débat sera une dernière carte à jouer.

    En dépit des efforts pour s’en distancier, Rodolfo Hernández n’est pas un inconnu de la politique. De 2016 à 2019, il avait été maire de Bucaramanga, ville moyenne du centre de la Colombie. Présentant sa candidature sur un coup-de-tête, l’homme n’envisageait pas l’emporter, si peu, que le jour de l’élection municipale lorsque sa victoire fût annoncée, il se trouvait en voyage à New-York. D’aucuns diront que les circonstances actuelles de sa potentielle élection sont similaires…

    Avant d’être maire de Bucaramanga, il avait été élu conseiller municipal dans les années 1990, un siège qu’il n’a jamais occupé – tout en conservant son mandat – mais où il avait placé son suppléant qui sera à l’initiative d’un texte des plus arrangeants. Cet accord autorisait les entreprises de constructions à payer leur impôts sous forme de travaux publics. Une aubaine pour le leader de l’immobilier à Bucaramanga, Rodolfo Hernández. Si peu pour un pourfendeur de la corruption. Face au conflit d’intérêt qu’entrainait la signature de contrats entre son entreprise et la municipalité, il sera destitué. Ces fantômes le poursuivront puisque le candidat est actuellement sous le coup d’une enquête pénale pour prise illégale d’intérêt dans l’attribution de contrats publics lorsqu’il était maire de Bucaramanga.

    Il est difficile de classer le programme d’Hernández politiquement, qui va d’un bout à l’autre du spectre traditionnel gauche-droite. Sur le plan économique, le conservatisme est la tendance de fond : pas de réforme fiscale, suppression de l’impôt sur l’acquisition de patrimoine et sur les transactions financières, ou encore réduction de la dépense publique en supprimant les administrations jugées inutiles. Ce sont ainsi pas moins de 28 ambassades que le candidat entend fermer s’il arrive en poste, au motif que « leurs employés ne travaillent pas, ils ouvrent à 10 heures et ferment à 13 heures, ça s’appelle du vagabondage ». Le personnage ne manque pas de burlesque. Les colombiens n’ont d’ailleurs pas attendu Will Smith et les Oscars : une vidéo virale convertie en mème montrait déjà Rodolfo Hernández gifler violemment un ex-conseiller municipal alors qu’il était maire de Bucaramanga. S’il était encore besoin d’ajouter au portrait, l’homme déclarait en 2016 au micro d’une radio être le « disciple d’un grand penseur allemand. Adolf Hitler. » .

    https://www.google.com/url?sa=i&url=https%3A%2F%2Fwww.lesoir.be%2F445554%2Farticle%2F2022-05-31%2Fcolombie-leurre-du-changement&psig=AOvVaw1C2KW9EpaN_SCWw3bzwopI&ust=1655422653962000&source=images&cd=vfe&ved=0CA4Q3YkBahcKEwjosdWS0LD4AhUAAAAAHQAAAAAQAw Rodolfo Hernández escorté lors d’une apparition publique © Marielisa Vargas

    Sur d’autres questions le candidat adopte des positions habituellement portées par le camp progressiste : il se dit par exemple favorable à la légalisation de l’euthanasie, ou encore prévoit la création de centres d’attentions pour que les personnes dépendantes aux drogues se voient gratuitement administrer leur dose minimale. Son programme économique inclut également l’instauration d’une retraite pour tous et la taxation des retraites élevées. Cependant, les observateurs s’accordent sur l’imprécision de ses propositions, qui ne stipulent ni les sources de financements des réformes ni ne détaillent leur mise en œuvre. Sur le plan international, Hernández surprend encore puisqu’il soutient une reprise des relations avec le Venezuela. Soulignons cependant qu’à la lumière du poids de l’immigration des vénézuéliens en Colombie et de la désorganisation militaire à la frontière, qui a fait prospérer toutes sortes de trafics, même le candidat de droite Fico Gutiérrez plaidait pour un rétablissement des relations a minima consulaires entre les deux pays.

    LE MESSAGE DE CES PRÉSIDENTIELLES : UN DÉSIR DE RUPTURE ?

    Le duel Petro-Hernández, dont aucun n’est issu des partis traditionnels, témoigne du désir de rupture chez les colombiens, comme cela s’était vu avant au Chili, et signe la déroute de la droite. Malgré le soutien des partis traditionnels Libéral et Conservateur, Fico Gutiérrez n’a pas franchi le cap du second tour. Il semble au contraire que l’homme ai pâti de la figure de continuité qu’il incarnait, image exacerbée par le soutien apporté par l’ex-président Álvaro Uribe Velez. Président du pays entre 2004 et 2012, Uribe (droite extrême) avait quitté le palais présidentiel fort d’une très haute popularité, en faisant une figure très influente sur la scène politique colombienne jusque récemment. C’est avec son aval que furent élus les deux présidents qui lui ont succédés. Mais le mandat désastreux du président actuel Iván Duque, notamment marqué par la répression sanglante des manifestations de l’année précédente (au moins 40 morts aux mains de la police), a gravement atteint la côte de l’ uribismo . Le soutien – même discret – d’Uribe à Fico lors de ce scrutin a finalement fait porter sur ce dernier le fardeau de l’impopularité du gouvernement en place.

    Bien que les accords de paix soient restés un thème de second plan pendant la campagne, le conflit armé reste un enjeu majeur dans le pays. Le gouvernement actuel d’Iván Duque, opposé à l’accord dès l’origine, a multiplié les obstacles à sa mise en œuvre et les promesses formulées accusent de nombreux retards. Depuis l’accord de 2016, 1306 lideres sociales ont été assassinés

    Paradoxalement au rejet de l’ establishment , les élections législatives d’avril dernier ont vu se former un Parlement dominé par les partis traditionnels. Ce scrutin, qui répond à des logiques locales marquées par le clientélisme, favorise toujours les vieilles forces politiques organisées en fief. Malgré cela, la coalition menée par Petro avait réalisé un score historique en obtenant environ 25% des sièges au Parlement. Des scores historiques mais pas de majorité. De son côté, le parti de Rodolfo Hernández avait réussi à remporter deux sièges dans sa région du Santander.

    La faiblesse de la gauche au Parlement fait poindre le risque d’une paralysie des institutions en cas de victoire de Petro. Pour former une majorité, Colombia Humana devra s’allier au centre, aux libéraux, et même à quelques députés du centre-droit ; des alliances qui n’ont rien d’évident alors que le premier est faible et divisé, et que les deux derniers, qui soutenaient le candidat de droite avant le premier tour, soutiennent aujourd’hui Rodolfo Hernández.

    La candidature de l’anti-establishment réunit donc autour de lui toutes les vieilles figures de la politique colombienne : Parti Libéral, Parti Conservateur, et soutien de l’ex-président Álvaro Uribe. Fort de ces deux députés, tout annonce que Rodolfo Hernández ne sera que la mascotte d’un gouvernement de continuité. Face au désaveu de la population, ces élites politiques trouvent dans la subversion d’Hernández un compromis utile à leurs intérêts. Son élection pourrait n’être qu’une révolution symbolique destinée à rendre l’élite plus acceptable, masquant une continuité en termes de pratique politique et la préservation intacte des structures socio-économiques.

    QUEL FUTUR POUR L’ACCORD DE PAIX ?

    Bien que les accords de paix soient restés un thème de second plan pendant la campagne, le conflit armé reste un enjeu majeur dans le pays. Le gouvernement actuel d’Iván Duque, opposé à l’accord dès l’origine, a multiplié les obstacles à sa mise en œuvre et les promesses formulées accusent de nombreux retards. Depuis l’accord de 2016, 1306 lideres sociales ont été assassinés. Début mai, le groupe paramilitaire Clan del Golfo déclarait un paro armado [une grève armée] pour protester contre l’extradition aux Etats-Unis de leur chef Daniel Otoniel. Ce paro armado affecta 11 départements, surtout au nord du pays, où commerces et administrations furent forcés à la fermeture sous peine de représailles. 26 personnes furent assassinées . Pour les habitants de ces régions, la violence est une réalité omniprésente. Le 31 mai, jour du scrutin présidentiel, un soldat et une jurée électorale étaient tués alors qu’ils transportaient les urnes. En dépit de ces faits de violence, il ne semble pas y avoir eu de fraude électorale massive de nature à transformer les résultats.

    Les deux candidats à la présidentielle sont favorables à l’accord de paix. Petro en particulier en a fait un point clé de son programme, insistant sur le besoin de mettre à exécution la réforme agraire, le renforcement de la protection des lideres sociales et l’ouverture d’un dialogue avec la guérilla de l’ELN. S’il venait à être élu, le respect et la mise en œuvre de l’accord de paix pourraient constituer une entrée vers une alliance avec le centre et les libéraux, qui avaient appuyés sa signature en 2016.

    NDLR : lire sur LVSL l’article de Keïsha Corantin : « En Colombie, les accaparements violents blanchis par le marché »

    Hernández affiche une volonté similaire de rompre le cycle de violences qui ensanglante la Colombie depuis plus d’un demi-siècle. Mais les groupes paramilitaires sont organiquement liés aux élites agraires colombiennes. Celles-ci ayant apporté leur soutien au candidat Hernández, il est peu probable qu’il s’en autonomise s’il parvient au pouvoir. À l’instar de Jair Bolsonaro au Brésil et de Nayib Bukele au Salvador, Rodolfo Hernández est-il autre chose que la réincarnation clownesque de la classe dominante ?