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      « Contr’un » de Gaspard Koenig

      Samir Regad · ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Wednesday, 23 November, 2022 - 03:30 · 3 minutes

    Gaspard Koenig a publié un nouvel essai politique : Contr’un, pour en finir avec l’élection présidentielle en France .

    Son ouvrage est un récit de campagne, un réquisitoire libéral contre l’élection présidentielle au suffrage universel direct , ainsi qu’un livre de propositions de réformes en faveur d’une conception parlementariste de la vie politique française .

    La campagne présidentielle en France : exigence d’omniprésence, d’omniscience, d’omnipotence

    Il fait d’abord le récit critique de la campagne présidentielle 2022 telle qu’il l’a vécue par un triptyque de mythes de l’ omni .

    La mystique de la présence impose l’omniprésence au candidat : convaincre suppose ainsi un exercice de démultiplication de soi.

    La mystique de l’omniscience : décliner ses convictions dans l’arène publique lors d’une campagne présidentielle structurellement peu propice à l’exposé des idées.

    La mystique de l’omnipotence : sa conception libérale classique du pouvoir, de sa conquête, de son exercice, se heurte à la logique institutionnelle de cette campagne fondée sur un chef.

    La démocratie présidentialiste : un modèle d’exportation français

    Gaspard Koenig propose dans une deuxième partie une analyse historique comparative ayant pour objet la mutation progressive au cours des deux derniers siècles du régime politique des démocraties occidentales, puis par contagion des démocraties asiatiques, sud-américaines, africaines et est-européennes naissantes, de systèmes parlementaires strictement législatifs en démocraties présidentielles à exécutif prédominant.

    D’après lui, la démocratie présidentielle est devenue majoritaire parmi les nations du monde à partir du coup de force gaulliste de 1962, qui a progressivement transformé la scène géopolitique. Le destin de sept milliards de Terriens est désormais suspendu à quelques dirigeants régulièrement réunis lors de sommets internationaux et bien identifiés par l’opinion publique mondiale.

    Pour une souveraineté dispersée

    La souveraineté dispersée, cœur de son chapitre consacré aux propositions, se décline en trois mesures :

    1. Abolition de l’élection présidentielle au suffrage universel (contre-référendum pour revenir à la Constitution de 1958)
    2. Démocratie locale directe (par la combinaison de la subsidiarité ascendante et du référendum d’initiative citoyenne)
    3. Démocratie délégative au niveau national (avec possibilité d’expérimentation au sein de la V e République)

    L’anarchisme démocrate-libéral

    Gaspard Koenig s’en prend sévèrement aux penchants autoritaires du présidentialisme dans le monde.

    Or, comment justifier de la sincérité de son indignation face à des dérives graves (les exemples ne manquent pas : invasion de l’Ukraine par la Russie, persécutions des populations autochtones du Brésil, surveillance totalitaire des citoyens en Chine) quand il finit par affirmer :

    « Je souhaite un président raisonnable pour être gardien de la Constitution et chef des armées, mais aussi éloigné que possible de la fabrique des lois ».

    Un président français chef des armées, quelle position plus tenable encore pour critiquer ensuite le militarisme présidentialiste de Vladimir Poutine , Jair Bolsonaro, Xi Jinping et autres dictateurs ?

    On imagine mal Étienne de La Boétie , précurseur intellectuel de l’anarchisme, affirmer dans son essai sur la servitude volontaire, « voir non pas cent, non pas mille hommes, mais cent pays, mille villes, un million d’hommes ne pas assaillir celui qui les traite tous comme autant de serfs et d’esclaves » puis conclure son pamphlet par « je souhaite un roi Henry II raisonnable pour être gardien de la dynastie valoise, chef des armées royales, mais aussi éloigné que possible de la fabrique de nouveaux impôts. »

    Dans un précédent ouvrage, Gaspard Koenig disait adopter comme règle de vie le « principe de l’haltère » : plutôt que rechercher le juste milieu, combiner les extrêmes. Ainsi de son positionnement idéologique : un marginal d’extrême-centre.

    Gaspard Koenig, Contr’un: Pour en finir avec l’élection présidentielle , L’observatoire , 2022, 237 pages.

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      Greta a ressuscité Einstein, par Jean-Paul Oury

      Frédéric Mas · ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Sunday, 20 November, 2022 - 04:15 · 4 minutes

    L’écologisme comme idéologie illibérale avait trouvé son égérie avec Greta Thunberg , mais il semblerait, autant par commodité que par opportunité, que sa rhétorique ait glissé de l’antiscience au scientisme le plus étroit.

    Pour Jean-Paul Oury , qui signe un essai au titre évocateur Greta a ressuscité Einstein , c’est désormais au nom du « progrès scientifique » bien compris que les écolos cherchent à imposer leur vision du monde à l’ensemble de la population.

    La « science » comme idéologie

    La « science » dont se réclame Greta n’a pas grand-chose à voir avec l’ensemble des pratiques ordinaires des labos et des centres de recherches. Il s’agit plutôt d’un instrument politique, d’un élément de langage aux mains de ses thuriféraires pour imposer un certain nombre de politiques publiques délivrées comme autant de vérités révélées, indiscutables par le commun des mortels, entendez, ceux qui n’appartiennent pas aux classes dirigeantes technocratiques.

    Aux mains des technocrates, l’idéologie de la science dont se prévaut l’écologisme devient un système de domination imposant ses règles et s’opposant clairement aux institutions libérales et démocratiques.

    Une fois instrumentalisée politiquement, « la science » se fait la servante de plusieurs régimes politiques possibles poussés par les nouveaux militants écolo : la climatocratie, la covidocratie, la biodiversitocratie, la collapsocratie et l’algorithmocratie.

    La climatocratie se sert du réchauffement climatique bien réel pour installer la peur, étendre la sphère gouvernementale et produire des interdits. Le style catastrophiste qui en véhicule le message ne supporte aucune critique, aucun dissident et aucun pas de côté. Au nom du « consensus scientifique » sur le sujet, le pouvoir politique l’impose comme vérité révélée abolissant toutes les limites et les normes qui autrefois définissaient le gouvernement représentatif classique.

    La covidocratie repose sur les mêmes ressorts : s’appuyer sur une pandémie bien réelle pour ensuite consacrer politiquement un groupe d’experts devenu collège sacré et dont les décisions valent paroles d’Évangile pour initier des politiques publiques exceptionnelles.

    Jean-Paul Oury revient avec précision sur la manière dont le docteur Fauci aux États-Unis a assis son autorité scientifique à force de combines politiques, comme la polémique « Raoult » qui aurait dû rester une querelle entre spécialistes mais est devenue politique sous la pression confiscatoire des technocrates. L’idéologisation de la médecine qui en a résulté a considérablement atteint la confiance accordée aux praticiens par leurs patients.

    C’est aussi le catastrophisme écologique qui motive les tenants de la biodiversitocratie. Ce qui menace l’humanité, c’est la fameuse sixième extinction supposée se dérouler devant nos yeux, sous le regard imperturbable des dirigeants accusés d’immobilisme. Pour remédier à la fin de l’humanité annoncée, tous les moyens sont bons et certains de ses idéologues sont même prêts à défendre la dictature de salut public. Si la fin de l’Histoire est réelle, tous les coups sont permis, même l’anéantissement de la démocratie et des libertés individuelles.

    L’idéologie sous couvert de science

    Mais « la science » n’est pas seulement instrument de la nouvelle écologie politique. Jean-Paul Oury rappelle que la politique peut également maquiller l’idéologie en science quand cela lui convient, comme c’est le cas pour la collapsologie et l’algorithmocratie.

    Dans le premier cas, « la science de l’effondrement » est une construction problématique qui ne correspond à rien de connu en pratique :

    « (…) Au lieu de compiler les données et de tirer des statistiques sans aucun présupposé, ils ont posé une hypothèse a priori qui est celle que « la civilisation occidentale nous menait à notre perte » et on voit bien dans leurs exposés successifs qu’ils font une sorte de cherry picking de toutes les données qui corroborent leur hypothèse de départ sans tenir compte de celles qui pourraient l’infirmer. »

    Comme la collapsologie, l’algorithmocratie détourne la science au profit de la politique, cette fois en s’appuyant sur la planification technologique. Il s’agit ici de mettre les nouvelles technologies au service de la reprogrammation des comportements humains. À l’heure où certains évoquent avec gourmandise la possibilité d’adopter un permis carbone , le propos est à la fois clairvoyant et glaçant.

    Il est ici difficile de rendre compte en quelques lignes de la richesse de l’essai comme de la volonté constante de son auteur d’exposer et de déconstruire avec minutie les diktats du nouveau scientisme écologiste. Jean-Paul Oury s’attaque à l’instrumentalisation des sciences mais bien évidemment il ne condamne pas la science. C’est au nom du progrès et de la philosophie des Lumières que le directeur de publication de l’excellent site The European Scientist prend la plume et défend l’intégrité de sa pratique contre sa récupération par ses ennemis d’aujourd’hui. L’éclairage global donné sur les menaces qui planent aujourd’hui sur la démocratie par les différentes versions scientistes de la technocratie mérite une lecture attentive. À mettre entre toutes les mains !

    Jean-Paul Oury, Greta a ressuscité Einstein , VA éditions, 2022.

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      6 choses qu’on ignore sur le Frankenstein de Mary Shelley

      Foundation for Economic Education · ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Saturday, 19 November, 2022 - 03:40 · 9 minutes

    Par Jon Miltimore.

    Frankenstein est l’une de ces histoires dont on entend parler durant l’enfance sans pouvoir se rappeler dans quelles circonstances. Quoi qu’il en soit, c’est mon cas.

    Nous savons que le monstre est grand et vert, qu’il a une tête carrée et des cicatrices. Nous savons qu’il était mort et a été ramené à la vie par un médecin fou. Nous pressentons qu’il n’est pas exactement mauvais mais incompris. Du moins, c’est ce dont je me souviens.

    Voyez-vous, je n’ai lu pour la première fois le roman effrayant de Mary Shelley qu’il y a quelques semaines. Je n’avais pas non plus vu le film classique Frankenstein de James Whale (1931), avec le légendaire Boris Karloff, ni d’ailleurs aucun autre film sur Frankenstein. J’ai depuis regardé l’adaptation sombre de Kenneth Branagh, Mary Shelley’s Frankenstein .

    Le fait que je n’aie jamais lu l’excellent livre de Shelley, Frankenstein ou le Prométhée moderne, est une source d’embarras pour moi car je me considère comme un étudiant en littérature de premier et de deuxième cycle.

    Ayant finalement lu le livre, voici six choses que j’ai apprises.

    1. Il n’y a pas d’Igor

    En lisant l’œuvre de Shelley, j’attendais toujours l’apparition d’Igor. L’une des rares choses que je savais, c’est que le docteur Victor Frankenstein a un assistant bossu à l’allure étrange, Igor, qu’il dirige lorsqu’il élabore sa création dans son laboratoire. Mais au début de l’histoire le monstre prend vie, Frankenstein s’enfuit et il n’est pas question d’un dénommé Igor.

    Je me suis dit que j’avais peut-être raté quelque chose. Après tout, Shelley passe rapidement (une page ou deux) sur la création du monstre. Je suis retourné la lire. Non, pas d’Igor. J’ai pensé qu’il apparaîtrait plus tard dans un flash-back ou dans la tentative de Frankenstein de créer un nouveau monstre. Mais non, pas d’Igor.

    En fait, point d’Igor dans la version Boris Karloff de Frankenstein ni dans la version de Branagh en 1994. Apparemment, ce n’est que dans le film de 1939, Le Fils de Frankenstein , qu’apparaît un assistant nommé Ygor, dont le nom a ensuite été changé en Igor dans les films ultérieurs (il y avait bien un assistant dans les deux premiers films Frankenstein mais il se prénommait Fritz et s’inspirait de pièces de théâtre du XIX e siècle).

    2. Mary Wollstonecraft est morte en donnant naissance à Mary Shelley

    J’étais tellement gêné de ne pas le savoir que j’ai failli ne pas en parler. Mary Shelley était la fille de la célèbre philosophe britannique et militante des droits de la femme Mary Wollstonecraft , morte en lui donnant naissance.

    Apparemment, le placenta s’est rompu pendant l’accouchement. Une infection s’est développée et la célèbre féministe libertarienne est morte de septicémie le 10 septembre 1797.

    Wollstonecraft n’a donc pas pu apprendre que sa fille deviendrait l’une des romancières les plus célèbres de tous les temps. Cela me rend un peu triste. Quelque chose me dit qu’elle aurait été fière.

    3. Contre la peine de mort

    D’accord, je l’admets. Je n’ai aucune idée de ce que Shelley pensait réellement de la peine de mort. Mais l’exemple de la peine capitale donné dans le roman n’est pas vraiment un éloge de cette politique. Après que Frankenstein a créé son Monstre, nous apprenons que son jeune frère William – qui n’est qu’un enfant – est tué alors qu’il jouait dans la forêt.

    Frankenstein a des doutes sur l’identité de l’auteur de cet acte ignoble, mais ce qui suit est tout aussi glaçant que le reste du livre livre de Shelley. Alors que William est introuvable, une équipe est envoyée à sa recherche. Sa nounou Justine, membre adoptif de la famille Frankenstein, découvre un médaillon appartenant à William mais aucune trace de son corps. Lorsque celui-ci est découvert plus tard et que Justine est trouvée en possession du médaillon, elle est accusée de la mort de William, déclarée coupable sur la base des preuves les plus minces et rapidement pendue.

    4. Shelley a conçu l’histoire après un cauchemar, à l’âge de 18 ans

    L’une des parties les plus intéressantes de Frankenstein est l’histoire de ce livre.

    Imaginez que vous avez 18 ans et que vous traînez dans la propriété de Lord Byron à Genève, en Suisse. C’est exactement ce que faisait Mary Shelley au cours de l’été 1816, peu après s’être enfuie en Italie avec Percy Shelley (un homme marié) alors qu’elle n’avait que 16 ans.

    Un soir, à l’occasion d’une sortie, Lord Byron a proposé que chacune des quatre personnes présentes « écrive une histoire de fantômes ». Chaque matin, on lui demandait : « Avez-vous pensé à une histoire ? » Chaque matin, Shelley était obligée de répondre honteusement par la négative.

    Finalement, une nuit, alors qu’elle luttait pour dormir, son imagination a pris le dessus.

    J’ai vu – les yeux fermés mais avec une vision mentale aiguë – j’ai vu le pâle étudiant des arts inavouables agenouillé à côté de la chose qu’il avait assemblée. J’ai vu le fantôme hideux d’un homme étendu, puis, sous l’action de quelque puissant moteur, donnant des signes de vie et s’agitant avec un mouvement maladroit, à moitié vivant. Toute tentative humaine d’imiter le stupéfiant mécanisme du Créateur du monde serait effrayante. Son succès terrifierait l’artiste ; il se précipiterait loin de son odieux ouvrage, épouvanté.

    Frankenstein et son monstre étaient nés.

    5. Le monstre n’est pas sympathique et Frankenstein n’est pas le méchant

    Il existe une idée selon laquelle le monstre de Frankenstein est une créature douce, stupide et incomprise.

    Selon l’interprétation moderne, il n’était pas vraiment le méchant et j’ai toujours supposé que c’était vrai, sans avoir lu l’histoire. Les films que j’ai vus du monstre de Frankenstein – comme Monster Squad (1987) et Van Helsing (2004) – le montraient sous un jour sympathique et c’est un peu l’impression que j’avais de la créature interprétée par Boris Karloff.

    Ce n’est pas l’impression que j’ai eue du Monstre de Shelley. Pas du tout. Tout d’abord, il n’est pas stupide. Il raconte son histoire sur plusieurs chapitres et on se rend vite compte qu’il est très instruit (il lit Plutarque !). Il ne marmonne pas comme un enfant ou Simple Jack, il parle avec éloquence. Il est doué de raison.

    Le Monstre est cependant colérique parce qu’il est différent. Il est laid. Il n’a rien ni personne.

    « Je ne possédais ni argent, ni amis, ni aucune sorte de propriété » , explique-t-il à Victor.

    En fait, même son créateur le méprise.

    « Moi, le misérable et l’abandonné, je suis un avortement, un objet qu’on cache, qu’on frappe et qu’on piétine » , explique le Monstre vers la fin du livre.

    C’est sans doute la raison pour laquelle certains ont interprété le Monstre sous un jour sympathique. Et à certains égards, il est effectivement un personnage sympathique. Nous le voyons observer une famille de villageois pauvres et découvrir qu’il n’est pas leur semblable.

    « J’admirais la vertu et les bons sentiments, j’aimais les manières douces et les qualités aimables de mes concitoyens, mais j’étais privé de tout rapport social, sauf par des moyens discrets me rendant invisible et inconnu et qui augmentaient plutôt que satisfaisaient le désir que j’avais de devenir un de mes semblables. »

    Nous voyons le Monstre plaider auprès de Victor pour qu’il lui crée une compagne.

    « Je suis seul et misérable, un homme ne veut pas s’associer à moi, mais une femme aussi difforme et horrible que moi ne se refuserait pas à moi », dit-il à Victor. « Ma compagne doit être de la même espèce et avoir les mêmes défauts. Cet être, tu dois le créer. »

    Les lecteurs peuvent s’identifier à la détresse du Monstre. Après tout, qui d’entre nous souhaiterait passer sa vie seul ? Le problème est que, comme je l’ai noté, la créature est douée de raison. Elle sait distinguer le bien du mal. Le bien et le mal. Et tout au long du roman, elle commet acte mauvais après acte mauvais, avouant même à Victor, avoir tué William.

    « Mon garçon, tu ne reverras jamais ton père » , dit le Monstre à l’enfant, « tu dois venir avec moi » .

    Victor Frankenstein n’est pas le méchant de l’histoire. Ses erreurs sont bien plus humaines. Elles proviennent des conséquences involontaires de sa création et de la peur qui l’empêche d’aborder et de confesser son erreur pendant la majeure partie du roman.

    Les actes de la créature sont beaucoup plus monstrueux et ne sont pas commis par un être maladroit, stupide et puéril mais par un monstre intelligent et égoïste.

    6. Le monstre de Frankenstein est une métaphore de l’État

    Je ne sais absolument pas si Shelley l’a vu mais son histoire est une merveilleuse métaphore de l’État.

    En utilisant le pouvoir de la science moderne, le docteur Frankenstein crée un monstre puissant et réalise rapidement qu’il ne peut pas le contrôler. Les motifs de Frankenstein sont purs lorsqu’il donne vie à la créature, mais le Monstre a une vie propre et une série de funestes conséquences s’ensuivent. Le plus effrayant c’est que Frankenstein se rend compte qu’il ne peut pas détruire sa création. Si ce n’est pas une métaphore de l’État , je ne sais pas ce que c’est.

    Comme je l’ai dit, il n’est pas certain que Shelley ait vu les choses de cette façon, mais certains éléments vont dans ce sens. Au chapitre 4, Victor laisse entendre que c’est la poursuite de sciences « illégales » qui a égaré les Hommes à travers l’histoire et porté atteinte à la paix.

    Si cette règle était toujours observée ; si aucun homme ne permettait à qui que ce soit de nuire à la tranquillité de ses affections domestiques, la Grèce n’aurait pas été asservie ; César aurait épargné son pays ; l’Amérique aurait été découverte plus progressivement ; et les empires du Mexique et du Pérou n’auraient pas été détruits.

    Peu de choses interfèrent davantage avec la paix, la tranquillité ou nos affaires domestiques que l’État, ce qui constitue une raison supplémentaire pour que je considère le roman de Shelley comme une mise en garde adressée aux bâtisseurs potentiels de Babel.

    La morale de l’histoire est claire : faites attention à ce que vous créez en utilisant des moyens peu scrupuleux ou non naturels. Votre création peut se développer au-delà de votre contrôle et vous causer de grandes souffrances.

    Traduction Contrepoints

    Sur le web

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      Jean-Marc Daniel est-il devenu keynésien ?

      Johan Rivalland · ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Friday, 18 November, 2022 - 04:30 · 15 minutes

    Jean-Marc Daniel qualifie de « pagano-gauchistes » tous ces mouvements qui se disent écologistes et sont en réalité « sans nuances » , ne faisant que promouvoir un vieil anti-capitalisme qu’ils tentent de recycler , les idées marxistes du XX e siècle ayant perdu de leur superbe à la suite de la chute de l’URSS.

    Selon nombre d’entre eux, au capitalisme devrait être substitué une « société frugale et égalitaire reposant sur de multiples contraintes et sur la restriction des libertés et des possibilités de production ». Par exemple Naomi Klein, chantre depuis longtemps de l’obsession anti-capitaliste s’étant désormais emparée des thèmes de l’écologie radicale, recommande ainsi de mettre tout en œuvre pour revenir au niveau de consommation et donc de revenu des années 1970 (ce qui à titre d’illustration correspondrait à une division par deux du pouvoir d’achat dans le cas des Français, les « riches » devant, il va de soi, être davantage mis à contribution que les autres). On imagine sans peine l’impact économique, sociétal et humain catastrophique que cela engendrerait

    Refusant d’entrer dans le jeu des visions catastrophistes qu’ils s’évertuent sans cesse à mettre en avant de manière virulente, et de l’écologie de type punitive qu’ils promeuvent, Jean-Marc Daniel privilégie quant à lui l’appel à la raison et à la connaissance pour tenter de montrer qu’il est possible d’adopter une analyse beaucoup plus sereine et constructive sur l’écologie plutôt que de chercher en vain et sans réelle vision à « changer le système ».

    Retour aux sources

    Tout étudiant ayant reçu un enseignement en histoire de la pensée économique (HPE) a entendu parler des physiocrates , ce courant de pensée très délimité dans l’espace (la France, à quelques exceptions près) et dans le temps (de la fin des années 1750 à 1776 et le renvoi de Anne Robert Jacques Turgot , ainsi que la parution de La Richesse des nations d’Adam Smith ), dont les précurseurs sont Pierre le Pesant de Boisguillebert et Richard Cantillon .

    Le terme physiocratie a été inventé par Dupont de Nemours . Il résulte de la fusion de deux mots grecs : physis (la nature) et kratos (la puissance). Cette école de pensée très structurée (contrairement au mercantilisme dont elle vient contredire assez radicalement les principes) avait pour chef de file François Quesnay , qui reprend notamment la notion de droit naturel de John Locke , à laquelle il ajoute celle « d’ordre naturel » (« ordre voulu par Dieu, intangible et connaissable »).

    Il reprend aussi à Boisguillebert l’approche en termes de circuit, ainsi que l’anticolbertisme et l’idée de primauté de l’agriculture. Il est persuadé que la prospérité du royaume repose sur celle de l’agriculture. Il faut donc éviter de l’écraser par l’impôt et ôter les barrières administratives à l’échange.

    Il est obsédé, en particulier, par le problème du « bon prix » du grain. Les prix insuffisants empêchent les cultivateurs de pouvoir investir dans l’amélioration des cultures.

    Mais c’est surtout la conception du Tableau économique (1758) qui va susciter l’intérêt des économistes. Cette représentation du circuit macroéconomique inspirera notamment Karl Marx au XIX e siècle et est considérée comme l’origine des systèmes de comptabilité nationale développés après la Seconde Guerre mondiale.

    On y trouve en particulier une notion décisive dans l’HPE qui va déboucher sur la notion classique de capital : celle des « avances » (capital fixe et capital circulant des classiques qui correspondent aux moyens de production durables et aux consommations intermédiaires).

    Une opposition aux thèses des mercantilistes

    Si tout le monde recherche l’excédent commercial, suivant les principes des économistes mercantilistes, dominants depuis le XVI e siècle , le système se bloque ou dégénère en affrontement (le XVII e siècle est un siècle de guerre). Cela pouvait encore à peu près fonctionner tant que l’Espagne assumait les déficits liés à son pillage des réserves d’or et d’argent américaines, mais plus après.

    Le message des mercantilistes à l’égard de l’inflation engendrée par l’afflux de métaux précieux est ambigu : elle favoriserait les vendeurs dont les prix montent (ce qui n’est finalement pas avéré puisqu’on assiste plutôt à des transferts de revenus) et effacerait les dettes des États (les taux d’intérêt vont en réalité monter et non baisser comme attendu, l’inflation ayant conduit les prêteurs à protéger leur rendement), mais en revanche elle rend manifestement le pays moins compétitif et réduit ses débouchés à l’exportation.

    L’inflation conduit donc, in fine , à un amenuisement de l’excédent commercial qui oblige soit à baisser les prix à l’export en faisant pression sur les salaires du secteur exportateur (d’où des révoltes), soit à réduire encore les importations par des augmentations de droits de douane ou un contingentement renforcé (ce qui pénalise le bien-être de la population qui, par ailleurs, souffre toujours de disettes en France et ne voit pas son niveau de vie s’améliorer, y compris en Espagne).

    L’acteur central de l’économie est en réalité l’État et non l’entrepreneur. Le système est construit pour et par des fonctionnaires, au service du « despote éclairé », qui modernise l’économie au nom de la raison (Cromwell, Colbert).

    En définitive, à la fin du XVII e siècle, la recherche de métaux précieux apparaît clairement comme une illusion.

    En outre, les guerres quasi permanentes qui secouent l’Europe conduisent à un endettement récurrent des États qui, par commodité, prennent l’habitude d’organiser les banqueroutes pour annuler tout ou partie de leur dette. Ce qui, forcément, entraîne réticence de la part des prêteurs et conduit donc à des hausses de taux d’intérêt pour tenter de les amadouer. Et à plus long terme conduit à abandonner ces pratiques de la banqueroute devenues inefficaces.

    L’actualité des thèses des physiocrates

    C’est dans ce contexte que la doctrine des physiocrates émerge, avançant l’idée que l’économie est régie par des mécanismes naturels qui ne doivent pas être faussés par ces interventionnismes excessifs.

    La balance commerciale cesse alors d’être privilégiée, pour étudier en priorité les interdépendances au sein de l’économie nationale (analyses du circuit macroéconomique).

    Le parallèle avec aujourd’hui est très intéressant. Après nous avoir présenté de manière vivante et passionnante quelques-uns des personnages éminents, souvent oubliés, de ce mouvement physiocrate, Jean-Marc Daniel montre une fois de plus en quoi la connaissance de l’histoire des idées économiques est utile.

    Pourquoi insister sur les limites et les impasses du mercantilisme ? Parce que notre époque, qui semble étrangement, nous l’avons dit, avoir de plus en plus les yeux de Chimène pour Colbert, est devenue subrepticement chrysohédoniste. En effet, les politiques monétaires débridées qui ont servi à financer les déficits budgétaires ont reposé sur l’idée qu’augmenter la quantité de monnaie en circulation revenait à augmenter la richesse. « L’argent magique » créé sans limites a remplacé l’or dans les fantasmes politiques d’aujourd’hui, comme si une partie des dirigeants avait du mal à admettre que c’est par le travail et non par la monnaie que l’on devient riche.

    Mais revenons aux mercantilistes. Ils soutenaient en outre que l’abondance de monnaie allait se traduire par une baisse des taux d’intérêt favorable à l’investissement et capable d’alléger la charge d’intérêt des États. Or c’est l’inverse qui s’est produit, l’inflation ayant conduit les prêteurs à protéger le rendement de leurs placements en faisant monter ces derniers. Là encore, notre époque décidément tristement chrysohédoniste a cru trouver son salut dans des taux d’intérêt faibles, voire négatifs, et n’en a pas tiré les bénéfices attendus sous forme du renforcement de l’investissement…

    Écologie et droit de propriété

    Le problème des écologistes aujourd’hui c’est qu’ils contestent le droit de propriété qui était justement ardemment défendu, entre autres, par les physiocrates comme faisant partie des droits naturels et comme étant une condition essentielle du développement de la richesse dont nous devons tous bénéficier. Non plus comme auparavant au nom de la lutte des classes mais désormais de la dégradation de la nature. Sauf que, comme le remarque Jean-Marc Daniel (et comme nous sommes nombreux à le remarquer également), le bilan des pays socialistes du XX e siècle qui avaient remplacé la propriété privée par celle collective a été véritablement catastrophique (assèchement de la mer d’Aral, Tchernobyl, etc.).

    L’explication est assez évidente :

    En fait, la défense du droit de propriété comme moyen de préservation de l’environnement tient au simple fait que nul n’a intérêt à abîmer ce qu’il détient alors que tout individu peut vite se convaincre qu’il n’a aucun risque à vivre aux crochets de la collectivité, que celle-ci soit nationale, municipale ou coopérative.

    Bienfaits de la concurrence, libre circulation des marchandises, libre-échange, économie de l’offre et de création de débouchés, sont les autres conditions essentielles définies par les physiocrates pour assurer la croissance des richesses et donc le bien-être de tous. Il s’agit aussi de pratiquer une fiscalité modérée (portant essentiellement sur la propriété foncière, les fameux « rentiers » auxquels Jean-Marc Daniel fait souvent référence), d’éviter l’endettement public (limiter le niveau de dépenses à celui des recettes) et de contrôler la masse monétaire pour ne pas engendrer l’inflation (l’outil monétaire ne favorisant pas la croissance).

    Turgot le réformateur

    Anne Robert Jacques Turgot, qui est l’un des très rares ministres libéraux que la France ait connu au cours de son histoire, va s’inspirer de l’idée des physiocrates affirmant que la croissance économique de l’époque repose sur l’agriculture. Raison pour laquelle il va œuvrer pour la libéralisation du prix du blé.

    Il a été introduit à la Cour et parmi les cercles économiques dominés par les physiocrates par Vincent de Gournay, qui est et restera son véritable inspirateur , celui à qui beaucoup attribuent la célèbre formule « Laissez faire, laissez passer ». Il correspond par ailleurs avec de nombreux philosophes, dont David Hume , qui lui présente son ami Adam Smith . Nommé contrôleur des Finances par Louis XVI en 1774, il entend désendetter la France et contrôler les dépenses.

    Comme chez Jean-Baptiste Say un peu plus tard, l’épargne joue un rôle fondamental pour Turgot. C’est aussi pourquoi il convient d’éviter ce que l’on appelle aujourd’hui l’effet d’éviction (aspiration par l’État de l’épargne privée à travers ses besoins de financement).

    Ses réformes sont d’une ampleur inédite, sachant qu’il n’est resté aux finances du pays que deux ans : notamment libéralisation du commerce des grains, ouverture des marchés, suppression de la corvée et des jurandes, réduction des dépenses pour diminuer le déficit budgétaire (et non augmentation des recettes ou annulations de dettes ! Une vraie rupture), création d’une caisse d’escompte privée et indépendante sur le modèle de la Banque d’Angleterre pour aider à résoudre le problème de la dette.

    Ce sont une fois de plus de mauvaises récoltes et des émeutes de la faim qui auront raison de son action. Le roi cède à la pression très vive de ceux qui ont intérêt à réclamer sa tête (ce qui vaudra à Louis XVI de perdre la sienne quelques années plus tard, événement terrible contre lequel Turgot l’avait mis en garde, faisant le parallèle avec ce qui s’était passé en Angleterre près d’un siècle auparavant).

    Le retour du malthusianisme

    Les physiocrates ont été oubliés de l’Histoire (raison pour laquelle Jean-Marc Daniel tente de les réhabiliter en leur rendant hommage), même si David Ricardo (sa grande référence) notamment a repris l’héritage de Turgot et Jean-Baptiste Say.

    Mais s’il y en a un qui n’a pas été oublié, c’est Thomas Robert Malthus . À son époque, il est vrai que l’on sortait de nombreux siècles parsemés de disettes et de famines. Ce qui permet de mieux comprendre ses craintes même s’il nous apparaît clairement a posteriori qu’il s’était trompé (excuse que l’on peut plus difficilement accorder aujourd’hui à ceux qui développent des thèses qualifiées de malthusiennes, visant à réduire la population ).

    Or, ce que nous montre Jean-Marc Daniel à travers des pages passionnantes est que ce sont les énergies fossiles qui ont permis à l’humanité de sortir du « piège nutritionnel » et de la destruction des forêts, assurant le développement et l’enrichissement de tous. L’occasion une nouvelle fois de nous présenter de manière vivante l’évolution de la pensée économique, de Malthus (et son héritage) à Stanley Jevons , l’un des premiers marginalistes , qui sera aussi l’un des premiers à s’interroger sur la pérennité de la solution représentée par le charbon, jusqu’aux idées reçues accumulées aujourd’hui et reprises en chœur par certains jusqu’à la déraison.

    Enjeux contemporains

    Pour des raisons de longueur, j’irai vite sur les idées que développe ensuite Jean-Marc Daniel au sujet de l’écologie aujourd’hui et auxquelles sont consacrées les 80 dernières pages. Je renvoie pour l’essentiel à la lecture de l’ouvrage.

    Fruits de l’héritage des plus de 200 années de croissance qui font suite à la croissance nulle des nombreux siècles précédents et de l’héritage intellectuel issu des réflexions depuis les physiocrates, ce sont les considérations au sujet de l’écologie auxquelles il s’intéresse. Mettant en exergue à la fois les problématiques actuelles, les raisonnements biaisés ou excessifs qui y sont liés, les mécanismes en jeu et les théories économiques fondamentales les abordant (dont les apports d’ Arthur Pigou en termes d’externalité, auxquels il est sensible). La thèse essentielle du livre étant de montrer que les libéraux ne se désintéressent aucunement de la question de l’écologie , même si leurs analyses ne sont pas celles actuellement dominantes. L’idée centrale étant que croissance économique et préoccupation écologique ne sont nullement incompatibles.

    Ainsi, à rebours des thèses malthusiennes répandues à foison, il invite chacun à s’intéresser aux travaux des démographes sérieux, à se méfier des effets d’annonce et comportements de passager clandestin , à veiller à rester crédible dans ses propositions . Là encore, il se réfère aux travaux des économistes, à l’intar de ceux du prix Nobel d’économie William Nordhaus, peu en phase avec les discours du GIEC et bête noire des pagano-gauchistes, qui montre le potentiel énorme que représente le nucléaire en termes de croissance et de contraintes énergétiques et rappelle toutes les infirmations passées des prédictions pessimistes en matière d’écologie. Sans oublier le prix Nobel Théodore Schultz, de l’école de Chicago , à qui il rend un hommage appuyé et qu’il considère comme le dernier grand économiste à avoir réhabilité les principes des physiocrates, insistant sur l’importance de réduire le rôle des États dans l’activité agricole pour rétablir celui des prix et des mécanismes de marché.

    Revenir aux fondements de l’économie

    Tirant les enseignements de tout ce que nous a apporté l’histoire des idées économiques, et en particulier l’héritage des physiocrates, c’est donc à l’abandon de tout interventionnisme étatique en matière d’agriculture que Jean-Marc Daniel appelle, au respect de la propriété privée et de la concurrence, qui doivent permettre de favoriser l’investissement, le progrès technique et les gains de productivité, qui permettent à la fois d’améliorer les rendements et d’accéder à des formes d’énergie moins polluantes, tout en s’attachant au sens des responsabilités des entrepreneurs et à restaurer le rôle de l’épargne dans l’économie.

    Et non en stigmatisant l’économie de marché et la mondialisation, en faisant appel au protectionnisme, ou en se lançant sans cesse dans des plans de relance keynésiens grossiers et gigantesques ne faisant que traduire une certain « désarroi » et une « paresse intellectuelle ».

    […] les physiocrates ont eu pour premier mérite de rompre avec les illusions chrysohédonistes que le keynésiannisme démagogique actuel fait revivre.

    […] Mais il faut aller au-delà, rendre à la physiocratie la reconnaissance que l’oubli historique lui a dénié. Cela signifie qu’il ne faut pas ignorer les problèmes environnementaux mais lutter contre leur utilisation pour justifier un renforcement de l’État. Ces problèmes trouveront une réelle solution grâce à la concurrence, et certainement pas grâce à un interventionnisme étatique désordonné et fallacieux car financé à crédit.

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      « Postures médiatiques : Chronique de l’imposture ordinaire » d’André Perrin

      Johan Rivalland · ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Sunday, 6 November, 2022 - 04:00 · 9 minutes

    Cet ouvrage est intéressant en ce qu’il analyse les nouvelles tares de notre époque. Celles notamment de la concurrence victimaire et des postures visant à s’afficher comme appartenant à une minorité opprimée . Ou à s’afficher comme un résistant courageux . Ou encore comme faisant partie du camp du Bien face à ceux dont on doit prononcer la condamnation morale pour ce qu’ils sont ou ce qu’ils pensent.

    L’idéologie dominante

    Selon l’auteur, il n’existe pas véritablement de « pensée unique », qui n’est qu’une vue de l’esprit visant à se singulariser. Par contre, il existe bien une idéologie dominante. Il montre qu’elle n’est pas caractérisée par le nombre mais avant tout par « ceux dont la parole est légitime, ou encore autorisée ».

    Sur la scène intellectuelle française, c’est la gauche qui, depuis longtemps, tient le bâton [skeptron]. Son autorité auto-instituée a un tel pouvoir d’intimidation que ceux qui la contestent ne peuvent le faire qu’en adoptant son langage et en intériorisant la légitimité dont elle s’est investie .

    Quelques pages avant, André Perrin rappelle d’ailleurs, sondages imparables à l’appui, que si la droite est réputée dominante dans le champ politique, la gauche l’est on ne peut plus nettement dans le champ culturel, en très grande partie accaparé par les professeurs, journalistes et artistes dans leur domaine considéré. Et il reprend le célèbre et très parlant propos d’ Alain , toujours d’actualité quand on s’intéresse à l’état d’esprit de beaucoup de gens de gauche :

    Lorsqu’on me demande si la coupure entre partis de gauche, hommes de droite et hommes de gauche a encore un sens, la première idée qui me vient est que l’homme qui pose cette question n’est certainement pas un homme de gauche.

    François Mitterrand ne disait-il pas avec ironie, rappelle-t-il également, que le centre n’est « ni de gauche, ni de gauche » ? Autant d’éléments qui permettent de mieux comprendre le jusqu’auboutisme d’esprits intransigeants à l’image par exemple d’une Sandrine Rousseau qui fait tant parler d’elle , mais pas seulement.

    Comme beaucoup d’intellectuels sensibles depuis longtemps aux idées de gauche (sans avoir jamais été militant), l’auteur lui-même s’en est éloigné peu à peu, étant traité de réactionnaire pour ne pas avoir toujours manifesté des opinions suffisamment en ligne avec les positions éminemment dogmatiques affichées par celle-ci sur différents sujets (ce qui est tout à fait classique, hélas). Pour autant, il considère à juste titre qu’en réalité aujourd’hui les frontières entre gauche et droite ont été brouillées, et n’ont plus les mêmes significations qu’auparavant.

    Anathèmes et ennemis à abattre

    Mais surtout l’auteur déplore que ce qui a fondamentalement changé est la pratique généralisée de l’anathème et de la distinction entre le bien et le mal en lieu et place de celle entre le vrai et le faux, ce qui est la caractéristique essentielle de l’idéologie dominante de notre époque. D’interlocuteurs avec qui débattre ou adversaires à combattre, on est passé à « des ennemis à abattre ».

    La démocratie elle-même est remise en cause par ceux qui « contestent systématiquement la légitimité de ceux à qui le peuple a accordé sa confiance et qualifient de « fascisme démocratique » le verdict des urnes chaque fois qu’il ne leur est pas favorable , ce qui est le cas le plus souvent ». C’est l’objet du premier chapitre du livre dans lequel André Perrin nous apporte de nombreux exemples de cette fâcheuse tendance des médias ou intellectuels de gauche (« intellectuels de droite », rappelons-le avec l’auteur, étant considéré par certains comme un oxymore, c’est bien connu), à remettre en cause le verdict des urnes pour lui préférer la logique de la rue, où quelques dizaines de milliers de manifestants bruyants devraient imposer leur volonté à 48 millions d’électeurs.

    À travers ses chroniques, on trouve aussi moult extraits ahurissants de la manière dont la presse de gauche ou des journalistes y écrivant traitent l’information : de manière non seulement extrêmement partiale et prompte à la dénonciation ou au lynchage médiatique mais virant même régulièrement à la désinformation ou à des conceptions pour le moins étonnantes, édictées sur un ton péremptoire, voire outrancier (je conseille vivement la lecture du livre pour en avoir un aperçu).

    Dans l’ affaire Polanski , sur laquelle il revient longuement, il montre de quelle manière la présomption d’innocence se trouve non seulement allègrement bafouée mais même quasiment transformée en présomption de culpabilité. De même que dans le cas de Gérald Darmanin, entre autres. Mais là où le bât blesse, c’est que l’acharnement dans les accusations, mauvaise foi, mensonges, manipulations et désinformation, ne sont évidemment pas du tout valables lorsqu’il s’agit de personnalités de gauche. L’auteur en apporte là encore de multiples exemples au fil du livre. Le langage joue toujours un rôle bien particulier dans la manière d’aborder les sujets et de décrédibiliser l’adversaire.

    Une liberté d’expression à géométrie variable

    Pour des personnalités « ennemies » telles qu’ Alain Finkielkraut , Éric Zemmour et tant d’autres, rien n’est épargné. Des conférences sont annulées, empêchées ou tenues sous haute protection policière, soit par appel au boycott, soit par la violence pure et simple dans le cas de personnalités aussi diverses que Marcel Gauchet , Laurent Alexandre, Sylviane Agacinski , Alain Finkielkraut, ou même François Hollande ; aucun problème, en revanche, pour une Clémentine Autain, accueillie bien sûr à bras ouverts dans les mêmes lieux.

    Le fascisme est bien entendu toujours convoqué et mis à toutes les sauces lorsqu’il s’agit de dénoncer l’ennemi, celui à qui la libre parole ne doit pas être laissée, procédé bien pratique et généralement efficace pour justifier cette entorse à la liberté d’expression. Dans le cas d’Éric Zemmour, il se trouve diabolisé à l’extrême , qualifié par le chercheur en philosophie Philippe Huneman « d’utile cas Zemmour ». Le chercheur ne fait aucunement dans la dentelle lorsqu’il écrit qu’Éric Zemmour « soumet les Noirs français à quelque chose de similaire à, mettons, ce que serait pour un juif de 1934 l’audition 24 h sur 24 de Goebbels », jugeant ainsi légitime de le chasser des médias.

    Ne parlons pas des électeurs de Marine Le Pen, comparés avec beaucoup de subtilité à un tas de merde sur une couverture de Charlie Hebdo exhibée pour sa plus grande joie par Laurent Ruquier à la télévision à l’approche de l’élection présidentielle de 2012. Il est vrai que les humoristes eux aussi, en bons donneurs de leçons , ne manquent jamais d’être de la partie lorsqu’il s’agit de tirer parti de l’opportunité de railler « doucement » leurs ennemis, là encore André Perrin en apporte quelques exemples.

    L’art de l’insulte et de la disqualification de l’adversaire par tous les moyens

    La vision des bonnes élites médiatiques de gauche est bien inscrite dans des visions purement manichéennes. Mais au-delà, tout est bon pour disqualifier l’ennemi qui a le tort de ne pas penser comme elles, plutôt que de simplement chercher à le réfuter, ce qui en ferait un simple adversaire et non un ennemi à abattre.

    André Perrin nous rappelle ainsi un certain nombre d’insultes ou de paroles violentes parfaitement admises voire applaudies lorsqu’il s’agit de personnalités classées à gauche (Virginie Despentes, Guy Bedos, Pierre Bergé, etc.), mais qui ne passeraient absolument pas si elles l’étaient par des personnalités classées à droite ; ou pas assez à gauche.

    Beaucoup de personnalités médiatiques de gauche éprouvent aussi une certaine hostilité qu’elles n’hésitent pas à faire valoir lorsqu’il s’agit de s’en prendre à la police à travers des jugements de valeur qui frisent parfois le mensonge ou la malhonnêteté. Médiapart , Amnesty International, y ajoutent beaucoup de mauvaise foi, comme l’auteur l’illustre à travers un ensemble de pages.

    Dans le cas de Notre-Dame-des-Landes , on a un aperçu particulièrement éloquent du sens profond de la démocratie dont peuvent faire preuve des jusqu’au boutistes allant même jusqu’à remettre en cause la valeur d’un référendum lorsque son résultat ne leur est pas favorable.

    Des indignations à géométrie variable

    Nombreux sont les sujets évoqués dans le livre.

    Les spécialistes de la posture médiatique ont bien sûr leurs dadas au sujet desquels leurs positions sont souvent quelque peu fluctuantes et loin d’être claires : immigration, religion, voile islamique , pédophilie, présomption d’innocence, racisme , culture woke … Se livrant en moult occasions et en bons spécialistes du genre à de véritables chasses aux sorcières.

    Ces personnalités médiatiques peuvent ainsi être mues par des contradictions permanentes. Par exemple, l’auteur montre comment deux anciens directeurs de la revue Esprit ont un véritable problème avec la liberté d’expression. Se référant aux caricatures, ils émettent ainsi des réserves spécifiques à propos de celles relatives à la religion musulmane, de peur de froisser la susceptibilité et de susciter l’incompréhension de populations « largement illettrées ou faiblement lettrées ». Outre le fait que selon l’auteur cela revient à mépriser l’immense majorité des musulmans du monde en les considérant comme inférieurs ou incapables de libre-arbitre, il cite à propos cette intéressante réflexion d’Emmanuel Kant :

    J’avoue ne pas pouvoir me faire très bien à cette expression dont usent aussi des hommes avisés : un certain peuple (en train d’élaborer sa liberté légale) n’est pas mûr pour la liberté ; les serfs d’un propriétaire terrien ne sont pas encore mûrs pour la liberté ; et de même aussi, les hommes ne sont pas encore mûrs pour la liberté de croire. Dans une hypothèse de ce genre, la liberté ne se produira jamais ; car on ne peut mûrir pour la liberté si l’on n’a pas été mis au préalable en liberté (il faut être libre pour pouvoir se servir utilement de ses forces dans la liberté).

    France Inter et France Culture et leur positionnement assumé comme très nettement à gauche, financés par l’argent public, sont les prototypes par excellence de toutes ces postures médiatiques que l’auteur dénonce. Lui qui les écoute quotidiennement depuis de nombreuses années est particulièrement à même de nous en montrer quelques facettes révélant les visions très manichéennes et les indignations à géométrie variable qui y règnent, quitte à distordre les faits ou l’histoire.

    André Perrin, Postures médiatiques : Chroniques de l’imposture ordinaire , L’artilleur, octobre 2022, 224 pages.

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      Halloween : des histoires de sorcières à faire lire aux enfants

      The Conversation · ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Tuesday, 1 November, 2022 - 03:30 · 5 minutes

    Par Eléonore Cartellie 1 et Chiara Ramero 2 .
    Un article de The Conversation

    Avec Halloween, la saison se prête à la découverte (ou redécouverte) de contes et légendes, d’autant que les sorcières sont à l’honneur de nombreux livres de jeunesse. Elles peuvent être des figures bienfaisantes ou maléfiques, selon la tradition dont elles proviennent.

    La première figure, celle de la sorcière diabolique, souvent représentée comme vieille et laide, provient directement de la Renaissance quand la chasse aux sorcières battait son plein en Europe et au nord du continent américain. De nombreux clichés négatifs fabriqués à cette époque – tels que le nez crochu, le balai magique, ou le sabbat, ces assemblées nocturnes de sorcières – se sont infiltrés dans la littérature de jeunesse à travers les contes de fées.

    Comme l’explique Mona Chollet dans son ouvrage Sorcières, la puissance invaincue des femmes , à partir de 1900 et de la publication du Magicien d’Oz de Frank Baum, la figure de la « bonne sorcière » (Glinda, la bonne sorcière du sud) est apparue en littérature. De nombreux ouvrages ont continué dans cette lignée aux XX e et XXI e siècles en mettant en scène des sorcières sympathiques qui utilisent leur magie pour le bien.

    Sorcières et magie blanche

    Un des premiers livres de jeunesse à raconter les aventures d’une gentille sorcière est Amandine Malabul (titre original The Worst Witch ) de Jill Murphy, publié en 1974. Cet ouvrage mélange à la fois une histoire d’école et une histoire de magie pour créer une nouvelle sous-catégorie en littérature de jeunesse, devenue internationalement connue avec la série des Harry Potter .

    Amandine Malabul est l’histoire d’une petite sorcière, très malhabile et malchanceuse, qui entre en sixième à l’Académie Supérieure de Sorcellerie. Elle n’arrive pas à jeter des sorts, son chat tigré (et non noir comme le veut l’école) n’arrive pas à tenir sur son balai et elle a même transformé une de ses camarades en cochon sans le faire exprès ! Cette série de huit livres (publiés entre 1974 et 2018) est très accessible aux jeunes lecteurs et peut se prolonger avec les trois saisons de l’adaptation Netflix (2017-2019) du même nom.

    Même la littérature française de jeunesse présente des petites sorcières maladroites et inoffensives, comme Touloupé qui, malgré son implication, n’arrive pas à mettre en pratique les enseignements qu’elle reçoit. Dans ces histoires écrites par Calouan, illustrées par Cynthia Bernabé et publiées par les éditions Lutin Malin règnent un sourire et une bonne humeur propices à conquérir les jeunes lecteurs.Humour et magie noire

    En ce qui concerne les figures négatives, les Contes de la rue Broca de Pierre Gripari , publiés en 1967, sont un fameux exemple, avec les portraits de la sorcière de la rue Mouffetard et de la sorcière du placard aux balais. La première, qui vit à Paris, dans le quartier des Gobelins, découvre un jour en lisant un communiqué dans le Journal des sorcières que, pour devenir jeune et jolie, il faut manger une petite fille dont le prénom commence par la lettre N. Pas loin de là, dans la rue Broca, où, comme on lit dans la préface du recueil, les gens ont en commun l’amour pour les histoires, vivent Bachir et sa sœur Nadia : la petite fille qui pourrait l’aider à réaliser son rêve !

    La vieille sorcière de la rue Mouffetard pense donc à tous les stratagèmes possibles pour la piéger et l’emporter. Hélas, tout se révèle inutile jusqu’au jour où elle arrive à l’enfermer dans un tiroir-caisse. Avec beaucoup d’ironie et une petite pincée de macabre, Pierre Gripari raconte à ses petits lecteurs l’histoire de cette sorcière affreuse et cruelle, tout en leur faisant découvrir la force du lien fraternel.

    Dans le conte de La Sorcière du placard aux balais , le lecteur suit l’aventure de monsieur Pierre qui a acheté une maison hantée. Ayant malheureusement prononcé l’incantation magique après la tombée de la nuit ( « Sorcière, sorcière, prends garde à ton derrière ! » ) il se retrouve contraint de demander trois choses impossibles à la sorcière sinon celle-ci l’emportera. L’histoire suit la structure d’un conte de fées traditionnel avec trois épreuves successives pour le héros, tout en intercalant des détails contemporains créant un décalage humoristique pour le lecteur.

    Sacrées sorcières

    Dans Sacrées Sorcières de Roald Dahl , les sorcières se cachent parmi nous pour mener à bien leur plan machiavélique : faire disparaître les enfants. Notre héros, un garçon de sept ans, et sa grand-mère vont se retrouver malencontreusement au congrès des sorcières en présence de la grandissime sorcière, qui hait les enfants plus que tout . Le style décalé de Dahl, que l’on connaît bien à travers Charlie et la Chocolaterie , Matilda , Le Bon Gros Géant , ne fait pas défaut à cette œuvre de 1983, qui est conseillée par Gallimard à partir de neuf ans.

    Un film de 1990 du même nom peut compléter la lecture (même si celui-ci s’adresse à des enfants un peu plus mûrs) et, en 2020, un second film inspiré de Roald Dahl sortira en salles.

    Indémodable conte

    Et comment oublier la sorcière qui depuis longtemps fascine, ou bien effraie, tous les enfants ? Cette sorcière sans balai ni chapeau noir, mais dont les instruments du pouvoir sont un miroir magique et une pomme rouge empoisonnée ? Parmi les nombreuses réécritures de Blanche-Neige , l’album mis en images par Mayalen Goust, et dont le texte reprend assez fidèlement celui des Frères Grimm, est un exemple extraordinaire du résultat qui peut découler de la rencontre entre un conte intemporel et des illustrations originales et spectaculaires.

    La marâtre, envieuse de la beauté de la petite Blanche-Neige, incarne toutes les caractéristiques les plus négatives d’une sorcière méchante et cruelle. L’album de Mayalen Goust peut être lu en famille ou par les enfants seuls s’ils ont envie de (re)découvrir ce classique de la littérature de jeunesse.

    Sur le web

    Un article publié initialement le 31 octobre 2021 . The Conversation

    1. Docteur en littérature britannique, Université Grenoble Alpes.
    2. Docteur en littérature française, Université Grenoble Alpes.
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      « Rééducation Nationale » de Patrice Jean

      Johan Rivalland · ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Monday, 31 October, 2022 - 04:00 · 8 minutes

    Nous avons déjà eu l’occasion de présenter ici-même deux des romans de Patrice Jean, Tour d’Ivoire et La poursuite de l’idéal , dans lesquels il se montre particulièrement habile à mettre en lumière les travers et dérives de notre époque.

    Dans son dernier roman, Rééducation Nationale , il se lâche véritablement, n’hésitant pas à pousser l’histoire jusque dans le farfelu et la caricature, pour le plus grand plaisir du lecteur.

    Idéalisme et conformisme

    Patrice Jean n’a eu aucun mal, on l’imagine, à s’inspirer de ce qu’il a certainement dû connaître et observer dans son expérience de professeur de lycée. On conçoit bien qu’il a pu éprouver l’envie de grossir le trait de cette comédie qui se joue dans certains milieux enseignants et les petits défauts typiques que l’on peut y rencontrer.

    Dès les premières pages, un véritable concentré d’ironie contenu dans le vocabulaire, la peinture des situations, les analogies, le portrait saugrenu du personnage principal, attend le lecteur. Le ton est donné.

    Bruno Giboire est un jeune idéaliste, mais pas du tout à la manière du personnage de La poursuite de l’idéal , ici plutôt de type candide ou assez profondément naïf. Il s’apprête à intégrer l’Éducation nationale qui, en manque de professeurs , fait paraître un décret permettant à des personnes voulant se reconvertir, comme c’est son cas, d’avoir l’opportunité d’être titularisées en passant un simple concours d’aptitude.

    On s’attend à ce que ce personnage déchante rapidement, comme c’est le cas pour beaucoup qui se leurrent sur ce qu’est devenu l’Éducation nationale et sur ce qu’est aujourd’hui enseigner auprès d’un public et des méthodes qui ont bien changé… Mais pas vraiment. Si notre personnage aura quelques surprises, il n’en garde pas moins la foi en son idéal et sa motivation à tenter d’éveiller les lumières de la raison et de la passion dans les yeux de ses chers élèves (ce qui est non seulement parfaitement louable en soi, mais certainement souhaitable, même si loin d’être évident).

    En réalité, ce qui se révèle très rapidement est le degré de conformisme dont fait preuve Bruno, qui tente si bien de se fondre dans le moule de l’esprit qui règne en salle des professeurs et d’appartenir à une communauté dont il est si heureux de se rapprocher, qu’il n’en perçoit pas tout de suite les dangers, les désillusions, les contradictions, voire le caractère souvent un peu puéril. Il n’est pas le seul à être pétri d’idéal. Mais quand cet idéal se fond dans l’idéologie et se confond avec l’idéalisme, la pureté et la sincérité des sentiments dévoués risquent bien de dériver vers des formes de vive désillusion.

    Il aimait le travail en équipe, comme si, dans une vie antérieure, il avait grandi dans un kolkhose. Penser seul , l’attristait ; et d’ailleurs, dans la solitude, il ne pensait pas, ou peu. Bruno était l’homme des groupes, des clans, des familles, des tribus : un homme social , un homme que les existentialistes auraient défini comme étant pour autrui . Un homme collectif . Un homme fourmi . Les autres hommes sociaux , à son image, promouvaient la passion de l’attroupement, de l’association et du Même. Tous auraient voulu n’exister que par autrui et pour autrui. Et surtout n’être rien par eux-mêmes. L’inappétence pour le collectif, à leurs yeux-fourmis, s’apparentait à une désertion de la cause humaine. Une trahison. Une collaboration avec le néant.

    Communes indignations

    Car de conformisme il est bien question, mais aussi de traditionnels comportements mimétiques , caractéristiques de la plupart des communautés. Et de « communes indignations », l’un des thèmes de prédilection de Patrice Jean. Qui va nous entraîner dans une situation absolument délirante à travers laquelle, dans la seconde partie du roman, il va nous mener vers les sommets de l’absurde, au cours de péripéties qui frisent le grotesque tant elles sont drôles et pathétiques (on peut dire que l’auteur s’est fait plaisir et entend bien entraîner avec lui le lecteur, espérant bien le faire rire).

    À partir de ce moment-là, le personnage principal Bruno Giboire va connaître des hauts et des bas, des moments de doute et de déprime, alternant avec d’autres moments où il se reprend, suscitant en lui un début de réflexion à la fois déprimante et potentiellement salvatrice.

    Et si personne n’était en mesure de rendre compte de ses propres pensées ? Cette idée l’effraya. On se trouvait peu à peu possesseur d’une vision des choses qu’on croyait être sienne, alors qu’on s’imbibait d’idées qui traînaient dans l’air, dans sa classe sociale, dans son époque, au milieu des copains, de la famille, à travers les émissions de radio ou de télévision. Pierre Renoir, en citant Spinoza, aimait à se moquer des « connaissances par ouï-dire », celles qu’on reçoit au berceau, puis qu’on vous prodigue tout au long de votre vie, et qu’on prend pour argent comptant. « On croit s’en défaire, dans le meilleur des cas, à l’adolescence, en étudiant les philosophes ou les sciences positives, mais les plus lucides n’échappent pas au reproche du mécanisme inconscient de la pensée ! De sorte que, concluait Renoir, personne ne pense vraiment par lui-même. » […] Cette découverte déprima Bruno. Le doute l’empêcherait dorénavant d’adhérer tout à fait à ce qu’il disait, à ce qu’il croyait, à ce qu’il pensait. Il était en partie sauvé pour les choses de l’âme, et perdu pour tout le reste.

    Candide , disions-nous plus haut. L’image est parfaite. Notre personnage plein d’illusions et de naïveté découvre, apprend, subit des déconvenues, et évolue peu à peu, au beau milieu de personnages hauts en couleurs. Lui qui manie si bien ce jargon dont l’Éducation nationale a le secret (qui, replacé habilement et comme innocemment dans le fil du roman, révèle bien tout son caractère hautement pernicieux et ridicule), il va se situer au premier plan pour assister à toutes les lubies du moment. Car comme dans ses autres romans, Patrice Jean n’omet pas d’introduire par petites touches de petites piques à l’adresse non seulement des fantasmes révolutionnaires, mais aussi wokistes de notre époque.

    C’est alors que Colette eut l’idée de débaptiser le syntagme « vacances d’avril » en « quatrièmes vacances scolaires », sous prétexte que la référence au mois d’avril célébrait une époque religieuse de l’humanité : on avait eu la peau des « vacances de Pâques », ce n’était pas pour s’inféoder à Aphrodite, la déesse athénienne à qui avril devait son nom ! […] Dans sa rigueur antireligieuse, Colette aurait aimé que la langue française elle-même procédât à un examen de conscience et se délestât de son héritage latin, entaché par les crimes de l’Inquisition […] La contestation n’alla pas plus loin : la sauce ne prenait pas. Colette, mortifiée, renonça à son combat. Elle y avait pourtant cru, elle s’était vue à l’avant-garde d’une lutte pour le progrès ; son nom serait resté comme celui d’une femme engagée, courageuse, prête à défier les pesanteurs idéologiques de son époque . Il ne lui resta plus qu’à se plaindre de la droitisation des esprits et de la lente dérive du pays vers les marécages du conservatisme.

    Les Justes

    Sans trop dévoiler l’histoire, et en espérant avoir suffisamment suscité l’intérêt pour vous donner envie de lire le livre, on y trouve bien présents tous les stéréotypes de la pensée et les dérives totalitaires (mais non conscientes) de la bien-pensance. Sous la plume pleine de talent et de dérision de Patrice Jean, qui parviendra à vous faire sourire plus d’une fois.

    On appréciera les références littéraires, tantôt sous forme de stéréotypes volontaires, tantôt en filigrane, n’ayant pas besoin d’être avancées ou même citées pour qu’on y voit toute la portée symbolique. Comme cette évocation des Justes , dans lesquels certains des professeurs en question semblent désireux de s’incarner.

    Si Patrice Jean n’épargne personne, et conserve sa liberté de pensée, je ne lui en veux pas de méconnaître probablement – même s’il est plutôt moins virulent que la moyenne à son égard, tout juste ironique à sa manière – ce qu’est ou n’est pas le libéralisme . Tout juste en fait-il une toute petite caricature (en bas de la page 113), assimilant un professeur qui apparaît aux yeux des autres comme un libéral sous l’apparence d’un jeune loup dynamique adepte de la performance et d’un esprit de startuper aimant manier les technologies, les concepts et le vocabulaire anglo-saxons. Pas bien méchant et drôle malgré tout.

    En conclusion, il s’agit d’un roman plein d’humour, de légèreté et de dérision, au rythme enlevé mais assez court (144 pages). Sans doute pas le meilleur de Patrice Jean, mais bon tout de même, car bien dans le ton de l’auteur et des idées qui lui sont chères, même si ici le choix de la satire sous forme d’un joyeux délire le rend un peu moins profond que les précédents.

    On se prend d’ailleurs à se demander, à peine finie la lecture, quel nouveau plat il va nous servir pour son prochain roman, que l’on attend déjà avec curiosité.

    Patrice Jean, Rééducation Nationale , Rue Fromentin, septembre 2022, 144 pages.

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      36 stratagèmes avant l’orage

      Gilles Martin · ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Thursday, 27 October, 2022 - 02:30 · 6 minutes

    J’avais déjà évoqué la différence entre l’approche occidentale de la stratégie, comme l’action d’une volonté qui met en œuvre les moyens pour son exécution, et l’approche chinoise dont parle François Jullien dans son « traité de l’efficacité » . Cette approche chinoise, puisée dans les anciens traités chinois du IVe siècle, consiste à comprendre le « potentiel » d’une situation pour l’exploiter avec persévérance au travers des circonstances rencontrées, et ainsi réussir à « vaincre sans combattre » , formule que l’on trouve déjà dans L’art de la guerre de Sun Tsu.

    Deux voies sont proposées par Sun Tzu :

    • Limiter les exigences de votre adversaire en recourant à des négociations diplomatiques,
    • Réduire la force de votre adversaire en recourant à la stratégie et l’affaiblissant de l’intérieur.

    Ainsi la stratégie est ce qui permet d’agir sans recourir à la force. En d’autres termes, il s’agit de vaincre avec sa tête plutôt qu’en usant de la force.

    Ces textes qui s’appliquent aux stratégies de guerre sont devenues, grâce aux auteurs contemporains qui les ont exhumés et commentés, des boussoles pour les stratégies concurrentielles des entreprises, et même des guides pour nous aider à traverser les étapes de la vie.

    C’est pourquoi il est toujours utile de les évoquer pour faire réfléchir les Comités de Direction en recherche de stratégies et de mouvements, et qui voudraient utiliser leurs têtes plutôt que la force.

    Le livre des 36 stratagèmes

    Un autre texte référent dans ce registre est le fameux Livre des 36 stratagèmes que l’on peut ouvrir régulièrement lorsque l’on s’interroge sur les meilleures stratégies à suivre pour une entreprise ou une start-up qui veut bousculer le jeu concurrentiel d’un secteur.

    L’ouvrage écrit par un anonyme est un véritable traité de stratégie, écrit au cours de la dynastie Ming (1366 à 1610).

    Cette conception de la stratégie consiste à perturber l’entendement de « l’ennemi » et à altérer sa vision. C’est cette action de « tromper les autres » qui s’appelle stratégie. Les 36 stratagèmes sont en fait des modèles de ruses qui permettent de gagner.

    Il ne s’agit pas de choisir un stratagème et de s’y tenir, ni de piocher au hasard. L’ouvrage considère le monde comme un champ d’énergie dynamique, au mouvement et au flux continus, dans lequel les circonstances peuvent appeler une stratégie à un moment donné, puis une autre après, en fonction des changements dans l’environnement. Sachant qu’une stratégie peut elle-même entraîner des changements dans les stratégies des autres, et donc inspirer une nouvelle stratégie.

    Les 36 stratagèmes sont répartis en 6 fois 6 dans six stratégies génériques :

    • Stratégies de victoire au combat : même si l’on possède une puissance supérieure vous ne devez pas vous persuader que les chances de victoire ne sont que de votre côté. Un moment de négligence peut entraîner une défaite irrévocable.
    • Stratégies d’engagement contre l’ennemi : lorsque vous vous engagez dans des hostilités contre l’ennemi, vous ne devez montrer aucune faiblesse. Il s’agit de tirer avantage de la faiblesse de l’ennemi, et de planifier l’extension de votre base.
    • Stratégies d’attaque : dans une situation où la bataille implique de faire face à un adversaire supérieur en nombre, vous devez éviter de vous lancer tête baissée dans le combat. Ce sont les ruses qui font gagner. Excellent chapitre pour les start-up.
    • Stratégies des situations ambiguës : lorsqu’attaque et défense s’enchaînent au rythme d’un pas en avant, un pas en arrière, et que l’issue de la guerre devient incertaine, vous devez élaborer une nouvelle stratégie ou tactique pour vous assurer de la victoire. C’est la souplesse qui permet de gagner sur la fermeté.
    • Stratégies des batailles unifiées : lorsque des pays alliés s’unissent pour combattre, il ne faudrait pas s’en remettre exagérément à ces nouveaux partenaires sous prétexte qu’ils sont des alliés. Vous devez user de fermeté pour conserver votre position de leader et commander d’une main de fer. Voilà six stratagèmes pour bien gérer ses alliances et partenariats, constituer des équipes et des groupements.
    • Stratégies d’une défaite annoncée : même lorsque vous vous retrouvez dans une situation désespérée, il n’est pas conseillé de vous résigner à combattre jusqu’à la mort. Partout où il y a une volonté, il y a une solution. Dans les situations désespérées il vaut mieux fuir : une retraite judicieuse aujourd’hui peut amener la victoire demain.

    Toutes ces stratégies, on le comprend, sont faites de prudence et d’anticipation. Avec toujours un balancement entre le Yin et le Yang du livre du Yi King .

    L’édition des Éditions Budo comprend les analyses et les exemples d’application, y compris dans le monde moderne, de Hiroshi Moriya, Japonais spécialiste de la culture et de la philosophie chinoises. Cela ajoute à la compréhension des 36 stratagèmes.

    Ainsi le stratagème 27 (dans la série des stratégies des batailles unifiées) est-il une bonne façon d’aborder les négociations de toutes sortes :

    « Feignez la stupidité, ne soyez pas inconséquent : feignez un manque de connaissance et abstenez-vous d’agir, plutôt que de vous dissimuler derrière un savoir de façade et d’agir à tort et à travers. Restez tranquille et ne révélez pas votre intention. Les nuages et le tonnerre annoncent la naissance (ou la difficulté du commencement) ».

    Dans cet énoncé du stratagème, la fermeté (Yang) et la souplesse (Yin) sont entrelacées à la naissance (appelée aussi la difficulté du commencement) comme quand on aborde une confrontation d’idées ou d’arguments. C’est ce moment où les nuages et le tonnerre accumulent leur énergie en attendant le moment propice pour déclencher l’orage.

    Stupidité signifie ici « bêtise », alors que « se montrer inconséquent » signifie être fou, et donc « ne pas être inconséquent » signifie faire preuve de bon sens.

    C’est donc en faisant preuve de bon sens, et en exerçant tout son talent en se parant des attributs de la bêtise, que ce stratagème est mis en œuvre.

    Comme le commente Hiroshi Moriya :

    « La clé du succès réside dans la qualité de la performance de la personne qui feint la stupidité » .

    On peut aussi trouver dans ce stratagème un art d’écouter sans jugement les paroles et arguments de notre interlocuteur, pour être capable de répondre et de poursuivre la conversation sans agression, pour se donner l’énergie nécessaire, et non « agir à tort et à travers » . Une bonne façon d’utiliser nos oreilles de girafe .

    Preuve supplémentaire que les 36 stratagèmes, c’est aussi du travail pour préparer l’énergie des nuages et du tonnerre avant de déclencher l’orage.

    Au travail.

    Sur le web

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      Hissez Ho !

      comics.movim.eu / Obion · Saturday, 15 October, 2022 - 13:15

    Il y a quelques mois, j’ai eu le plaisir de réaliser l’affiche de l’édition 2022 de Dire et Lire À L’Air, un festival de lecture organisé par la médiathèque départementale du Gers. Les consignes étaient: le thème de la lecture, un arbre, et si possible un chat.

    Aujourd’hui, je vous propose des tirages de cette illustration, format 40cm x 60 cm, sur un beau papier Old Mill 150g, disponibles sur le site de La Grasse Matinée :
    https://lagrassematinee.fr/boutique/affiche-pirates/
    piratesphoto01-1080.jpg

    P.S : Si d’aventure vous commandez cette affiche, n’hésitez pas à nous envoyer une photo ou à taguer La Grasse Matinée sur les réseaux, histoire qu’on puisse frimer un peu 🙂
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