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Intoxication massive aux pesticides, intox grosse comme une maison
ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Thursday, 26 January - 03:50 · 11 minutes
C’est l’histoire d’un article « scientifique », outrageusement militant malgré le ton mesuré, publié par un éditeur de revue qui ne pouvait pas ignorer qu’il était faux et fallacieux. En bref, comment gesticuler avec des irritations de la peau et autres petits désagréments pour vilipender les produits de protection des plantes (« pesticides »). Et comment polluer le débat public et tenter de dévoyer les décisions politiques.
L’Agence Bio a suscité un micro-séisme sur Twitter avec un gazouillis qui annonçait qu’il y a chaque année au moins 385 millions d’intoxications graves aux pesticides dans le monde. Le gazouillis a été vite retiré quand il était devenu évident que cela n’avait aucun sens.
Mais il a suscité la curiosité et nous a mené à ce qu’on peut qualifier en langage politiquement correct de dérive de la publication scientifique. Heureusement, dans ce cas d’espèce, l’article a été peu médiatisé, et cela ne s’est pas traduit par une dérive dans les politiques publiques.
Nous remercions ceux dont la vigilance nous permet de corriger cette publication et souhaitons une excellente fin d’année 2022 à tous et une bonne année 2023 !
pic.twitter.com/WRkkmgvF1D
— Agence BIO (@agence_bio) December 31, 2022
Notons que Libération a produit un démontage de l’article scientifique. Non sans égratigner au passage, gratuitement, deux sources d’information, M. François-Marie Bréon et Mme Emmanuelle Ducros.
La source : une étude « scientifique »…
L’Agence Bio s’était fondée sur « The global distribution of acute unintentional pesticide poisoning: estimations based on a systematic review » (la distribution mondiale des intoxications aiguës non intentionnelles par les pesticides : estimations basées sur une étude systématique) de Wolfgang Boedeker, Meriel Watts, Peter Clausing et Emily Marquez. Cet article avait été publié dans BMC Public Health , une revue en Pay for Play avec comité de lecture, en décembre 2020. Curieusement, il n’avait pas fait beaucoup de vagues à l’époque.
Un exercice de haute voltige…
En bref, les auteurs ont pioché des données dans la littérature scientifique, et dans la base de données de l’OMS sur les causes de décès et les ont extrapolées à la population agricole mondiale.
Du résumé :
« … Environ 740 000 cas annuels [d’intoxications aiguës non intentionnelles par les pesticides] ont été rapportés par les publications extraites, soit 7446 décès et 733 921 cas non mortels. Sur cette base, nous estimons qu’environ 385 millions de cas d’ [intoxication] se produisent chaque année dans le monde, dont environ 11 000 décès. Sur la base d’une population agricole mondiale d’environ 860 millions de personnes, cela signifie qu’environ 44 % des agriculteurs sont intoxiqués par des pesticides chaque année … »
Les articles scientifiques portaient sur 58 pays, mais souvent sur de petites populations étudiées. Cela explique en partie le rapport de 1 à… 520 entre le nombre de cas d’intoxications rapportées et le nombre de cas estimés. Pour les décès, ce rapport n’est que de 1 à 1,48.
… du Pesticide Action Network…
Les auteurs sont des membres du Pesticide Action Network ( PAN ), un réseau d’organisations anti-pesticides, ou d’anciens membres du conseil d’administration de PAN Germany . Et l’étude a été commandée par le PAN …
Bref, un signal d’alarme retentit : article militant ?
Une méthodologie qui pose question
Bien sûr, cela ne suffit pas pour un classement vertical de l’étude.
Pour commencer, on peut s’interroger sur l’ampleur alléguée du phénomène : 44 % des agriculteurs intoxiqués chaque année ? Crédible ?
On peut aussi creuser, les auteurs ayant été transparents (cela mérite d’être noté). Voici donc quatre exemples.
Le cas de la France
Les auteurs se sont servis de Baldi et al. , « Agricultural exposure and asthma risk in the AGRICAN French cohort » (exposition agricole et risque d’asthme dans la cohorte française AGRICAN). Ils utilisent « une prévalence de 7,7 % d’empoisonnements pour une population d’agriculteurs avec 81 déclarations sur un échantillon de n=1,04 ». Et ils extrapolent à la population agricole française (recensement de 2008) pour arriver à 57 863,3 cas (admirez la précision, avec une décimale…).
Le « n = 1,04 » est faux. C’est 1,048, mais c’est un détail. Baldi et al. ont toutefois rapporté une incidence de 845 répondants sur 13 900, ce qui donne 6,1 %. Pourquoi alors 7,7 % ?
C’est que, conformément à ce qu’ils ont expliqué sous « Méthodes », confrontés à deux valeurs, les auteurs ont choisi de retenir la plus forte… en l’occurrence celle de la sous-population des répondants ayant déclaré un asthme. Ils ont donc extrapolé à la population agricole générale une valeur liée à une population particulière. Ce n’est pas sérieux !
En outre, les chiffres de Baldi et al. ne se rapportent pas à une année mais à la carrière des répondants. Libération écrit en intertitre : « En France, une grossière erreur statistique ».
Le cas du Malawi
Les auteurs ont utilisé Kasambala Donga et Eklo, « Environmental load of pesticides used in conventional sugarcane production in Malawi » (charge environnementale des pesticides utilisés dans la production conventionnelle de canne à sucre au Malawi).
Ils écrivent : « Le symptôme le plus fréquent était l’irritation de la peau, 78 % des agriculteurs (43 sur 55) déclarant avoir ressenti ce symptôme. »
Ici aussi, des chiffres se rapportant à la carrière sont extrapolés en cas annuels au niveau national (4 738 553), puis en chiffres sous-continentaux.
Et c’est à partir d’un panel de répondants minuscule, pour un effet majoritairement bénin et pour une culture spécialisée, troisième plus gros « consommateur » de pesticides au Malawi, mais cultivé sur près de 30 000 hectares seulement.
On peut aussi poser ici la question – évoquée par Kasambala Donga et Eklo – de savoir si les applicateurs ont pris les mesures de précaution nécessaires et, partant, s’il est raisonnable d’attribuer aux pesticides des intoxications qui résultent, au moins en partie, de l’imprudence des applicateurs ou encore de leur impécuniosité non compensée par des mesures sociales, comme la fourniture de masques.
Le cas du Ghana
Ae-Ngibise et al. « Pesticide exposures in a malarious and predominantly farming area in Central Ghana » (exposition aux pesticides dans une zone de malaria et d’agriculture prédominante au centre du Ghana) porte comme le suggère son titre sur deux types d’usage de pesticides.
Selon le résumé, « [l]es symptômes fréquents qui ont été signalés après la pulvérisation étaient la toux (32,3 % ; 336/1040), la difficulté à respirer (26,7 % ; 278/1040) et l’irritation de la peau (39,0 % ; 406/1040) ».
Conformément à leur méthodologie, les auteurs ont extrapolé les 39 % de l’irritation de la peau à l’ensemble de la population agricole (1 792 758).
Là encore se pose la question de la représentativité du panel de répondants.
En outre, Ae-Ngibise et al. avaient relevé que « [l]a majorité des ménages qui ont déclaré avoir utilisé des pesticides ont dit que les femmes de leur foyer les avaient aidés à les pulvériser (69,3 %, 721/1040). 50,8 % (366/721) l’ont fait en portant leurs bébés sur le dos. » Cela pourrait constituer un cas de sous-évaluation – toujours en fonction de la fort contestable méthode utilisée.
Le cas de l’Inde
Libération relève que « les auteurs de l’étude ont fait la moyenne des pourcentages d’intoxications aiguës aux pesticides des six études retenues… sans les pondérer par la taille des échantillons des différentes études ».
Pire, on a agrégé des données sur des populations allant de 78 à 500 personnes, de statut différent (agriculteurs, travailleurs, fonctionnaires agricoles, vendeurs), travaillant dans des secteurs différents (dont des vergers, ce qui produisait près de 100 % d’intoxications), pour des durées couvertes par les réponses différentes et même inconnues.
Et c’est ainsi qu’on a pu obtenir une morbidité moyenne de 62 % et un nombre d’intoxications de… 145 005 045 dans la population agricole.
( Source )
Un article revu par les pairs
Si l’article présente un intérêt, c’est peut-être parce que les observations des pairs ont été publiées – et que cela jette une lumière crue sur l’édition scientifique ou une partie de celle-ci.
Il y a eu dix contributions, en deux séries.
Et il y a de quoi s’étonner devant le contenu de certaines observations et devant l’absence de réponse effective à des commentaires pertinents.
Selon le premier « reviewer » , « [l]a méthodologie semble vraiment bonne » !
Dans le même temps :
« Il ne serait pas possible de décrire la méthodologie détaillée pour chaque étude [à partir de laquelle les extrapolations ont été faites], mais il serait bon de comprendre un peu mieux la méthodologie commune utilisée dans plusieurs études. Les tableaux donnent quelques informations approximatives. Mais actuellement, je suis un peu frustré de ne pas comprendre comment la plupart des études ont été réalisées. Une simple description des types les plus courants pourrait être présentée dans un encadré. »
Pour le troisième , l’étude fondée sur certaines limites apparentes (évidentes ?), l’utilisation de termes non (communs ? – il y a une faute de frappe) de pesticides, et une petite taille des échantillons ne soutient pas sa conclusion.
Le reviewer N° 6 écrit :
« Mais j’ai une préoccupation majeure, à savoir la définition d’une intoxication aiguë par les pesticides comme « un ou plusieurs symptômes après la pulvérisation « . Je pense que le nombre d’intoxications est susceptible d’être fortement surestimé par cette définition. »
C’était un commentaire sur le manuscrit original (non disponible). L’auteur de la critique a mis le doigt sur l’ambiguïté du mot « aigu » ( acute ), pris dans son acception de « grave » – comme l’a sans doute fait l’Agence Bio – alors qu’en toxicologie il s’oppose à « chronique» et « subchronique ».
Sauf erreur, il n’y a plus de définition dans le texte publié et les chiffrages n’ont sans doute pas été révisés.
Mais on a une réponse sur la nature et la gravité des symptômes d’intoxication dans les informations complémentaires comme le montrent les exemples ci-dessus.
Dans la deuxième volée de commentaires, on trouve ceci :
« Je n’ai pas d’autres commentaires et je peux recommander la publication de l’étude. Je pense qu’elle va créer un certain débat car les chiffres sur les [intoxications] sont peu sûrs et probablement trop élevés. Mais la question mérite d’être discutée et pourrait conduire à d’autres tentatives pour arriver à une incidence correcte sous différentes méthodes d’application. »
En bref : il est constaté – et admis – que c’est de la science poubelle militante.
De fait, il fallait oser extrapoler d’environ 740 000 cas annuels d’intoxications rapportés par les publications à 385 millions – un rapport de 1 à 520, rappelons-le – sur la base de publications scientifiques (ou « scientifiques ») disparates. Idem pour le passage du million de cas annuels estimé par l’OMS en 1990 à 385 millions de cas.
Mais cette « science » a été publiée.
Ici on peut s’interroger sur l’éthique de l’équipe de rédaction et de l’éditeur de la revue. On est dans le même registre que pour cette infameuse étude sur des rats atteints d’énormes tumeurs.
L’industrie envoie une lettre à l’éditeur
C’est écrit en tout petit sur la page web – ce qui interroge aussi sur l’éthique de l’éditeur : il y a eu une lettre à l’éditeur .
Elle est de S. Eliza Dunn et Jennifer E. Reed ( Bayer ) et Christoph Neumann ( CropLife International ).
En résumé :
« Nous avons lu avec intérêt l’article intitulé « The global distribution of acute unintentional pesticide poisoning : estimates based on a systematic review « . Nous sommes tout à fait d’accord qu’il est important d’évaluer l’ampleur de ce problème. Nous aimerions comprendre les chiffres fournis dans cet article, qui semblent surestimer la charge mondiale des intoxications par les pesticides. Nous pensons également qu’il est important d’aborder les avantages de ces produits chimiques pour une évaluation complète. »
Dans la lettre il y a :
« … Par conséquent, les résultats rapportés par Boedeker et al. ne sont pas assez solides pour sous-tendre des décisions politiques mais ont servi à mettre en évidence des lacunes importantes dans les connaissances. Dans ces conditions, nous serions disposés à collaborer avec les auteurs pour explorer une méthode d’évaluation plus robuste afin de soutenir les efforts visant à réduire la charge mondiale de l’UAPP.
[…]
Un débat constructif et informé sur le rôle de la protection des cultures et de l’utilisation des pesticides dans la production alimentaire durable est productif et la sécurité des pesticides doit être abordée en partenariat avec les gouvernements, les agriculteurs, les ONG et les autres parties prenantes.
Pour la collaboration, on peut oublier !
Le Pesticide Action Network milite pour l’ostracisation de l’industrie de protection des plantes et l’abolition de l’ accord de coopération entre l’Organisation des Nations Unies pour l’Alimentation et l’Agriculture (FAO) et CropLife International … dont l’un des objectifs est pourtant la gestion appropriée des pesticides et une meilleure protection de la santé humaine et de l’environnement.
Et pour le débat constructif, on peut aussi oublier !