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      Le péril ignoré des régionalismes français

      news.movim.eu / LeVentSeLeve · Monday, 28 November, 2022 - 17:56 · 6 minutes

    Les profiteurs de crises ne se limitent pas aux multinationales prétextant l’inflation pour s’enrichir sur le dos des Français. A chaque aveu de faiblesse de l’Etat français, les mouvances régionalistes saisissent l’occasion pour exiger des transferts de compétences et accélérer le dépeçage de l’Etat central. L’évocation de cette nouvelle menace fait généralement sourire et laisse rapidement place aux déclarations apaisantes de nos politiques, voguant entre lâcheté et candeur pour éviter le naufrage. Pourtant, de la péninsule armoricaine aux falaises corses en passant par la côte basque, les germes de l’implosion sont déjà bien enracinés. Il y a de ça seulement quelques mois, la seule flambée des violences en Corse à la suite de la mort d’Yvan Colonna avait entraîné des menaces de reprise des combats de la part d’indépendantistes de toute la France. L’escalade des sécessions est vite arrivée si nous ne prenons pas garde à ne pas trébucher par manque de fermeté. Récit d’une démission des élites, de l’abandon de l’idée « France ».

    L’Etat français premier artisan de son détricotage

    Nul besoin de chercher bien loin les agents du détricotage du pays. C’est devant nos yeux que politiques et hauts-fonctionnaires se relaient depuis une quarantaine d’années, depuis la loi Defferre de 1982, pour morceler le territoire. Incapables de réaliser que le déficit – ou la négation – démocratique provient avant toute chose de la « vassalisation » de la France. Ils s’entêtent alors à promouvoir la « démocratie de proximité », ne laissant en vérité aux citoyens que le luxe de débattre de broutilles insignifiantes. Voici où nous mènent la consécration du droit à l’expérimentation pour les collectivités territoriales en 2003, comme celle du droit à la différenciation territoriale en 2022.

    Loin de renouveler le feu démocratique, ces avènements de la singularité des localités préparent le terrain à une citoyenneté à géométrie variable ; les collectivités gagnant à toujours plus se démarquer pour rester attractives. C’est ainsi qu’un habitant de Poitiers, Lodève ou encore Pau peut bénéficier du dispositif « territoire zéro chômeur de longue durée » faisant de l’emploi un droit garanti, tandis que d’autres territoires en sont privés. Si ces spécificités restent temporaires, elles s’inscrivent dans un élan général de multiplication des collectivités à statut particulier, donnant une place croissante à des entités locales nouvelles et illisibles, à l’image de la Communauté européenne d’Alsace. Le Français du Béarn pourrait bientôt face à un appareil normatif distinct de celui de Picardie, et la France n’aura de diversité plus qu’un brouillage technocratique. Le fil rouge de ces réformes, lui, reste le même : la mise à mal de l’unité française.

    La fabrique des régionalismes à marche forcée

    Ces mêmes politiques ont fait de la région, sans même l’avoir demandé aux Français, un nouvel échelon « démocratique ». Un nouveau vote sans conséquences qui a vite lassé les électeurs. Il est pourtant apparu dans l’indifférence générale comme une aubaine pour les partisans du régionalisme. Ils ont alors pu rapidement et artificiellement gagner en audience, donnant une place croissante à la question de l’autonomie, promettant à leurs concitoyens ce que l’Etat central était incapable de leur procurer, sublimant savamment le sentiment d’impuissance nationale dans le renouveau d’une puissance régionale.

    L’exemple corse est à cet égard criant : loin des fantasmes régionalistes, les Corses avaient voté en 2003 contre la création d’une collectivité unique dotée de pouvoirs exorbitants du droit commun. Au fil des scrutins, les renoncements et les scandales de corruption des partis nationaux ont fini par offrir une écrasante victoire aux régionalistes lors des élections régionales de 2015 . Cette même année, le projet refusé par référendum il y a 12 ans est instauré par la loi NOTRe, scellant cette décentralisation à marche forcée qui a fait de l’épiphénomène régionaliste une présence pérenne.

    Vers une « Europe des régions » ?

    Le rêve d’universel renforce encore et toujours l’importance de cultiver sa singularité. Face à la constitution du marché mondial, la disparition des frontières, il est devenu bien difficile de réguler ce que Michel Debray appelle le « thermostat de l’identité ». Noyé dans l’ère du « vide », l’individu est pris dans la fièvre identitaire la plus exacerbée et caricaturale et se rattache alors à l’attachement qui lui semble le plus proche, le plus palpable, mais aussi le plus dynamique : l’identité régionale.

    Noyé dans l’ère du « vide », l’individu est pris dans la fièvre identitaire la plus exacerbée et caricaturale et se rattache alors à l’attachement qui lui semble le plus proche, le plus palpable, mais aussi le plus dynamique : l’identité régionale.

    Le cheval de Troie de la mondialisation qu’est l’Union européenne nourrit ce processus d’autant plus explicitement que renforcer les régions lui permet de contourner les Etats nationaux beaucoup moins dociles . C’est ainsi que la Corse, au même titre que les autres régions, s’est trouvée gestionnaire des aides du FEDER et bénéficiaire de 275 millions d’euros d’aides communautaires de 2014 à 2020. Il n’est alors pas surprenant d’entendre Edmond Simeoni, père du nationalisme corse moderne, louer la construction européenne car celle-ci ouvrirait « à la Corse des perspectives largement insoupçonnées voici seulement 20 ans ». C’est bien dans le rêve d’universel de la mondialisation désincarnée que prend racine le chauvinisme régionaliste et nulle part ailleurs.

    Aujourd’hui l’autonomie, demain la sécession

    Se superposent au cadre mondialisé ces gouvernements successifs ne cessant d’alimenter les prétentions régionalistes. Lorsqu’il n’est pas question de la création de la collectivité européenne d’Alsace, c’est le référendum sur l’indépendance de la Nouvelle-Calédonie qui est sur la table. Ainsi, dans la même veine, la faiblesse de Darmanin en Corse a réveillé les velléités autonomistes en Guyane qui cherche une nouvelle évolution statutaire, comme en Bretagne où le FLB menace de reprendre du service. Or, il ne faut pas se leurrer, il n’est pas ici question de simples réformes territoriales, mais bien de potentielles indépendances. Dominique de Villepin nous avait déjà averti : « Entre l’autonomie et la dérive vers une indépendance, on peut penser qu’il y a quelque chose, malheureusement, d’un peu automatique. » La spirale des mimétismes régionaux est implacable. Plus l’Etat central perd du terrain, fait acte de faiblesse, plus les ambitions sécessionnistes grandissent, et nos espoirs se diluent.

    Ainsi, la légèreté avec laquelle nos dirigeants traitent l’enjeu régionaliste en dit long sur leur attachement à la France et à la République. S’il convient de cultiver cette diversité linguistique et régionale, il n’est nul besoin de leur offrir une expression politique. L’égalité entre les citoyens, émanation directe des Lumières, doit être préservée. Ne laissons pas des barons locaux polluer le débat public au profit de revendications quasi-féodales. Apprenons de nos voisins européens, ne nous laissons pas aveugler par un « exceptionnalisme français » aujourd’hui plus espéré qu’effectif. Comprenons bien que, à travers le cri régionaliste, se cache la frustration face à l’impuissance publique et au recul de l’Etat. C’est de notre démission collective que les régionalistes se repaissent. Montrons aux Français, dans toute leur pluralité, qu’il n’y a pas à désespérer, que nous avons autre chose à leur offrir que notre lâcheté.

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      Le salut par l’alternance ? – Avec Philippe Hambye et Jean-Louis Siroux

      news.movim.eu / LeVentSeLeve · Sunday, 30 October, 2022 - 16:14

    L’alternance est souvent présentée par les hommes et femmes politiques comme un remède contre le chômage des jeunes. Cette forme d’apprentissage est pourtant aussi le siège d’un certain nombre de préjugés, dus en grande partie à l’illusion selon laquelle l’entreprise pourrait se substituer à l’école. Pour en parler, nous avons rencontré Philippe Hambye, sociolinguiste et professeur à l’Université catholique de Louvain et Jean-Louis Siroux, sociologue à l’Université libre de Bruxelles. Ils sont les auteurs de l’ouvrage Le salut par l’alternance (La Dispute, 2018), dans lequel ils montrent la relation asymétrique au sein de la formation professionnelle entre l’école et le monde de l’entreprise. Une dynamique qui aboutit selon les auteurs au triomphe des idéaux issus du monde entrepreneurial et à la diffusion d’idées reçues en provenance du vocabulaire managérial.

    Entretien réalisé par Mareike Boldt, mixage par Guillaume Chaudron – Rousseau, avec la musique de Tristan Marchetti.

    Cet entretien a été réalisé en mai 2021.

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      Le Portugal au bord du « capitaclysme »

      news.movim.eu / LeVentSeLeve · Friday, 28 October, 2022 - 18:00 · 16 minutes

    Il y a la carte postale et l’envers du décor. D’un côté, un pays vu de l’étranger comme le nouvel Eldorado . De l’autre, une population qui, avec de petits revenus, ne s’en sort plus face à une inflation galopante et à un marché du logement de plus en plus inaccessible. Selon les dernières données publiées[1], près d’un Portugais sur cinq vivrait sous le seuil de pauvreté, dont nombre de personnes âgées, qui doivent survivre avec un minimum vieillesse de 268 euros. l’Instituto Nacional de Estatistica (INE) a calculé qu’en 1974, au sortir des années noires du salazarisme, celui-ci était de 260 euros… Une décennie après le plan de sauvetage de la Troïka , le Portugal a certes retrouvé une capacité d’investissement mais la réalité du quotidien le situerait plutôt au bord du capitaclysme – pour reprendre un néologisme localement à la mode. Un reportage de Nicolas Guillon.

    C’est leur nouvelle route des Indes. Le Portugal a annoncé fin septembre la construction d’ici à 2031 d’une ligne de TGV reliant Lisbonne à Porto en 1h15. Au-delà de l’utilité d’un chantier aussi gigantesque pour relier deux villes distantes d’à peine 300 kilomètres et reliables en 2h30, une question se pose : qui montera dans ce train de la « modernité » ? Antonio Costa, le premier ministre portugais, a donné une partie de la réponse : « C’est un projet stratégique qui favorisera la compétitivité », en cohérence avec la volonté portugaise d’attirer des entrepreneurs et des investisseurs étrangers. All right , répond l’écho qui commence à parler la langue du business. « Qui montera dans ce TGV ? Des touristes riches car désormais le Portugal veut des touristes riches », complète Joao [2], en position d’observation en retrait de l’emblématique pont Dom-Luis, qui enjambe le Douro. Son Portugal à lui ne prend le jour que par des soupiraux mais sa longue vue offre néanmoins une belle visibilité.

    Les alentours immédiats peuvent en témoigner : le Portugal s’est amouraché des riches étrangers. Sur cette rive Sud du fleuve, qui jouit d’une vue imprenable sur la vieille ville de Porto, Vila Nova de Gaia, siège des plus grandes maisons de vin de Porto, s’est semble-t-il découvert un goût immodéré pour les projets immobiliers tape-à-l’oeil. Le plus spectaculaire d’entre eux, comme son acronyme l’annonce : le WoW, pour World of Wine. Impossible de passer à côté : dès l’aéroport, c’est dans cette direction que le voyageur est invité à s’engager. Inauguré en 2020, le WoW se présente comme le nouveau quartier culturel de la ville mais il serait plus juste de parler de parc d’attractions lié à la culture de la ville.

    Sachant que le seuil de pauvreté s’établit à 554 euros de ressources mensuelles – on notera que le salaire minimum net s’en rapproche dangereusement – ce sont aujourd’hui 1,9 million de Portugais qui doivent vivre avec moins, soit 18,4 % de la population

    Le projet a été imaginé par le propriétaire des marques Taylor’s et Croft, Adrian Bridge. Le magnat anglais a investi 106 millions d’euros pour transformer 35 000 m 2 d’entrepôts et de chais en un vaste espace de loisirs comprenant six musées, neuf restaurants, une école du vin, une galerie d’expositions, des lieux événementiels, des bars, des boutiques et un hôtel Relais & Châteaux avec son indispensable spa. Si les travaux de réhabilitation sont indéniablement de belle facture, l’ostentation du lieu (des carrés Hermès aux murs des couloirs et des escaliers) confine, de la part d’un lord, à la faute de goût dans une société qui cultive la simplicité. Inutile de préciser que tout est cher, et même très cher à l’échelle du niveau de vie portugais. Le manant peut néanmoins profiter gratuitement de la vue panoramique sur la ville.

    Mais le WoW « en jette » et c’est précisément l’image filtrée que le Portugal veut aujourd’hui donner de lui-même : un pays qui a définitivement tourné le dos à la misère pour entrer avec ses plus beaux habits dans la salle de bal. Le futur TGV procède de cette même stratégie de développement mais Antonio Costa a beau en appeler au « consensus national » dans cette bataille du rail, le client des chemins de fer portugais, qui doit actuellement débourser une soixantaine d’euros pour un aller-retour en 2 e classe Porto-Lisbonne, a d’autres préoccupations que celle de filer comme l’éclair du Nord au Sud. Car depuis qu’en 2011 la troïka (Fonds monétaire international, Commission européenne et Banque centrale européenne) est passée par là, les Portugais ont de très faibles revenus. Selon l’Instituto Nacional de Estatistica (INE), l’équivalent portugais de l’INSEE, la rémunération brute mensuelle moyenne était de 1 439 euros au 2 e trimestre 2022, le salaire minimum s’élevant à 822,50 euros[3].

    Toujours selon l’INE, la pension moyenne en 2021 s’élevait à 487 euros par mois. Au Portugal, le minimum vieillesse n’est que 268 euros. L’INE a calculé qu’en 1974, au sortir des années noires du salazarisme, celui-ci était de 260 euros. Sachant que le seuil de pauvreté (60% du revenu médian selon le mode de calcul de l’Observatoire des inégalités) s’établit à 554 euros de ressources mensuelles – on notera que le salaire minimum net s’en rapproche dangereusement – ce sont aujourd’hui 1,9 million de Portugais qui doivent vivre avec moins, soit 18,4 % de la population, sur la base des dernières données sur le niveau de vie divulguées par l’INE, largement commentées par les media portugais cet automne.

    Et encore ! Les aides sociales retouchent le tableau : sans elles, ce sont quelque 4,4 millions de citoyens qui ne franchiraient pas la barre[4]. Au Portugal, travailleur pauvre est presque devenu un statut. Déjà effrayants dans le contexte européen, ces chiffres de la misère explosent si l’on prend en considération la privation matérielle, l’éloignement du monde du travail et l’exclusion sociale : près d’un quart du pays connaîtrait une ou plusieurs de ces situations. Les enfants ne sont, malheureusement, pas épargnés : 10,7 % d’entre eux souffraient, l’an passé, de manque matériel et de coupure sociale (source : INE).

    On ne se rend sans doute pas compte à Bruxelles de ce qu’on a demandé au Portugal, de s’humilier, et aux Portugais, de se sacrifier. Les dégâts commis ne sautent, c’est vrai, pas immédiatement aux yeux. Depuis la dictature, les gens d’ici ont une capacité à encaisser assez phénoménale, comme si leur principal trait de caractère était de subir. Et vous ne les entendrez jamais se plaindre. Livreur pour des multinationales de l’ameublement, Sergio confie « passer 15 heures par jour sur la route, six jours sur sept ». Et depuis deux ans, on lui a retiré son binôme pour l’aider à porter les colis. Il continue pourtant de faire sa tournée avec le sourire. Il s’estime bien loti avec un travail et 1 100 euros net mensuels. Ici, c’est une serveuse dans un bar de centre-ville dont le salaire pour 40 heures par semaine et des horaires difficiles peine à dépasser les 600 euros ; là, une institutrice qui, au terme d’une carrière complète, va devoir se contenter d’une retraite de 500 euros. Tout ça fait d’excellents Portugais.

    « Il entre au Portugal beaucoup trop de capitaux étrangers au regard du nombre d’opportunités. » Ce n’est pas un altermondialiste qui parle mais Francisco Sottomayor, le PDG de Norfin, une des principales sociétés de gestion immobilière portugaises

    Les « bons élèves de l’Europe » ont, en effet, souvent été cités en exemple. En remerciement des efforts colossaux consentis durant la récession, ils voient aujourd’hui le robinet des crédits communautaires couler à gros débit. Les travaux du premier tronçon de la future ligne TGV, à hauteur de 2,9 milliards d’euros, seront financés au tiers par des fonds européens. « Le pays réunit aujourd’hui les conditions financières pour pouvoir réaliser ce type de projet », se félicite Antonio Costa, de la famille des socialistes convertis au modèle néolibéral. Le nouvel Eldorado a peut-être des finances saines mais en attendant, le citoyen doit faire face à l’inflation bondissante : 9,3% à l’amorce du dernier trimestre, 22,2% pour l’énergie et 16,9% pour l’alimentation (source : Trading Economics). L’Association portugaise des entreprises de la distribution (APED) a constaté depuis septembre une recrudescence des vols de produits alimentaires de base : morue congelée, boîtes de thon, bouteilles d’huile d’olive et briques de lait. Retraité de l’industrie pharmaceutique depuis dix ans, Rui sait qu’il compte parmi les privilégiés. Dans la ferme qu’il a rénovée à une heure de Porto, il coule une vie paisible entre son jardin et ses animaux. Tout en conservant une louable lucidité : « Après toutes ces années d’austérité, nous commencions à retrouver un peu de souffle, à voir le bout du tunnel. Et puis la pandémie est arrivée. Et maintenant c’est la guerre en Ukraine et l’inflation. Quand le week-end je reçois mes filles encore étudiantes, entre les courses et le plein d’essence j’en ai pour 300 euros. Combien de Portugais peuvent se le permettre ? Et je ne vous parle pas de la facture de chauffage. »

    Se chauffer a toujours été un problème au Portugal et pas seulement pour les plus modestes. Héritage d’une autarcie qui dura un demi-siècle – « mieux vaut la pauvreté que la dépendance », avait l’habitude de dire Salazar -, peu de logements sont bien isolés et équipés. Et c’est une idée reçue de croire qu’il fait toujours beau et chaud en Lusitanie. Mais la crise de 2009, encore elle, n’a rien arrangé. En retour des 78 milliards d’aides reçus, le Portugal a dû privatiser des pans entiers de son économie, dont le secteur de l’énergie. Le groupe chinois China Three Gorges a ainsi repris en 2011 les 21% détenus par l’Etat portugais dans EDP (principale entreprise de production d’électricité du pays). Après ça, allez exercer le moindre contrôle sur les prix.

    Bons princes, les Chinois se sont également portés acquéreurs d’une partie de la dette portugaise. Le Portugal et l’Empire du Milieu entretiennent depuis 1557 une relation étroite par le biais de l’administration de Macao, rétrocédée en 1999. Energie, banque, assurance : l’investissement chinois au Portugal est estimé à environ 3% du PIB.

    L’immobilier n’échappe pas, bien sûr, à cet afflux de fonds étrangers, en provenance de Chine mais aussi des Pays-Bas, d’Espagne, du Royaume-Uni ou du Luxembourg. Dans certains quartiers de Lisbonne ce sont des rues entières qui sont rachetées, ce qui pose évidemment un problème : l’envolée des loyers, qui ont augmenté de 42,4 % en moins de cinq ans, un chiffre affiché en une, fin septembre, par le journal Publico et confirmé dans la foulée par l’INE. A Lisbonne et Porto, l’augmentation atteint même 50 %, voire 60 % dans certaines communes périphériques de la capitale, dont Vila Nova de Gaia – l’effet WoW sans doute. Le loyer moyen portugais s’élève désormais à 6,25 euros par mètre carré (9,29 euros dans la zone métropolitaine de Lisbonne). A Braga, Joaquim gère un portefeuille de locations modestes, issu d’un legs familial : « Nous avons beaucoup de locataires très anciens et si nous suivions le marché, ces gens ne pourraient plus payer leur loyer ni se reloger. Nous essayons donc d’entretenir nos logements sans engager de trop gros travaux afin de maintenir le statu quo et de préserver ces personnes que nous connaissons de longue date et qui ont toujours honoré les échéances. » Pour leur salut, les Portugais ont conservé cette fibre de l’entraide qui naguère était leur seul canal de survie.

    « Je déteste dire que le Portugal est un petit marché mais on ne peut pas dire non plus que c’est un très grand marché, et le fait est qu’il entre beaucoup trop de capitaux étrangers au regard du nombre d’opportunités. » Ce n’est pas un altermondialiste qui parle mais Francisco Sottomayor, le PDG de Norfin, une des principales sociétés de gestion immobilière portugaises. Résultat : pour ceux qui en ont encore les moyens, acheter un bien au Portugal coûte en 2022 50 % plus cher qu’en 2016.

    Il y a dix ans, le maire de Lisbonne était un certain Antonio Costa, qui, à l’époque, se battait pour maintenir les autochtones dans la place, en passant, par exemple, des accords avec les promoteurs : un terrain en échange de logements sociaux. Mais il semblerait que la lame de fond de la spéculation soit en train de tout emporter, avec la multiplication sur le marché de biens de luxe, comme, par exemple, un penthouse de 200 m 2 à Cascais, station balnéaire du grand Lisbonne, mis en vente au prix de 6 millions d’euros.

    Albert Alain Bourdon et Yves Léonard nous remémorent les circonstances de l’accession au pouvoir d’Antonio de Oliveira Salazar : « Une inflation galopante avait multiplié les prix par 25. (…) Et Salazar, magicien des finances , réussit à équilibrer le budget. » Le cauchemar qui s’ensuivit dura 45 ans

    Alors dans les quartiers, la résistance s’organise, comme, à Bonfim, à Porto. L’ adega Fontoura annonce sur une affichette la tenue d’un « événement convivial de contestation contre l’intimidation immobilière et les expropriations illégales ». Les bars ont toujours été les réseaux sociaux du Portugal : on y regarde le football mais pas seulement, on vient y boire son café pour 70 centimes, prendre des nouvelles des amis, parler politique et parfois, fomenter la rébellion. Coincé entre l’hyper centre et Das Antas, où l’appel d’air provoqué il y a dix-huit ans par la construction du nouveau stade du FC Porto a été épuisé, « Bonfim est le dernier terrain de jeu des investisseurs et la pression qui y est exercée sur les habitants est énorme », explique Antonio, le patron. Philippe, un Français qui vient une fois par mois pour son travail (la recherche de terrains pour l’industrie), est convaincu que « la bulle va exploser » Plus qu’une information, un oracle déjà ancien. Dans l’attente de la déflagration, bonne nouvelle : la mairie de Porto a suspendu pour une période renouvelable de 6 mois les agréments de logement touristique (Alojamento Local) dans le centre et à Bonfim. Mais 940 requêtes de propriétaire sont déjà parvenues sur ses bureaux.

    Car les investisseurs font feu de tout bois en rachetant, par exemple, des quintas , anciens domaines agricoles ou viticoles, qu’ils transforment en lieux événementiels. Une quinta dans la région de Porto peut se louer 25 000 euros la journée pour un mariage. Et prière d’avoir effacé toute trace de la fête au petit matin car une autre famille attend son tour. Les Portugais s’endettent pour offrir à leur enfants ces noces dignes d’une série Netflix, avec feu d’artifice et pool de photographes et vidéastes pour immortaliser la story d’une vie. C’est tout le paradoxe d’un pays pauvre qui n’a jamais autant consommé, notamment dans ces centres commerciaux à l’américaine dont les villes sont désormais truffées. Longtemps, le Portugal fut privé de tout alors, plutôt que de commander un plat du jour à 6 euros au restaurant du coin, on préfère s’attabler à la terrasse d’une enseigne de la malbouffe dans un food court , ce qui peut s’apparenter à une forme de liberté.

    « Non à la mine, oui à la vie. » A Montalegre, dans la région de Tras-o-Montes (littéralement : au-delà des montagnes), à l’extrême Nord-Est du pays, les habitants ont un autre souci : leur terre est classée au patrimoine agricole mondial des Nations Unies mais pour son malheur regorge en sous-sol de lithium, or blanc des fabricants de batteries de téléphone et autres véhicules électriques. Le Portugal serait assis sur un trésor de 60 000 tonnes qui n’a pas échappé aux industriels. Au nom de la transition énergétique et avec l’espoir de donner naissance à toute une filière, le gouvernement a donc donné son feu vert pour l’exploitation dans six endroits du pays, dont Covas do Barroso, à une trentaine de kilomètres au Sud de Montalegre, à proximité immédiate des parcs nationaux de Peneda-Geres et du Haut-Douro. La concession a été accordée à l’entreprise britannique Savannah Resources. Dormez tranquilles, notre projet est durable et conforme aux techniques les plus vertueuses, jure la société. Mais les locaux, qui vivent ici depuis toujours en harmonie avec la nature, n’ont que faire de la communication de Londres. « Nous ne sommes pas contre le lithium mais vaut-il vraiment l’éventration de cette montagne ? s’indigne Aida, l’une des voix de la contestation, en contemplant ce paysage de rêve où ruminent paisiblement de magnifiques vaches à longues cornes dont la race est réputée et où il n’est pas rare de croiser des hordes de chevaux sauvages. Cette nature est notre seule richesse, notre mère nourricière. Ici, pas de magasins mais nous ne manquons de rien. Et nous savons très bien ce qui va se passer avec la mine : nous allons devoir partir pour rejoindre la ville où l’on vit moins bien avec 1 500 euros qu’ici avec 500 euros. » Les agriculteurs des régions concernées affirment, en effet, que l’extraction va interférer avec l’irrigation des terres, ce qui à terme condamnera la production.

    Dans ce contexte explosif, l’extrême-droite n’a pas manqué de faire sa réapparition dans le débat politique pour la première fois depuis la Révolution des œillets et la chute de l’Etat nouveau en 1974. Fondé en 2019, le parti Chega est arrivé en troisième position des élections législatives en janvier dernier, avec plus de 7 % des suffrages : un véritable choc dans le pays, dont chaque enfant a dans les yeux une image en gris de la dictature. Quelle que soit leur génération, les émigrants qui reviennent chaque été au village perpétrer la tradition, n’ont rien oublié, même si une certaine pudeur les rend discrets sur ce sujet ô combien douloureux. Dans Histoire du Portugal (Ed. Chandeigne, 2020), Albert Alain Bourdon et Yves Léonard nous remémorent les circonstances de l’accession au pouvoir d’Antonio de Oliveira Salazar : « Une inflation galopante avait multiplié les prix par 25. (…) Et Salazar, magicien des finances , réussit à équilibrer le budget. » Le cauchemar qui s’ensuivit dura 45 ans.

    Notes :

    [1] www.ine.pt

    [2] Certains prénoms ont été modifiés.

    [3] ec.europa.eu/eurostat

    [4] www.pordata.pt

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      Métal « vert » et exploitation des mineurs : dix ans après le massacre, « business as usual » à Marikana

      news.movim.eu / LeVentSeLeve · Thursday, 27 October, 2022 - 00:01 · 15 minutes

    Le 16 août 2012, dans les mines de platine de Marikana, la police sud-africaine massacrait 34 grévistes, en coordination avec la direction de la multinationale britannique Lonmin. Cette tuerie a été présentée par la presse occidentale comme une affaire exclusivement « sud- africaine », relative à l’intensité des conflits sociaux du pays. Une lecture qui passe sous silence l’insertion des mines de platine d’Afrique du Sud dans les chaînes de production globales. Les bénéfices de « l’or blanc », essentiel à la « transition écologique » que les gouvernements occidentaux prétendent impulser, se paient en coûts environnementaux et en violences multiformes sur les lieux de son extraction. Dix ans plus tard à Marikana, rien ne semble avoir changé. Ni pour les mineurs qui risquent leur vie pour de faibles salaires, ni pour les communautés qui vivent dans des baraquements en tôle à proximité des mines, dans un environnement pollué. Reportage.

    Un métal pour un futur plus vert : c’est ainsi qu’est présenté le platine par le World Platinum Investment Council. Essentiel à la fabrication des catalyseurs automobiles – conçus pour limiter les émissions de CO2 -, des semi-conducteurs et des alliages magnétiques pour les disques durs, son importance continue de croître avec la « transition numérique » qui se profile en Europe. À Maditlokwa, dans la région de Marikana, « l’or blanc » évoque immédiatement une tout autre réalité. Après l’ouverture de la mine, en 2008, « les femmes victimes de fausses couches ont été de plus en plus nombreuses. Nous avons fini par comprendre que l’eau, polluée par les activités minières, en était la cause. », témoigne Cicilia Manyane, présidente de l’association Mining Host Communities in Crisis Network (MHCCN) qui rassemble plusieurs membres de la communauté.

    Plusieurs études ont documenté le lien entre l’extraction minières dans la région et pollution de l’eau – du fait de l’usage de produits chimiques lors de l’extraction et du raffinage des minerais, du dépôt de déchets miniers et d’investissements insuffisants de la part de l’entreprise pour en prévenir les effets. « Légalement, nous ne devrions pas consommer l’eau qui arrive dans nos robinets. Nous ne devrions même pas nager dedans », continue-t-elle.

    Des habitants de la communauté de Maditlokwa devant leurs habitations © Maud Barret-Bertelloni et Vincent Ortiz

    Tharisa, l’entreprise minière qui opère dans le village, affirme avoir fourni aux communautés locales un accès régulier à l’eau. L’expérience quotidienne permet aux habitants de constater sa dangerosité. « Lorsque nous faisons bouillir de l’eau, un dépôt blanc apparaît – comme si le lait tournait dans le thé », commente Christina Mdau, secrétaire du MHCCN – preuve à l’appui. « Rien n’a changé ».

    La pollution de l’eau générée par les activités minières n’est que l’une des nombreuses récriminations adressées par les habitants et les travailleurs à l’égard des entreprises du platine. En août 2012, ces revendications ont été portées lors d’une grève violemment réprimée par la police. Plus de trente grévistes ont été tués lors du « massacre de Marikana », devenu le symbole des luttes sociales et environnementales dans le secteur minier. « Rien n’a changé », nous répète-t-on, depuis cette tuerie.

    Économie politique de « l’or blanc »

    La presse internationale a insisté sur les déterminants nationaux du massacre de 2012 : violence de la police, intensité des conflits sociaux, implication sulfureuse de Cyril Ramaphosa – actionnaire de la multinationale Lonmin, figure clef de la politique sud-africaine et aujourd’hui président du pays. À la veille du massacre , dans un échange de mails avec la police, ce dernier avait qualifié les grévistes de « criminels » et affirmé s’engager auprès du ministère de l’Intérieur afin qu’une action soit prise en conséquence. Si la répression fut indéniablement le fait de la police sud-africaine, il est impossible de comprendre ce climat incandescent de tensions sociales sans prendre en compte les caractéristiques de l’industrie du platine.

    L’année du massacre, celle-ci connaît une perte de profitabilité. Les multinationales du platine subissent alors le contrecoup du processus de financiarisation entamé dans la période post-apartheid, qui leur avait au départ tant bénéficié. La chercheuse Samantha Ashman résume : « Depuis 1996, l’ANC [ African National Congress, le parti au pouvoir depuis l’élection de Nelson Mandela NDLR] a réduit le contrôle sur les capitaux et les échanges, et permis aux conglomérats de déplacer leurs cotations en bourse à l’étranger ». Cette ouverture du pays aux marchés financiers internationaux était censée permettre un accès facilité à des financements et capitaux étrangers. Les actionnaires de Lonmin, d’Anglo-American et d’Impala, les trois maîtres du platine, ont d’abord connu des années fastes. Tant que d’importants profits étaient dégagés et que les agences de notation certifiaient la rentabilité de l’industrie, les capitaux continuaient à affluer. Puis la conjonction de la chute du cours du platine, des rendements décroissants des activités minières – le platine se raréfiant et nécessitant davantage d’investissements pour être extrait – et plus largement de la crise de 2008, ont fait baisser les taux historiques de retour sur investissement de 30 % à près de 15% .

    La dépendance aux actifs étrangers impliquait que les géants du platine retrouvent rapidement leurs marges antérieures pour rassurer investisseurs, prêteurs et agences de notation. Afin de préserver leur accès aux marchés financiers, ils ont promis des taux de retour sur investissement « absolument irréalisables » . Leur modèle : « distribuer et réduire » ( distribute and downsize) , soit continuer à distribuer des revenus conséquents aux actionnaires tout en réduisant le nombre de travailleurs, licenciés par milliers après 2008 . La pression comptable liée à l’évasion fiscale aux Bermudes de plusieurs centaines de millions de rand par an, documentée par Dick Forslund , n’a rien arrangé à la chose.

    C’est dans ce contexte que les conflits sociaux se sont multipliés dans la ceinture de platine – une bande traversant l’Afrique du Sud d’Est en Ouest où l’on trouve une grande quantité de ce métal précieux. Pour la première fois, ils se sont déroulés en-dehors du cadre des organisations traditionnelles. Le syndicat majoritaire, la NUM, alliée historique de l’ANC, avait été discrédité auprès des travailleurs miniers par son refus d’engager une action frontale contre la société minière. La grève qui s’annonçait pour le mois d’août 2012 à Lonmin tranchait avec les conflits antérieurs. D’une part, les travailleurs qui portaient la revendication d’un salaire « de survie » de 12,500 rands – plus du double de leur revenu de l’époque – étaient déterminés à lutter jusqu’à obtenir gain de cause. De l’autre, l’entreprise minière, sous une pression internationale intense, était déterminée à rétablir le rythme de production. Tout était réuni pour que le conflit débouche sur une répression violente.

    La colline au pied duquel s’est produit le massacre de Marikana © Maud Barret-Bertelloni et Vincent Ortiz

    Le 16 août 2012, à l’issue d’une grève « sauvage », la police sud-africaine ouvrait le feu sur les mineurs en train de se disperser. La médiatisation du massacre, qui a fait la part belle aux images insoutenables de grévistes mitraillés, tend à faire apparaître ce conflit comme une affaire intégralement sud-africaine. La vulnérabilité des entreprises du platine à l’égard des marchés financiers et la politique de licenciements et de compression des salaires qui en résulte en temps de récession, est pourtant une affaire transnationale. Au lendemain de Marikana, l’agence Moody’s avait averti : accepter une « augmentation des salaires » généralisée des travailleurs de la mine aurait « des effets négatifs en termes d’accès aux crédits pour les entreprises minières ». De fait, Lonmin a connu un lent dépérissement les années suivantes en raison des concessions finalement accordées aux grévistes, qui ont enclenché un cercle vicieux de retrait des actionnaires et de dévalorisation boursière. La multinationale a fini par être vendue en 2018 après avoir perdu 98% de sa valeur…

    Alors que l’on commémore les dix ans du massacre, aux pieds de la colline où s’étaient retirés les travailleurs en grève, les trente-quatre croix qui avaient été érigées en hommage aux victimes ont disparu. Siphiwe Mbatha, co-auteur avec Luke Sinwell d’un livre sur les événements de 2012, y voit la manifestation d’un rapport de force toujours aussi défavorable aux travailleurs de la mine.

    Permanence des conflits sociaux

    La plaine, traversée par les pylônes électriques qui alimentent la mine, est bordée de campements informels composés de baraquements en tôle ondulée, sans eau courante, dans lesquels résident la majeure partie des travailleurs qui se relaient dans les puits et les fonderies. L’air est chargé de poussière, soulevée par l’activité dans les décharges de gravats et le va-et-vient incessant des pick-ups sur les routes en terre battue. Les relations avec les services de sécurité de la mine sont toujours aussi exécrables. Et le spectre de la violence, toujours présent. En juin dernier, une militante qui défendait les communautés locales a été abattue sur le pas de sa porte, tandis qu’un syndicaliste a été assassiné dans la ville voisine de Rustenburg, suite au déclenchement d’une importante grève .

    Le démantèlement de Lonmin et son rachat en 2018 par la sud-africaine Sibanye-Stillwater auraient pu faire espérer une amélioration dans les conditions de travail et de vie des habitants. Il n’en a rien été. La revendication d’un « salaire de survie » de 12,500 rands a bien été satisfaite . Mais l’inflation galopante (près de 50 % depuis 2013) contribue à relativiser cette augmentation, de même que l’endettement croissant des travailleurs, y compris à l’égard de leur employeur. Ces gains ne concernent pas les travailleurs contractuels, exclus des structures de négociation collective et systématiquement moins bien payés que leurs collègues directement employés.

    Des mineurs membres du syndicat AMCU © Maud Barret-Bertelloni et Vincent Ortiz

    Si la prévention des maladies telles que la silicose et la tuberculose a fait des progrès, les travailleurs portent le poids d’années de travail sans protection. Ces enjeux ne sont pas propres à la région de Marikana. Les statistiques sud-africaines font état de conditions de santé dégradées pour l’ensemble des travailleurs du secteur minier. David Van Vyk, chercheur pour la Bench Marks Foundation, est catégorique. « Dans La situation de la classe ouvrière en Angleterre , Engels rapporte qu’au XIXème siècle les ouvriers avaient une espérance de vie qui s’échelonnait entre 40 et 60 ans. Nous sommes au XXIème siècle et c’est aujourd’hui la condition des travailleurs des mines en Afrique du Sud ». Une étude , menée sur 300.000 Sud-Africains de 2001 à 2013, fait état d’un taux de mortalité supérieur de 20 % à celui du reste de la population pour les ex-mineurs…

    Les membres du syndicat AMCU ( Association of Mineworkers and Construction Union – le syndicat désormais majoritaire dans la région) mettent en cause la politique de logement de l’entreprise Sibanye-Stillwater. Certains mineurs continuent de vivre dans des hostels , ces habitations collectives où les travailleurs, qui partagent leurs chambres, sont soumis au contrôle des horaires d’entrée et de sortie. Jusqu’en 2020, les invitations de personnes extérieures à la mine demeuraient interdites. Elles sont aujourd’hui autorisées, mais seulement pour un temps limité. Un mineur peut obtenir une chambre individuelle pour y recevoir sa femme, pour la durée maximale d’un mois. « Ils nous considèrent comme des esclaves », commentent-t-ils. Bien sûr, les travailleurs sont libres de refuser d’habiter ces hostels … à condition, bien souvent, d’accepter de vivre dans les baraquements informels, comme ceux du village de Maditlokwa.

    Les membres de l’organisation Mining Host Communities in Crisis Network , dénoncent la pollution et la dégradation des conditions de vie aux abords de la mine. Ils pointent du doigt la responsabilité de l’entreprise Tharisa, accusée de violer systématiquement ses engagements.

    La mine, qui a pourtant déplacé les habitants du village il y a quelques années, continue de grignoter sur leurs terres. Elle décharge désormais ses gravats juste en face de l’école primaire, soulevant des nuages de poussière, et installe ses grillages électriques à quelques mètres des habitations. « Nous avons toujours peur qu’un enfant, inconscient du danger, soit électrocuté », témoigne un habitant. L’air est chargé de dioxyde de soufre, de dioxyde d’azote et de poussière. Les habitants souffrent de sinusites chroniques et de maladies respiratoires. Dans la région, les raffineries et les excavations à ciel ouvert ont systématiquement dépassé les taux de pollution de l’air réglementaires, même lorsque ces derniers sont graduellement augmentés, bien au-delà des recommandations internationales, comme l’ont documenté les rapports de la Bench Mark Foundation .

    L’école primaire Retief School, qui accueille les enfants de Maditlokwa et des villages environnants, aux pieds des piles de gravats de la mine opérée par Tharisa © Maud Barret-Bertelloni et Vincent Ortiz

    Les entreprises profitent du flou juridique de la législation sud-africaine. Depuis 2002, la loi responsabilise les entreprises pour les dégradations environnementales causées par leurs opérations. Mais elle est plus ambiguë sur le cas des communautés déplacées par les activités minières – comme ce fut le cas des habitants de Maditlokwa : de simples « compensations » sont évoquées, sans en préciser la nature. De même, les obligations sociales des entreprises ne sont pas clairement définies – en particulier sur la question du logement. Des documents intitulés Social and labour plans (SLP), censés impliquer dans leur rédaction les communautés locales, les syndicats et les autorités municipales, détaillent leurs engagements sociaux et environnementaux. Le Département des ressources minières et de l’énergie est chargé d’évaluer leur respect pour renouveler les concessions minières. Ces obligations légales donnent lieu à des haussements d’épaules de la part des habitants. L’entreprise Sibanye-Stillwater avait été autorisée à racheter Lonmin en 2018 par les autorités sud-africaines, à condition d’appliquer les SLP de celle-ci , qui prévoyaient entre autres la construction de plusieurs milliers de logements. Pourtant, les engagements les plus récents pris par l’entreprise n’incluent aucun objectif chiffré en la matière . Elle a récemment refusé de fournir les documents attestant le respect de ses SLP à Amnesty International après avoir promis de les rendre publics .

    Délocaliser la pollution

    Les métaux du groupe du platine (MGP), parmi lesquels on trouve le platine, le palladium, ou l’irridium, occupent un rôle essentiel dans la « transition écologique » – comme c’est par ailleurs le cas de nombreux métaux rares – : ils permettent la production de catalyseurs automobiles qui réduisent les émissions. Une part croissante de ces métaux est dirigée vers le secteur numérique : ils permettent d’améliorer les capacités de stockage des disques durs et le rendement des data centers . Le conflit ukrainien n’a fait qu’accroître la centralité de l’Afrique du Sud dans la production de MGP : premier fournisseur mondial, son principal concurrent demeure la Russie, à présent frappée par de sévères sanctions.

    La transition écologique des pays du Nord aura-t-elle pour contrecoup l’accroissement de la pollution dans l’autre hémisphère ? Le coût énergétique de l’extraction de platine n’est en effet pas négligeable. Il n’a fait que s’accroître avec le temps : en raison de la profondeur croissante des gisements, il fallait en 2010 entre quatre et dix fois plus d’énergie pour l’extraction d’une quantité similaire qu’en 1955, selon l’ étude de deux universitaires australiens. Ceux-ci notent que l’extraction des MGP émet en moyenne près de quatre fois plus de CO2 que celle par exemple de l’or, en raison notamment de « la prévalence du charbon dans le mix énergétique sud-africain ».

    Un grillage saboté de Tharisa à proximité des habitations © Maud Barret-Bertelloni et Vincent Ortiz

    Plus qu’une forme de greenwashing, les entreprises du numérique et de l’automobile pratiquent une délocalisation du coût environnemental de leurs équipements. Ainsi, leurs filières « zéro émission nette » sont tributaires de l’extraction de matières premières au coût environnemental accablant, qui ne sont pas prises en compte dans leurs calculs…

    Le platine de Marikana est issu d’une chaîne de production qui relie l’industrie suédoise (Atlas Copco, Sandvig) – laquelle fournit les équipements pour percer la roche et les camions pour transporter les gravats – aux concessionnaires transnationaux (Lonmin, Amplats, Implats) et sud-africains (Sibanye, Tharisa). Après l’extraction et le raffinage, la chaîne s’étend aux premiers acheteurs de platine, comme l’allemand BASF , le britannique Johnson Matthey et la belge Umicore, à leurs clients dans l’industrie automobile (Volkswagen, BMW…), à leurs actionnaires dans le Nord du monde.

    À de rares exceptions près, les ONG et mouvements écologistes européens ignorent l’étendue de cette chaîne de production, et se contentent de pointer du doigt le coût environnemental de la production à l’intérieur des frontières du Vieux continent. 1

    De même, les objectifs de « neutralité carbone » des pays européens ne prennent pas en compte la pollution importée. Si les rapports de la Commission européenne lient transition « écologique » et « numérique », ils oublient que la seconde se fera très probablement au prix de l’intensification de l’extraction de platine en Afrique du Sud, et de ses risques de pollution et de violences.

    Notes :

    1 On mentionnera cependant la campagne Plough Back our Fruits , menée par un collectif sud-africain et allemand, centrée autour de la responsabilité de BASF, géant de la manufacture bavarois et premier client de Lonmin, parcourant les chaînes de responsabilité transnationale dans le massacre. Ou les rapports de plusieurs ONG suédoises, dénonçant l’implication de leur industrie automobile .

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      Politique monétaire : dépasser le fantasme de la neutralité

      news.movim.eu / LeVentSeLeve · Monday, 17 October, 2022 - 07:26 · 10 minutes

    Dans leur dernier ouvrage, La dette, une solution face à la crise planétaire ? (Éditions de l’Aube – Fondation Jean-Jaurès ), Michael Vincent et Dorian Simon reviennent sur certains grands mécanismes économiques (création monétaire, régulation bancaire, collatéralisation des dettes…) afin de comprendre les marges de manoeuvres dont disposent les États pour réorienter leurs politiques budgétaires. À l’inverse des ritournelles néolibérales, prêtes à refermer la parenthèse du « quoiqu’il en coûte » au nom de la rigueur, les auteurs démontrent combien les dettes publiques sont les rouages indispensables des marchés financiers, en quête d’actifs sûrs. De quoi relativiser les chiffres qui pleuvent par milliards dans les déclarations ministérielles et transformer les dépenses conjoncturelles en dépenses structurelles. C’est à ce prix que pourra se préparer un avenir écologique. Extraits.

    Pourquoi prétendre à une politique monétaire neutre alors que les marchés ne le sont pas : ils consacrent la logique extractive, de domination, de compétition et de recherche du profit à court terme au détriment de la prospérité. Ce sont ces marchés qui soutiennent les hydrocarbures, faisant fi des limites du vivant et des ressources, faisant fi des inégalités, faisant fi des régimes politiques et des motivations, ou de l’usage de ces profits. La guerre lancée par Poutine début 2022 nous en offre une illustration macabre.

    (…) Puisque la monnaie est un moyen, pas une fin, puisque c’est un outil, de plus en plus utilisé pour tenter de sortir des crises avec plus ou moins de succès par ailleurs, pourquoi ne pas orienter la politique monétaire, voire la monnaie elle-même, vers l’une des plus grosses crises qui nous menacent : la crise climatique ? La stabilité financière, ou celle des prix, l’économie en général ne sont que peu de chose face au défi climatique et aux risques imbriqués, qui vont évidemment peser lourdement. Surtout, si la monnaie peut faire beaucoup pour financer la transition écologique afin d’anticiper ces crises, elle ne pourra pas grand-chose pour jouer les pompiers lorsque la trajectoire climatique aura atteint le point irréversible du non-retour. Et si la monnaie doit réellement être « neutre », nous proposons qu’elle s’attelle à atteindre avant tout la neutralité carbone.

    « Et si la monnaie doit réellement être « neutre », nous proposons qu’elle s’attelle à atteindre avant tout la neutralité carbone. »

    La démocratisation de la politique monétaire est aussi une piste pertinente. Que diraient les citoyens s’ils étaient consultés? C’est notamment l’objectif d’une initiative menée par les ONGs en 2021 sous le nom de la Banque citoyenne européenne, une sorte de convention citoyenne de la politique monétaire organisée en phases de dialogues et d’ateliers avec des experts de tous bords, dont des institutionnels, puis de consultations et d’élaboration de propositions pour la monnaie. Sans détailler ici toutes les propositions auxquelles nous renvoyons à la sagacité du lecteur curieux d’en savoir plus , il est intéressant d’observer que les propositions émises par les citoyens ont toutes en commun les deux fils rouges suivants : la non-neutralité de la monnaie, qui est un outil qu’il faut mettre au profit d’une fin démocratiquement décidée ; et l’urgence climatique, alimentée par le business as usual , qui nécessite de financer la transition, en orientant les flux financiers ou en ajoutant au mandat de la BCE un principe de non-nuisance, par exemple par l’instauration d’une interdiction de financer toute activité polluante ou écocide.

    Une nouvelle donne monétaire ?

    Est-ce que la nouvelle donne monétaire est transitoire ou bien permanente ? La question se pose puisque la FED a déjà commencé ce que l’on appelle le « tapering », c’est-à-dire la fermeture du robinet du rachat de dettes. La BCE également, qui, si elle respecte ses annonces à l’heure où nous rédigeons ce livre, devrait stopper les rachats à l’heure où vous le lirez. Des signes montrent que la fenêtre d’opportunités pourrait se refermer face à l’inflation. C’est vrai, les taux montent et la France emprunte à des taux un peu moins farfelus que les taux négatifs, mais des taux pas inintéressants pour autant. Et comme souvent en finance, il faut regarder les choses de manière relative : le taux réel, c’est-à-dire la différence entre les taux d’emprunt et l’inflation, est par la force des choses très compétitif, encore plus que lorsque l’inflation était basse ! Cette normalisation des taux n’est pas forcément négative : elle va aussi dégonfler un peu la bulle des marchés puisqu’il existe une dualité entre le prix des actifs et le marché du travail, et forcer le capital à s’investir plutôt qu’à se placer est indispensable pour améliorer les conditions des travailleurs.

    Cela ne doit pas empêcher de regarder le problème inflationniste pour ce qu’il est : il est avant tout dû aux pressions géopolitiques et énergétiques. La montée des prix est expliquée en majeure partie par le coût de l’énergie carbonée. Autant de raisons de penser économie circulaire et locale, et transition énergétique, pour la contenir comme il se doit. Pour se prémunir de la montée des prix, il faut enclencher une transition écologique et de justice sociale, avec en tête une politique énergétique ambitieuse et renouvelable ainsi qu’un investissement massif dans la recherche et l’innovation, et ce avant que ces coûts primaires ne s’étendent durablement cela a déjà démarré à l’alimentation, aux biens et aux services, tous tributaires de la montée des prix de l’énergie et des tensions géopolitiques.

    Si la remontée des taux se matérialise au point de ne plus être tenable, il faudra enfin regarder en face les effets des dépenses de rattrapage des dernières années, et du côté de celles et ceux qui en ont profité. Les chiffres de l’augmentation des patrimoines des plus riches, des records de dividendes, des salaires des grands patrons et des bénéfices du CAC 40 donnent de bons indices, et appellent à la mise en place d’une justice fiscale. Dans le cas contraire, le coût de cette dette reviendrait, une fois encore, à permettre aux plus riches et aux plus puissants de s’enrichir, tout en socialisant les pertes. À l’aune également du défi climatique et de la corrélation directe entre niveau de revenu et empreinte carbone, il n’est pas seulement question de justice fiscale et sociale, mais aussi de justice climatique.

    « Pour se prémunir de la montée des prix, il faut enclencher une transition écologique et de justice sociale, avec en tête une politique énergétique ambitieuse. »

    Il reste encore aujourd’hui une opportunité importante aux États de la zone euro notamment, et pour la France en particulier, pour emprunter et anticiper l’avenir. Le besoin structurel de safe assets [ndlr : « actifs sûrs », parmi lesquels figurent les titres de dette publique]pour le marché reste bien réel. Cette opportunité a déjà été partiellement exploitée pour financer la politique du « quoi qu’il en coûte », mais elle ne doit pas nous empêcher de penser à la qualité des dépenses sous-jacentes. Si elle a permis de compenser les pertes liées à la conjoncture sanitaire, ou les hausses de prix du pétrole, elle n’a en rien aidé à préparer l’avenir face aux défis, notamment climatiques et sociaux, au risque de les amplifier plus tard puisqu’en se plaçant en porte-à-faux avec les limites planétaires et climatiques. Il faut dépasser la réaction et entrer dans l’anticipation, pour ne pas gâcher cette opportunité budgétaire unique.

    Définanciariser la monnaie

    Il est enfin nécessaire de repenser la monnaie pour sortir de ce cercle risqué, sinon vicieux, de manière structurelle, et aussi pour pouvoir mieux réglementer le shadow banking et l’intermédiation pour définanciariser la monnaie. Il est évident que, si nous ne le faisons pas, la finance, comme la nature, ayant horreur du vide, l’industrie regardera d’elle-même les alternatives au safe asset pour l’intermédiation via la blockchain , risquant alors de priver les États des marges qu’ils ont aujourd’hui. Mais un tel démantèlement ne se fera pas en un jour, il n’y a d’ailleurs malheureusement que peu d’appétit apparent pour sortir de ce statu quo néolibéral ; mais s’il doit s’enclencher c’est bien dans cet ordre-là. Si nous ne sommes pas fondamentalement contre l’idée d’une annulation partielle de la dette, ou contre l’idée d’une monnaie libre de dette , nous alertons en revanche sur les risques de ces « options » tant que la monnaie reste autant financiarisée, et tant que la tuyauterie de la finance, de l’intermédiation, du shadow banking , de l’eurodollar, de la collatéralisation, fonctionnera ainsi. En effet, dans le système actuel, ces options vont conduire à chahuter la stabilité financière, et nous savons très bien qu’aux mêmes maux seront opposées les mêmes solutions : c’est-à-dire le « quoi qu’il en coûte » du pompier, qui va une fois encore nous enfermer dans la spirale que nous ne connaissons que trop bien depuis plusieurs décennies : des crises qui augmentent en fréquence et en intensité, et des dépenses de rattrapages plutôt que structurelles, qui font le lit de la prochaine.

    Nous encourageons donc plutôt les gouvernements à profiter au maximum des marges de manœuvre budgétaires offertes par la conjonction de la suspension des règles budgétaires et de la dette attractive, pour pouvoir ensuite enclencher cette définanciarisation, cette nécessaire relocalisation de nos économies, de la prise en compte des limites planétaires, y compris dans la monnaie. Reconnaître que la neutralité de la monnaie n’existe pas, puisque la politique monétaire a été utilisée à escient pour maintenir les marchés et le statu quo. À l’occasion de la pandémie, beaucoup, certains même avant, se sont demandés si leur métier avait du sens. Si leurs entreprises créent des solutions pour répondre à des problèmes, ou si elles créent des solutions parce qu’il y a des entreprises à faire tourner ? Pour la monnaie, c’est la même chose : il faut y remettre du sens.

    « Une refondation de notre système monétaire ne passera que par une refondation de notre modèle de société. »

    La pénurie de safe assets n’est que le symptôme d’une défaillance globale des institutions. Notre crise est une crise de confiance. La confiance en la monnaie n’est que le côté pile de la confiance envers la politique. Une refondation de notre système monétaire ne passera que par une refondation de notre modèle de société. Mais après tout, peut-être que la solution est à l’intérieur du problème. La financiarisation de la monnaie est peut-être l’opportunité de démocratiser la création monétaire, autrefois monopole des États, puis des banques, maintenant accessible à des non-banks . La tâche qui nous incombe est de repenser notre architecture monétaire, afin de financer les activités non rentables, mais socialement utiles et responsables face aux limites de la Terre et du vivant. Sortir à terme du « tout finance » car il y a des investissements indispensables pour notre survie et une trajectoire climatique soutenable qui ne seront jamais « rentables » au sens de l’Ancien Monde. La plomberie financière actuelle nous en offre la possibilité, il ne nous reste qu’à en redéfinir les contours en fonction des contraintes de notre époque.

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      La fin du consensus néolibéral ?

      news.movim.eu / LeVentSeLeve · Saturday, 18 June, 2022 - 11:20 · 1 minute

    Le Vent Se Lève vous invite à une après-midi de réflexion et d’analyse sur la séquence politique, en compagnie de Chantal Mouffe, Evgeny Morozov, Barbara Stiegler, Alain Supiot et François Ruffin. Rendez-vous le samedi 25 juin à la Maison des Métallos à Paris à partir de 15h et en direct sur nos réseaux sociaux.

    PROGRAMME

    LES NOUVEAUX VISAGES DU LIBÉRALISME (15h-17h)

    ➕ Barbara Stiegler, Professeure à l’Université de Bordeaux
    ➕ Alain Supiot, Professeur au Collège de France
    ➕ Evgeny Morozov, chercheur et auteur

    « Retour de l’État », « éclipse du néolibéralisme », « réhabilitation de la souveraineté » : à lire les principaux médias, une véritable révolution est en cours depuis la pandémie. Du « quoi qu’il en coûte » d’Emmanuel Macron à l’élection de Joe Biden en passant par l’interventionnisme croissant des banques centrales, une observation superficielle de la séquence pourrait laisser croire que l’on s’écarte du paradigme néolibéral. Pourtant, celui-ci a toujours toléré un certain degré d’interventionnisme étatique et juridique. Et bien souvent, cet interventionnisme a même été la condition de son fonctionnement ordinaire… Les travaux de Barbara Stiegler, d’Evgeny Morozov et d’Alain Supiot apportent des éclairages sur ces problématiques et nous invitent à penser les mutations du néolibéralisme.

    RECONSTRUIRE L’AVENIR : LA GAUCHE PEUT-ELLE ÊTRE DE NOUVEAU POPULAIRE ? (17h-19h)

    ➕ François Ruffin, député et auteur
    ➕ Chantal Mouffe, Professeure de philosophie à l’Université de Westminster

    Le divorce historique entre la gauche et les classes populaires est-il en train de se refermer ? Le haut score de Jean-Luc Mélenchon à l’élection présidentielle et le succès électoral de la NUPES semblent l’attester. Pourtant, une partie des classes populaires continue à s’abstenir massivement ou à se réfugier dans le vote Rassemblement national. Face à cet état de fait, plusieurs stratégies s’opposent pour les reconquérir. Chantal Mouffe est une théoricienne majeure du populisme de gauche et l’auteure de nombreux livres, dont « L’illusion du consensus » et « Hégémonie et stratégie socialiste » avec Ernesto Laclau. François Ruffin, député de la France insoumise de la 1ère circonscription de la Somme, débattra avec elle.

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      François Ruffin : « Il y a deux invisibles : les oubliés en bas et les ultra-riches en haut »

      news.movim.eu / LeVentSeLeve · Thursday, 16 June, 2022 - 16:43 · 21 minutes

    Nous nous rendons dans la Somme, sur les pas de François Ruffin et de son équipe. Le candidat y déroule sa campagne effrénée, flanqué du tumulte de ses militants. Porte à porte, poignées de main dans les bars, déambulation, ballons gonflables géants : le député se faufile, parle à tout le monde, attrape les habitants, pour 3 phrases ou 10 minutes. Aux pressés ou aux indifférents, il martèle ses slogans : « n’oubliez pas d’aller voter car les riches, eux, n’oublient jamais ! ». Pendant toute une après-midi, nous le suivons et l’interrogeons, à pied et en voiture, assis sur le bord d’un trottoir. Il nous répond par de longs développements , sans cesse interrompu, sans que jamais la cohérence de son propos en souffre, alternant avec aisance entre le registre du militant et celui de l’analyste. Politique et conflit de classe, désindustrialisation, construction européenne, sociologie électorale, écologie populaire… Nous sommes revenus avec François Ruffin sur les thématiques qu’il n’aura cessé de mettre en avant, dans ses interventions à la tribune de l’Assemblée comme dans ses livres et ses articles. Entretien réalisé par Louis Hervier Blondel et Vincent Ortiz, photographies par Pablo Porlan.

    LVSL – Quel bilan tirez-vous de cinq ans de députation ? Vous vous êtes démarqué par vos interventions volontairement polémiques. Certains ont pu vous le reprocher, y compris à gauche, disant qu’on ne construit pas de la politique sur le conflit.

    François Ruffin – Au contraire : la politique ne se construit que sur du conflit. La démocratie, c’est du conflit, mais du conflit organisé, organisé pacifiquement. Et le pire, ce sont les moments où l’on tait le conflit, au nom du consensus, dans une fausse démocratie. C’est comme une cocotte-minute : le conflit, étouffé, revient plus tard de manière violente.

    Et le conflit qui prévaut, pour moi, c’est le conflit de classe. C’est ce que j’ai tenté de faire il y a cinq ans, en martelant certains slogans – « Ils ont l’argent, on a les gens », « le banquier à l’Élysée, le peuple à l’Assemblée »-, au prix peut-être d’un manichéisme, que j’assume. Cinq ans plus tard, rien n’a changé. Au contraire, le CAC 40 enregistre des bénéfices records : 160 milliards de bénéfices pour 2021 ! C’est supérieur de 60 % à son précédent record [NDLR : en 2007 ]. Ces chiffres, scandaleux, devraient être martelés à la télévision chaque soir. La question, pour nous, c’est comment on met ça en scène ? Comment on le donne à voir ? Avec mes électeurs, j’essaie ça : en sport, lorsqu’on bat un record, c’est d’un centimètre, ou d’un centième de secondes. Pour le CAC 40, c’est une augmentation de 60 % par rapport au précédent record ! Le patrimoine des cinq premières fortunes françaises, sous Macron, a été multiplié par trois : aux gens que je croise, je demande « et vos salaires, ils ont été multipliés par trois ? Vos retraites, vos allocations ? » C’est un contre-argument efficace lorsque quelqu’un me parle des assistés ou des immigrés. Ou alors, on fait un jeu, « comptez avec moi jusque trois… Un… deux… trois… » Jeff Bezos, le PDG d’Amazon, vient de gagner 10 000 € ! Autant que ma suppléante, Hayat, en un an : elle est accompagnante d’enfants en situation de handicap.

    Mon combat, c’est de faire ressentir cette injustice sociale, que les gens peuvent ne voient pas, ou rarement. Comme ils éprouvent tout de même un sentiment d’injustice, celui-ci est canalisé dans d’autres directions : les étrangers, les réfugiés, les assistés . Autrement dit : les plus pauvres qu’eux . C’était déjà ma bagarre il y a cinq ans, mais c’est encore davantage conscient aujourd’hui : il y a deux catégories d’invisibles que je cherche à mettre en lumière. Ceux du bas, bien sûr : les auxiliaires de vie sociale, les agents d’entretien, les ouvriers, etc., qui figurent dans mes films. Mais il y a d’autres invisibles à mettre en lumière : ceux du haut.

    L’Union européenne est libérale dans ses fondements. Comparons le mythe fondateur de la nation française à celui de l’UE. Nous avons la Révolution française, l’UE a des traités économiques incompréhensibles pour la grande masse des gens

    On vient de passer devant un magnifique château : celui de la famille Saint-Frères, un empire textile, né au XIXème siècle. Les habitants vivaient aux alentours, dans les corons, dans des taudis, dans de la terre battue. Quand ils sortaient de chez eux, ils voyaient où partait leur travail : dans ces superbes châteaux. Aujourd’hui, quand ils sortent de chez Amazon, ils ne voient pas les immenses villas, yachts et jets privés de Jeff Bezos. Alors, il faut donner à voir, à ressentir cette injustice majeure. Si on y parvient, on réactive le conflit de classe, et du vote de classe. Si on n’y parvient pas, ils vont se tourner vers des bouc-émissaires : « pourquoi est-ce que je suis au chômage alors que les immigrés ont un travail ? », etc. Mais c’est une tâche qui a été abandonnée par la gauche depuis longtemps.

    Un politiste que j’apprécie, Patrick Lehingue, explique que dans les années 70, la gauche ne faisait pas dans la dentelle : c’étaient des clivages relativement simples, binaires, rustiques, les petits contre les gros, le travail contre le capital, les salariés contre les patrons, etc. Puis, dans les années 80, la gauche arrivée au pouvoir a changé de lexique : les choses devenaient plus « complexes », le marxisme était « dépassé ». Les gens, pourtant, continuaient à ressentir une injustice, le chômage s’amplifiait, les Restaus du cœur ouvraient… Mais puisqu’on ne l’exprimait plus en termes de classes, ils se sont tournés vers d’autres oppositions : les vieux contre les jeunes, les hommes contre les femmes, et surtout, surtout, les Français contre les immigrés. Il faut réactiver ce conflit central du capital contre le travail – avec une nuance, tout de même : il y a davantage de petits patrons, d’indépendants, d’auto-entrepreneurs aujourd’hui qu’hier. C’est une transformation, pas seulement économique, psychologique, majeure.

    © Pablo Porlan / Hans Lucas pour Le Vent Se Lève

    Il y a cinq ans, dans ma profession de foi, je prévenais mes électeurs : ça n’allait pas être Walt Disney, aucune de mes propositions de loi ne serait acceptée, et peut-être pas même un amendement. De fait, mes amendements ont été rejetés à 99,72 % ! Ce n’est pas à l’Assemblée que se fait la loi, je l’ai déjà dit dans vos colonnes : c’est une hypocrisie de prétendre que le pouvoir législatif s’y trouve alors que, sauf cohabitation, il s’agit de la chambre d’enregistrement des désirs du président.

    Ce qui a fonctionné, en revanche, au-delà de mes espérances, c’est la fonction de caisse de résonance du député. En parlant des femmes de ménage ou des auxiliaires de vie sociale, je n’ai pas cherché à faire des coups d’éclat. J’ai cherché à décrire leur vie. Ce fut, pour elles, pour leurs enfants, un geste de reconnaissance. C’est apparu surprenant, presque choquant, que dans un lieu aussi prestigieux et couvert de dorures que l’hémicycle, on vienne évoquer des vies simples. C’est pour moi une source de grande fierté.

    LVSL – Je rebondis sur votre volonté de vouloir reconstruire un front de classe. Certains sociologues estiment que la stratégie visant à reconquérir les électeurs des milieux populaires qui votent RN (les « fâchés pas fachos ») est vouée à l’échec. Manuel Cervera-Marzal, en particulier, estime que le rejet de l’immigration étant la priorité numéro 1 des électeurs du RN, il apparaît improbable que l’on puisse les faire basculer vers un vote de rejet de gauche. Il estime également que ce que vous avez réussi en Picardie n’est pas réplicable à l’échelle de la France.

    NDLR : lire sur Le Vent Se Lève notre entretien avec Manuel Cervera-Marzal

    FR – Tout d’abord : j’en fais un devoir moral aussi bien qu’un devoir électoral. Je refuse d’abandonner ces citoyens, souvent dans des bassins industriels, déjà frappés par la crise, je refuse de les laisser au Rassemblement national. Donc, même si c’était impossible, j’essaierais ! Mais ces sociologues doivent être satisfaits : ils estiment que les ouvriers doivent être abandonnés ? C’est ce que fait la gauche depuis quarante ans ! On le voit encore à ces législatives : malgré le bon résultat national de la NUPES, elle ne réunit même pas 20% du vote des ouvriers, alors que le RN fait, lui, 45%… La gauche, depuis les années 1980, a livré la classe ouvrière au Rassemblement national : la mondialisation a alors tracé comme un fil à couper le beurre entre les vainqueurs et les vaincus.

    D’un côté, le textile qui part au Maghreb, puis à Madagascar, en Inde et en Chine. Cela a été particulièrement brutal pour les ouvriers non qualifiés, dont le chômage a triplé en une décennie.

    De l’autre côté, les professions intermédiaires ont été relativement protégées, de par leur statut, leurs qualifications, etc. Cela produit ce qu’Emmanuel Todd appelle un passivisme des éduqués . Ainsi, la gauche a accompagné la mondialisation. Je parle bien sûr de la gauche sociale-libérale, celle qui signe les traités européens et de libre-échange, avec Jacques Delors à la Commission et Pascal Lamy à l’Organisation Mondiale du Commerce. Parce que la chute du textile, par exemple, ce n’est pas le fruit du hasard. L’apogée de la production de textile a eu lieu en 1975, mon année de naissance. Dix années plus tard, il ne reste plus rien. Pourquoi ? Parce qu’entre-temps on a signé les accords multi-fibres. Avec à la clé des licenciements par milliers, une véritable déshérence sociale, des tragédies, des suicides.

    Mais je parle également d’une partie de la gauche « révolutionnaire », « de rupture », « altermondialiste », qui est passée de l’ « antimondialisation » à l’ « altermondialisation », qui a au fond accepté cette mondialisation – sous le prétexte d’en infléchir le cours. Cette gauche répétait à l’envi « qu’un autre monde est possible » : mais dans combien de temps ? Je pense qu’il faut accepter une perspective anti-mondialiste , ou démondialisatrice. Pour plaire aux classes intermédiaires, on a euphémisé cette approche. Pendant ce temps-là, le RN progressait.

    On se focalise, bien sûr, sur le Front national et l’immigration, mais on ne dit rien de son programme économique. Je suis allé fouiller, à la Bibliothèque nationale de France, pour retrouver les premiers tracts du Front National, dans les années 1970. Tel un archéologue, j’ai tenté de retracer l’évolution de son programme économique, de sa fondation jusqu’à nos jours. Que s’est-il passé ? Dans les années 1980, le Front national est ultra-libéral. Il s’inspire de Thatcher et de Reagan. Le FN est en faveur de l’Europe libérale. Ils applaudissent à l’Acte unique et à la construction européenne, car ils voient en l’Europe un rempart contre le bolchévisme. À partir du moment où le mur de Berlin s’effondre, ils changent de perspective. Leur adversaire cesse d’être le bolchévisme pour devenir l’étranger. Le Front national aligne alors son programme économique sur une demande populaire : « il faut se protéger ; il faut protéger notre industrie ; on ne peut pas être livré au vent du libre-échange. »

    Face à cela, les deux cœurs de la gauche – celle de gouvernement, et celle de rupture – a ignoré cette demande populaire de protection. En 2001, quand j’ai vu le lave-linge de Whirlpool quitter Amiens, j’ai fait une étude très précise sur le marché du lave-linge, sur les coûts de la main-d’œuvre, de la sous-traitance, des matières premières, etc. À partir de cela, j’ai compris que le choix de délocaliser vers la Slovaquie répondait à une rationalité imparable. Le patron de cette entreprise a simplement veillé à la maximisation de son taux de profit. Non seulement il y gagnait en termes de coût de la main d’œuvre, mais il y gagnait également en termes de coût des pièces sous-traitées et importées depuis les pays de l’Est. Ce processus était parfaitement logique. Si des coûts n’étaient pas ajoutés – soit sur le transport routier, soit aux frontières -, il fallait s’attendre à ce que les délocalisations continuent. Sans surprise, c’est ce qui s’est produit. Dès lors, je suis devenu protectionniste. En 2011, j’ai d’ailleurs publié un livre : Leur grande trouille – Journal intime de mes « pulsions protectionnistes » .

    © Pablo Porlan / Hans Lucas pour Le Vent Se Lève

    Les sociologues qui justifient l’abandon des ouvriers au RN, ils réactualisent, d’une certaine manière, le fameux rapport de 2011 produit par Terra Nova. Un rapport que j’avais apprécié : au moins, il disait ce que la gauche faisait sans le dire depuis quarante ans ! Les ouvriers doivent être abandonnés, car les reconquérir impliquerait de défendre le protectionnisme et d’abandonner un agenda libre-échangiste.

    En 1981, 74 % des ouvriers ont voté pour François Mitterrand, ainsi que les professeurs, très massivement. La mondialisation a opéré un divorce entre ces deux blocs. Mais à côté de ce premier divorce, en est apparu un autre, au sein des classes populaires elles-mêmes

    Le vote RN dans ma région n’est pas un vote prioritairement raciste. C’est un vote de rejet de la mondialisation.

    LVSL – Vous évoquez la mondialisation et la construction européenne. Le contexte nous conduit à penser que la question européenne va revenir au centre du jeu dans les prochaines années. La BCE a d’ores et déjà annoncé un relèvement de ses taux, ce qui préfigure un retour à l’austérité après une période de relative permissivité. Paradoxalement, on a peu parlé de l’Union européenne et des enjeux européens durant cette campagne présidentielle. Puis l’union de la gauche autour de la NUPES a, par la force des choses, conduit tout un chacun à lisser ses positions sur l’UE. Pensez-vous que la gauche ait intérêt à radicaliser son discours sur la souveraineté nationale et populaire face au cadre européen ?

    FR – 2005 est une date fondatrice. 55 % des Français ont dit non à la concurrence libre et non faussée, non à la liberté de circulation des capitaux et des marchandises. 80 % des ouvriers ont voté « non», de même que 71 % des chômeurs et 67 % des employés. C’était un vote de classe marqué.

    Je remonte à 2005 car il faut garder à l’esprit qu’aujourd’hui, si l’on reposait la même question à la population, on n’aurait pas 55 % de « non» mais 60 ou 65 % ! Et cela, les dirigeants le savent. Raison pour laquelle depuis 2005 ils mènent leur projet sans le démos , voire contre le démos . Le projet de Macron est un projet minoritaire : la base électorale du « oui» de 2005 ne cesse de se rétrécir. Il se passe de l’avis du peuple pour multiplier les traités de libre-échange : avec le Canada, le Viet-Nâm et le Mexique – en plus des négociations en cours avec la Chine et l’Inde.

    C’est ainsi le même projet de mondialisation, de concurrence et de croissance qui se perpétue. Il faut une triple rupture : moins de mondialisation et davantage de protection, moins de concurrence et davantage d’entraide, moins de croissance et plus de répartition. Leur projet est démocratiquement mort et ils le savent.

    L’Union européenne semble moins dogmatique depuis la pandémie. Mais au-delà des déclarations des uns et des autres, intéressons-nous à ce que j’appelle le programme caché d’Emmanuel Macron : sa lettre envoyée à la Commission européenne. Il s’engage dedans à une réduction de 3 % des dépenses publiques ! Ce sont encore les hôpitaux et les écoles qui vont en faire les frais. Ces dix dernières années, la Commission européenne a exigé pas moins de soixante-sept fois que les différents États réduisent leurs dépenses de santé ! Si on est arrivé nus face à la pandémie, c’est aussi le produit des injonctions austéritaires de la Commission.

    Que faire face à cet état de fait ? Désobéir. L’Union européenne est libérale dans ses fondements. Comparons le mythe fondateur de la nation française à celui de l’Union européenne. Nous avons la révolution française, moment de surgissement du peuple sur la scène de l’histoire. L’Union européenne a des traités économiques, incompréhensibles pour la grande masse des gens. D’où son absence d’ancrage populaire. Une politique de gauche sera amenée à se heurter à l’Union européenne.

    LVSL – Face aux lignes de clivages imposées par les médias, la gauche est divisée quant à l’attitude à adopter. Une partie souhaite accepter cette ligne de clivage, et se positionner dans un sens progressiste (défense des minorités , etc), une autre considère qu’il faut sortir du cadre. Où vous situez-vous ? La bonne stratégie politique est-elle ou n’est-elle pas une mise à l’agenda des choses ?

    FR – Si on ne veut pas avoir à subir l’agenda du gouvernement, de nos adversaires ou des médias, il faut bien qu’on impose le nôtre. Cela n’a rien d’évident, car le gouvernement et les médias ont d’importants moyens pour imposer leur agenda.

    Le paradoxe, c’est que nous avons perdu une élection alors que les thématiques qui étaient à l’ordre du jour étaient en partie les nôtres : l’hôpital, le pouvoir d’achat, les services publics, etc. Pendant le temps de la campagne, on est parvenu à marginaliser la question identitaire. Je fais tout mon possible pour ne pas sauter à pieds joints dans ce piège.

    © Pablo Porlan / Hans Lucas pour Le Vent Se Lève

    Je parlais tout à l’heure du divorce entre les classes populaires et les classes intermédiaires apparu dans les années 1980. En 1981, 74 % des ouvriers ont voté pour François Mitterrand, ainsi que les professeurs, très massivement. La mondialisation a opéré un divorce entre ces deux blocs. Mais à côté de ce premier divorce, en est apparu un autre, au sein des classes populaires elles-mêmes : les quartiers populaires d’une part, les campagnes populaires de l’autre. Mettre sur la table des questions d’ordre sociétal , culturel ou cultuel fait exploser la possibilité d’un bloc. Mettre l’accent sur les questions économiques et sociales rend possible un rapprochement. Notre objectif doit être de mettre fin à ces deux divorces qui durent depuis des décennies.

    LVSL – Quid de l’écologie dans ce bloc populaire à construire ?

    FR – C’est l’horizon qu’on doit poser. Mais avec des obstacles sur le chemin. Durant ma campagne, à plusieurs reprises, lorsque je parlais d’écologie, des gens protestaient ! Ah non, pas ça ! Ca semblait un réflexe populaire. Pourquoi ? Parce que l’écologie, ça va m’obliger à changer de voiture, alors qu’elle roule encore, à changer de chaudière, etc. Il faut donc construire une écologie populaire même si l’écologie n’est pas d’emblée populaire.

    C’est une nécessité absolue parce que notre survie commune est en jeu. Face au discours de Zemmour et à son « grand remplacement », je réponds aux gens que le grand défi, la grande perte est ailleurs : durant ma vie, la moitié de ce qui vit sur terre, dans les airs et dans les mers a disparu. Quel monde va-t-on laisser à nos enfants ? La sécheresse est déjà là : on a eu trois mois sans eau en Picardie ! Alors, comment on fait du judo avec ça ? Un tableau que j’aime bien montrer dans mon coin, c’est l’empreinte carbone en fonction des classes sociales. Les 50 % les plus pauvres du pays polluent assez peu, les 40 % du dessus légèrement plus, mais pas de manière considérable, tandis que les 10 % du dessus du panier sont les plus gros émetteurs de CO2.

    Comment construire une écologie populaire ? Par une écologie de conflits. Une écologie qui ne cherche pas à nier le conflit de classe. J’écoutais ce matin un reportage sur France Inter qui évoquait le coût environnemental de l’avion, et mentionnait le fait que l’avion demeurerait polluant pour longtemps encore. La question de la limitation des vols n’était même pas posée ! La perspective de limiter les vols pour ceux qui prennent l’avion entre Paris et New-York comme je prends le train entre Paris et Amiens n’était même pas évoquée ! C’est pourtant à cette classe qu’il faut remettre les pieds sur terre.

    Sur les transports, toujours, plutôt que de chasser la voiture individuelle : Comment faire pour mettre un maximum de marchandises et de voyageurs sur le rail ? Cela nécessite de réduire le coût des billets à un prix abordable et de construire des infrastructures qui soient à la hauteur. La seule loi ferroviaire qui a été votée sous Macron (le « pacte ferroviaire ») contient 87 fois le mot concurrence , tandis que les mots réchauffement, climat ou biodiversité n’apparaissent pas. Bien sûr, on ne s’interroge pas un seul instant sur la manière de démocratiser le rail. Voilà pourtant un biais évident pour rendre l’écologie populaire. J’avais proposé, durant mon premier mandat, que les 1000 premiers kilomètres en train soient gratuits. L’Allemagne vient de lancer le « train illimité à 9 € par mois », avec un immense succès. On doit passer ce message aux gens : « Vous pouvez y gagner ! » Idem sur le logement, autre gros émetteur de gaz à effets de serre.

    Les conditions matérielles pour une mise en cause commune de la mondialisation sont là. Mais encore faut-il que notre discours en fasse une priorité, sans bercer les gens d’illusions. D’ailleurs, eux ne s’en laissent pas compter : l’autre monde possible, en l’état, ils n’y croient pas.

    L’urgence, là, ça devrait être de mettre fin aux passoires thermiques. Il y a cinq millions de passoires thermiques dans le pays. L’année dernière, 2,500 passoires ont été rénovées. Cela signifie qu’à ce rythme, il faudra deux millénaires pour en venir à bout ! Autant qu’entre la naissance du Chist et aujourd’hui ! Mettre fin aux passoires thermiques serait pourtant une mesure gagnante à bien des égards : gagnant pour les ménages pauvres, avec moins de factures pour leur chauffage à payer. Gagnant pour l’emploi, afin de combattre le chômage par des métiers manuels qualifiés non délocalisables. Gagnant pour la planète, l’évidence. Gagnant pour l’indépendance nationale, enfin, cela nous permettra d’importer moins de pétrole et de gaz. C’est ce que je répète depuis cinq ans à l’Assemblée nationale ! C’est seulement depuis la guerre en Ukraine que notre dépendance à l’égard de ces sources d’énergie apparaît comme problématique…

    © Pablo Porlan / Hans Lucas pour Le Vent Se Lève

    On peut très bien, en revanche, construire une écologie anti-populaire – et certains, à gauche, savent très bien le faire ! J’ai vu récemment un reportage montrant que le centre-ville d’Amiens, bientôt, ne sera plus accessible aux voitures polluantes. Le même jour, je lis dans le journal que l’on assiste à une explosion de jets privés en France ! On décide donc de réguler les déplacements au ras du sol, d’imposer des obligations à ceux qui prennent leur voiture pour aller au travail, tandis qu’on laisse ceux qui polluent cent fois plus, là-haut, sans aucune contrainte. La priorité, c’est de les faire atterrir ! Je pense, comme Hervé Kempf, qu’il faut consommer moins et répartir mieux . Et consommer moins, cela doit commencer par ceux d’en-haut.

    LVSL – L’écologie préoccupe en revanche beaucoup les classes intermédiaires, attachée culturellement au libre-échange… Pensez-vous qu’il soit possible d’unir les classes intermédiaires et les plus populaire à un agenda anti-mondialiste ?

    FR – Il y a deux choses qui peuvent aujourd’hui rendre possible la jonction entre les classes intermédiaires et les classes populaires : un facteur social et un facteur écologique. L’européanisation et la mondialisation ont commencé par toucher les ouvriers, puis l’agriculture, et, à présent, s’attaquent aux revenus des classes intermédiaires – qui voient que leur salaire gèle, que leurs enfants sont mis en concurrence avec le monde entier, etc.

    La mondialisation, comme dans le combat des trois Horaces contre les trois Curiaces, s’est attaquée à ces groupes sociaux les uns après les autres. Si elle s’était attaquée en même temps à la classe ouvrière, à la paysannerie et aux classes intermédiaires, elle aurait eu face à elle un front uni.

    D’autre part, il devient chaque jour plus évident que le libre-échange est incompatible avec la lutte contre le réchauffement climatique. Quelqu’un d’aussi peu radical que Nicolas Hulot affirmait que le problème central était le libre-échange, et que la multiplication des éoliennes n’allait en rien le régler.

    Les conditions matérielles pour une mise en cause commune de la mondialisation sont donc bien là. Mais encore faut-il que notre discours en fasse une priorité, sans nous bercer, et sans bercer les gens d’illusions. D’ailleurs, eux ne s’en laissent pas compter : l’autre monde possible, en l’état, ils n’y croient pas.

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      Gaspard Koenig : « Je ne suis pas antilibéral ! »

      Gaspard Koenig · ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Tuesday, 23 February, 2021 - 04:30 · 6 minutes

    Gaspard Koenig

    Par Gaspard Koenig.

    Je voudrais rassurer Pierre Bentata, qui semble se faire du souci pour moi dans un sympathique article sur mon dernier ouvrage : je ne suis pas « antilibéral ». Sinon, avouez qu’il serait anormalement masochiste de défendre le libéralisme sur tous les plateaux depuis dix ans, d’en enseigner les fondements philosophiques, et d’avoir créé un think-tank qui en promeut les politiques publiques, avec d’aussi brillants contributeurs que Pierre Bentata himself .

    Libéral, pas néolibéral

    En revanche, je revendique le droit de m’écarter du néolibéralisme, bien décrit par Michel Foucault comme une forme de gouvernance mêlant utilitarisme économique et contrôle d’État.

    Le libéralisme est une philosophie souple et diverse qui couvre tous les domaines de la vie en société et ne peut se réduire à un économisme étroit. Être libéral, ce n’est pas défendre le statu quo et le capitalisme de connivence. Cette confusion explique peut-être que notre belle famille d’idées ait si mauvaise réputation.

    Revenons à L’Enfer , que je décris dans mon conte philosophique comme un réseau d’aéroports connectés où tous les désirs sont satisfaits sans être jamais comblés. C’est en effet une dystopie que je redoute, un monde de l’efficience où il faut constamment prouver son identité et effectuer des transactions, semblable à la perspective des « marchés radicaux » de Glen Weyl, cauchemar utilitariste d’enchères sans fin et de mobilité forcée.

    Il ne fait aucun doute que Tocqueville , l’auteur de la Démocratie en Amérique mais aussi de Quinze jours dans le désert , magnifique description de la nature sauvage, aurait détesté les duty-frees .

    On me répond que la beauté catallactique des marchés est de n’obliger personne et de fournir à chacun, avec une bienveillante neutralité, les outils pour vivre sa vie.

    Oui, oui. Mais.

    La loi et la morale

    Tout d’abord, respecter la multiplicité des choix de vie n’empêche pas d’en faire pour soi-même, et de les promouvoir sous forme de fiction. La finalité du libéralisme depuis Kant est de distinguer la loi et la morale.

    Dans GenerationLibre , nous nous occupons de la loi. Dans mes écrits personnels, je me préoccupe de morale, et je donne ma vision de la vie bonne, en cherchant à convaincre mais certainement pas à contraindre. Celle-ci est davantage fondée sur la réduction stoïcienne des besoins que sur l’accumulation matérielle.

    Je préfère le voyage lent, en profondeur, comme celui que j’ai entrepris à cheval l’année dernière, au déplacement tous azimuts qui rend le monde trop homogène.

    Mais la parabole des aéroports ouvre à dessein une autre question : les marchés tels qu’ils sont structurés aujourd’hui nous offrent-ils vraiment le choix ?

    Comme des rats de laboratoire

    Un aéroport est une sorte de monopole naturel : difficile de choisir son aéroport quand on veut prendre l’avion. Avons-nous le choix de contourner le duty free ? Non. Les aéroports sont conçus pour orienter les passagers, comme des rats de laboratoire, à travers les espaces commerciaux. En achetant son billet, nous avons donc aussi vendu une partie de notre temps de cerveau à des publicitaires.

    Pourtant, ce n’est inscrit nulle part dans le contrat que nous signons avec la compagnie d’aviation. Cela ne s’apparente-t-il pas, dans une pure logique d’échange, à une forme de spoliation ?

    De même, il est de plus en plus difficile dans notre société d’éviter le modèle dominant de surveillance des comportements et de personnalisation des offres. Les outils numériques, en particulier, tendent à nous piéger dans un tunnel de données, ce que j’ai découvert en faisant le tour du monde de l’intelligence artificielle (cf. La fin de l’individu ).

    Des alternatives existent bien sûr, de DuckDuckGo à Tor en passant par les VPN. Mais leur utilisation est parfois complexe et ferme de nombreuses portes. Faudra-t-il demain scanner un Health Pass pour entrer dans un bar, comme en Chine ? Allons-nous après-demain installer des caméras de reconnaissance faciale sur les arbres des forêts pour vérifier les autorisations de promenade ? Cette perspective ne vous fait-elle pas frémir ?

    Le complexe économico-administratif

    Se contenter d’accuser l’État et ses régulations me semble trop réducteur. Il existe aujourd’hui un complexe économico-administratif, regroupant les grandes entreprises et la technocratie, qui est obsédé par l’élimination du risque.

    C’est une tendance historique de longue haleine, mise au jour par François Ewald dans son livre sur l’État-providence. Le secteur privé est tout autant producteur de normes. Question de manque de concurrence, peut-être. Mais en attendant, où se réfugier ?

    Enfin, il existe un problème de fond sur la définition de la liberté. Pour les économistes de l’école autrichienne , celle-ci est un donné. Ils rejoignent ainsi les fondements du socialisme rousseauiste : « l’homme est né libre, et partout il est dans les fers » . Donnez à l’individu la possibilité formelle d’effectuer un choix entre plusieurs alternatives, et la société aura rempli son rôle.

    Or, on ne peut pas ignorer les découvertes scientifiques sur les mécanismes neuronaux. Celles-ci sont aujourd’hui utilisées à des fins de manipulation et de contrôle. J’ai rencontré à Los Angeles des entrepreneurs issus des neurosciences qui vendent aux apps des techniques pour « rendre les utilisateurs addict ».

    Les réseaux sociaux en font un usage gourmand, enfermant les citoyens dans des bulles cognitives qui expliquent largement la polarisation et la radicalisation du débat politique. Chacun est dirigé par des notifications bien choisies à travers les couloirs de l’aéroport.

    Rendre l’individu libre

    La tâche de la société est donc à mon sens de rendre l’individu libre, en lui donnant non seulement la possibilité mais aussi les capacités d’être autonome. Claude Gamel ne dit pas autre chose dans son récent essai sur le « libéralisme soutenable », proposant à la fois un revenu universel (sur le plan matériel) et une stratégie d’instruction publique (sur le plan intellectuel).

    Une instruction que l’on pourra souhaiter plus décentralisée qu’aujourd’hui, mais qui n’en relève pas moins d’une école publique, gratuite et obligatoire. Pour sortir de l’aéroport, encore faut-il savoir qu’un autre monde existe…

    Poussé à son terme, ce raisonnement aboutit à la dialectique proposée par Philippe Van Parijs autour du revenu universel : la société doit permettre à ses membres de s’émanciper d’elle-même et donc subvenir aux besoins du surfeur de Malibu !

    Ce que j’ai donc voulu mettre en valeur dans mon Enfer , c’est qu’un autre libéralisme peut et doit exister, distinct de l’utilitarisme. C’était déjà la réfutation qu’opposait J.S. Mill à son maître Jeremy Bentham : on ne peut maximiser systématiquement le bien-être de tous car chacun doit pouvoir définir ses propres valeurs. Or, comment exercer le calcul d’utilité sur des projets de vie hétérogènes ?

    N’oublions pas ce qui fait le sel du libéralisme : l’individu dans sa singularité, son imprévisibilité, sa propension à errer et à se tromper. Ne nous transformons pas en voyageurs pressés, assoiffés de plaisirs furtifs, indifférents les uns aux autres, soumis aux algorithmes. Apprenons à poser nos valises !

    Gaspard Koenig, L’enfer , éditions de l’Observatoire, 2021, 139 pages.

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      La France, cet enfer néolibéral… Non mais vraiment ?

      Nathalie MP Meyer · ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Wednesday, 17 February, 2021 - 04:30 · 9 minutes

    néolibéral

    Par Nathalie MP Meyer.

    Je crains que le débat économique en vue de la future élection présidentielle de 2022 ne soit très mal parti. Que l’on se tourne vers la droite ou vers la gauche de l’actuel Président, tout le monde s’accorde à dire que la France nage dans le « néolibéralisme » le plus destructeur depuis au moins trente ans et que l’arrivée d’Emmanuel Macron à l’Élysée a eu pour effet de pousser cette situation à son paroxysme.

    Il conviendrait donc de redresser la barre de toute urgence en redonnant en quelque sorte les pleins pouvoirs à l’État pour faire advenir enfin cette « justice sociale » et, nouveau, cette « justice climatique » qui toussent depuis trop longtemps dans les noires volutes de la mondialisation et de la course effrénée aux dividendes.

    Le mieux, c’est que même Emmanuel Macron en convient. Du « quoi qu’il en coûte » aux doctes discours sur la souveraineté industrielle de la France en passant par pas mal de renoncements sur la réforme de l’État, sans oublier la mise en avant ostentatoire de tout ce que l’État « décaisse » pour nous pour donner corps à un « bilan du quinquennat », il n’est plus question que de protéger les Français d’à peu près tout, dans un déluge de carottes (genre plan vélo ) et de coups de bâton (genre PV darmanesques et contrôles compulsifs de notre amie l’URSSAF).

    Mais difficile d’oublier qu’à une époque, le même Emmanuel Macron racontait non sans complaisance que « l’État n’a pas à payer tout » et que la France dépensait « un pognon de dingue » en minima sociaux. Difficile d’oublier qu’il a eu l’audace de baisser les aides personnalisées au logement (APL) de 5 euros par mois et qu’il a fait un cadeau aux riches de trois milliards d’euros par an en limitant l’assiette de l’ISF au patrimoine immobilier. Et difficile, enfin, d’oublier qu’il a mis fin aux recrutements au statut de cheminot et qu’il a tenté de supprimer les régimes spéciaux de retraite de la SNCF et de la RATP.

    Qui oserait prétendre que tout ceci n’est pas chez lui le signe irréfutable d’un ultra-libéralisme chevillé au corps et la preuve absolue que toute sa politique économique et sociale ne vise qu’à organiser tranquillement la casse du service public au profit des plus riches ?

    Le néolibéralisme, pour la gauche et la droite

    Que la gauche non-macroniste se complaise dans ce constat n’est guère étonnant. Pour elle, peu importe le niveau d’où l’on part, rien ne sera jamais assez collectiviste, étatique et redistributeur tant qu’elle ne sera pas au pouvoir. Comme chacun sait, la France ne pourra passer de l’ombre à la lumière que du jour où un « vrai socialiste » dans le prolongement actualisé du programme commun de la gauche de Mitterrand accèdera au pouvoir. 1981-2021 : un quarantième anniversaire à ne pas manquer !

    À droite, l’affaire est plus complexe. Si la tendance dirigiste et souverainiste incarnée par le général de Gaulle reste très présente chez les Républicains (LR), il existe aussi une fibre plus libérale qu’on pourrait résumer par la célèbre formule de Pompidou « Mais arrêtez donc d’emmerder les Français ! » et qui a notamment pris le dessus lors de la campagne présidentielle de 2017 avec la candidature de François Fillon.

    Mais à l’approche de l’échéance de 2022, force est de constater que la tendance initiale du parti est revenue en première ligne, avec encore plus de force si cela est possible. C’est ainsi que tous les ténors LR se succèdent depuis un an dans les médias pour nous expliquer qu’il faut revenir à la planification qui est « un point d’accord avec la pensée communiste, qui l’a d’ailleurs appliquée avec les gaullistes » ( Aurélien Pradié , Secrétaire général LR), qu’il faut « abandonner la pensée bruxello-budgétaro-néolibérale » et que la France a besoin d’un État-stratège (Julien Aubert, Twitter ), etc. etc.

    Le « néolibéralisme » nous détruit, mais comment ?

    Malgré cela, tous ne sont pas d’accord sur la façon dont le « néolibéralisme » nous détruit. Pour Pradié (ibid.) comme pour beaucoup de ses collègues et pour la gauche, ce sont les politiques d’austérité, ces économies sur l’argent public réalisées par « étroitesse d’esprit » , qu’il faut blâmer. Pour le député LR Olivier Marleix , en revanche – et je dois dire que celle-là, je ne l’avais jamais entendue – la dépense publique a bel et bien augmenté mais uniquement pour réparer socialement les méfaits de la mondialisation néolibérale, alors qu’il aurait fallu utiliser l’agent pour préserver les intérêts stratégiques du pays !

    M. Marleix a raison sur un point, la dépense publique n’a pas cessé d’augmenter, y compris depuis 2017. En 2019, elle a atteint la coquette somme de 1349 milliards d’euros , soit près de 56% du PIB . Par rapport à 2018, cela représentait une croissance de 1,5 % en valeur déflatée. Mais si l’on exclut la charge de la dette qui a beaucoup diminué du fait de la baisse des taux d’intérêt, la croissance annuelle des dépenses s’est établie à 2 % en déflaté.

    Difficile de parler d’austérité, sachant en outre que ce niveau est le plus élevé des pays du monde développé comme on peut le voir sur le graphique de l’OCDE ci-dessous (cliquer pour agrandir).

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    Dépenses publiques 2019 en % du PIB

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    Dépenses sociales 2019 en % du PIB

    Au sein de toutes ces dépenses, les dépenses sociales représentaient 31 % du PIB en 2019, à nouveau le plus haut niveau de l’OCDE. La France est incontestablement le pays champion de la redistribution.

    On sait que bon an mal an, 10 % des foyers fiscaux paient 70 % de l’impôt sur le revenu et 2 % paient plus de 40 % de cet impôt. Mais plus généralement, une fois que l’on tient compte de tous les transferts sociaux, on constate que le revenu mensuel moyen des 20 % les moins riches passe de 553 euros pour une personne seule à 933 euros après les effets de la redistribution. À l’inverse, le même revenu pour les 20 % les plus riches passe de 4566 euros à 3705 euros (chiffres 2018). Le rapport qui était de 1 à 8 avant redistribution tombe à 1 à 4 après. Qui dit mieux ? Personne.

    Face à tout cela, qu’il faut bien financer, on observe de la même façon que les prélèvements obligatoires (schéma ci-dessous à gauche) n’ont pas cessé d’augmenter et qu’ils placent une fois de plus la France en tête de ses voisins comparables : ils atteignaient 1070 milliards d’euros en 2019, soit 45 % du PIB contre environ 39 % pour l’Allemagne et les Pays-Bas et seulement 33 % pour le Royaume-Uni :

    Prélèvements obligatoires 2019 en % du PIB

    Évolution de la dette publique France

    Malgré ce niveau assurément confiscatoire – qui grimperait à 50 % du PIB si on y ajoutait les 100 milliards supposés de l’évasion fiscale que tous nos édiles se flattent de vouloir récupérer au nom de la justice fiscale et des valeurs de solidarité de la République – le gouvernement n’arrive pas à couvrir ses dépenses et il doit recourir à la dette publique (graphe de droite) qui n’est jamais qu’un impôt différé. À fin décembre 2019, elle frôlait déjà les 100 % du PIB (contre 60 % en Allemagne) et l’on s’attend à ce que l’année 2020 s’achève sur un taux de 120 % en raison des confinements et autres restrictions anti-Covid.

    Malheureusement pour nous, les services rendus en échange, santé , sécurité , éducation , recherche scientifique , transports publics, sont très loin d’avoir un niveau aussi élevé que les prélèvements qu’ils occasionnent pour les Français (tous les Français, n’oublions pas la TVA, première recette de l’État). S’y ajoutent de multiples débâcles en tout genre – Notre-Dame-des-Landes , informatisation de l’administration, scandale de la taxe à 3 % sur les dividendes, etc. – qui se chiffrent en centaines de millions payés pour rien par le contribuable.

    De plus, même sans parler Covid, la croissance économique se traîne depuis la crise de 2008 et le chômage reste chez nous plus élevé qu’ailleurs, à 8,4 % en décembre 2019 contre 3,2 % en Allemagne et aux Pays-Bas :

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    La France est un enfer, mais pas néolibéral

    Autrement dit, au vu de ces résultats, la France est certainement un enfer  comparativement à la prospérité observée chez ses voisins, mais elle n’a en aucune façon le profil « néolibéral » que les opposants à Emmanuel Macron se plaisent à décrire et ce dernier n’a nullement mené une politique qui nous en rapprocherait de près ou de loin malgré ses discours « penser printemps » des débuts – dans ce procès, les comptes publics témoignent hélas en sa faveur.

    Là où M. Marleix se trompe une seconde fois, c’est que la hausse constante de la dépense publique n’est pas comme il le pense la conséquence non préméditée d’avoir à réparer les dégâts du néolibéralisme mondialisé.

    C’est d’abord un choix conscient, assumé, revendiqué et constructiviste que la France a fait en 1945 dans la foulée du programme du Conseil national de la résistance en instituant la sécurité sociale, l’ENA et les comités d’entreprise, en créant le statut de la fonction publique et son emploi à vie , en nationalisant de larges pans de l’économie et en ayant recours à une forme de planification centralisée. Le modèle était clairement l’URSS et les hommes qui l’ont mis en place en France étaient des membres du Parti communiste comme Ambroise Croizat ou Maurice Thorez (référence de la gauche) avec la bénédiction du général de Gaulle (référence de la droite).

    Depuis, on a assisté à des périodes de privatisations, mais le concept de l’État stratège s’est imposé et le capitalisme n’est devenu acceptable que s’il agissait en connivence avec l’État. Dans le même temps, l’État est aussi devenu nounou : rien de la vie des citoyens ne doit échapper à sa sollicitude autoritaire. À ce titre, on peut citer à nouveau l’exemple caricatural mais vrai du plan vélo et de son stage gratuit de remise en selle . Et c’est Macron qui l’a fait ! Vous disiez néolibéral ?

    Véritable boulet attaché aux basques du secteur productif, ce système pèse sur l’innovation, l’emploi et le pouvoir d’achat, et impose ensuite constamment d’être réparé lui-même par encore plus de pansement social sur une jambe de bois. Et c’est ainsi qu’un pays arrive à un niveau record de dépenses publiques de 56 % du PIB.

    La bonne foi intellectuelle commanderait de parler, peut-être pas d’enfer, mais au minimum de dystopie socialisante. Mais ne rêvons pas. Le constat partagé par ignorance et/ou déni et/ou idéologie collectiviste par 99 % des Français et des politiciens, c’est que la France vit un enfer néolibéral qu’il est urgent de renverser. Et c’est parti pour 2022 ! Ça promet.

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